Une grande partie de mes écrits dans l'Internet a été plagiée, copiée, exploitée et diffusée sans droit par des tiers, des sites, des moteurs de recherche, des banques de documents (pdf, etc.), et d'autres encore. Ce roman, "les miséreux", a été le premier à être ainsi pillé.
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Hervé Taïeb,
auteur et unique détenteur des droits
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LES MISÉREUX
Tome I
Ce qui suit n’est pas le roman complet mais des extraits.
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Ces extraits sont tirés d’une auto-édition.
Des moyens limités ont été employés à sa réalisation.
Les imperfections sollicitent l'indulgence des lecteurs.
Auteur : Hervé Taïeb.
© Copyright Hervé Taïeb 2001-2013.
Tous droits réservés à l'auteur. La reproduction, la traduction, l'utilisation des idées, intégralement ou partiellement, sont interdites sans accord écrit de l'auteur.
International Standard Book Number (ISBN)
2-9514742-4-5
European Article Number (EAN)
9782951474246
URL :
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Des passages peuvent heurter ou choquer les personnes sensibles ou peu averties, jeunes et moins jeunes.
Cette histoire est une fiction inspirée de faits réels. Les dates, lieux, noms, pseudonymes, et divers autres éléments ont été modifiés.
Ce qui pourrait encore correspondre à des faits réels ou des personnes réelles serait fortuit.
Ce roman, "Les Miséreux", raconte des événements qui n'ont pas eu lieu. Cependant, si l'histoire est fictive, certaines réalités l'ont rattrapée et dépassée durant l'écriture. Des parties devenues plus faibles que la réalité ont dû être amplifiées.
Le roman peut donc être lu comme une histoire parallèle qui aurait pu exister ou le pourrait encore à tout moment.
Dans l'Internet les signes :-) et :o) signifient "sourire". Les signes ;-) et ;o) signifient "clin d'œil".
Les fautes d'orthographe sont laissées volontairement dans les dialogues écrits, afin de restituer les échanges, tels qu'ils sont faits dans l'Internet.
Au cours de l'histoire, des idées déjà exprimées peuvent être reprises et complétées.
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Paris, printemps 2000. C’était une belle journée de printemps. Daniel marchait au hasard depuis des heures. Ses marches à travers Paris étaient devenues quotidiennes. Il en éprouvait le besoin. Elles le sortaient de ses idées noires autant que de sa solitude.
Il se trouvait maintenant face au dôme des Invalides, venant du pont Alexandre III. Autour de lui, le monde se détendait en cette fin de semaine. Certaines personnes se déplaçaient en roller, un loisir très apprécié des jeunes et moins jeunes. L'endroit était particulièrement fréquenté par ces adeptes de glisse sur roues. Sur sa droite, une esplanade semblait construite pour être une patinoire. Elle était pourtant d'une époque bien antérieure à ce sport. Les joueurs de hockey sur roues y menaient leurs rencontres, d’autres prenaient plaisir à rouler simplement ou s’initier à ce loisir encore trop nouveau pour eux.
Il passait devant les larges espaces gazonnés où on aimait se trouver pour lire ou prendre le soleil. Avec le retour des beaux jours de nombreuses personnes venaient régulièrement sur ces espaces verts, des couples d’amoureux, des groupes d’amis, des familles qui jouaient au ballon avec leurs enfants. Paris est une bien belle ville vue ainsi, sous le soleil et sans le stress habituel des jours ouvrés. A cette seule vue, la capitale offrait un spectacle d’optimisme et de bien-être insouciant, en ce tout début de millénaire.
Malheureusement, il n’était pas réceptif à cette atmosphère de détente et de gaieté. Il n’arrivait à avoir le cœur à rire, et cette joie dont il se sentait privé le rendait amer. Il ne voyait que sa privation. Le bonheur autour de lui semblait ne plus pouvoir être le sien, et cela accentuait son désarroi. Depuis plusieurs mois, il n’arrivait à se remettre des derniers événements de sa vie. Tout était confus dans son esprit. Les questions se bousculaient, sans réponse satisfaisante.
Il projetait parfois ses pensées vers un futur qu’il aimerait construire. En voyant les autres personnes et leur bonheur apparent, il avait envie de vivre heureux, lui aussi. Il entrevoyait, au fond de ses pensées, comment il aimerait reconstruire sa vie, si toutefois il pouvait y accéder.
Les questions, le passé, le futur, tout se renversait à chaque réflexion. Tout revenait sans cesse et depuis des mois. Il cherchait des réponses difficiles à trouver et tournait en rond, sans parvenir à traiter chaque chose distinctement. Il lui fallait encore du temps pour démêler les questions, les idées, les comprendre, et encore les admettre.
Un an plus tôt, il vivait bien, avec tout pour être heureux, tout ou presque. A trente et un ans, il gagnait bien sa vie, assez pour vivre comme il le voulait. Il vivait avec une femme qu'il aimait d'un amour profond. Elle était pour lui celle qu’il avait toujours cherchée. Il avait bien connu des amours d’adolescence, puis de jeunesse, mais ce n’était rien de comparable à ce qu'il éprouvait pour Cassandra. Il avait été amoureux avant elle, mais, elle, il l'aimait. Il s'agissait pour lui d'idées distinctes et établies. Etre amoureux est une chose, aimer en est une autre. "Être amoureux n’est pas suffisant pour faire sa vie avec quelqu’un" pensait-il avec discernement. "Aimer est bien plus qu’être amoureux. C’est avec une personne aimée, qu’il faut partager sa vie." Il pensait que seuls ceux qui s’aiment mutuellement peuvent former de vrais couples, non ceux qui se sont sentis amoureux quelques temps. Seuls les vrais couples sont capables d'avancer parallèlement tout au long d'une vie. Les amoureux ne sont que ceux qui, tôt ou tard, n’éprouveront plus ce sentiment, et qui, sans le ciment du véritable amour, finiront inévitablement par ne plus se supporter, avant de se séparer.
La recette d’une vie à deux réussie était simple pour lui. Elle comprenait à juste titre deux principales composantes, sans toutefois être les seules. Il avait toujours compris la nécessité d'aimer l’autre personne, première composante, et celle de se ressembler pour s’assembler, seconde composante. A une époque passée, trop de couples avaient fait des mariages dits de raison, sans s'aimer, parfois sans même pouvoir se supporter. Quant au présent, bien des couples se formaient sans se soucier de leur capacité à s'entendre. La seule attirance physique et une illusion de correspondance prenaient place, avec un échec en perspective. Inévitablement, à plus ou moins brève échéance, cela aboutissait à une rupture, souvent douloureuse, laissant parfois des enfants ou un passé qu'il aurait mieux valu ne pas avoir.
Il avait toujours en tête ce dicton si vrai et bien connu : "qui se ressemble s’assemble." Cassandra était pour lui l’être aimé, et il avait toujours pensé qu’ils se ressemblaient et s’assemblaient. Hélas, la suite des événements lui avait appris le contraire. S'il ne s'était pas trompé sur l'amour qu'il lui portait, Cassandra, elle, ne devait pas vraiment l’avoir aimé. Cependant, elle lui avait toujours fait penser le contraire, jusqu'au moment de le quitter. Elle était partie du jour au lendemain, sans explication, sans qu’aucun signe n’ait averti de ce départ. C’est ce qui causait à Daniel tant de questions et douleur. Chacune le faisait rebondir sur une nouvelle, de même que chaque réponse sur une nouvelle question encore. Si elle était partie, c’est qu’elle ne l’aimait pas. Mais, dans ce cas, si elle ne l’aimait pas, comment avait-il pu avoir été si aveugle ? Il trouvait alors la réponse. C’est que l’amour rend aveugle, au point de voir en une personne ce que l’on veut voir en elle, au détriment de la réalité.
"Mais alors, peut-on aimer et y voir clair en une personne ?" Et il continuait son questionnement.
"Est-ce possible ou antinomique ? C’est certainement un peu antinomique, puisqu’on ne peut y voir clair quand on aime. Pour y voir clair et accepter la réalité d’une personne il faut parfois lutter contre l’amour éprouvé, il faut lutter contre cet amour qui déforme plus ou moins l’appréciation. Est-ce possible à condition de le vouloir ? Mais comment ai-je pu être si aveugle ? … J'aurais quand même pu ouvrir les yeux."
Et il revoyait certaines scènes, certains moments de leur vie, les reconsidérait et comprenait alors ce qu'il aurait dû comprendre avant.
De fait, il devait revoir entièrement l'image de Cassandra, une personne qu’il aimait profondément et pensait connaître. Mais, il avait cru la connaître, n'avait aimé que ce qu’il croyait d’elle. Sur ces constats, il devait encore admettre ce qu'elle s’est révélée être. Et cette personne qu’il découvrait alors n’avait pas de raison d’être aimée. C’était une autre, qui, s’il s’en était rendu compte, n’aurait jamais eu son amour. Il comprenait que ces idées sont souvent difficiles à identifier, parce que le raisonnement évince parfois ce qui est douloureux. Même si elles sont identifiées, les idées doivent encore être admises, ce qui est encore une souffrance de plus à endurer. Le temps, le recul, l’oubli, peuvent y aider.
Il marchait donc quotidiennement pour ne plus être envahi par de sombres pensées et questions, mais elles l'habitaient déjà, et il les ruminait sans cesse. Ses flâneries ne lui procuraient pas toujours l'oubli, et le monde lui laissait souvent un sentiment d'exclusion. Du bien-être visible autour de lui, il s'en sentait puni, privé, interdit. Cassandra n'en était pas l'unique cause, mais elle avait déclenché le séisme. S'il n'y avait eu qu'elle, sa duplicité, son départ lâche, vil et fourbe, il n'aurait été que profondément meurtri et aurait surmonté le mal. Mais, ce n'était pas tout. La vie qu'il avait eue avant elle ne fut qu'un continuum de difficultés presque inhumaines. Depuis sa naissance il avait cheminé sur le fil d'un équilibre psychologique précaire. De chaque côté se trouvait la mort. Il l'avait côtoyée, il l'avait vue. D'autres comme lui l'avaient préférée, s'étaient suicidés. Lui avait pu poursuivre son avancée de funambule, sans savoir vers quoi il avançait, ni même d'où il était parti. Le vide avait été son héritage, le vide pour s'appuyer et se construire, à l'exception d'un mince appui sous ses pieds. Ce vide de sens qui défie l'entendement avait été sa compagne. Elle, ne l'avait pas quitté. Avec Cassandra, il avait pu trouver une vraie compagne. Il pensait avoir trouvé une raison à sa vie, et construire pour eux un avenir concret. Il était parvenu à tourner le dos au passé. Il allait oublier peu à peu ses années sombres et tourmentées, laisser le déséquilibre et la mort pour se tourner vers la vie, le futur et le bonheur. Hélas, alors qu'il s'en rapprochait et allait poser les pieds sur un sol ferme, elle choisit de partir et déséquilibrer plus que jamais le câble sur lequel il tentait de se tenir debout. Elle savait pourtant son instabilité. Elle savait pourtant ce qu'elle causerait. Elle n'eut pas l'intention de s'en soucier. En partant, la vie ou la mort de celui qu'elle quittait n'était plus son problème. C'était pourtant bien le sien, pour avoir rompu ce pourquoi elle s'était engagée, et pour la manière dont elle l'avait fait. Mais, elle se moquait de l'ensemble. Elle aurait pu le quitter plus tôt encore, sitôt avoir senti l'amour qu'il avait pour elle, ou l'emprise qu'elle avait sur lui, et que l'aurait amusée la mauvaise plaisanterie de le laisser choir alors. Elle préféra tirer profit de lui, pour le quitter à un moment opportun pour elle. "Comme les singes, elles ne lâchent une branche qu'après en avoir saisi une autre" se dit-il lorsqu'il sut.
Il avait survécu, mais n'était plus debout. Il s'accrochait des mains au filin. La traîtrise fut rude. Elle le perturba et raviva tous ses maux. Il fut rejoint par l'absence et le vide, cette mauvaise compagne non désirée qui ne voulait le laisser en paix. Blessé, malheureux, harcelé de questions, celles sur les événements récents, celles plus anciennes qui l'avaient accompagné sa vie entière, assailli nuit et jour par les doutes, les regrets, la révolte, l'amertume, la souffrance, son esprit ne fut plus assez au travail. Il n'eut plus de patience envers ses collègues, ne put composer encore avec leur mauvaise volonté. Homme de principes, il voulait les appliquer avec rectitude. C'était mal accepté. Encouragés par la faiblesse et les failles qu'on lui devinait, ses collègues lui ajoutèrent alors des difficultés. Le moindre problème le piquait, le harcelait comme un assaillant. Ils furent trop nombreux. Il devint susceptible, irascible, puis excédé, et pris dans ce piège où ses collègues et ses propres collaborateurs l'achevèrent peu à peu avec ironie et délectation. Un prétexte officiel suffit alors à lui faire perdre son emploi. Le reste de la chute sociale arriva vite.
A présent, il commençait à peine à se redresser. Pendant des mois il avait marché et marché, traversant rues et foules comme un fantôme que nul ne percevait, et qui ne percevait les autres. Ses marches étaient maintenant différentes. Elles le distrayaient. Il avait les yeux à nouveau ouverts. Il remonterait bientôt sur sa corde, y reprendrait pieds, il y tenait fermement. Il voulait y avancer encore. Il finirait bien par y trouver quelque chose.
Il s’assit pour se remettre de sa dernière promenade solitaire. Il habitait le quinzième arrondissement. L'immeuble était de belle allure, mais nul résident aisé ou riche n'y demeurait. Il y avait acheté un appartement, un bien acquis d’une période plus faste, malheureusement passée. Il appréciait le calme de son quartier, le silence de son habitation, des choses devenues rares, presque un luxe.
Assis dans un fauteuil, le silence l'aidant, il réfléchissait. Durant des heures il avait marché sans parler à qui que ce soit. "Comme on peut être seul et anonyme dans une grande ville", pensait-il. "Des jours pourraient passer ainsi, sans que personne ne me parle, pas même pour me demander l’heure ou trouver une rue."
S'il s'adressait aux gens, le dialogue ne se faisait pas davantage. On ne lui répondait pas du tout, même s'il demandait son chemin ou la plus proche station de métro. Les personnes avaient souvent une attitude de surprise, de méfiance, ou ignoraient volontairement cet "homme qui finirait par demander une pièce" selon leur interprétation. Dans le meilleur des cas, un éventuel échange restait concis, à la limite de la politesse, pour ne pas entrer davantage dans l'impolitesse. Il se rassurait en se disant qu'il inspirait encore un peu de politesse. Souvent, il sentait même des attitudes de crainte. Il vivait très mal qu'on ait peur de lui. Il le réalisait avec peine et confusion. Il n'avait pourtant rien de malhonnête. "Mais les gens ne le savent pas," se disait-il, "ce n’est pas inscrit sur mon front." Il se l'expliquait ainsi, s'administrant un tranquillisant, tout en se demandant au fond de lui s'il avait quelque chose d'effrayant dans le regard, l'aspect vestimentaire ou autre chose. "Malgré tout, leur attitude est bien sauvage", pensait-il. "Quelques mots pourraient se dire. Quel mal y aurait-il à de brèves conversations ? Que peut-il leur arriver dans un lieu public plein de monde ?" Mais il comprenait que des personnes puissent avoir peur, parce qu'une certaine insécurité était présente, et qu'il fallait se méfier. Toutefois, il ne voulait que parler, et rien dans son regard ou son comportement ne faisait penser à autre chose, pas plus que sa tenue vestimentaire. "Le monde devient hautain, méprisant, et moins sociable." concluait-il.
Il aurait pu avoir meilleur moral s'il avait pu parler et sourire de temps en temps. Ces petits riens l'auraient aidé.
En se reposant, il pensait aussi aux problèmes sociaux si vifs, bien qu’en l’an 2000. Le chômage et un tel esseulement étaient nouveaux pour lui. Durant sa scolarité et ses études il eut des amis comme tout le monde. En entrant dans la vie professionnelle, il en eut d’autres encore. Mais, en se mettant en ménage avec Cassandra, ils ne vécurent qu'à deux, pour eux, et leurs relations avec des amis devinrent secondaires et espacées. Ils étaient heureux ainsi, du moins Daniel l’était. Mais, à présent il était seul et n'osait afficher ses problèmes aux quelques amis qu'il avait encore. Il en éprouvait de la honte, se disait aussi "pourquoi jeter ma vie aux oreilles de gens qui n’ont pas demandé à en être atteints. Ils sont heureux. Je ne veux pas déverser sur eux les salissures de ma vie. Je ne veux pas qu'on rie de moi. Je ne veux pas inspirer pitié. Je veux garder ma dignité."
Détaché d'un emploi, détaché de tout, il avait le temps d'observer, constater tant de choses qu'il aurait ignorées sinon. Le départ de Cassandra avait déclenché une cascade de répercussions, de réflexions, sur bien des sujets. Tout cela faisait maintenant partie de son quotidien. Il était en situation précaire avec tout ce qu'elle implique, le manque de ressources, les démarches administratives qui prennent un temps fou et finissent infructueuses, refusées à cause de ceci ou de cela, "sans parler de la mauvaise volonté de ceux à qui je m'adresse", ajoutait-il encore. Il pensait à des épisodes récemment vécus. L'un d'eux fut celui d'une demande auprès d'une association d'aide sociale subventionnée par l'état. Sans réponse, il tenta d'en savoir davantage par téléphone. Hélas,
- "Je n'ai pas de demande à votre nom, Monsieur ! Vous n'avez pas déposé de dossier !"
- "Mais si. Vous êtes bien madame Labbé ? Je vous l'ai adressé, j'ai l'accusé de réception de la poste."
- "Oui ben ça, ça veut seulement dire que vous avez envoyé quelque chose. On ne sait pas si c'est un dossier. Je n'en ai pas à votre nom, je vous dis ! Maintenant c'est trop tard ! La date est passée, c'est fini !"
Il se sentit dépossédé d'un droit, se dit qu'il est bien facile de se débarrasser ainsi du travail à faire et des gens, et en leur parlant mal en plus. Ce dernier aspect était toujours trop fréquent et pouvait provenir de toute structure administrative, qu'il s'agisse d'une association, d'un organisme public ou privé, d'une entreprise, que l'on soit client, administré, demandeur d'aide ou autre chose.
Pour cet incident comme d'autres, il avala ses sentiments, les ajouta à tout ce qui le tourmentait déjà, et dut gérer la situation pour laquelle il avait sollicité de l'aide. Il était régulièrement confronté à pareils problèmes, tous aussi surprenants et inattendus. Un autre fut l'abus de pouvoir d'un agent des impôts. En attendant de retrouver un emploi, il avait demandé un délai ou un fractionnement pour le paiement de divers impôts et taxes. Il n’avait plus les mêmes revenus et connaissait l’insuffisance de ressources. Hélas, la réponse à sa demande fut claire.
- "Vous avez perçu vos salaires avant d'être au chômage ! Moi je ne gagne pas autant ici. Vous allez payer vos impôts sans délai et en une fois. Sinon, vous connaissez la règle. Dix pour cent de plus en cas de retard."
Ce fut dit sans contour, lors d'un entretien sans témoin. Auprès de qui aurait-il pu se plaindre ou reformuler sa demande ? Cet homme était peut-être le seul chargé de son secteur, et toute demande lui serait remise iné lucta ble ment. S'il y avait un autre agent, il agissait peut-être de même. Se plaindre auprès d'instances supérieures ? Il avait déjà fait en vain de telles démarches. On minimisait les faits, on couvrait les fonctionnaires. Il n'aurait pu aller au delà avec sa seule parole contre celle de l'agent. Il aurait risqué en plus une contre attaque de la part de cet homme, un procès pour avoir été accusé sans preuve et calomnié auprès de sa hiérarchie.
Il subissait et apprenait. Il réfléchissait alors à tous ces sujets sociaux, et d'autres. "La vie aurait-elle voulu le départ de Cassandra ? Devait-il servir de révélateur et déclencher mes réflexions ? Je ne les aurais jamais eues sans cela. J'étais naïf. Tout n'était que vagues connaissances abstraites. Je vois la réalité à présent."
Il venait de poser deux nouvelles questions encore. Sans pouvoir y répondre, il savait néanmoins que si elle était restée il aurait continué à vivre doucement sa vie dans une relative ignorance, en se préoccupant plus ou moins des sujets importants, ou en les comprenant mal. Il en vivait de bien instructifs à présent, autant que vifs. Il comptait l’argent, ne dépensait que pour le nécessaire. Il ne regardait plus les mendiants de la même façon, dans les rues. Il comprenait leurs difficultés et accusait en lui-même une société aberrante qui les avait mis ou laissés là.
Las de ses pensées aux nombreux sujets, il s’installa au clavier de son ordinateur. Il cherchait encore à communiquer. "Quelle étrange époque." songeait-il. "Des millions de personnes, des millions d’hommes et de femmes cherchent à se parler, s’exprimer et se rencontrer, tout en se fuyant. Ceux qui refuseraient un banal dialogue, si on les croisait dans les rues, en recherchent à tout va dans un réseau mondial de communication par ordinateur, l'Internet, le Web, comme disent les habitués."
Son ordinateur établit à ce moment la connexion. Il prit alors le temps de s'interroger sur cette appellation, le Web. Il fit immédiatement une recherche et trouva quelques explications. Le nom Web est tiré de "world wide web", en français "la vaste toile d'araignée mondiale". Il comprit aussitôt que les trois w mis dans les adresses du Web provenaient de cette courte phrase "world wide web". Puis, ce qu'il lut expliqua que cette appellation anglophone "web", la "toile", était due aux infinies liaisons d'une page web avec les autres pages de l'Internet. Les explications invitaient aussi à ne pas confondre le Web et l'Internet, ce dernier incluant aussi d'autres applications, telles que les messageries instantanées et le courrier électronique.
Il termina cette lecture. Son questionnement sur ce sujet fut suffisamment assouvi.
Mécaniquement ses doigts s'affairèrent, et il entra dans un site dit de "chat", un mot anglais, comme souvent dans le vocabulaire de l'Internet. Parmi ces nombreux sites de "chat", en français "bavardage", un seul avait sa préférence. Il était encore novice et passait peu de temps à ce genre de communication, contrairement à d'autres, coutumiers au point d'y passer tout leur temps libre ou presque. Machinalement, il fit le choix de parler avec des personnes de dix-huit à vingt cinq ans. Peu à peu son intérêt se fit plus fort, et la mécanique des doigts céda la place au choix délibéré, réfléchi. Il utilisait un pseudonyme, un "pseudo", conformément à l’usage sur ces sites. Il comprit bien vite que cet anonymat expliquait en partie la popularité de ce mode de communication.
Son pseudo était "Hector". Il passa en revue la liste des autres participants. Certains de leurs pseudos étaient très explicites. Ils indiquaient clairement le but que la personne poursuivait. Beaucoup faisaient référence à la recherche amoureuse, d’autres à la rencontre sexuelle.
Le sexe était encore différent d’être amoureux et d’aimer pour Daniel. C’était encore une chose à part, une sorte de troisième niveau. La sexualité, être amoureux, aimer, étaient pour lui trois choses bien distinctes, même si peu de gens les distinguaient.
Les pseudos défilaient sur l’écran. Il lut à peine ceux appelant à la rencontre sexuelle. Poursuivant, un pseudo retint son attention, celui de "Kelli". Il invita cette personne à un dialogue privé. Il s’établit. Daniel prit soin de ne plus utiliser de majuscules ni d’accents, un autre usage de l'Internet, de moins en moins appliqué toutefois.
<hector> salut kelli
<kelli> salut
<kelli> je suis un h
<hector> je ne comprends pas
<kelli> je suis h = homme
La réponse étonna Daniel. Il pensait être en dialogue avec une fille. Kelli, qui avait bien compris la méprise, avait commencé par donner cette précision.
<hector> excuse, c que tu as un pseudo féminin
<kelli> non pas feminin
<kelli> c pas kelly c kelli
<hector> ok
<kelli> tu cherches une fille ?
<hector> je cherche a parler, de preference à une fille
<kelli> Katia19 est sympa
<hector> merci c sympa de le dire
<kelli> ok salut
<hector> salut
En d’autres temps cette méprise aurait amusé Daniel. Mais, en l’occurrence il se sentit désabusé. Cette erreur lui fit penser qu’il n’était plus en phase avec la jeunesse. Il n’acceptait pas cette situation et comptait bien y remédier.
Il tenta un autre dialogue
<hector> salut lisa122
<lisa122> va te faire enculé pd
Bien que stupéfait, il tenta encore quelques mots
<hector> je suis pas pd. ça va ?
<lisa122> moi oui toi non. je te conné pas conar
<lisa122> dégage fils de pute
<lisa122> me contacte plus jamais sale h
Pour lors, dépité, il arrêta son ordinateur. Il avait abouti à peu de chose mais avait passé du temps à cette façon encore inhabituelle de communiquer, et ce temps de connexion était encore trop cher pour lui. Il lui fallait l'utiliser avec parcimonie.
Il était déjà tard, mais comme tous les soirs il ne voulait pas dormir. Durant une heure il regarda la télévision, puis il finit par se coucher. Il ne savait pas encore qu’à son réveil, un homme nouveau commencerait à se révéler.
La clarté d'un jour ensoleillé le réveilla. Il avait mieux dormi que d’habitude, oubliant ses tourments. C'était rarement le cas. Le plus souvent, lorsqu'il parvenait à s’endormir, ses sommeils n’étaient que des moments agités. Il y était entraîné après que l'épuisement ait eu raison de lui. Mais, ce matin là, une nuit réparatrice avait ramené des idées lucides et moins amères.
En buvant son café il se mit à la fenêtre. Le jour était gai, l’air léger. Dehors, des rires d’enfants qui jouaient lui rappelèrent sa propre enfance. Le souvenir de cet âge lui revenait. Cette insouciance qui aide à être heureux le réconforta, le revigora. Le beau temps aidant, c’est même un peu d’espoir en l’avenir qui se profila. C’était le début de pensées nouvelles. Exercé à l’analyse, il saisit ce nouvel état d'esprit sans le laisser passer. Il se sentait mieux, et à nouveau capable. Après tout, le monde était là, devant lui. La terre tournait encore, le soleil brillait comme toujours, et la terre était aussi présente sous ses pieds. Bien sûr, Cassandra l’avait quitté, et brutalement. Bien sûr, il avait perdu son emploi et n’arrivait plus à en retrouver. Bien sûr, il avait souffert, souffrait encore, et n'avait pas de solution en vue pour soulager ses problèmes. De plus, il y avait encore toutes les questions qui revenaient sans cesse. Mais, malgré tout, il faut continuer à vivre. C’était la principale idée qu'il avait à l’esprit ce matin. "Il faut vivre. Je dois me remettre et la vie doit continuer." En ces instants, la gaieté, l’optimisme et la confiance en l’avenir reprirent place. "J’existe encore", pensa t-il. "Je ne suis pas fichu, ni sur le plan humain, ni sur le plan professionnel. Je ne dois pas m'abandonner."
Dès lors, grâce à ce ressaisissement, certaines de ses difficultés appartenaient déjà au passé. Toutefois, jamais il ne les oublierait.
Il avait maintenant une autre perception des choses et de la vie. Ses expériences brutales lui avaient ouvert les yeux sur des réalités ignorées. A présent il éprouvait un vif besoin de communiquer, apprendre et comprendre encore, sur de nombreux sujets. Le meilleur moyen dont il disposait alors était son ordinateur et le réseau Internet dont tout le monde parlait.
Il se mit au clavier. Cette fois il explora plus longuement le site de chat de la veille. Il y trouva des "salons" thématiques où quiconque peut entrer et discuter par écrit, dans un dialogue de groupe ou en privé. Il avait repris son pseudo Hector. Il tenta une conversation privée avec une supposée jeune femme au pseudo de Vanina.
<hector> salut vanina
Vanina ne répondit pas.
Il tenta un autre contact, avec Supergirl.
<hector> salut supergirl, veux tu parler ?
Il n’obtint aucune réponse.
Ces messages étaient pourtant reçus par leurs destinataires. S’il n’y avait pas de réponse, c’était de leur choix. Les personnes féminines étaient souvent revêches. Il pensa à des conversations eues avec des amies. Souvent elles exprimaient des regrets, déploraient leur solitude, se disaient désabusées, déçues par les hommes, en mal d’âme sœur. Elles se plaignaient d'un désintérêt. "On peut se trouver dans une soirée sans jamais se faire draguer." Paradoxalement, celles qui exprimaient cela se montraient souvent peu aimables à l'égard d'un interlocuteur masculin. "Ceci explique cela", pensa Daniel. Il continua. "Si elles n’étaient que quelques-unes, ce serait des cas particuliers. Mais il n'y a pas que quelques cas particuliers." Le problème était en effet bien fréquent. "Ce n’est pas en le refroidissant qu’elles vont le trouver, l’homme de leur vie." Pensait-il encore.
Toujours sur son clavier, toujours sans réponse des pseudos féminins, mais bien décidé à avoir un contact, il essaya jusqu’à ce qu’une personne réponde.
Nugirl répondit.
<hector> salut nugirl
Temps d’attente
<nugirl> #lesbienne
<hector> Ah bon. et alors ? que veux tu dire ?
Temps d’attente
<nugirl> #lesbienne
<hector> ok ça va g compris
<hector> je veux discuter, tu veux ?
Temps d’attente
<nugirl> #lesbienne
<hector> ok tu l’as dit, mais réponds ou dis si tu veux que je te laisse.
<nugirl> viens
<hector> où ?
<nugirl> viens
<hector> ??
<nugirl> viens !
<hector> je ne comprends pas. c une avance ? C'est quoi ?
Temps d’attente
<nugirl> #lesbienne
<hector> explique à la fin !
<nugirl> viens #lesbienne
<hector> je suis un homme, pas lesbienne
<nugirl> ok
<nugirl> viens
<hector> si tu es lesbienne pourquoi me dire viens ?
Temps d’attente
<nugirl> h ok
<hector> stp écris quelque chose d’intelligible
Temps d’attente
<nugirl> viens dans le salon #lesbienne
<hector> ah ok !
<hector> qu’est ce qu’il faut faire ?
Temps d’attente
<nugirl> double clic sur #lesbienne
Daniel le fit aussitôt et se retrouva en un instant dans ce salon. Dès son arrivée un message avertit qu’il était exclusivement réservé aux femmes. Il prit le temps de lire les pseudos des participantes. Certaines étaient chargées de l’autorité, avec entre autres choses le devoir d’évincer tout homme qui s’y trouverait. Précisément, il eut à peine le temps d'en prendre connaissance qu’une des femmes l'expulsa de ce salon, en expliquant :
"hector kické du salon. mets des lunettes hector c que pour les filles"
Déconcerté, chassé, Daniel rétablit le dialogue avec Nugirl.
<hector> je n’ai pas le droit d’être sur #lesbienne
Temps d’attente
<nugirl> pas grave
<hector> non c pas grave mais est ce que tu veux parler avec moi ?
<nugirl> dial x uniquement. ok ?
<hector> je te croyais lesbienne
<nugirl> je suis bi. Tu veux ou pas?
<hector> dial x c pas mon truc. Autre chose ?
Temps d'attente
Ce dernier temps d’attente fut plus long que les autres. Il signifiait que l’interlocutrice ne souhaitait plus répondre. C’était courant. A l’exception de certains qui respectaient une certaine conduite, les autres ne voulaient s’embarrasser de principes, pas plus que dans leur vie réelle, voire moins encore. C’était en effet pire sous le couvert de l’anonymat.
Daniel se sentait en rupture avec la jeunesse, avec ce qui se disait, ce qui se faisait. Il avait besoin de connaître les idées, les expressions courantes, le vocabulaire, l’argot utilisé par les jeunes. Il se sentait aussi dépassé par ces nouveaux moyens de communication. Sa période maritale, puis celle de trouble, la rupture avec le monde du travail, tout cet ensemble l'avait rendu décalé, "avec un métro de retard" comme il le disait. Il cherchait donc à rattraper ce qu'il avait manqué, et il le tentait par les moyens à sa disposition. Puisque les gens ne lui parlaient pas au dehors, seule la conversation sur Internet restait possible.
Les jours qui suivirent, il employa régulièrement du temps à converser par écrit par le chat Internet. Il fut souvent surpris par la jeunesse des personnes qu’il rencontrait. Sans cette voie de communication, il n’aurait jamais pu avoir ces échanges avec elles. Il chercha à discuter avec des garçons autant qu'avec des filles. Mais, les garçons répondaient plus rarement parce qu'ils cherchaient des dialogues avec des filles ou prenaient Daniel pour un homosexuel en chasse. Il n'avait alors de choix sinon celui des interlocutrices qui voulaient bien lui répondre. Il ne connaissait leur âge qu’après être entré en contact avec elles, mais pas toujours. D'autres fois il conversait dans des salons thématiques, et l'âge des participants y était rarement indiqué. Parfois il ne savait s'il conversait avec un interlocuteur ou une interlocutrice. Il sentait souvent un réciproque besoin de parler. C'était le cas d'Eléonore. Elle n'était pas la seule à apprécier la discussion avec lui. Il lui donnait des idées intéressantes, sans autorité, respectant son avis et ses difficultés. Leur premier dialogue n'avait pourtant pas été très constructif.
<hector> Bonjour
Temps d’attente
<eleonore> asv
<hector> qu’est ce que ça veut dire ?
<eleonore> age sexe ville
<hector> j’ai 31 ans, je suis un homme, j’habite paris
<eleonore> t’es vieux !
<hector> vieux !????
<eleonore> oui
<hector> et toi, ton age sexe ville
<eleonore> asv
<hector> asv ok. quel est ton asv stp
<eleonore> 18 f 92
<hector> tu as 18 ans, tu habites dans le 92, les hauts de seine, c ça ?
<eleonore> oui
<hector> je comprends pourquoi tu m’as trouvé vieux
<eleonore> 31 ans c vieux !
<hector> ok
<hector> que fais tu, lycéenne ?
<eleonore> koi ?
<hector> es tu au lycée (lycéenne) ?
<eleonore> oui en s
<hector> un petit ami ?
Temps d'attente
Il comprit qu’elle ne répondrait pas à cette question. Il voulut continuer à converser mais ne savait sur quel sujet. Ce n’était pas facile à trouver sans connaître la personne, sans connaître la jeunesse.
<hector> sais tu ce que tu aimerais faire après le lycée
Temps d'attente
Après ce dernier temps sans réponse, il crut qu’il n’en aurait plus.
<hector> ok, bye eleonore, prends soin de toi
Et il ferma leur dialogue privé.
Cependant, après un temps assez long, le dialogue reprit, recommencé par Eléonore.
<eleonore> attends
Surpris, Daniel répondit
<hector> j'attends
Temps d'attente
Sans plus de réponse il tenta.
<hector> ??
Temps d'attente
<hector> je suis la
Temps d’attente
Il comprit qu’elle ne voulait cesser la conversation, mais ne parvenait à la relancer. Peut-être ne savait-elle comment la mener. Peut-être n'osait-elle parler librement. Peut-être cherchait-elle à se confier.
Il reposa sa dernière question, pensant qu’elle devait avoir un intérêt.
<hector> qu’est ce que tu aimerais faire après le lycée. Tu le sais ?
<eleonore> non
<hector> pas d’idée d’études, de métier ?
<eleonore> non
<hector> il va bien falloir faire un choix
<eleonore> choix de koi ?
<hector> de tes études, pour exercer une profession
<eleonore> je sais pas quoi choisir
<eleonore> je m’en fous
<eleonore> j’espere qu’ils vont me garder l’an prochain
<hector> tu parles du lycée ?
<eleonore> ben oui !
Ces dernières lignes, plus abondantes que les autres, exprimaient sans le dire un relatif dépit. Elles révélaient aussi une certaine appréhension du futur, au moins pour l'an prochain. Daniel n’en fut pas surpris. Il connaissait bien cela chez les jeunes, comme dans sa propre jeunesse. Outre les difficultés de l’adolescence, leur situation scolaire et familiale n'offrait pas toujours de véritable choix selon leurs goûts, leur personnalité, leurs aptitudes. Les jeunes ne sentent souvent que des contraintes sans raison compréhensible. Beaucoup n’avaient qu’une vague idée du monde professionnel. S’ils arrivaient à obtenir un stage dans une entreprise, ou un travail d’été, ils bénéficiaient d'une première approche avec le monde du travail. Mais, avec ou sans, une orientation devait être prise durant les études. Elle était souvent faite sans connaissance réelle, et rarement le fruit d'un véritable choix. De plus, pour beaucoup encore, les difficultés de leur milieu social les avaient déjà plongés en situation d’échec scolaire.
Il continua sa discussion avec Eléonore.
<hector> tu sais c ton avenir qui se décide maintenant
<eleonore> oui mais je sais pas quoi faire
<hector> essaie de savoir quel métier tu veux exercer
<hector> tu devais avoir une idée pour te trouver en S au lycée
<eleonore> c mes parents
<hector> ils voulaient que tu fasses s ?
<eleonore> oui
<hector> maintenant que tu y es, il y a surement un métier qui t’intéresse
<eleonore> non aucun, je sais pas ce que je veux faire rien ne me plait vraiment
<hector> essaie de le savoir, regarde écoute et interroge toi pour savoir ce que tu aimes ou non
Temps d’attente
<eleonore> mais meme si je sais ce que je veux faire on peut pas toujours ou ça plaira pas chez moi
<hector> c vrai on fait pas toujours ce qu'on veut
Temps d’attente
<hector> commence par savoir ce que tu aimes, et si tu peux le faire.
<hector> apres si ça ne plait pas à d’autres, essaie alors de te faire comprendre, et aussi de comprendre les conseils des autres, ils peuvent aussi avoir raison.
<hector> c a toi de décider, mais prends tous les avis
<eleonore> oui mais ils disent n’importe quoi
<hector> fais le tri. oublie ce qui est n’importe quoi et tiens compte de ce qui est juste. Ce qui est dur c de savoir sans se tromper ce qui est n’importe quoi, et ce qui est juste.
Temps d’attente
<eleonore> oui
<eleonore> mais c pas si simple ! on t’impose et tu t’en débarrasse pas comme ça ! Ce que tu dis c bien, mais c pas comme ça
<hector> je comprends. C pas si simple
<hector> j’ai pas d’autre idée pour l’instant
Il comprenait qu’elle devait lutter pour se faire entendre de son entourage. Elle avait probablement cessé de le faire, et trouvé refuge dans un relatif dépit. Il ne pouvait donner conseil sans la connaître. A court d’idée, il lui sembla préférable d’arrêter le dialogue, tout en laissant le contact possible.
<hector> je vais devoir te laisser veux tu mon adresse mail ?
<eleonore> oui
<hector> hector@halo.fr tu peux me donner la tienne si tu veux
<eleonore> eleonore@cib92.fr
<hector> n’hesite pas a ecrire si je peux t’aider
<eleonore> tu pourras me donner des conseils?
<hector> je ferai de mon mieux pour te donner mon avis
<eleonore> merci c sympa
<hector> tu as l’air de te sentir seule Eléonore. Je me trompe ?
Temps d’attente
<eleonore> non
La réponse pouvait être différemment comprise. Il voulut balayer l'équivoque.
<hector> non tu te sens pas seule ou bien non je ne me trompe pas ?
<eleonore> tu te trompes pas. personne comprend rien
<hector> t’es pas seule eleonore, il y a au moins moi avec toi, et tes parents t’aiment surement beaucoup aussi
Temps d'attente
<eleonore> mais toi tu comprends
<hector> t’es gentille. Je ferai de mon mieux pour continuer
<eleonore> tu me repondras ? ok ?
<hector> ok t’inquiete pas
<eleonore> gros bisous bye
<hector> bye
Durant les semaines suivantes il multiplia de tels contacts, dans différents salons, différents sujets, différentes tranches d’âges. Les dialogues privés, les "pv" comme on les appelait, lui permettaient des échanges riches d’informations sur la vie et les mœurs de personnes différentes. Il en fut souvent surpris, souvent dé sa gréable ment. Ce qu'il apprenait n'était pas vraiment une découverte, peu de chose lui échappait des réalités de la vie, mais il y fut confronté de manière directe et concrète. Ces dialogues étaient plus que des écrits sur un écran. Ils n’avaient rien de purement virtuel, la vie d’une personne y était exprimée, et il s'agissait de faits de société.
Lors d'un dialogue suivant avec "Nugirl", et grâce à la complicité de celle-ci, Daniel avait réussi à se trouver dans le salon "lesbiennes" sans se faire expulser. Il tentait de mieux connaître l’homosexualité féminine, outre ce que "Nugirl" lui en dit à propos d'elle-même. Ils avaient usé de complicité et supercherie pour accéder au salon et y converser par écrit. C'était le seul but recherché par Daniel, mais d'autres en auraient abusé en poursuivant d'autres fins. Il avait choisi un mot anglais pour pseudo, "strange", un terme neutre de genre. La cooptation d'une lesbienne connue était aussi nécessaire. C'est alors que la complicité de "Nugirl" s'exerça. A peine arrivé dans le salon, une autre personne entra aussi. Elle inscrivit un message destiné à toutes les participantes.
<salsa> salut a toute je cherche une fille pour premiere experiance
Daniel établit rapidement un dialogue privé avec elle. Il fit attention à ne pas se trahir dans ses écrits.
<strange> Salut
Temps d'attente
<salsa> salut simpa de repondre
<strange> tu es lesbienne ?
<salsa> oui
<strange> tu dis que tu cherches une première experience, donc tu ne sais pas encore si tu es lesbienne
<salsa> j’aime bien les fille aussi
<strange> bien aimer les filles et etre lesbienne, c pas pareil
<salsa> oui mais je suis sur que ca me plai
<strange> tu aimes donc aussi les hommes ?
<salsa> oui
<strange> quel age as tu ?
<salsa> presqe 18
<strange> t’es bien jeune
Temps d’attente
En attendant la réponse il se demandait si elle n’était pas encore plus jeune.
<salsa> et toi ?
<strange> je suis plus agee
<salsa> quel age ?
<strange> c sans importance
Temps d'attente
Sans réponse à sa dernière ligne, il se remit à écrire.
<strange> tu fonces dis donc. C vraiment vouloir une expérience sexuelle ce que tu fais !
<salsa> oui
<strange> tu sais, il y a une grande différence entre le sexe et l’amour. Que fais tu de l’amour ?
<salsa> mais g ete amoureuse mais avec les mecs il sont nule
<strange> nuls en sentiments ?
<salsa> oui
<strange> pas tous
<salsa> toi tu aime les mec aussi ?
<strange> plutot les filles
<salsa> tu est bi ?
<strange> je vois que rien ne t’échappe
<strange> t’as du avoir un petit ami ?
<salsa> j’en ais eu j'en aie plus
<strange> tu as eu une experience avec lui ?
<salsa> non mais avec un copain
<strange> quoi avec un copain ?
<salsa> c pas une premier experiance mais presque
<strange> je comprends pas
<salsa> quoi ?
<strange> je comprends pas ce que c "presque"
<salsa> c presque une premier experiance
<strange> oui tu l’as dit, mais je comprends pas mieux
<strange> c’est ton petit ami ?
<salsa> non seulement un copain
<strange> mais qu’y a-t-il eu ?
Temps d’attente
<salsa> t’est bien curieuse
<strange> j’aimerais bien comprendre. Et c’est pour t’aider aussi
<salsa> m’aider a koi ?
<strange> tu as dit que tu cherches une première expérience
<salsa> oui
<strange> tu n’en as donc pas eue, ni avec un garçon ni avec une fille
<salsa> non
<strange> alors je voudrais t’aider à ce que ce soit une vraie bonne expérience, unique, pas n’importe quoi, ni avec n’importe qui
<salsa> tu m’aidera ?
<strange> pas pour une première experience comme tu voulais le faire, mais pour te donner un avis et ne pas faire n’importe quoi
<salsa> ok
<strange> tu veux m’expliquer ce que c ta presque première expérience ?
<salsa> c a dire on a eu des rapport poussez mais pas completement
<strange> ???????
Temps d'attente
<salsa> sa mère es rentrer alors
<strange> ok compris. Sans ça tu continuais ou bien tu voulais pas ?
<salsa> je continuai biensur ! !
<strange> et c qu’un copain
<salsa> oui je t’ai dis
<strange> tu l'aimes pas, rien ?
<salsa> non jaime pas ce mec c juste copain c tout
<strange> tu sais, je veux pas te faire de morale, mais y’a vraiment mieux que ça
<salsa> dis
<strange> il y a aimer sincèrement et passionnément quelqu'un. Sans ça c que du sexe. Et le sexe c vraiment, pas terrible, au ras du sol.
Temps d’attente
<salsa> oui mais des mec bien yen a pas ! ! !
<strange> si, ça existe. Cherche un mec bien qui te correspond
<salsa> c pas vrai y en a pas des biens ! !
<strange> mais si. Si tu n’en as pas trouvé c parce que la plupart des gens font comme toi avec ce copain. Mais il y a des gens biens.
<salsa> oui mais j’en connez pas
<strange> mais ça viendra. Fonce pas tête baissée à faire n’importe quoi. N’aies pas que du sexe pour le sexe.
<strange> A 18 ans t assez jeune. Y’a pas un age où on doit se sentir obligée d'avoir du sexe.
<strange> Le sexe sans l’amour c degueu, je sais pas comment te dire
<salsa> oui l’amour c mieux mais faut le trouver
<strange> mais tu le trouveras. Le jour où tu le trouveras vraiment, un vrai amour, qui te correspond, alors
<salsa> quoi ?
<strange> laisse moi le temps d’ecrire.
<salsa> excuse
<strange> Le jour où tu le trouveras, le vrai amour qui te correspond, alors en regardant en arrière tu
<strange> regretteras le n’importe quoi que t'auras fait, et lui aussi.
Temps d'attente
<salsa> mais je lui dirai pas
<strange> mais c pas honnête. Et il le saura bien. Réfléchis. S’il t’aime vraiment ton passé le fera souffrir
<salsa> pourquoi
<strange> parce qu’il t’aime
<salsa> espliqe
<strange> pas facile
<salsa> essaille
Temps d'attente
<strange> imagine, là maintenant : un mec bien que tu aimes à mort. Si tu peux pas imaginer essaie de
<strange> repenser à un mec que t’as aimé fort. Rappelle toi.
<salsa> ok
<strange> Maintenant pense à lui avec une autre fille, il fait avec elle ce que t’as fait avec ton copain
Temps d’attente
<strange> alors ?
<salsa> j’ai chaut
<salsa> je suis super en colère ! rouge !
<strange> jalouse ?
<salsa> un maximaum ! Je vais lui démolir la geul !
<strange> est ce que tu sens aussi une souffrance, derrière la colère ?
Temps d’attente
<salsa> oui
<strange> quand on aime c une souffrance. Et là ce n’est qu’une situation imaginaire, un exemple.
<strange> Dans une situation réelle c pire
<strange> Dans un couple, quand on s’aime, un des deux ou les deux peuvent souffrir des années, une vie entière
<salsa> tous les couple son pas comme sa
<strange> je te parle d’un couple qui s’aime vraiment.
<strange> des fois les gens sont un peu amoureux, ou ils en ont marre d’etre seuls, alors ils se mettent en couple
<strange> C’est pas le cas de tous les couples, mais des comme ça c fréquent.
<strange> si c’est pas un vrai amour, ils se posent pas vraiment de questions sur le passé de l'autre
<strange> ils s’en fichent vraiment ou ils disent ça
<strange> Ce qui compte pour eux c leur bien-être au jour le jour
<strange> C pas le cas de tous les couples, mais c le cas de beaucoup
<strange> ils préfèrent faire l’autruche sur le passé et ne pas y penser, sinon ils supporteraient pas (ou ne se supporteraient pas).
Temps d'attente
<salsa> sa veus dire quoi sur l’autruche ?
<strange> c a dire qu’ils préfèrent fermer les yeux. Ne pas y penser.
Temps d’attente
<salsa> tu connez un mec bien ?
<strange> je te vois venir toi.
<strange> Tu veux que je te dise un mec bien pour avoir avec lui la premiere experience que tu cherches
<strange> meme si je te dis le nom d’un mec bien,
<strange> ça veut pas dire qu’il te correspond, ni que tu l’aimes, ni qu’il t’aime
<salsa> qu’est ce que tu veu dire que je doit faire alors ?
<strange> pour l’instant rien. Le jour où tu rencontreras un mec bien, qui t’aime vraiment
<strange> et que tu aimes aussi, alors formez un couple, pour le plus longtemps possible, et soyez heureux ! ! C ça que je t’explique
<salsa> yen a pas jte dis elle ma dis ma seur
<strange> n'écoute pas tout ce qu'on te dit
<strange> Et pour etre heureux, faut aussi que chacun y mette du sien. Ca vient pas tout seul.
<strange> En attendant ne te laisse pas diriger par des envies seulement physiques, pas affectives.
<strange> t’as pigé ? Qu'est ce que t'en pense ?
Temps d'attente
<salsa> tu sais t’est vraiment une fille super simpa
<salsa> jeniale
<strange> ouais jeniale ! ! :o)
<strange> je vais devoir arreter là salsa. ok ?
<salsa> ok pas de prob
<salsa> gros bisous strange
<strange> gros bisous aussi bye
<salsa> bye
L'échange avait été long. En arrêtant la conversation il ressentit une certaine fatigue. Elle était aussi mêlée de nombreux sentiments confus. Une fois de plus, beaucoup d'idées se bousculaient. De ce dialogue il en ressentit aussi un certain dégoût. Il aimait la jeunesse, espérait pour les jeunes les meilleures perspectives, le meilleur avenir. Mais, ce qu’il avait lu laissa une toute autre idée. Salsa n'était pas un cas distinct. Ce qu'elle exprimait n'était pas singulier, pas plus que l'expérience purement sexuelle qu'elle recherchait. Il était envahi par un sentiment de gâchis, à propos de la jeunesse.
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Daniel se demandait comment une telle situation avait pu exister durant si longtemps, et ce, sans que s’élèvent des voix pour la faire cesser. Victor Hugo avait écrit "Les Misérables" plus d’un siècle auparavant. Si cette œuvre poignante avait été écrite pour y dénoncer la misère, entre autres choses, près de cent quarante ans plus tard, dans le même pays, des milliers de sans-abri appelés "SDF" vivaient dénués dans les rues. Qu’avait-on appris ou retenu en près d'un siècle et demi ? Qu’avait-on fait pour que de telles choses cessent ?
Il était encore talonné par le besoin d'établir le bilan de sa vie. Il cherchait dans son passé un souvenir rassurant où puiser fierté et dignité, pour mieux se relever.
Las des murs de son appartement, il chercha comme toujours à s'enfuir pour reprendre dehors ses réflexions. L'espace extérieur donnait à sa vie une illusion de perspective grandiose où le monde entier lui était ouvert. En sortant, il regarda son courrier. Il n'y avait rien d'autre qu'un relevé de charges à payer, une mauvaise nouvelle qui l'assombrit encore. "Appel de fonds pour mise aux normes des ascenseurs" mentionnait le décompte du syndic. Il le replia et le remit dans la boîte aux lettres. "Merde et remerde !" marmonna t-il. Il compléta en pensées. "Je n'ai plus d'argent ! Ne m'en demandez plus !" La mauvaise nouvelle dirigea ses idées sur ce sujet. "Et Madame Staes, elle va pouvoir payer ? Elle a déjà une ardoise." Il pensait à une voisine. Devenue veuve, et avec deux enfants encore au lycée, elle n'avait pas assez de ressources pour affronter ses dépenses. Elle en avait encore moins pour celles qu'elle ne maîtrisait pas, comme ce qu'on lui imposait pour des ascenseurs. "A force d'augmenter ses charges, elle ne pourra plus suivre. Sa dette va augmenter, alors les voisins vont lui faire sa fête. Ils vont la traîner en justice et mettre en vente son appartement. C'est dégueulasse. Elle est accablée par la mort de son mari, les voisins vont se charger de l'achever, elle et ses enfants." Cette idée inscrivit un rictus d'aversion sur son visage. "Et ensuite ? Qu'est-ce qu'elle va devenir ? Et les enfants ? Ce seront des cas sociaux de plus." Il poursuivit encore son raisonnement. "Ce sera un logement social de plus, si encore elle en obtient un. Et ce soi disant social a un coût. On fiche les gens dehors au lieu de les aider à se relever, et on crée encore plus de coûts sociaux pour des cas sociaux que la société a produit ! Merde alors ! C'est ça qu'ils disent social ? J'en ai marre de cette machine à broyer ! Dans un an ou deux le fils aîné gagnera sa vie, et sa sœur ensuite. Ils aideront leur mère, ils le disent déjà. On peut bien aider les Staes en fermant les yeux sur leur dette. Ils rembourseront et garderont leur bien. C'est ça qu'il faut faire, au lieu de les liquider. Si les voisins veulent voter des poursuites contre les Staes, je voterai contre !"
D'idée en idée il poursuivit. "On a un tas de taxes, des impôts, et on nous pond en plus des nouvelles normes et une suite sans fin d'inventions sorties de la tête d'un bureaucrate qui ne saura jamais rien des effets de sa connerie !"
Cette colère le revigora. Il s'en rendit compte et profita de ce regain de lucidité pour revenir à ses pensées premières, le bilan de sa vie, toujours à compléter.
Il était maintenant dehors, sur un banc. Il ne voyait plus alentour mais en lui-même. Il se remémora le parcours difficile qui fut le sien lorsqu’il était enfant, puis adolescent. Il avait observé le monde à travers les difficultés qui avaient engourdi son esprit. Il l’avait encore observé plus tard, en devenant adulte, mais il avait déjà accumulé un certain retard. D'autres personnes de son âge avaient pu avoir une vie épanouie. Lui n'avait pu que s'accrocher à des études difficiles pendant lesquelles il travaillait aussi pour les payer. Il n'avait pu observer le monde qu'entre soucis et soucis. Parvenu à la fin de ses études, il fut embauché par une entreprise qui exigea de lui du temps et de l'investissement. Le temps pour le reste lui manqua. Le reste manque lorsqu’on s'emploie à travailler. L'entreprise qui aspire ce temps absorbe aussi l'individu. Elle pourrait l'asservir. Elle le fait souvent. Il pourrait s'asservir. Il le fait souvent, à la démesure de ce qu'il veut accorder. Certains travaillent pour vivre. D'autres, plus ou moins désœuvrés, vivent pour travailler. Ce fut son cas, il en prenait alors conscience. Il se sentait à présent comme un âne qu'on avait dirigé durant des années, au service d'œuvres futiles. Ce dont on l'avait chargé avait pris place, il n'en resta plus pour autre chose. Sa vue fut masquée par les œillères du relatif confort dont il bénéficia. Il crut que tous ou presque pouvaient prétendre à la même aise. Mais, ce n'était qu'un étroit champ de vision. Quant aux problèmes du pays et du monde qui parvenaient à sa connaissance, il pensait à priori n’avoir aucun moyen d'action. Comme la plupart des gens il les ressentit avec un relatif détachement, tout en étant accaparé par ce dont on l'avait chargé. Le temps et l'expérience lui avaient manqué. Il répondit ainsi à un indicible sentiment de culpabilité. "J'ai pensé comme beaucoup de gens" se disait-il. "A mon niveau je ne peux rien faire. C'est ce que tout le monde dit. C'est une erreur." Bien des gens pensent ainsi, voire la majeure partie. Si, au lieu de cela, cette même partie s’était mobilisée, ne serait-ce que pour exprimer son indignation devant certaines réalités comme celle des sans-abri, alors cette indignation rendue existante serait devenue un enjeu politique, une lutte sociale à mener. Elle aurait fait pression sur des politiciens souvent démagogues. Ils auraient été poussés à agir pour solutionner de tels problèmes. Sinon éclairés par leurs qualités humaines ou leur intégrité, ils auraient oeuvré pour leur popularité. Pour une raison ou une autre le résultat concret sur la vie quotidienne aurait été meilleur. Même une timide amélioration aurait été mieux que rien. Mais, évidemment, si toute personne baisse les bras d'emblée, en disant "je ne peux rien y faire", il est alors quasi certain que rien ne sera fait. Chacun est un acteur actif dans sa société. Même si son rôle est faible, l’impact de ses actes a toujours une répercussion, directe ou indirecte. Même très faible, elle vaut mieux que l'absence, la démission, l'indifférence, l'irresponsabilité, la décharge, l'individualisme, qui ont conduit à laisser des humains vivre et mourir en marge des autres au milieu d'eux. S'y intéresser, vouloir la fin de cette situation et l'exprimer aurait pu produire l’effet boule de neige bien connu, si toutefois on s'y était attaché. Exprimer des idées aide à les répandre, les rendre fortes. Dans une démocratie, le vote de chacun crée un pouvoir ou un autre, érige un homme ou un autre, une situation ou une autre. Tous les électeurs sont acteurs. Leurs élus ne le sont pas moins. "Peu de gens ont fait quelque chose pour les sans-abri." se disait-il encore. "Peu de gens en ont parlé. On ne manque pourtant pas de parler, pour ne rien dire ou pour de prétendues causes, souvent des causes à la con !"
Ce sujet particulier des sans-abri l'aiguillonnait depuis plusieurs jours. A présent il le ressentait plus pesamment. Il ferait quelque chose, sans encore savoir quoi. Pour lors, il mit de côté ses réflexions, à la fois fatigué et révolté, mais aussi écœuré.
L’heure était maintenant avancée dans la matinée. Il sortit faire quelques courses pour le déjeuner.
En passant la porte d'entrée de son immeuble, il vit un portefeuille à terre. Il était ouvert, des cartes de crédit étaient éparpillées au sol, des papiers d’identité aussi. Il comprit aussitôt qu’il s’agissait d’un portefeuille volé. Le voleur s’en était sûrement débarrassé en le jetant là, après avoir pris l’argent liquide à l’intérieur.
Il n’y toucha pas, ne se pencha même pas pour voir de plus près son contenu. Il comprit et s’en alla rapidement, pour que personne ne le prenne lui-même pour l’auteur du vol. Il savait néanmoins quoi faire. Il avait eu connaissance d'un précédent, raconté par sa concierge.
Ayant trouvé un porte-monnaie, elle avait eu le civisme de le ramasser et l’apporter à la police. Hélas, la malheureuse fut retenue durant des heures. Elle fut questionnée, soupçonnée, puis questionnée encore et encore, avant d'être pressée de passer aux aveux. La pauvre femme faillit succomber à une crise nerveuse. Au début de l'interrogatoire elle n'avait pensé qu'à son travail, quitté pour se rendre au poste. Elle avait voulu que le propriétaire du porte-monnaie puisse rentrer chez lui, car il contenait des clés. Un peu plus tard, son travail ne fut plus sa préoccupation majeure. "Je me voyais déjà en prison pour ce que j'avais pas commis." avait-elle dit à Daniel. "Ils m'ont tellement cuisinée, comme ils disent, les policiers, que ça m'a fait voir la guillotine." C'est ainsi qu'avait réagi cette simple personne. Du début à la fin, elle avait été traitée comme un gangster. "Avec les voyous, je suis sûre qu’ils n’osent pas en faire autant. Mais, vous pensez, une concierge, et à mon âge… Avec moi, ils ont pu faire du zèle. Ils se sentaient forts, ça les change des loubards. Parce que, vous comprenez, faut bien dire qu'ils n'ont pas la vie facile de nos jours, les policiers. Ça, je les comprends. M'enfin, c'était pas une raison pour me m'embêter comme ça."
Ces explications détaillées, Daniel les avait bien retenues. En outre, la factrice, qui était présente pendant le récit des événements, avait pris part à la conversation. Cette dernière avait suggéré, pour la prochaine fois, de mettre le portefeuille ou le porte-monnaie dans une boîte aux lettres. Elle précisa que les services postaux se chargeraient de l'acheminer aux autorités compétentes. "Comme ça, pas de temps perdu chez les flics !" Expliqua t-elle encore. Son idée de prochaine fois n'avait rien de rassurant, mais un air de chronique annoncée.
Toutefois, contrairement à la suggestion de la factrice, Daniel ne voulut tenir en ses mains un portefeuille volé. Il préféra ne pas y toucher, ni rester plus longtemps dans les environs. Il n'avait nullement l’intention de se dérober, mais se rendre à une cabine téléphonique et avertir la police.
Arrivé à la première cabine, le combiné avait été vandalisé. Les fils arrachés pendaient lamentablement, déprimants. Il ne savait plus où en trouver une autre et questionna alors un passant. Une fois renseigné, il dut se détourner pour s'y rendre. Malheureusement, arrivé là il n'eut pas plus de chance. Il n'y avait pas de tonalité.
A une troisième cabine, pour laquelle il avait beaucoup marché, il eut la surprise de la trouver en état de fonctionnement. Faute de connaître le numéro du poste de police, il composa le numéro d’urgence de la police, ce qui devait le faire aboutir au même endroit. Une voix automatique lui dit alors qu’il avait demandé la police, ce qu’il savait bien. La voix lui dit aussi de ne pas quitter, pour le cas ou il aurait eu l’intention de raccrocher après avoir appelé. Il ne quitta pas, se conformant à l'impératif message. Celui-ci se répétait, peut-être pour le cas où il n'aurait pas été entendu.
- "Vous avez demandé la police. Ne quittez pas."
Durant ce temps, il imaginait, comme dans un film, une personne qui se trouverait dans une situation d’extrême urgence, où la vie ou la mort se jouerait à quelques instants près.
"On a le temps de crever avec ce numéro d’urgence", pensa t-il.
Pour la troisième fois le message se répétait encore.
- "Vous avez demandé la police. Ne quittez pas."
Il eut le temps de réfléchir à ce judicieux message. Sa première partie était vraisemblablement pensée pour ceux qui se seraient trompés. Il leur est alors précisé que c’est la police qu'ils ont appelée. Mais, il s'interrogeait encore, ce qui avait aussi l'avantage de tuer le temps.
"D'accord, c'est pour ceux qui se seraient trompés. Mais dans ce cas il ne faut pas leur dire de ne pas quitter. Ils doivent au contraire raccrocher et libérer la ligne. Pourquoi ils disent de ne pas quitter ?"
Ce serait alors pour le seul autre cas restant, ceux qui ne se seraient pas trompés et qui veulent bien la police.
"Mais, ceux-là savent bien qu’ils appellent la police. Alors pourquoi leur dire qu'ils ont demandé la police ?"
Il s’interrogeait sur les raisons subtiles qui avaient conduit à ce message salutaire. Un ou plusieurs cas plus subtils encore devaient probablement lui échapper. Ce devait être, par exemple, celui de quelqu’un qui appelle la police, en voulant vraiment appeler la police, mais qui n’est pas sûr du numéro de la police. Alors dans ce cas la police lui répond que c’est la police.
"Eh oui ! Après tout, il faut bien lui préciser qu’il cause à la police, et que s’il voulait les pompiers, alors c’est pas eux, mais la police. C’est sûrement ça ! Et il y a peut-être encore d’autres cas tordus comme ça, il y a tellement de tordus."
Il eut largement le temps de réfléchir à toutes les hypothèses, pendant que l’assassin du film finissait d’occire sa victime.
Le message se répétait automatiquement, avec entre les répétitions des sifflements stridents qui lui perçaient l’oreille.
Lorsque finalement il entendit une voix vivante au bout du fil, celle-ci, hélas, ne sembla vouloir lui parler. Il entendait les conversations du poste de police, mais personne ne répondait à ses "allô… allô…"
- "Allô ! Allô ! Allô ! !" répéta t-il plusieurs fois.
Sa voix se fit de plus en plus forte, jusqu'à crier.
- "Allô police !? Je vous entends. Parlez !"
Lui parlait si fort que des passants se retournaient. D'autres personnes s’étaient mises à la fenêtre. Puis, subitement, il entendit le son d'une fin de communication. Le poste de police avait raccroché. Il resta une bonne seconde pantois, regardant le combiné sans savoir pourquoi.
Là, ce fut trop. Il sentit la colère et l’indignation monter en lui et rougir ses joues. Une personne près de lui voulut lui venir en aide, en pensant qu’il était en danger. Elle fut rassurée et gentiment remerciée. Puis, il recomposa le numéro d'urgence. Une fois encore, le même scénario se produisit, identique au précédent. Excédé, sans plus de réponse que le message automatique, il finit par partir, pensant rappeler un peu plus tard d’une autre cabine, si par chance il en trouvait une en état de fonctionner.
A ce stade, se dit-il, "l’assassin a même eu le temps d’emballer le refroidi. Et il peut encore l’emporter pour débarrasser les lieux de ce désordre." La police devait être sur une autre enquête, celle d'une victime plus ancienne. En attendant, entre deux victimes, il voulut faire ses courses avant la fermeture du magasin.
Cependant, contrairement à son intention, avant d’arriver au magasin il trouva par aubaine une quatrième cabine. Elle était même capable de fonctionner. Il était en veine. Il renouvela ses précédents essais, déjà convaincu de ce qu’il allait entendre, et ce fut bien ce qu’il entendit.
- "Vous avez demandé la police. Ne quittez pas."
Il ne quitta point. Lorsque de nouveau une voix humaine remplaça celle de l’automatisme, il se remit d’emblée à hurler. Ce ne fut pas du tout apprécié par la policière, à l'autre bout du fil.
Alors qu'elle formulait de vives remarques quant aux hurlements, lui fut surpris d'avoir cette fois une réponse. Ensuite, il fut encore plus étonné d'avoir des réponses cohérentes à ses propos. Là, il cumulait les circonstances heureuses. Il avait vraiment de la chance.
- "J’ai vu un portefeuille jeté par terre !" expliqua t-il. Mais il n’eut pas le temps d’en dire plus. La policière lui coupa la parole.
- "Ben vous le prenez, et vous nous l'apportez."
Et elle raccrocha aussitôt.
Cette fois, l’assassin avait fini d’enterrer sa victime ou l’avait jetée dans la Seine.
Bien décidé à se faire entendre, et ne pouvant se résoudre à laisser ainsi ce portefeuille, Daniel rappela encore. Il obtint le même message, la même attente, puis encore la même personne. Il commença par dire, avec une promptitude grotesque :
- "Ne raccrochez pas !"
Finalement, le message de ne pas quitter s’adressait peut-être aux policiers eux-mêmes. C’était peut-être une subtilité.
- "J’ai vu un portefeuille…" dit-il, avant d’être encore interrompu.
- "Je vous ai déjà dit de le ramener. Enfin, quoi !?"
Craignant encore qu’elle ne raccroche, il s’empressa.
- "Ecoutez, ne raccrochez pas ! … Je ne le ramènerai pas. Parce que si je le fais, vous n’allez pas me lâcher. Alors je vous le signale, je vous donne l’adresse, et c'est tout."
Après un léger temps de réflexion, la policière, qui avait bien compris, répondit.
- "Bon, dites. J’envoie une patrouille pour aller le chercher. Mais c'est pas pour tout de suite. On a un tas de trucs sur les bras."
C’est ainsi qu’après bien des déboires il put accomplir ce qui n'aurait dû prendre que quelques secondes. Ayant donné l'adresse, il raccrocha et reprit son chemin.
Il marcha vite pour arriver avant la fermeture du mini-marché. Son civisme ralenti par les dysfonctionnements du système l'avait mis en retard. En marchant, il repensa à l'ensemble. Il s’en étonnait encore. Auparavant il n'avait jamais été confronté à de tels incidents pourtant innombrables et quotidiens. Ils s'accumulaient chaque jour aux autres et construisaient son expérience.
Le magasin était encore ouvert. De nouveaux horaires étaient affichés et indiquaient "sans interruption". Il se dit aussitôt : "si j'avais su, j'aurais pris tout mon temps. J'aurais pu leur dire ce que je pense, aux flics."
Il prit rapidement ce qu'il voulait acheter et fit la queue pour passer à la caisse. Deux personnes se trouvaient devant lui. Leur conversation bruyante ne pouvait être ignorée. Ces deux jeunes parlaient d’un type musical à la mode, aux chansons au ton plutôt bas, à mi-chemin entre chant et parole. Ils évoquaient avec nostalgie une période passée, remémoraient certains titres en vogue trois ou quatre ans plus tôt. En mimant le chant et les vedettes passées ils gesticulaient, faisaient des flexions des genoux et du torse. Ils simulaient la présence d'un micro imaginaire, levaient les bras, donnaient de drôles de postures aux mains et aux doigts. De temps en temps, le semblant de micro arrivait devant leur bouche, une méthode certainement propice à une amplification s'ils en avaient eu une. Mis à part ces derniers détails sur l'emploi de la technologie moderne, tout le reste faisait penser sans difficulté aux simiens. Ils chantaient en sautillant, excités.
- "Et ouais, et ouais… et les keufs c’est tous des putes. Et toi, dans ta cité ils t’ont foutu …Et ouais, et ouais…"
Ils se succédaient l'un à l'autre pour chanter en duo.
- "…Et les mecs qui font de la politique, et les patrons, et le maire de ta cité, et ta maîtresse de ton école… c'est tous des putes…"
- "…Depuis ta maternelle, et tous, et tout, et tous… Ils t’ont niqué. … Ils t’ont niqué ! Ils t'ont niqué !"
- "…Ils t’ont niqué, et ouais, et ouais, et ouais… Ton trou du cul ils te l'ont déchiré. Et ouais… Et nique la police, et nique leur mère, et nique encore la police, et nique encore ta mère. Et ouais, et ouais, et ouais…"
- "T'es foutu. T'as rien à faire. T'as qu'à voler… Nique les ! Et pourquoi on dit un cheval des chevaux ? Pourquoi pas un oisal des oiseaux, et un salal pour dire un salaud ?Dis-moi pourquoi on dit pas un chamal ? On est du vingtième, mais pas des chameaux."
- "Et pourquoi y'en a qui ont un gros nez, et du fric pour se faire opérer ? Et pourquoi tout est pas carré comme les mètres carrés ? Et pourquoi toi t'as pas du fric pour voler tes (chaussures de sport de marque et coûteuses) ?"
- "Si tu veux du boulot, on te r'proche ton ghetto. Si tu as du boulot, tu préfères ton dodo… Ils t'ont niqué ! Ils t'ont niqué !"
- "Nique les… va faire la manche dans le métro…Nique ta maîtresse, chez toi et à l'école !
- Refrain, mon pote ! Et allez ! Nique les keufs, nique la bac, nique leur mère. Nique les frenchies, nique leur race. Nique les étrangers, nique les putes. Nique les riches, nique les pauvres, nique les tous. Nique les ! Nique les !"
Ils reprirent plusieurs fois ce refrain, se frappèrent les mains l’un l’autre, et revinrent à leur conversation.
- "Ça, mon pote, ça c’était de la musique !"
- "Et ouais ! De ouf !"
- "Y’en a plus de la comme ça, y’en a plus."
- "Et ouais."
"Tant mieux." pensa Daniel.
Ils continuèrent à voix haute.
- "C’était de la poésie ça, mon pote ! Des poésies y’ disaient les keums. Et avec des rimes, et des images, et tout et tout."
- "Et ouais."
- "Moi je vais en refaire de la comme ça, moi. Tu vas voir. Je vais tous les niquer !"
- "Et ouais !"
"Et merde." se dit Daniel.
Le monde avait probablement changé la définition de la poésie, et d’autres encore.
Passant d'un sujet à un autre, l'un des deux dit à son ami.
- "Faut payer la bouffe, maintenant, mon pote. Donne le fric." [1]
- "Quel fric ?" [2]
- "Ben le fric, eh, bouffon ! Le blé que t'as fait avec les zeudous de teuchi." [3]
- "Quoi les zeudous de teuchi ?! Ma parole, il est v'nu l'bâtard. Tout le teuchi y' m'a carotte. Même pas une barrette y' m'a laissée." [4]
- "Ah l'putain d'bâtard ! Il est encore venu, et tu t'es fait carotte tout le teuchi ?! Ah l'bâtard ! On va lui niquer sa reume, putain de sa mère !" [5]
- "Et comment qu'on raque, maintenant ?"
- "On peut pas, bouffon ! Il t'a niqué, l'bâtard." [6]
- "On fait quoi, alors ?"
- "Eh ben le keum de la caisse y' met sur l'ardoise. Demain on lui file l'pognon et on blanchit la tune." [7]
- "Et pour le reste ? Comment qu'on fait ?"
- "On tape, mon pote ! On tape !" [8]
- "Et ouais !"
Durant les semaines qui suivirent, il reprit contact avec le monde professionnel. Peu à peu il atteignait le terme d'une traversée. Il avait cheminé sans succomber dans l'épaisse et sombre brume d'une période de dépression. Tant de gens en subissent au cours de leur vie, parfois sans s'en relever.
Lorsqu’il cessa de prendre les antidépresseurs prescrits par son médecin,
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Il avait dit qu'un juriste utilise peu le logiciel en question, une explication donnée à propos d'un métier. Il n'avait rien dit à propos d'un sexe. Mais, elle en avait déduit qu’il s’agissait de misogynie, et l’avait traité de macho.
Comment pouvait-elle tant se fourvoyer et se trouver à un tel poste ? Il s'en étonnait. Comment pouvait-elle choisir des candidats pour une profession qu'elle connaissait si vaguement, voire pas du tout ? Il ne comprenait pas.
A la fois indigné, étonné, désappointé, il la dévisagea à son tour. Puis, révolté, refusant de se laisser imputer des propos non tenus, sanctionnés de plus par "macho" [9] lancé en insulte, il reprit sur le ton de ses émotions.
- "Mais enfin, de quoi est-ce que vous me parlez ? Qu'est-ce que j'ai dit de machiste ?"
Il continua avec la même indignation dans la voix.
- "Je ne suis pas venu ici pour me faire injurier sans raison !"
Elle redressa le torse et la tête, comme si elle était outrée de ces derniers mots. Elle laissa échapper une espèce de gloussement dont le sens échappa à Daniel. Obstinée, avec des idées fausses et arrêtées, elle ajouta encore, fermement.
- "Vous êtes un macho. … Un macho !"
Elle lui fit alors penser à une petite fille qui répétait sans cesse la même chose, comme une espèce de "t’es pas beau… t'es pas beau…". Il l’imagina faisant une grimace, tirant la langue. Ayant compris qu'elle avait à peine plus de maturité qu'une enfant, il n'avait alors plus de raison de la prendre au sérieux. La situation était alors assez grotesque pour le faire sourire. Il attendit un "na nana nanère" qui ne se fit entendre.
Alors qu'il souriait, elle le regardait fixement dans les yeux, avec un imperceptible sourire. Manifestement, elle le provoquait du regard et de ce demi-sourire. Mais, à cet instant, elle ne ressemblait plus à une petite fille. C’était une provocation de femme, une invitation.
Il voulut alors mettre fin à cette situation. Sans plus de mots, il sortit du bureau, puis de l’agence, sans se retourner. Il ne sut quelle réaction eut son interlocutrice.
Une fois à l’extérieur, il repensa à l'ensemble. Il était aussi étonné qu'écœuré. S'il avait été amusé quelques instants avant, il pensait alors qu’il n’y avait rien d’amusant. La réalité de son chômage lui revenait à l’esprit. Une situation partagée par beaucoup d’autres, hélas. Il pensait à l'ampleur du problème, se sentait révolté par plusieurs sentiments. "Un tas de gens sont dans la merde, et il faut encore subir le règne des personnes pareilles." Les idées se succédaient, l'écorchaient. "Tomber sur une de ces paranos… Merde alors." "Il était pourtant bien ce poste. Mais, qu'est-ce qu'on peut faire devant ces cinglées ? Leurs considérations personnelles sur les hommes, elles doivent les garder pour leur vie privée, pas les mettre dans le boulot."
Il conclut en se disant qu'elle n'était qu'une "amazone des temps modernes", une appellation qu'il employait au sujet de telles femmes. Il les appelait ainsi à l'image des mythiques Amazones, les farouches guerrières qui haïssaient les hommes, étaient incapables de les voir autrement qu'en ennemis et les traitaient de la sorte.
Ses dernières pensées sur les Amazones l'amenèrent aux mouvements féministes. Il savait combien ils furent nécessaires à plus d’un domaine. Et il restait encore à faire, même en l’an 2000. Cependant, certaines idées issues du féminisme ou de certaines femmes s’exerçaient à tort. Peu à peu, la culture ambiante avait développé une espèce de phobie ou paranoïa au sujet des hommes. Des exemples ou des propos répandus sans restriction étaient plus d'une fois parvenus à lui. "Comment ont-elles développé ces idées ?" s'interrogeait-il. La réponse qu'il trouvait était différente selon les personnes. Il se souvint alors d'une collègue et amie, Laure, avec qui il déjeunait souvent. Au fil de leurs déjeuners, elle trouva en lui un confident et ami de valeur. Elle voulut parler de choses jamais dites à personne et se défaire de la méfiance et du dégoût des hommes enseigné par sa mère. Cette dernière avait rudement souffert d’un homme odieux qui fut son premier mari. Laure naquit d’un mariage suivant, ses deux sœurs et leur frère aussi. Dès leur petite enfance la personnalité de chacune des filles fut forgée par leur mère qui mit en elles critique et rejet des hommes. Devenue adulte et grâce à sa propre observation, Laure avait cependant réussi à s’émanciper de cet enseignement. Avoir un père sans histoire, avoir un frère aussi, fut salutaire pour elle. Ces exemples proches qui contredisaient l'enseignement de sa mère furent précieux. Ses conversations avec Daniel apportèrent des réponses encore attendues, et surtout un autre exemple d'homme qui n'est pas à haïr, un homme extérieur à sa famille cette fois. Ce fut pour elle une thérapie complémentaire.
Laure réussit à s’extirper du bain d'idées fausses en lequel elle fut plongée, mais l'eau du bain resta plus ou moins sur elle. Elle conserva des stigmates, des réactions spontanées, des erreurs de jugement. Elle put néanmoins épouser un homme charmant, qui sut reconnaître ces séquelles et les ignorer afin d'éviter toute querelle. Quant aux sœurs, elles restèrent farouches et guerrières, acariâtres et opposées a priori à tout ce qui est masculin. Elles vécurent ensemble, entretenant entre elles leur dégoût. Laure devait leur rendre visite sans son compagnon. Seul leur frère était admis chez elles, rarement toutefois, et jamais sans subir de critiques.
En dehors de cette famille, de telles considérations sur la gent masculine étaient moins marquées, plus nuancées et indicibles, mais pas exceptionnelles. D'autres idées fausses encore s'en rapprochaient et revenaient comme des automatismes, sans discernement.
Après le souvenir de Laure, ses pensées le ramenèrent au dernier incident, à l’agence. "Encore une sœur de Laure" ajouta t-il à son sujet. "Son entourage l’a probablement forgée, elle aussi. Mis à part le machisme qu'elle voit où il n'est pas, elle est aussi incapable d’avoir le jugement nécessaire à un bon recrutement."
Ce recrutement pourtant confié à une agence spécialisée nécessitait une personne plus qualifiée. Son exemple n’était pas unique, hélas, ni les personnes en recherche d’emploi.
Homme ou femme, Daniel fut confronté à des chargés de recrutement pour qui il n'avait jamais le bon profil, toujours pour une raison différente.
Les jours passèrent, toujours sans emploi, ajoutant à sa déprime, laquelle était trop visible pour un éventuel employeur.
En attendant, il lui restait d'autres ennuis en lesquels on l'avait plongé. Il tenta d'en régler un par téléphone. D'ordinaire on décrochait pour raccrocher dans la même seconde, afin de dissuader les appelants. Cette fois il eut une chance inouïe.
- "Perception. J'écoute."
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- "C'est à dire… on a un problème informatique, vous n'êtes pas le seul. Dans certains cas, le système continue à émettre des prélèvements sans qu'on sache pourquoi."
- "Bon, mais vous m'avez dit ça le mois dernier. Entre temps j'ai besoin de cet argent, moi. Et qui me dit que vous n'allez pas me prélever encore une troisième fois ?"
- "Ben… On sait pas trop. Mais vous inquiétez pas. Allez à votre banque et faites opposition."
- "Mais j'en ai assez de devoir courir à droite et à gauche pour vos erreurs, moi ! Et vous n'êtes pas les seuls ! Faire opposition à la banque est payant. Ils me prendront des frais à cause de vous. C'est pour ça que je n'en ai pas fait, le mois dernier. Vous m'avez dit qu'il n'y aurait pas de prélèvement."
- "J'peux rien faire de plus. J'ai clos votre compte. Il doit sortir une lettre chèque pour vous rembourser."
- "On m'a dit ça le mois dernier. Mais je n'ai rien reçu et vous m'avez encore prélevé."
- "Je vous repasse à ma collègue."
Il n'eut d'autre choix que patienter encore. Il entendit quelques échanges.
- "Il fait chier ç'ui-là. Dans dix ans il fera chier encore."
Puis il retrouva la première voix. Elle était à la fois indolente et prête à se fâcher. Daniel reprit.
- "Allô. Alors, on vous a expliqué ?"
- "Rien du tout. C'est quoi vot' problème ?"
Il dut tout répéter encore. Hélas,
- "J'peux rien pour vous. Faut attendre l'informatique."
- "Mais j'en ai assez ! On voit ce qu'elle donne votre informatique. En attendant, l'argent que vous m'avez pris me fait défaut. J'en ai besoin ! Mettez vous à la place des gens !"
- "Je vous dis qu'on peut rien y faire."
- "Et si je viens à votre guichet ? Pouvez-vous me rembourser immédiatement à la caisse ?"
- "Non, on le fait pas . Faut attendre l'informatique."
- "Mais ce sera quand ? Ça peut être dans des mois ou même jamais. Vous voyez bien que vous avez prélevé à tort !"
- "Le mois dernier c'est parce que vous vous êtes réveillé trop tard. Passé la moitié d'un mois, on peut plus arrêter les prélèvements pour le mois suivant."
- "Je me suis réveillé trop tard !? Vous, vous ne vous êtes pas réveillés du tout. Je vous l'ai dit dès que j'ai reçu mon relevé bancaire. Maintenant je veux mon argent. J'en ai besoin pour mes dépenses de tous les jours, pour vivre. Vous comprenez ?"
- "Et moi je vous dis que vous devez attendre."
- "Mais j'en ai marre à la fin ! Passez-moi un responsable. Ça fait plusieurs fois que j'appelle et que je me déplace. C'est inadmissible ! Et avec ça, vous m'avez pris cinq cents francs de frais, parce que je n'avais pas de quoi payer et demandé un étalement."
- "C'est comme ça. L'impôt n'a pas été payé à temps, vous payez davantage."
- "Ah bravo ! Faut surtout pas être dans le besoin. On fait payer plus cher ceux qui n'ont pas d'argent. Et moi, je dois aussi subir des prélèvements indus, plus les démarches et les frais que ça m'occasionne."
- "Tout ça c'est pas mon problème. J'y peux rien."
- "Ah çà ! C'est sûr que les problèmes sont pour moi. Vos prélèvements je ne les attendais pas. J'ai émis des chèques sans savoir qu'à cause de vos prélèvements je serais à découvert. Maintenant je risque d'être interdit bancaire à cause de vous ! C'est toujours pas votre problème ?!"
- "Ecoutez, y'en a assez maintenant ! Même si vous venez, vous serez reçu par un responsable qui vous dira la même chose. Faut attendre l'informatique. C'est tout !"
- "Je vous souhaite de vous trouver dans les problèmes ! J'étais déjà plongé dedans, vous m'avez fait perdre le peu d'équilibre que j'avais encore. Si je suis interdit bancaire à cause de vous, j'espère que vous le serez à votre tour. Peut-être comprendrez-vous ainsi ce que vous faites."
Il raccrocha dans une indignation profonde. Il sentait devoir se calmer afin que l'équilibre ébranlé ne soit que financier, sans atteindre sa santé. De telles conversations le contrariaient tant, qu'il en subissait l'émotion pendant plusieurs jours. Il connaissait aussi ce mur qu'était l'Administration. Il finit par baisser les bras et abandonner pour une durée indéterminée, afin de préserver sa santé.
Le chat restait pour lui un moyen d'évasion et de communication auquel il revenait.
Comme souvent, il tenta un soir d’établir une conversation, mais sans succès. Il adressa des messages à plusieurs personnes, choisies par leur pseudo. Parmi ceux-ci, il y avait "Croisière". Daniel lui écrit.
<hector> bon voyage !
Sans réponse malgré bien des messages, il allait s'arrêter lorsqu'une réponse s'inscrivit. "Croisière" répondait.
<croisiere> ça ne risque pas. personne répond ce soir
<hector> C'est pareil pour moi
<croisiere> pas de bol
<hector> et d'autres soir, ça répond ?
<croisiere> pas trop. et toi ?
<hector> parfois oui, mais c pas toujours intéressant
<croisiere> des filles ? des types ?
<hector> j'évite de parler aux mecs, on me prend pour un homo
<croisiere> je ris. moi c'est pareil. je préfère parler aux femmes de toute façon c'est le but
<hector> tu cherches une rencontre ?
<croisiere> oui, mais avec une femme ! ! ! ! ! ! ! !
<hector> j'avais bien compris
<croisiere> toi aussi ?
<hector> pas spécialement. Si je trouve quelqu'un d'intéressant je verrai.
<croisiere> tiens j'ai une réponse là. Si je réponds pas attends un peu
<hector> ok. bonne chance
Temps d'attente
<croisiere> elle a l'air sympa. Reste branché, je te tiens au courant
<hector> ok, je continue de chercher quelqu'un de sympa
Temps d'attente
<croisiere> Tiens moi au courant aussi
<hector> ok
Temps d'attente
Daniel eut alors un autre contact, en même temps qu'avec "Croisière". C'était un dialogue peu intéressant. Il y répondit par courtoisie, sans plus. De temps en temps "Croisière" reprenait la discussion.
<croisiere> Elle a les yx bleus, chatain, 1m65. Pas assz grande pour moi
<hector> Ca veut rien dire, faut voir ;)
<croisiere> ça t'as raison. On est souvent déçu du voyage quand on les voit
<hector> Tu en as souvent rencontré ?
Temps d'attente
<croisiere> Non que deux fois. J'ai meme rien fait avec
<hector> J'ai aussi un autre dial avec une fille. Si je réponds pas c pour ça
Temps d'attente
<croisiere> ok. Bien reçu. Dis moi si ça marche
Temps d'attente
<hector> ok, mais elle est pas bavarde, elle sait ps de quoi parler
Temps d'attente
<croisiere> C'est mieux, ça sert à rien de parler pour rien. Demande lui comment elle est
Temps d'attente
<hector> Alors toi c'st vraiment pour une nana d'un soir que t'es là
<croisiere> j te l'ai dit
Temps d'attente
<hector> Si t'en as rencontré deux, pourquoi t'as rien fait avec alors ?
Temps d'attente
<croisiere> Comme t's l'air sympa, je vait te parler plyus sérieusement
<hector> merci c sympa
Temps d'attente
<croisiere> Je fais ça mais c'est récent c'est depuis que
<croisiere> ma femme me trompe que je fais ça
Temps d'attente
<hector> Ta femme te trompe !?
Temps d'attente
<croisiere> Ouais ! !
<croisiere> et les deux nanas que j'ai encontrées, elles m'ont pas inspiré grd chose
Temps d'attente
<hector> Tu cherches une revanche sur ta femme ?
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<croisiere> c'est pas exactement ça, mais on peut le dire ainsi, peu importe
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<hector> Depuis quand tu sais que ta femme te trompe?
Temps d'attente
<croisiere> Depuis que je suis tombé sur un mail qu'elle a oublié d'effacer Elle dit qu'elle m'a trompé qu'une fois,
<croisiere> mais si ça ce trouve elle me trompe dpuis longtmps. C'est ce que je crois
<croisiere> Mais une ou plusieurs fois, sa change rien
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<hector> Tu restes encore avec elle ? Moi je pourrais pas supporter ça
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<croisiere> J'ai eu lameme reaction.On a drolement parle et etudié la question
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<hector> alors ?
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<croisiere> on a des gosses, encore jeuness, on veut pas les faire payer
<croisiere> Mais c'est vrai que je peux plus la voir depuis qu'elle a fait ça
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<hector> ça je te comprends vraiment
<croisiere> je pourrais plus jamais la toucher. Elle me dégoûte. Quand je pense que des mecs l'ont étreinte. et sa poitrine, et ....
<croisiere> jesais pas comment te dire, quand je pense que des mecs l'ont touché la, et que la a été deversé ....
<croisiere> je sais pas comment t'expliquer
<hector> je te comprends. te torture pas, va. c'est pas la peine. ça me dégoûte aussi. J'ai un peu vécu la même chose, pas exactement.
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<croisiere> Raconte
<hector> Excuse moi, mais je peux pas, c'est trop récent et ça me démonte encore trop
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<croisiere> maintenant c'est moi qui te comprends. Mais moi ça me fait du bien d'en parler
<hector> Vous vivez comment alors, concrètement ?
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<croisiere> on s'évite, et on essaie de rien montrer aux enfants
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<hector> Excuse je fais ce que je peux pour t"écrire. Elle arrête plus de parler maintenant la nana de mon autre dial
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<croisiere> Qu'est ce qu'elle dit ?
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<hector> Des tas de trucs dont je me fous. Elle me donne ses mensurations. Je lui ai rien demandé. Elle cherche un mec pour ce soir. C'est une coureuse de caleçons ! !
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<croisiere> Coureuse de caleçons ! C'est bien trouvé ça. Celles la finissent jamais de foutre les mains dans tous les caleçons
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<hector> Pas dans le mien
<croisiere> le mien non plus, mais ces putasses se font passer pour des femmes bien. On se fait alors avoir.
<hector> C'est un des problèmes. Vaste sujet.
<croisiere> Elle est comment ?
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<hector> Elle vient de m'envoyer sa photo à l'instant. Je lui ai pas demandé non plus
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<croisiere> Elle t'a envoyé une photo ! Alors elle est comment ?
Temps d'attente
<hector> Elle pose presque nue, a genoux, en petite culotte et seins nus.
<hector> Bien faite, beau visage et un certain charme.
<hector> Mais j'aime pas les salopes
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<croisiere> en fait, je crois que c'est pareil pour moi. Avec les deux nanas, j'ai rien fait parce que ça me branchait pas ces trucs la
<hector> ben non, ça branche pas. Y'en a qui aiment, mais moi pas
Temps d'attente
<croisiere> moi non plus. avec ma tentative avec ces deux nanas, maintenant je comprends pas comment y'a des mecs qui peuvent
Temps d'attente
<hector> ils connaissent rien d'autre
Temps d'attente
<croisiere> c'est bien ça ! En fait, ma femme je l'aimais vraiment beaucoup
<croisiere> et a plus de 45 ans elle est encore plus belle que ces deux salopes qui avaient 20-25 ans de moins. A coté de ma femme ces 2 jeunes lopes tenaient pas la route.
Temps d'attente
<hector> je te suis. Laisse tomber pour ce genre de rencontres, va. Ca ne vaut rien.
Temps d'attente
<croisiere> je crois que t'as raison. J'avais peut être besoin qu'on me le dise
Temps d'attente
<hector> Qu'est ce que t'aurais fait avec, de toute façon ? Un soir, un autre, et puis ? Tu vas pas passer ta vie comme ça
<croisiere> alors là t'es encore plus convaincant
Temps d'attente
<hector> Pourquoi t'as dit que c'est ps exactement une revanche sur ta femme ?
Temps d'attente
<croisiere> parce que, pendant un tmps, on a essayé de se cmprendre, moi de la comprendre surtout
Temps d'attente
<croisiere> elle se jstifiait en disant qu'après ds années de mariage elle avait besoin d'autre chose
Temps d'attente
<hector> ça justifie ça !? Moi ça me dégoûte encore plus
Temps d'attente
<croisiere> maintenant je me rends compte comme t'as raison. C'était débil d'essayer de comprendre l'inadmissible
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<croisiere> mais à ce moment je faisais de mon mieux pour la comprender, on s'était dit on reste ensemble et on peut avoir chacun sa vie sexuelle à côté. genre idées libres et modernes, tu vois ?
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<hector> je vois. C'est pour ça que t'as cherché des nanas alors ?
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<croisiere> C'st bien ça
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<hector> mais c'est débile ce genre d'idées "libres", c'est des conneries. Y'en a eu des films
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<hector> des films sur des histoires de couple comme ça. Tous ces films montraient bien comment
<hector> la jalousie s'installe finalement. La jalousie ne peut pas accepter, c'est compréhensible et
<hector> c'est à juste titre, c'est naturel, normal, ça va pas avec les sentiments ces trucs là.
<hector> finalement ça finit toujours par la destruction du couple, et de la pire manière ou prsque
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<croisiere> Tu piges vite et t'as raison. C'est ce que je vois arriver aussi, la destruction du couple. Et ça me cause bien des soucis
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<hector> c'est sûr qu'avec ce genre d'idées vous allez mettre de l'huile sur le feu, et augmenter très durement les problèmes.
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<croisiere> j'en ai assez maintenant de cette fille qui me cause. Elle me dit que des trucs de cul et j'en ai mare
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<hector> c'est pas ce que tu cherches. Forcément t'en as marre.
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<croisiere> la jalousie que tu disais, c'est exactement ça quand je te parlais des mecs qui l'ont étreinte, et .....
<croisiere> j'imagine toujours elle et ce mec, nus les deux et lui qui étreint sa poitrine, et qui....sur sa toison. C'était écrit dans ce mail
<croisiere> et puis le reste aussi, sans parler de ce qu'y avait pas mais que je sais bien .....
<croisiere> c'est impossible de supporter ces images. et je peux pas m'en défaire. J'ai pas de mal à imaginer ce qu'ils ont fait, lui avec ma femme. ma femme avec un autre. Je sais pas comment dire, à propos d'elle, à propos des types… je pense un tas de trucs. ça fait mal, tu peux pas savoir
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<hector> si, je sais
<croisiere> excuse moi. Je disais ça comme ça
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<hector> t'excuse pas, c'st pas la peine. Je comprends vraiment ta douleur. C'est terrible, vraiment une douleur, meme physque
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<croisiere> oui physique, c'est vrai. Je le sens dans le cœur, je sens que physiquement ça me fait du mal
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<hector> je le sais, je connais aussi
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<croisiere> je dois surmonter tout ça, pour mes gosse au moins
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<hector> ils ont quel âge ?
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<croisiere> on les a eu tard, la plus grande a 17 ans
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<hector> ça risque d'être pire et déséquilibrant pour les enfants si la situation du couple se détériore
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<croisiere> je le vois venir aussi, surtout que ma femme continue à me tromper. Moi j'ai pas pu, mais elle sa lui pose aucun problème
<croisiere> depuis ce mail l'eau a coulé sous les ponts, et elle a cherché d'autres mec comme celles qui nous causent en ce moment, et elle en a eu d'autres des mecs
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<hector> si c'était pas ta femme, je dirais bien que c'est une salope
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<croisiere> tu peux, faut appeler un chat un chat. Elle a beau etre ma femme, elle merite pas plus de respect
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<hector> tu penses faire quoi pour la suite ?
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<croisiere> tenter de resister, pour mes filles, et mon plus jeune, jusqu'a ce que tous soient adultes et autonomes
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<hector> mais t'en as pour des années
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<croisiere> pour eux je resisterai. Je me fous de cette salope que j'ai aimée et qui me fait souffrir. Pour mes enfants je ferai ce que je peux, sauf si je craque
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<hector> si tu craques tu risque d'avoir tous les torts. Je suppose que ta femme va se charger de leur "remonter le moral" contre toi
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<croisiere> continue
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<hector> pour le divorce elle va te coller ts ls torts, pour gagner
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<hector> de même pour avoir les enfants, leur garde et leur opinion de son coté
<croisiere> elle s'en fout de leur garde, elle veut vivre libre, qu'elle dit
<croisiere> elle dit que le mariage l'a empechee de vivre et qu'ils sont assez grands
<croisiere> maintenat elle se fait sauter par tous ls types qui se presentent, jusqu'au plus crasseux
<croisiere> Elle se rend meme pas compte. de rien du tout
<croisiere> meme avec un preservatif, ça l'empechera pas d'avoir des morpions
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<hector> c'est la liberté ça ?
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<croisiere> c'est pire que de la merde oui ! Et c'est ce qu'elle appelle vivre. Et elle est pas la seule !
Merde ! ! ! ! ! !
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<hector> pourquoi tu divorce pas direct ? Elle aura le champ libre pour tous les cons qui voudront passer dessus
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<croisiere> parce que mes filles sont pas au courant, et meme si elle savaient
<croisiere> elles accepteraient pas la réalité, elles sont trop jeunes pour tout comprendre
<croisiere> et surtout, qu'on le veuille ou non, y a une identification a la mere, et ça je peux pas l'eviter
<croisiere> leur mere aurait meme pas besoin de leur 'remonter le moral contre moi', ça se fera tout seul
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<hector> t'es bien coincé de part et d'autre. T'as pas peur de ce que leur mère peut leur enseigner encore ?
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<croisiere> si j'ai peur. Et je peux pas lutter contre. Mais meme en cas de divorce je pourrai pas lutter contre ce que leur mere leur apprend
<croisiere> mais au moins sans divorce on est tous ensemble, je sais, je vois, et je peux equilibrer ce qui va pas. je laisserai pas leur mere faire de mes filles des petites salopes !
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<hector> je vois, t'as 1000 fois raison
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<croisiere> moi j'en ai rien à foutre du cote materiel du divorce et qu'elle me colle ts ls torts. J'essaie d'eviter un divorce et c'est vraiment pour mes gosses que je tiens le coup
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<hector> Je te tire mon chapeau. T'as bien pensé aux problèmes. Je doute pas que tu resisteras, t'as de bonnes raisons pour te faire avancer
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<croisiere> t'es sympa, ça m'a fait du bien d'avoir eu une conversation avec quelqu'un qui pige
<croisiere> ceux a qui j'ai parlé disaient n'importe quoi. Les conseilleurs sont pas les payeurs !
<croisiere> au moins maintenant je sais que je suis pas fou. ce que je pense faire est le mieux
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<hector> non t'es pas fou ! Je crois aussi que c'est bien pour tes enfants, mais si la situation reste stable
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<croisiere> ça pourra pas etre pire que maintnant. c'est maintenant le plus dur pour moi
<croisiere> pour ma femme, son appetit a sa limite, elle finira par etre degoutee d'elle meme
<hector> quand elle n'aura plus le feu aux fesses, elle verra peut-etre plus clair. Si elle y arrive, je ne sais pas si elle pourra s'accepter elle-meme
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<croisiere> exactement, c'st ça que j'attend mais elle est peut-etre pire, elle n'aura peut-etre jamais de regret
<croisiere> maintenant basta avec la gonzesse qui me cause. J'arrete la ces betises
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<hector> arrete poliment
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<croisiere> c'es parce que tu me le dit, sinon je lui aurai dit ce que je pense des salopes
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<hector> je vais faire pareil, basta aussi.
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<croisiere> tu vas dire ce que tu pense des salopes ?
<hector> non, c'est peine perdue, elle pigerait rien. j'arrete gentiment
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<croisiere> content de te connaitre en tout cas
<hector> moi de même
<croisiere> tu reviens souvent sur ce chat
<hector> assez souvent oui. Toi aussi ?
<croisiere> aussi. On se retrouveras alors
<hector> en principe oui, mais j'ai aussi un autre pseudo : strange
<croisiere> ok, je demanderai si c'est toi, les pseudo ici, beaucoup ont le meme
<hector> vrai ! je ferai pareil aussi
<croisiere> alors a + camarade
<hector> a + camarade, et bon courage, tiens le coup
<croisiere> je tiendrai, tu m'as regonflé le moral, c'est pas des salopes qui vont nous tuer la vie
<hector> ah c'est pas mal ça : nous tuer la vie ! !
<croisiere> alors retiens le, et met en application
<hector> c'est déjà en route
<croisiere> salut camarade
<hector> salut
Daniel arrêta alors tout dialogue.
Passèrent semaines et mois, il ne parvint à retrouver un emploi. Il avait rendu visite à toutes les agences de travail temporaire susceptibles de l'employer. Mais, en plusieurs mois de recherches laborieuses, il n’obtint qu’une mission de trois jours. De surcroît, celle-ci se passa plutôt mal.
Il s’agissait d’une entreprise d’édition littéraire, une maison réputée. Daniel s’y présenta gaiement et plein d’espoir. Dans une espèce d’euphorie il y voyait un nouveau départ.
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- "Eh bien, Daniel ?"
Après quelques autres échanges, afin d'obliger la grande dame à préciser son attente, il exposa ses difficultés, la désorganisation, le manque de temps, tout ce qui l'avait dérangé. Il en fit part sur un ton appelant ses interlocutrices à s'interroger sur leur organisation, justement très désorganisée. Il leur dit clairement qu’elles travaillaient dans une improvisation de chaque instant, une confusion constante. Il garda pour lui d'autres pensées à leur égard. Toutes deux étaient compétentes en ce qu'elles avaient l'habitude de faire, et elles connaissaient bien la société qui les employait. Cependant, leur compétence s'arrêtait là. C'est cette connaissance d'une foule de détails qui les rendaient indispensables. Ainsi, même leur hiérarchie les craignait, les ménageait, en parlait avec respect, qualifiant de remarquable le travail qu'elles fournissaient, tout en ignorant celui-ci. Quant à Daniel, arrivé la veille, il avait bien compris que leur fonctionnement n'était pas méthodique.
Dans plusieurs emplois précédents il avait organisé des services et encadré des personnes. Il connaissait ce qu'il vivait. Ses actuelles interlocutrices arrivaient généralement à fournir ce qui leur était demandé au quotidien, mais dans une perte de temps considérable et constante. Il n'y avait plus de place pour une autre tâche, fut-elle exceptionnelle. Les travaux répétitifs et réguliers qu’elles auraient dû informatiser l'étaient mal ou pas du tout. Tout ou presque était à refaire entièrement, chaque fois. S'ajoutait encore le refus non avoué de s'atteler à tout travail de plus, a fortiori si celui-ci formulait une demande inconnue. Ainsi, des dossiers étaient laissés de côté. D'autres cédaient la place à de plus urgents, ceux qui ne l'étaient pas finissaient par le devenir, comme celui pour la comptabilité. Avec de meilleures méthodes, elles auraient fourni davantage, et avec moins de stress.
A Daniel, l'ensemble apparut évident. Il fit part de son analyse tout en sachant qu'il n'aurait la possibilité de rester en cette société. Sa franchise ne fut pas du tout appréciée. Elle outrageait les tenancières. Un tel exposé, il aurait fallu le formuler à leur hiérarchie, si toutefois celle-ci pouvait l'admettre.
A ses explications sur les dysfonctionnements, la réponse de madame Feyerfrau fut :
- "Mais vous êtes là pour ça… Daniel."
Il en resta muet. Elle signifiait que, débordée de travail, on avait fait appel à du personnel intérimaire, ce que tous savaient déjà. Il avait expliqué en substance "vous êtes débordées parce que désorganisées, ce qui vous oblige à prendre des intérimaires", elle lui répondait "vous êtes bien gentil de nous dire ça, mais on prend des intérimaires lorsqu'on est débordées" "vous êtes là pour ça, Daniel." C’était encore une formidable conversation, bien suivie et parfaitement comprise. Faute de trouver une réponse à celle de madame Feyerfrau qui les faisait tourner en rond, il ne dit rien de plus. De même, elles aussi ne dirent rien de plus. Puis, Céline reprit la parole pour quelques mots. Sans le vouloir ni s'en rendre compte, en voulant ponctuer l'entretien elle confirma.
- "C’est toujours comme ça ici ! … On n’a pas le temps de s’organiser."
Entre les deux phrases, elle aurait pu dire aussi "abruti !". Daniel le devina. En plus d'apporter une confirmation, Céline clôturait aussi la conversation. Avec un tel raisonnement, rien ne pouvait s’améliorer.
Sur ce piteux constat, il voulut sortir du bureau mais ne pouvait le faire sans une conclusion explicite qui ne venait pas. Il attendit la réaction de ses interlocutrices, qui n’en avaient pas. Elles le regardaient toutes les deux, sans un mot. Il aurait voulu savoir ce qu’elles pensaient derrière leurs regards fixés sur lui. Leurs yeux semblaient même étonnés. Il se dit qu'elles devaient le prendre pour un drôle de lascar, un extraterrestre prétentieux.
Madame Feyerfrau finit par parler.
- "Bon ! Je vais m’absenter. Je vais vous expliquer ce qu’il me faut dans les dossiers que je vous ai demandés. Après ça vous finirez avec ce qu’ils veulent à la compta."
Sans plus de conclusion sur le sujet, elle avait détourné la conversation.
- "Asseyez-vous à côté de moi." dit-elle gentiment. L'intérimaire risquait de lui filer entre les doigts, il fallait le retenir.
Daniel s’installa et madame Feyerfrau commença ses explications. Durant quelques secondes, il pensa qu'un meilleur départ allait se faire. Hélas, au fur et à mesure qu’elle sortait ses dossiers et les ouvrait, il en sortait un nombre incalculable de petites notes et bouts de papiers divers. Elle seule pouvait y comprendre quelque chose. A cette seule vue, Daniel en fut débordé. A la fin des explications, il prit les dossiers et retourna dans le bureau qu'on lui avait attribué.
Il tenta d'y travailler mais, forcément, il ne comprit rien à ces amas de papiers et de notes incompréhensibles. Encore une fois, il fut impossible de faire ce qui était attendu. Avant que madame Feyerfrau ne s’absente, il retourna lui parler. Elle retint alors dans une profonde inspiration contenant la colère et les injures qu’elle aurait voulu lui lancer. Elle adopta un faux ton, très doux, très calme, et répéta ce qu’elle lui avait dit auparavant. Elle parla comme on s'adresserait à un malade mental. Une fois de plus elle répéta ce qu'elle voulait, sans avoir compris que nul n'aurait pu s'y retrouver dans son désordre.
- "Daniel, … je vous ai dit, … de travailler sur le dossier de la formation professionnelle, … et après … sur celui des avantages en nature des représentants. …
A la fin d'explications embrouillées et de nombreuses petites notes brandies, elles termina.
- "Voilà. Vous comprenez mieux maintenant, Daniel ?"
Toujours sur un faux ton des plus mielleux, qui était déjà de la moquerie non dissimulée, elle ajouta.
- "Vous pouvez faire ça ?"
Continuant à lui parler comme à une personne aux facultés amoindries, elle dit encore.
- "Je vous ai dit… vous prenez mes notes… dans mes dossiers. … Y'a tout dedans. Après… vous n’avez plus qu’à travailler. C’est d’accord ? Vous voulez bien ?"
Loin d'être indigné par la moquerie, Daniel se retenait de rire. Quant aux dossiers, qu'elle demandait de prendre, ils constituaient précisément le problème pour lequel il était revenu lui parler. La conversation avait repris son manège.
Daniel se trouvait embarrassé. Il cherchait comment faire comprendre que ses dossiers n'étaient qu'un dépôt sans aucun sens, sauf pour elle, si toutefois elle-même s’y retrouvait. Comment lui dire clairement, sans ajouter à ses précédents crimes ? Il ne trouva, et préféra esquiver par la seule solution qui lui traversa l'esprit à ce moment.
- "Hmm… je regrette, mais je n’ai pas de connaissances en ces domaines. Je préfère vous le dire, plutôt que rendre un mauvais boulot."
Il avait eu envie de rire auparavant, mais il en avait assez d’être pris pour un imbécile. Il dit alors.
- "Si demain doit se passer comme ça, je préfère terminer ce soir ma mission, ou même maintenant."
Sur ces mots, madame Feyerfrau dû revoir son attitude. Elle l’avait pris pour un imbécile, s’était moquée de lui, mais elle avait besoin de son travail. La perspective annoncée la laissait bien ennuyée. Elle ne sut que répondre mais eut le sursis d'un concours de circonstances. A ce moment précis, la directrice des ressources humaines, supérieure hiérarchique de madame Feyerfrau et Céline, passa dire bonjour. On fit quelques brèves présentations puis la directrice sortit du bureau. Daniel pensa alors
"Je me demande bien ce qu’elles vont lui raconter de moi, lorsque je serai parti. Il y aura beaucoup de choses qui seront de la faute de l’intérimaire, et pendant longtemps."
La directrice partie, la conversation reprit avec madame Feyerfrau, et Céline aussi. Madame Feyerfrau profita de la diversion pour faire oublier l'idée de fin de mission. Elle reprit comme si rien n'avait été dit.
- "Bon. Laissez de côté la formation professionnelle et les représentants. Reprenez le travail pour la compta, et avancez le plus possible jusqu’à ce soir, puisqu’il leur faut tout pour ce soir. Ils sont drôles, tiens !"
- "Bien. Alors, je finirai la journée ainsi." dit Daniel, qui n'avait rien oublié.
- "Mais vous reviendrez demain, n'est-ce pas ?" s'inquiéta madame Feyerfrau.
- "Si vous avez besoin de moi, je reviendrai. Mais ce serait pour quoi faire, puisque la comptabilité aura ce qu’elle a demandé ?"
- "Mais, il n’y a pas que pour la comptabilité que vous êtes là, Daniel."
- "Je ne refuse pas de travailler, si vous avez besoin de moi. Mais j’aimerais que ce ne soit pas une foire permanente."
- "Je ne serai pas là demain." dit madame Feyerfrau.
Ce disant, elle admit être une "foire permanente". Il voulut le souligner mais préféra s’abstenir, afin de rester dans une conversation courtoise. Il s'en tint à l'essentiel.
- "Je reviendrai demain. Je ferai ce que je pourrai."
- "Bien ! Céline vous dira ce qui reste encore en retard. C’est pas c'qui manque."
- "Si plusieurs jours sont nécessaires, je veux bien les faire. Mais, si ce n'est pas la foire."
Après un instant d’hésitation madame Feyerfrau avoua
- "On nous a accordé que trois jours. Le budget intérimaire est dépassé depuis longtemps."
- "Je comprends." dit Daniel.
Toutes les mises au point étant faites, les palabres s'arrêtèrent là.
Le lendemain, il put travailler convenablement toute la journée. Mais, l’ambiance resta froide et distante avec Céline. Elle ne l’appréciait guère et Daniel le regrettait.
A la fin de sa mission, juste au moment de partir, il eut la visite d’une autre personne du département, monsieur Cousin. Celui-ci offrit spontanément quelques livres édités par la maison.
- "C’est pour vous laisser une meilleure image de chez nous." dit-il.
Daniel fut agréablement surpris. Il le remercia.
- "C’est très sympathique de votre part. Merci."
- "Ce n’est rien. Juste un petit cadeau de la maison."
Il dit encore.
- "Je les connais bien. J’en supporte aussi les retombées."
- "Ça ne doit pas être facile d’être collègue avec elles, surtout madame Feyerfrau. Vous avez un rapport hiérarchique avec l’une des deux ?"
- "Non, nous sommes au même niveau, mais sur des fonctions différentes. C’est pas tous les jours facile de travailler avec. On ne s’apprécie pas. Entre deux moments de friction, on reste polis. C’est déjà bien."
- "Oui, c'est pas mal."
- "Vous savez, elles vont vous faire de la publicité dans votre agence d’intérim. Je les ai déjà entendues au téléphone. La fille de l'agence est leur copine."
- "Ça, la pub, je me doute bien qu'elles vont m'en faire. Je suis sûrement déjà grillé à l'agence, même si rien n’est de ma faute."
- "C’est bien ça qui est dégueulasse. C'est pas de votre faute, mais elles vont vous démolir ici et là-bas."
- "Faut vraiment être dégueulasse, en effet. Ici je comprends qu'elles veuillent se décharger et tout me coller sur le dos. Mais qu'est-ce que ça leur rapporte de me démolir jusqu'à l'agence ? Rien. Faut vraiment vouloir faire du mal. C'est vraiment de la méchanceté gratuite."
Il était amer une fois de plus. Cousin acquiesça d'un mouvement de tête, avant de répondre encore.
- "A mon avis elles ne se rendent même pas compte de la réalité. Et elles croient vraiment que vous êtes le dernier des cons. A force de se disculper et rejeter la faute sur autrui, elles finissent par croire elles-mêmes leurs propres mensonges. Et elles n'admettent jamais leurs torts, même si elles les connaissent. Elles ne sont même pas franches avec elles-mêmes."
- "Je connais. J'ai déjà vu ça, ailleurs. Ça ne me surprend plus maintenant."
- "Elles ont de la chance d’avoir encore du boulot. D'autres, comme vous, sont dans la galère. Elles vous enfoncent la tête dans l’eau en plus."
- "Ça oui alors ! Il faut être vraiment bête et méchant pour faire ça. … Elles ont eu la peau de combien de personnes ici ?"
- "Beaucoup. Des CDI, des CDD, des intérimaires, des supérieurs hiérarchiques, des gars haut placés. Entre deux coups bas, elles passent leurs journées entre chuchotements, moqueries et rigolade, comme la plupart des femmes. Elles aiment bien s'exhiber aussi."
- "Moqueries et rigolade… J'ai connu ce problème aussi, dans mon ancienne boîte. On ne sait jamais comment les prendre. Il faut être plaisant et rigoler avec elles, même si on n'a pas envie de jouer à l'adolescent. Et si on le fait, on tombe en familiarités, on se dévalorise. Il n'y a plus de hiérarchie, plus de respect, plus de travail. Il ne reste que des remarques de part et d'autre, de plus en plus déplaisantes."
- "Mais il faut leur plaire quand même, sinon elles vous torpillent dans le dos. Ici, elles apprécient peu les hommes, vous l'avez compris. Elles se comprennent entre elles, comme elles disent."
- "Il n'y a pas qu'ici. On trouve ça ailleurs aussi. … Elle est pourtant mariée madame Feyerfrau. Elle n’a pas l’air de détester les hommes ni son mari."
- "Ah mais, c’est pas pareil. Les bonhommes c'est comme elles veulent les voir. En général, les hommes ne sont que des sales cons. Mais si elles sont amoureuses, elles voient leur type très bien."
- "Amoureuses d'un homme, ce genre de femmes ? J'ai du mal à le croire. Si elles le sont, c'est jusqu’au jour où elles ne le sont plus, sans savoir pourquoi."
En disant ces mots, Daniel pensait à son ancienne compagne. Monsieur Cousin, qui continuait, l'extirpa de ses souvenirs renaissants.
- "Ça oui, tu l’as dit ! Amoureuse pour un temps. Feyerfrau n'y échappe pas. Au téléphone, elle parle pas, elle gueule. On l’entend jusque dans le couloir s'engueuler avec son mari et le dénigrer. Mais quand elle nous parle de lui, c’est l’as des as."
- "Mais pourquoi ?"
- "Pour la galerie. Feyerfrau n'est pas la seule comme ça. Elles ont besoin de se sentir comme les autres. Sans homme il leur manquerait quelque chose par rapport aux consœurs. Tu comprends ? C’est pour elles, et aussi vis à vis des autres femmes. Alors, son homme, évidemment elle va pas le dévaloriser aux yeux des autres, sinon c'est se faire du tort à elle-même. Dans le cas Feyerfrau, elle considère son mari moins que son chien, mais devant les autres c'est le meilleur."
- "Mouais… Tu dois avoir raison. Y’a sûrement de ça, au moins un peu. C'est comme ça jusqu’au jour où elles en trouvent un autre pour le remplacer. Malheur à l’ancien, elles font pas de sentiment. Plus vite elles l’auront jeté, mieux ce sera, et il vaut mieux qu'il se fasse oublier."
- "C’est exactement ça. Heureusement qu’elles sont pas toutes pareilles."
- "Celles-là sont nombreuses, tout de même. De vraies plaies. Je ne sais pas comment elles peuvent faire pour être aussi hypocrites pendant des années avec un homme, juste pour l'avoir et combler un vide."
- "T'as tout compris. C'est pour combler un vide, à commencer par celui entre les jambes. Y'en a qui pensent que par là !"
Cette dernière remarque dérida un peu Daniel. Il esquissa un sourire pour répondre à la plaisanterie, mais sans vraiment en avoir envie. Monsieur Cousin reprit.
- "Bon, c'est pas le tout ça, mais faut que j'm'en aille. Te casse pas la tête mon gars. Je sais que bosser n'est pas facile en ce moment. Y'a du chômage, mais des missions t'en auras d'autres, jusqu'à retrouver un bon boulot. En tout cas je te le souhaite. Et ne te remets pas en cause, c'est pas de ta faute. Perds pas confiance en toi. Ça aussi, c'est du déjà vu."
Après ces derniers échanges ils se saluèrent amicalement.
Le lendemain Daniel téléphona à l’agence de travail temporaire qui l’avait envoyé. Cette unique mission depuis le début de son chômage avait été obtenue à grand peine. Il voulait sauver ce qui pouvait l'être. Faute d'y arriver, l'agence serait au moins informée de la réalité, et lui pourrait peut-être apprendre ce qu'on avait dit sur lui. Hélas, comme ils l'avaient prévu, monsieur Cousin et lui, sa mauvaise réputation était déjà faite. Son interlocutrice à l’agence lui répéta sans dissimulation la pensée de madame Feyerfrau à son sujet. Celle-ci avait appelé l'agence pour dire qu’il était trop sûr de lui, arrogant, lent et incompétent. Madame Feyerfrau avait aussi longuement raconté des faits interprétés à sa manière. Pauvre Daniel. Madame Feyerfrau était la cliente. Un intérimaire n’avait pas autant d’importance qu’un client. Le ton de son interlocutrice à l’agence confirmait encore le peu de considération qu'elle avait pour lui. C’était fichu, il était en effet "grillé", comme ils l'avaient prévu, du moins dans cette agence. Il raccrocha, indigné, frustré en plus de ne pouvoir faire valoir la vérité. Toute autre conversation était déjà superflue.
Pour ne pas baisser les bras, il se dit que d'autres agences existaient. Il les démarcha alors, les jours suivants, encore et encore, par téléphone et sur place. Mais, au fil des jours il se sentait de moins en moins capable, craignait aussi qu’une même expérience se représente, car, hélas, elle n’avait rien d’exceptionnel.
Les semaines passèrent, toujours en recherche d'emploi et toujours sans celui-ci. Il employa ses journées à se maintenir en bonne santé intellectuelle et physique. Le temps de la dépression était derrière lui, il ne voulait y retomber. Depuis des jours il faisait donc du jogging dans Paris, et quelquefois du roller. Chez lui il faisait des exercices de musculation, avec très peu de matériel. Sur le plan intellectuel, il faisait en sorte de s'informer sur tout, et plus spécialement sur les nouveautés. Toutes les sources d’information étaient utiles. La télévision, les journaux, les revues, tout le renseignait. Il passait du temps dans les magasins pour connaître les innovations de la haute technologie, les ordinateurs, les accessoires. Partout où il pouvait s’informer, il le faisait. Parfois, il engageait le dialogue avec un vendeur ou un client qui s’intéressait aux mêmes choses. Cela lui permettait aussi de discuter un peu. Mais, s'informer, toucher des yeux sans vraiment utiliser, ce n’est pas comme être en situation réelle. Beaucoup de choses lui manquaient, surtout sur le plan professionnel, les revues spécialisées, l'expérience, tout ce qu'on peut apprendre de sa profession lorsqu'on l'exerce. On est vite dépassé lorsqu’on est coupé du monde du travail. On l'est aussi lorsque ses moyens financiers sont justes suffisants aux dépenses de la vie courante.
Il passait devant les restaurants, les cinémas, les vitrines, il ne faisait toujours qu'y passer, comme un paria, un exclu de tout cela. Alors, le mot "exclu" prenait tout son sens, un mot tant employé à propos de ceux que la société avait laissés en marge. Ses pensées répétaient ses sentiments. Il était exclu de ce monde, il n’en faisait plus partie. Il y vivait, mais pas comme les autres, il le ressentait ainsi. Tout ça n’était plus pour lui, il en était en dehors, pas seulement exclu, mais évincé.
De retour chez lui, son ordinateur restait la meilleure source de communication qu’il pouvait avoir. Pour accéder à l'Internet il utilisait des offres d'essai gratuit. D'autres fois, il se connectait grâce à des fournisseurs d'accès gratuits. Il restait cependant à payer le prix des communications à l'opérateur téléphonique. C'était "faute de pouvoir payer un abonnement comme tout le monde", pensait-il. Lorsque le crédit d’heures gratuites était épuisé, il ne se connectait plus. Il se sentait alors coupé du monde. Il gérait donc ses temps d'accès, abrégeait souvent des dialogues, des recherches ou des visites de sites.
Un soir où il disposait encore de temps, il chercha un nouveau dialogue. Cette fois il avait pris pour pseudo "Jules", un prénom lu par hasard dans un magazine posé près de lui. Il venait de se connecter lorsque quelqu'un établit un dialogue privé avec lui. C'était une femme. Elle tapait très vite et envoyait des morceaux de phrase pour ne pas laisser de temps mort. Sa vitesse d'écriture était surprenante.
<pasc> moi pascale f 38 ans
<jules> salut
<pasc> asv vite
<jules> h 31 paris. Pourquoi si vite ?
<pasc> suis mariée depuis 18 ans
<pasc> mais 18 ans c long alors…
<jules> alors ????
<pasc> alors je cherche amant, mais virtuel seulement
<pasc> c que j’m mon mari, suis fidèle avant tout
<jules> alors reste fidèle complètement
<pasc> je le suis je t’ai dit.
<pasc> je veux du virtuel seulement
<pasc> c ton pseudo qui m’a fait fantasmer
<jules> virtuel c’est déjà de l’infidélité, non ?
<pasc> fais vite y’a de l’orage. Si je mets mon prénom j’aurais pas de mal
<pasc> mais j’ai deja commencé avec toi, c ton pseudo
<jules> laisse tomber
<pasc> arrete ca m’amuse pas
<jules> laisse tomber
<pasc> pas drole. Fais vite
<jules> je suis sérieux : laisse tomber !
<pasc> quoi tu veux pas ???????????
<jules> non
Temps d’attente
<pasc> espece de sale con T qu'un PD
<pasc> T qu'une merde une tache
<pasc> vous ete tous le meemes les mecs que des salauds
<pasc> pauv con
<pasc> pour qui tu te prend sale PD MACHO
<pasc> va te faire foutre connard
<pasc> je suis sure que tu trompes ta femme et tu lui fait l’amour après SALE MEC ! ! ! ! ! ! ! ! ! ! !
<pasc> y’en a pas un qui vaut quelque chose
<pasc> SALE PD
Il la laissa écrire sans répondre. Le dialogue s’arrêta là.
L'incident dépassé il passa en revue les autres pseudos, changeant de tranches d’âge et de salon. Dans l’un d'eux, il lut le pseudo de "Salsa", avec qui il avait déjà conversé. Il eut envie de lui parler. Il avait de la sympathie pour cette jeune personne. Rapidement, il reprit son pseudo "Strange" qu'elle connaissait. Il pensa aussi à vérifier qu'il s’agissait bien de la même personne. Il établit un dialogue privé.
<strange> Salut Salsa
<strange> tu es bien salsa qui était sur le salon lesbienne ?
<salsa> slt, oui je me souvien de toi
<strange> content de te retrouver salsa
Il avait oublié de parler au féminin, mais ce ne fut pas relevé par "Salsa".
<salsa> moi aussi je suis contante
<salsa> si té sur ce salon ces que té pas ke lesbienne alors
<strange> je me promène un peu partout
<salsa> moi non plus je suis pas ke lesbienne
<strange> explique
<salsa> je suis bi maintenant
<strange> tu peux m’expliquer mieux ?
<salsa> ben c ke je me suis rapelez ce que tu m’a dis sur les mecs bien
<strange> ah oui. Continue stp
<salsa> j’en ai trouvé un
<strange> c super, je suis contente pour toi
<strange> mais pourquoi tu dis que tu es bi alors ?
<salsa> j’aime les mecs mais je prefere les filles aussi
<strange> je comprends pas, si c’est un mec bien alors pourquoi t'es pas qu’avec lui ?
<salsa> mais j’ai pas dit ke j’ai trouvez un mec bien, j’ai juste trouver un mec
<strange> mais tu as écrit que tu t’es rappelée de ce qu’on a dit sur les mecs biens.
<salsa> oui je me sui rappelez , mais c’est pas d’un mec bien que je te parle maitenan
<strange> Ok ! tu t’en es rappelée, en général. Et maintenant tu me parle juste d’un mec que tu as rencontré. C’est ça ?
<salsa> oui c’est ça
<strange> ok je te suis. Alors ?
<salsa> il m’a laissé tombé
<strange> mais qu’est ce qui c passé, tu peux tout expliquer ?
<salsa> du debut ?
<strange> bé oui ;o)
<salsa> tout ?
<strange> oui je suis curieuse tu sais bien
<salsa> ok mais tu quiite pas c long
<strange> je quitte pas
<salsa> bon tu te rapele qant on parlez de premier experiance
<strange> oui
<salsa> alors un soir j’etez dans une soirez
<salsa> et puis j’ai rencontre un mec
<salsa> alors franchement il etai bien super sympa et tout on a rigolez et on étai gai
<salsa> et moi franchement javais envi
<salsa> toute mes copine elle ont couché et pas moi
<salsa> alors j’avais l’air cone et je voulez essayé
<salsa> alors on est allé
<salsa> j’étai super exitez ! !
<salsa> mais franchement lexitassion au debut c’es super mais apres c nule
<salsa> lui apres qu’il bougez plus alors il a plus bougez
<salsa> et moi jetais super exitez et puis lui y faiser plus rien et moi ça me faisai meme mal
<salsa> sa faisait mal mais PAS parce que la premiere fois
<salsa> c parceque jetais exitez et que s'étai fini tu conpren
<salsa> pour la premiere fois sa brule un peu et c tout
<salsa> sa fait plus mal plus parce qu’il me faisez plus rien
<salsa> j etais super exitez comme sa et puis plus rien alors javai mal
<salsa> et jetai super nerveuze
<salsa> aprés j'ai compris qu'il m'avez trop exitez et c tout
<salsa> alors c vrai que les mecs il sont nulle
<salsa> alors c pour sa que je prefere les filles aussi maintenan
<salsa> tu a compris ?
<strange> moi oui, toi non
<salsa> qu’et ce que tu veut dire
<strange> Que t'as rien compris. Ce que t'as fait c pire que nul. J’ai de la peine pour toi
<salsa> mais pourquoi dis moi
<strange> tu as fait n’importe quoi, avec n’importe qui, n’importe comment
<strange> je t’avais expliqué de NE PAS faire ça
<salsa> mais je sait mais je voulez et toute les copinne elle on fai pareil et meme a la soirez et il rester plus ke moi et les mecs il son nulles alors..
<strange> en faisant ça forcément vous les trouvez nuls, et eux aussi pensent la meme chose
<salsa> t’est facher ?
<strange> oui. Mais j’ai surtout de la peine pour toi, et pour tes copines aussi
<salsa> mais pourquoi ?
<strange> à cause des saloperies qu'on vous a apprises et des belles choses qu'on ne vous a pas apprises. Tout est à revoir dans ce que vous pensez, comme ce que vous faites
<strange> tout a été pourri dans vos têtes et dans votre relation avec les garçons. Tu comprends ?
Il n'en était pas sûr. Il pensait avoir parlé d'une manière trop compliquée, incompréhensible pour elle. Il avait essayé d'adapter sa façon de parler, mais l'emportement avait pris le dessus. La réponse qu'elle donna dissipa tout doute. Elle comprenait parfaitement.
<salsa> mais tu a raison mais c comme sa au jourdhui c le q pour le q
<strange> c’est bien le problème, partout ou je regarde. C’est ce que je voulais que tu ne fasses pas !
<salsa> mais j'avais pijé mais y en a plus des mec bien alors qu ai ce ke je pouvez faire moi
<salsa> et si y en a des bien moi je peut pas perdre tout le temp sans savoir
<strange> tu veux bien me rappeler ton age dis ?
<salsa> 16
<salsa> 15 edmi
<strange> tu ne m’avais pas dit 18 l’autre fois ?
Temps d’attente
<salsa> mais c pareille non
<salsa> et on direr pas que j’ai 16 je fait 18
<strange> T'as 15 et demi, meme pas 16. Meme si t'avais 16 ans c super jeune. Tu ne perdais pas ton temps. Au contraire tu as trop devancé les choses
<salsa> mais y a des copinne sa fais 2 ans qu’elle ont fait sa alors moi je sus vieil et sage a coté d'elle tu voi
<strange> oublie tes copines Salsa. Tu t’en fous de ce qu’elles font. C pourri ! Fallait pas faire pareil ! C trop tard maintenant.
<salsa> mais je vouler aussi, c pas ke les copines
<strange> c ce que je craignais Salsa, c pour ça que je voulais te convaincre de faire quelque chose de bien
<strange> pour rencontrer quelqu’un de bien, et de former
<strange> un vrai couple avec lui pour la vie ou pour le plus longtemps possible.
<strange> le q pour le q c’est pour les bêtes pas pour toi Salsa
<salsa> mais tu a raison je sus dacor mais tu veu pas croire que c ke comme sa maitenan tot le monde le dis
<salsa> c pas poss ce ke tu dis, y en a plus des mec bien comme tu veu
<strange> t'as raison, mais c'est parce que la société a détérioré les relations entre les
<strange> hommes et les femmes. Ca s'est appelé la révolution sexuelle Mais il n’y a pas que ça
<strange> et c’est encore possible de rencontrer quelqu’un de bien et former un couple. Il y en a
<salsa> peutetre mais moi je sait pas si je pourez un mec bien alore j'ai preferer le faire. et aussi javez enviiiiiiii ! ! ! ! un max ! ! ! !
<strange> t'avais envie mais t'as rien eu !
<strange> ta déception aurait pu être tout le contraire
<strange> c a dire quelque chose que tu ne connais pas, et donc que tu ne peux pas imaginer
<salsa> jaurai pas eu mal tu veut dire
<strange> bien mieux encore. Physiquement t’aurais pas eu mal, et t'aurais eu des émotions formidables que
<strange> tu ne peux pas imaginer. Faut les avoir vecues. Mais pour les vivre, il faut avoir rencontré
<strange> quelqu’un que tu aimes vraiment, énormément. Toi c'était pas ça !
<salsa> mais si un jour je le trouve je l’aurez, mais si je les pas trouvez au moin j’aurer fait tout ce qui me plais.
<strange> mais t'as gaché des moments formidables que t'as rendus pourris.
<strange> tu ne pourras plus les vivre avec l'h que t'aime
<strange> Et puis, le q pour q, tout le monde le fait. Alors, forcément, y'a plus moyen de trouver mieux. C'est ça le problème !
<strange> C’est tout le contraire d’une vie de qualité. C’est parce que trop de gens pensent et font comme ça que la vie est devenue pourrie.
<salsa> mais moi je te croit, je suis d'ac avec toi mais moi toute seul je peus rien changer et
<salsa> si je fait comme tu dit alors je reste une cone et je passe a cote de plain de chose.
<salsa> Et meme si j’oublier les copines elle elle s’amuse bien et moi je
<salsa> peus pas restez toute seul. elle me diron que je suis une debil
Il voyait bien qu’elle aurait pu comprendre et admettre ce qu’il disait. Mais, l’importance qu’elle accordait à ses amies et le dépit qu’elle avait au regard des perspectives de sa vie étaient un obstacle à d’autres comportements et valeurs. Tout en sachant qu’il n’arriverait pas à la convaincre, ni dans l'immédiat ni ultérieurement, il voulut néanmoins faire au mieux. Elle allait peut-être en retenir quelque chose, en parler autour d’elle à qui pourrait l'entendre. Elle pouvait encore le comprendre plus tard, le transmettre un jour à de plus jeunes, voire à ses propres enfants. Ainsi pourrait se propager quelque chose de mieux. Rendre quelques idées existantes était mieux que ne rien tenter.
Il choisit de résumer et mettre fin à ce dialogue qui aurait tourné en rond. Il aurait exaspéré Salsa s’il avait insisté davantage.
<strange> oublie tes copines salsa, s’il te plait. Essaie de ne pas plonger davantage
<salsa> mais je sais moi aussi je veus pas dessendre plus bas
<strange> tu aurais dû te le dire avant de faire ce que tu as fait à cette soirée
<salsa> mais je voulez conaitre
<strange> et tu as connu quoi ? Redis moi comment t’as trouvé ça
<salsa> nule
<strange> alors tu as connu quoi ? RIEN ! C'était pire que nul; c t dégueu et ça t'a laissé un mauvais souvenir
<strange> Tu ne sais toujours pas ce que sont de vraies émotions d’amour, ni de vivre à deux
<strange> ce que tu as fait a pourri davantage ton opinion des mecs, et eux c’est pareil
<salsa> c clair
<strange> réfléchi et agis mieux que tes copines Salsa, et parle leur, toi, au lieu de te laisser diriger par elles
<salsa> c clair aussi mais je pourrez pas les diriger
<strange> fais ce que tu peux, au moins pour toi même
<salsa> et si je trouve jamai de mec bien ??? je veus pas restez sans rien faire et sans rien conaitre
<strange> avec ce que tu as fait tu connais maintenant ce qu’il y a de pourri. Ca, tu connais. Alors c’est pas la peine de recommencer.
<strange> Si tu continues dans le pourri, c'est comme ça que tu ne vas rien connaitre. Tu ne saurais jamais ce qu'il y a de bien, de beau. C'est ça ne rien connaître
<salsa> c clair 5 sur 5
<strange> Alors cherche ça, maintenant. Sinon tu ne connaitras rien. Laisse tomber tout ce qui est pourri
<salsa> tu croit que je peus y arivez
<strange> oui si tu le veux et si tu le cherches. Ne fais pas autre chose. C pour ça que je t’explique tout ça. Explique le a tes copines aussi
<salsa> alor sa je pourez jamais
<strange> essaie au moins. Fais ce que tu peux, si vraiment tu ne peux pas, alors laisse tomber
<strange> comporte toi au mieux pour toi même
<salsa> promis je ferez comme sa
<strange> sur ??
<salsa> sur ! !
<strange> tu resisteras ??
<salsa> oui, y a pas de problem tu sait c t vraimant tros nule l’autre fois
<strange> tu dis ça maintenant, mais si tu rencontre encore un mec qui t’excite tu vas encore craquer, pas resister du tout
<salsa> mais si je l’aime je peus
<strange> s’il t’aime aussi oui. Formez un couple, vivez sincèrement ensemble, pour le plus longtemps possible
<salsa> et sa sera pas nule come sa ?
<strange> ça sera jamais aussi nul que ce que t'as fait. Et si tu n’as pas de plaisir la premiere fois avec lui, ça arrive,
<strange> il restera tous les sentiments pour faire passer ça
<strange> et en formant un couple, alors il y aura d’autres fois, et les fois d’après vous saurez mieux quoi faire. Tu comprends ?
<salsa> sa oui pijé 5/5 !
<strange> alors c ça qu’il faut chercher. Tu crois pas ?
<salsa> c clair javai jamai pensez a sa avant
<salsa> faut que je me rapele de tout pour leurdire au copine c vrai qu'on et conne
Temps d’attente
<strange> tu le revois encore ce gars de l’autre fois ?
Temps d’attente
<salsa> b non pourkoi tu me demende sa ?
<strange> pour savoir. Il avait quel age tu sais ?
<salsa> non je sais po il avez mon age je croit
<strange> tu sais son nom au moins ?
<salsa> il ma pas dis
<strange> quelle merde
<salsa> mais je veu pas le conaitre il était nulle
<strange> C'était pour savoir quelle merde c'était alors
<salsa> ok ! ! cool ! ! ya pas de stress quoi !
<strange> ok, ok. Mais j'ai du mal a rester cool. Y'a toute une jeunesse gâchée comme ça
<salsa> cool ! on fais comme ta dis on fait se qu’on peut ok ?
<strange> moi c'est ok. Toi, tu tiendras parole ?
<salsa> ok aussi prommi ! !
<strange> ok salsa, tu as toujours mon mail ?
<salsa> oui pas de prob
<strange> alors tu écris toujours quand tu veux ok ?
<salsa> c sans problem
<salsa> je te fait plain de gros bizou t une fille super sainpa
<strange> oui c ça
<strange> bye Salsa, et souviens toi
<salsa> bye je me souviens prommi ! !
Une fois de plus, il finit ce dialogue avec amertume. Il découvrait avec désespoir ce qu’était devenue la jeunesse, les relations avec l’autre sexe, les actes, les considérations pour l'autre. Si toutes les personnes n’étaient pas ainsi, cette réalité existait pourtant bien et était tristement commune. Il pensait parfois ne pas être né à la bonne époque. Il se demandait aussitôt s'il aurait préféré naître dans le passé ou dans le futur. Il se disait alors que le passé avait aussi son lot de choses regrettables, et que seul le futur pourrait élaborer une culture plus équilibrée. En attendant cet avenir espéré, les perspectives qu'il avait, par les réalités environnantes, lui assombrissaient le moral.
Les semaines passaient et passaient, sa recherche d'emploi et les refus aussi. S’il avait la rare chance d’être sollicité pour un entretien, en définitive il restait toujours quelque chose qui n’allait pas dans son profil. "Vous n'avez pas le profil." C'était la phrase lâche et banale que lançaient tous les recruteurs, les uns répétant la formule sans plus d'intelligence que les autres. Lors de ces expériences, une association avait embauché quelqu’un d’autre que lui parce qu'il n’avait pas travaillé en milieu associatif. "Vous n'avez pas le profil que nous recherchons", lui avait-on dit. Une fois suivante, il avait été reçu par la filiale française d’une entreprise américaine. Sa candidature avait été écartée parce qu’il s’était présenté sans cravate. "Vous n'avez pas le profil" lui répondit-on en prétexte. Il aurait pu ne jamais connaître la réelle raison s’il n’avait gentiment harcelé l'agence de recrutement qui l’avait envoyé. Il n'avait pas mis de cravate parce que le poste était peu élevé. Il aurait postulé à tout pour pouvoir travailler. Il avait donc tenté d’adapter sa tenue à la dimension du poste, car à un autre entretien on lui avait reproché d’être en tenue trop stricte. "En costume-cravate vous n'avez pas du tout le profil que je recherche, mais alors pas du tout." Cette réponse fut cependant claire et courageuse, bien qu'arguant comme les autres du fameux profil qu'il n'avait pas. Les raisons lui étaient rarement formulées. L'ensemble l'écœurait. Tout n'était que prétextes, hypocrisie, mensonge, manque de temps, empressement et phrases toutes faites. Surtout, ce n'était pas de réelles raisons d’entreprise ou de compétence. En fait, il était écarté de manière arbitraire, souvent sur les seules opinions personnelles de la personne qui recrutait. Soit celle-ci était séduite par le candidat, soit elle ne l'était pas. Daniel était déstabilisé par sa situation, il avait moins de chances. Les candidats étaient nombreux, il fallait les départager, tous les prétextes étaient alors bons pour le faire. En dehors du candidat embauché, les autres "n'avaient pas le profil".
Restant sans emploi, il continua à observer ce qui l'entourait. Il vivait les problèmes économiques et sociaux, et s'interrogeait jusqu'à en comprendre toutes les causes. Il n'avait de cesse qu'après avoir trouvé une solution au problème en cours de questionnement. Cela faisait partie de sa nature. Si des raisonnements ou des idées intéressantes lui traversaient l’esprit, il les notait. De note en note, il avait cumulé de quoi rédiger un livre entier. Il mettait en évidence des causes de problèmes sociaux, et leurs effets sur la vie quotidienne de la population, voire celles de plusieurs pays. Un beau jour, il eut tant de notes écrites qu'il n'arriva plus à s'y retrouver. Il s'employa alors à les mettre en ordre. Au début, il voulait les rendre plus faciles à reprendre, pour lui-même. Mais, naturellement, l'idée de les mettre en forme et en faire profiter d'autres personnes lui vint à l'esprit. Il lui sembla utile, nécessaire, d'en faire un livre. Pour lui, toutes ses observations devaient servir, des améliorations importantes en sortiraient rapidement. Il le croyait.
Durant les semaines qui suivirent, il employa alors son temps à tirer un vrai livre de ses notes. Il voulait en faire à la fois un cliché et une critique de son époque, en ce début de millénaire. Mais la seule critique n'était pas un but. Elle n'était qu'un vif exposé des problèmes. Ses deux principaux buts étaient la suggestion des solutions viables, et l'apport du témoignage de sa vie aux époques futures.
Jour après jour, les pages se remplissaient. Il s’arrêtait souvent pour chercher un mot juste, trouver comment exprimer une idée. Il reprenait les phrases pour les rendre plus claires, plus compréhensibles et en sans risque de quiproquo. Il était porté par son intérêt, mais ne pouvait travailler trop longtemps. La position de travail lui donnait à la longue des maux de dos. Elle crispait ses muscles, à force d'être maintenus dans une même position. Certains soirs il se sentait comme tétanisé. Ensuite des tendinites se firent sentir. Il les conserva durant des mois, même après avoir fini son livre. Pour s'évader, certains soirs il se remettait au chat, ce qui n’arrangeait pas sa situation physique. Mais, il en avait besoin. Il devait communiquer pour sortir de son enfermement, un autre terrible aspect de sa situation. Cet enfermement ruinait son moral. Il ruinait ses aptitudes, ses connaissances, sa confiance en lui. Il ruinait ses chances de retrouver un emploi, ses chances de redémarrage dans la vie dite normale. Il en était conscient sans pouvoir y remédier. Nul ne lui parlait sinon quelques voisins pour dire un bref bonjour ou des banalités. Se savoir ainsi reclus, exclu, diminué, contribuait encore à lui faire perdre ses moyens. Il ne restait que le chat pour lui permettre de converser et sortir de cette claustration. Dans l'anonymat, comme tous les autres, il pouvait discuter, et même de sujets que ses interlocuteurs n’auraient jamais abordés dans la vie réelle.
Un soir, une personne engagea la conversation avec lui. Il avait alors le pseudo "Strange".
<licia> salut
<strange> salut
<licia> asv
<strange> tu ne crois pas que c a toi de te présenter?
<licia> 21 f reims
<strange> h paris, 31 ans mais pas encore fichu
Temps d'attente
<licia> j’ai rien dit
<strange> c’etait pour etre plus complet
<licia> 31 n’est pas n’importe quel age, c la maturité
<strange> merci, c'est mieux que d’être traité de vieux
<licia> tu es qui ?
<strange> comment répondre ?
<licia> que fait tu dans la vie ?
<strange> pour l’instant je cherche du boulot. Entre temps j’écris un bouquin
<licia> bouquin ? quelle genre ??
<strange> genre pas drôle, mais réel
<licia> explique
<strange> si je t'explique je vais t'ennuyer avec un tas de choses
<licia> vas y je te dirai
<strange> ok. j’en ai marre de tout ce qui est tordu dans la sté. Je comprends ce qu’on pourrait faire. Alors je l’écris
<licia> tordu ? quoi par exemple ?
<strange> des sdf en l’an 2000, du chomage, et ...
<licia> et quoi ?
<strange> et du sexe pour le sexe, pas de fidélité, des rapports humains de merde
Temps d’attente
<strange> je te fais peur ?
<licia> non c’est interessant
<licia> je n’y ai pas pense come sa mais tu a raison
<strange> merci. Et toi ? que fais tu dans la vie ?
Il n’y eut de réponse. Un message s’inscrivit.
<information du systeme : il n’y a aucune personne répondant au pseudo licia>
Il en prit connaissance avec regret. Licia en avait sûrement eu assez de cette conversation trop grise. Elle avait quitté le chat. Ce genre de départ sans plus de politesse était fréquent.
Il passa alors d'un salon à l'autre, sans véritable but. Soudain il fut contacté à nouveau.
<alicia> excuse
<alicia> moi licia
Temps d’attente
Il ne comprit pas bien les deux lignes. Il pouvait s'agir d'une Alicia s'adressant à une Licia, un message qui donc ne serait pas pour lui. Il pouvait aussi s'agir de Licia revenue avec un autre pseudo.
<strange> ???? Je suis ps sur de bien comprendre
<strange>licia/alicia ? Tu es bien la même ??
<alicia> oui j’ai ete deconecte, sais pas pourquoi. desole
<strange> j’ai cru que je t’avais fait fuir
<alicia> non c interessant
<strange> nouveau pseudo ?
<alicia> oui on a pris le mien entre temps
<strange> ok. Et toi que fais tu dans la vie ?
<alicia> etudiante
<strange> en quoi ?
<alicia> en droit
<strange> je suis juriste
<alicia> toi aussi ! ! on a sa en commun alors
<strange> oui, au moins ça
<alicia> et d’etre parisien aussi, j’habitai paris avant reims
<strange> je ne suis pas vraiment parisien, je n’ai pas de région d’origine
<alicia> comment sa ??
<strange> orphelin, élevé par les sces sociaux, j'ai bougé pas mal en France
<alicia> c vrai ?? serieux ??
<strange> très serieux. Pourquoi ?
<alicia> moi aussi g connu sa, mais pas toute ma vie, mes parents n’ont plus eu ma garde un moment
<strange> vraiment ? On a donc encore ça en commun
<alicia> c peut etre ce qui a fait nos chois sur le droit
<strange> surement, oui
<alicia> c’est pour sa que tu ecrit alors
<strange> oui et non. j'écris ce que je peux pour la société, sans prétention
<alicia> moi aussi je fais ce que je peux
<strange> bravo. on a tous un role a jouer
<alicia> merci
<strange> tu fais quoi alors ?
<alicia> quand je peux je donne quelques heures au village d’enfants. J'ai connu, alors j'aide comme je peux
<strange> encore bravo
<alicia> c'est normal avec ce qu'on a connu toi et moi
<strange> c sur, on comprend
<alicia> sa fait du bien de se retrouver ! !
<strange> oui, j’ai le même sentiment moi aussi
<alicia> c super, on se sent entre nous
<strange> c’est un peu un sentiment de meme "famille", ça nous a tant manqué
<alicia> oui, sa fait drole, on a pas l’habitude de ça sur le chat
<strange> oui, et maintenant ça me fait l’impression qu’il y a nous, et les autres
<alicia> oui moi aussi
<alicia> je voudrai qu’on reste en contact
<strange> avec plaisir
<alicia> t’as un mail ?
<strange> hector@halo.fr
Temps d’attente
<alicia> c ton nom hector ?
<strange> non c juste un mail
<alicia> c quoi ton nom ?
<strange> Daniel. Mon nom c'est Arnaud. Et toi ?
<alicia> licia.bancet@beezoo.fr
Temps d’attente
<strange> Licia Bancet, c ton nom ?
<alicia> oui
<strange> enchanté
<alicia> moi aussi, je suis vraiment tres heureuse
<strange> tu as une photo de toi ?
<licia> non :o( pas de scan
<strange> moi non plus
<licia> 1,71 blonde
<strange> 1m75 chatain
<licia> tu a un tel ?
<strange> 01 4. .8 4. .8
Temps d’attente
<alicia> c noter
<strange> garde le pour toi, ne le donne pas stp
<alicia> promis. je peux t’appeler quand?
<strange> quand tu veux
<alicia> dis moi quel jour
<strange> mercredi
<alicia> a quelle heure ?
<strange> 21H, je serai la
<alicia> ok je t’appelle
<strange> j’en serai ravi
<alicia> moi aussi a+ au tel
<strange> @+ au tel
<alicia> gros bisous
<strange> gros bisous
Il fut totalement enchanté de cette rencontre, eut une réelle impression de retrouvailles. C'était quelqu'un de "sa famille", en fait la famille de ceux qui n'en ont pas. Une telle rencontre n’était ni anodine ni comme les autres. Cette particularité qu’ils avaient en commun, il la ressentait comme une appartenance à une ethnie, la race de ceux qui ont vécu la même infortune, qui ont eu d'énormes difficultés humaines à surmonter, à un point que d’autres ne pourraient imaginer.
Il se coucha avec un regain d'optimisme. La vie venait de lui montrer qu’à chaque instant quelque chose d’heureux peut arriver, quelque chose qui peut être le fil de tout un écheveau. Il se sentit presque euphorique, tout en sachant qu’il l’était pour bien peu de choses.
Les jours suivants, il dut cesser de travailler à son livre. Les maux de dos et les tendinites aux bras étaient trop douloureux. Au clavier, sa position de travail lui donnait de telles douleurs qu'il aurait dû être immobilisé le temps de les laisser passer. Mais il n’y tint pas. Un temps trop long aurait été nécessaire. Il préféra limiter ses heures de rédaction sans l'interrompre. Cependant, l’ouvrage avançait peu. Pour thérapie, il en choisit une contraire à l'immobilisation. Il choisit de se mouvoir. Puisque ses douleurs étaient dues à une position assise prolongée et des tensions musculaires, pour équilibrer cela il lui fallait de l’activité physique. Il fit alors davantage de sport, accordant aussi au corps le repos nécessaire. Comme les ressources financières ne venaient plus, il bricolait en plus. C'était une activité physique de plus. Il faisait des réparations, des rénovations nécessaires dans son appartement. Il n’aurait pas eu les moyens de faire appel à des professionnels, et cela l'obligeait à faire des mouvements et prendre des postures qu'il n'aurait jamais prises autrement, cela faisait deux bonnes raisons de bricoler. Mais il était encore plus fatigué de passer d’un type de fatigue à un autre. Heureusement, à la longue le but recherché fut atteint. Les douleurs furent atténuées, et avec elles les séquelles qui en seraient restées.
Mercredi arrivé, il attendit impatiemment l’appel de Licia. Mais, il n’eut aucun appel de la soirée.
Leur conversation avait été singulièrement différente des autres du chat. Elle avait suscité en lui un intérêt particulier. Licia avait mené la conversation. Elle avait sollicité un contact téléphonique, et il n’avait pas hésité à donner son numéro de téléphone. Entre eux, il pouvait le faire. Il avait eu confiance. Mais, elle n’appela pas. Elle avait peut-être eu un empêchement. Elle téléphonerait peut-être le lendemain, ou un autre jour. Il n’avait pas osé lui demander son numéro de téléphone, il ne pouvait donc pas l'appeler.
Les jours passèrent et il reprit ses activités quotidiennes en fonction de son état physique. Il ménageait ses douleurs tout en faisant avancer ses travaux de bricolage et la rédaction de l’ouvrage.
Le chat était toujours un moyen de relative évasion. Outre le chat, il y avait aussi des messages électroniques envoyés par Eléonore ou d’autres amis virtuels. Lui aussi en envoyait beaucoup. Mais, la plupart de ses correspondants n’avaient pas le temps de répondre, ou pas la volonté. Au contraire de la messagerie électronique, le chat permettait des échanges plus dynamiques, plus proches d’une vraie conversation.
Ce soir comme d'autres, il chercha un dialogue. Certains pseudos étaient caractéristiques. L’un d’eux affirmait une haine explicite : "cathy_hait_les_h" ("Cathy hait les hommes"). Daniel lui adressa quelques mots.
<strange> pourquoi une telle haine ?
Temps d’attente
Durant ce temps Daniel passa en revue la liste des salons thématiques. Il ne croyait pas que "cathy_hait_les_h" lui aurait répondu. L’absence de réponse était fréquente.
Il venait d’entrer en salon "xtasia", lorsqu’un message s’afficha.
<cathy_hait_les_h> t avise plus jamais de me parler pov con
Il ne répondit rien, conformément au souhait gentiment exprimé par son interlocutrice. Mais, elle s’impatienta.
<cathy_hait_les_h> ta pas compris connard ? on repond quand on est poli
Temps d’attente
<cathy_hait_les_h> pov con de mec
Cette adorable déclaration passée, il se remit à s’intéresser à ce que pouvait être le salon "xtasia". Le nom était équivoque. Le x se prononçant "ex" en anglais, le terme pouvait être "extase", comme dans certains moments. Il pouvait aussi s’agir d’un jeu de mots sur le nom d’une drogue. Daniel voulut en savoir davantage. Il établit un dialogue avec le pseudo "Jupette", choisi au hasard.
<strange> salut. De quoi on parle ici ?
<jupette> che po
<strange> je ne sais pas non plus, c pas clair
<jupette> asv
<strange> 31 h paris
<jupette> ola t vieux toi !
<strange> et toi ton asv ?
<jupette> un conseil : quitte le chat ! le chat c pas pour les vieux ! !
Interpellé, Daniel marqua un temps avant de réagir.
<strange> ah tiens donc ! Et pourquoi est-ce que je devrais quitter le chat ?
<jupette> le chat c pour les jeunes ! t'as pas compris?
<strange> non je ne crois pas. c pas reservé, il y a toutes les tranches d’âge, un tas de sujets
Temps d'attente
<jupette> t as pas compris? fous le camp sale mek !
<strange> dis, tu veux bien rester polie
<jupette> casse toi ! ! !
<strange> tu veux bien me donner ton asv que je sache à qui je m’adresse. Je t'ai donné le mien
A sa façon de s’exprimer Daniel la devina jeune. Il l'imaginait âgée de quinze à dix-sept ans. Elle était peut-être plus jeune encore. Sa façon de dire "che po", était celle des jeunes jusqu’à une vingtaine d'années environ.
Elle cessa de lui parler directement et en privé. Elle mit des messages lisibles par toutes les personnes du salon. Certaines parties des messages étaient incompréhensibles.
<jupette> 0101 strange lé po clair ce mec
Daniel lui répondit de la même manière, lisible par tous.
<strange> qu’est ce qui n’est pas clair jupette ?
<jupette> 012 t’as pas compris ce que je t dit?
<strange> jupette veux me virer du chat. Est ce que quelqu’un peut m’expliquer ?
<jupette> b010 / c’est ça ta ka demander
<strange> c’est bien ce que je fais
Elle se remit à lui adresser des messages privés. Daniel y répondit par la même voie.
<jupette> casse toi ! ici c pas pour les vieux !
<strange> parles moi autrement. Je suis poli avec toi
<jupette> g pas envie de parler poliment avec toi moi ! T qu’un vieux CON ! CASSE TOI ! ! !
<strange> cesse tes injures, t pas forcée de me parler, ni me répondre, encore moins m'insulter
<jupette> fous moi la paix merdeux va te torcher
<strange> merdeux moi? Dis t’aurais pas inversé nos âges? Lequel de nous deux est le plus merdeux?
<jupette> si tu chie pas dans ton froc, tu bande dedans
Il prenait avec beaucoup de surprise chacune des grossièretés qu’elle lançait. Un temps de réaction lui était nécessaire pour en revenir. Puis il tentait de répondre sans escalade.
<strange> écoute t gentille, t jeune, je sais pas ce que je t’ai fait, moi ou les vieux, mais si tu me parles, alors tu me parles autrement. C'est vu ?
<jupette> tu veux koi ???? enculé ! ! ! !
Il s'efforçait de ne pas répondre à ses agressions.
<strange> je ne veux rien, je t’ai juste posé une question sur le sujet du salon, tu m’as injurié, j'y réponds poliment. C tout
<jupette> alors casse toi du chat !
<strange> Sûrement pas. Tu n’as pas à y faire ta loi. <jupette> VIEUX PERVERS ! ! ! ! ! !
Sur ces derniers mots, prononcés sans raison, elle quitta elle-même le salon.
Même en sachant qu’elle n'était qu'une jeune personne, il s’en trouvait indigné, humilié. Il ne comprenait pas pourquoi elle avait eu un tel déchaînement. Il aurait bien voulu savoir s’il y avait un rapport avec le sujet du salon. Pour en connaître le sujet, il questionna rapidement les autres personnes. Mais, ce salon n’avait rien de particulier. On n’y parlait pas spécialement de sexe ni de drogue, pas davantage qu'ailleurs, et le titre n’était pas choisi pour fixer un thème.
Frustré de ne rien savoir, indigné pour avoir été tant insulté, sans raison, il tenta de retrouver Jupette en d'autres salons. Il comptait obtenir d’elle une conversation convenable. Elle était capable d’en avoir, autant que comprendre ce qu'il voulait lui dire, il en était convaincu. Après avoir l'avoir cherchée dans nombre de salons où elle pouvait se trouver, il la trouva dans l'un d'eux, pour les jeunes de dix-huit à vingt cinq ans. Il déclencha un nouveau dialogue.
<strange> jupette je vais te parler d’adulte à adulte
<strange> je ne vais pas te faire de sermon ni de morale
<jupette> t pas mon père
<strange> tu as raison je ne suis pas ton père, c pour ça que je te parle d’adulte à adulte. On peut non !?
<jupette> non on peut po, je veux po, casse toi
<strange> sois polie avec autrui, tu auras la même chose en retour
<strange> si tu l’es pas, t’auras aussi la même chose en retour
<jupette> t’as dit ps de sermon
<strange> dis moi pourquoi tu m’as assaisonné comme ça ? Sans sermon d’adulte à adulte
<jupette> PARCE QUE C COMME CA SALE VIEUX CON
Elle écrivait en majuscules, ce qui signifiait qu'elle criait.
<strange> ok ! tu veux pas me parler en adulte !? Tu préfères injurier comme une môme qui sait pas ce qu’elle dit !??
<jupette> OUAIS ! C CA ! !
<jupette> VA BRANLER TA FEMME ! ! ! ! ! ! ! !
Les propos et la vulgarité étaient excédants.
<strange> alors écoute bébé. A l’âge où tu faisais encore pipi et caca dans tes couches, moi je faisais de l’informatique
<jupette> B OUAIS ! C MALIN CA !
<strange> c’est bien toi qui n’as pas voulu qu’on se parle en adultes
<strange> Alors je te parle comme à une gosse malpolie
<jupette> VIEILLE MERDE !
<strange> pendant que tu étais encore une pisseuse et une merdeuse les vieux ont travaillé sur l’informatique
<strange> si ça existe et que tu t’en sers, c parce que les vieux ont bossé pour l’inventer et le faire exister
<strange> c’est grâce aux plus vieux que toi. Merdeuse toi-même.
<strange> Sois polie au moins
Après cette dernière ligne, un message du système s’inscrivit.
<information du systeme : il n’y a aucune personne répondant au pseudo jupette>
Ce message signifiait que Jupette avait quitté le chat. Elle n'avait pas reçu la dernière ligne.
Ce fut une mauvaise soirée. De "Cathy hait les hommes" à "Jupette", il avait eu droit à une bonne dose d’agressivité, sans raison. Il en garda une relative charge émotionnelle. C’est avec un éveil sur des traits méconnus et une analyse de la société qu’il vivait ces échanges, comme tous les autres, sur le chat ou ailleurs.
Chaque jour il consultait plusieurs fois son courrier électronique. Mais, il n'y avait rien de Licia. Elle ne lui avait pas téléphoné, il espérait qu'elle aurait écrit. C'est lui qui envoya alors un message électronique à Licia.
"J'ai attendu ton appel mercredi et les jours d'après, mais pas de Licia au téléphone. Je n'ai pas osé te demander ton numéro de téléphone. Il n'y a que toi qui peut appeler. A bientôt j'espère. Daniel (pseudo strange)."
Le lendemain il eut l’heureuse surprise de lire sa réponse.
"Ton message m'a fait plaisir. J'ai travaillé et je ne me suis pas rendu compte du temps. Je suis desolee de ne pas t'avoir appele mais j'espere que tu comprend et que tu ne m'en veux pas trop. Je te donne mon numero, tu peux appeller quand tu veux 06..7..8..8.3. Gros bisous. Licia."
Les semaines qui suivirent, ils échangèrent des messages quotidiennement. Ils eurent aussi des conversations téléphoniques. Elle ponctuait toujours ses messages par des mots gentils.
"Ecris moi vite." "Je t'embrasse tres fort." "Je ne pense qu'a toi. Licia." "J'ai ete tres heureuse de t'entendre hier." "J'aimerais qu'on se voit vite."
Ainsi que souhaité, ils se rencontrèrent. Elle habitait Reims mais venait souvent à Paris. Elle y venait le matin et repartait le soir même. Dès leur première rencontre ils s'apprécièrent beaucoup et se trouvèrent de nombreux points communs. Au fil des semaines ils vécurent tous deux une relation très agréable, mais aussi prudente et limitée. Lorsqu'elle n'était pas là, Daniel attendait ses messages avec impatience. Mais il arrivait qu'elle ne réponde pas. Il ne comprenait pas et se demandait alors pourquoi. Il attendait impatiemment qu’elle écrive de nouveau, sinon il le faisait. Il n’osait téléphoner de peur de trop la solliciter et l’ennuyer.
Avec elle il avait retrouvé une relation humaine et normale, au contraire d'exemples comme "Cathy hait les hommes", "Jupette" ou d'autres plus étonnants encore. Licia l’aida aussi à rédiger certains passages de son livre. Il lui transmettait des textes par courrier électronique, elle en lisait une partie et donnait ses appréciations. Grâce à cet avis, il corrigeait ou complétait.
Leur relation dura deux mois. Elle finit lorsqu'il reçut de Licia un message différent des autres.
"Désolée de ne pas avoir écrit plusieurs jours, mais les études + mon copain + tout le reste... alors tu comprend. Je t’embrasse très fort, je pense à toi. Licia."
Sur l’instant, la lecture du message le laissa coi. Puis il eut un débordement d’émotions qui arrivèrent comme une marée. Elle n'avait pas écrit à cause d'un "copain". Ils avaient engagé une relation, mais elle était en même temps la petite amie d’un autre et venait de se trahir. Il ne comprenait pas. Tout se bouscula encore dans sa tête. Chaque nouvelle idée, chaque déduction en suscitait encore d’autres, et ainsi de suite. Il se retrouva de nouveau dans un bain de questions et de minutieuse recherche afin de tout comprendre. Cette capacité de double jeu qu'elle avait eue faisait découvrir une autre personne. C'est sur cette capacité et ses mécanismes qu'il s'interrogeait le plus. Il était moins surpris par l’existence d’un autre homme dans la vie de Licia.. Ce qu'il tentait était une recherche de compréhension des femmes en général, sans parvenir à une généralité possible.
Ce qu'il découvrait était hélas trop proche de la tourmente causée par Cassandra. Il était replongé dans un même tourbillon et il pensait aussi aux échanges eus avec "Croisière", lors d'un chat. Il ne pouvait plus accorder à Licia la moindre confiance, ni le moindre intérêt. Il avait pourtant cru trouver une personne de bons principes. Mais, il découvrait une autre et se faisait à cette idée.
Assurément, il devait appartenir à une autre époque, à une autre culture, voire une autre planète. Il ne se sentait plus capable d’être en harmonie avec qui que ce soit dans la société en laquelle il vivait. Il ne la reconnaissait plus. Il pensait et agissait différemment de tous les autres. Le monde avait-il donc tant changé ?
Il comprit avoir porté un intérêt à quelqu'un qui n'en méritait pas. Il avait perdu son temps avec Licia. Prenant du recul, s'extirpant de ses pensées, il lui envoya un court message.
"Je ne t’aurais jamais crue capable de manipuler deux hommes. Adieu."
Elle répondit sans retard cette fois.
"Je suis desole j'ai pas fait attention a ce que j'ai ecrit. J'aurai du reflechir je sais tu peux me le reprocher. Ecoute ce gars est tres gentil, j’y suis tres attachee mais il y a rien de possible entre nous, il est pas pour moi y’a plein de chose qui vont pas."
Elle détériorait encore sa situation. Elle s'était trahie, disait aussi n'avoir eu l'intention de divulguer cette vérité. Elle l'aurait donc laissée cachée si elle ne l'avait révélée par inadvertance. Elle parlait d'un reproche pour avoir écrit sans réfléchir, mais c'est un reproche pour son attitude envers deux hommes que Daniel lui aurait fait. Elle ne voyait même pas ce fait, elle n'en parlait pas. Elle disait qu’il n’était pas pour elle, que rien n’était possible entre eux, elle disait donc qu’elle le laisserait tomber un jour prochain, tout en étant encore avec lui.
Daniel se demandait qui des deux hommes était le nouveau terrain qu'elle avait préparé avant de laisser choir l'autre. Qui des deux avait-elle manipulé le plus ou le plus longtemps ? Il ruminait ses questions, sa colère, sa peine, son désappointement, toutes les nombreuses et subtiles émotions que cette situation avait suscitées.
Les jours suivants, ils échangèrent une cascade de messages et d’appels téléphoniques, d’explications et de questions. Le ton était même monté. Parfois Licia tentait de justifier son attitude, à d'autres instants elle rétractait sa responsabilité, se dégageait de tout engagement. Parfois elle avançait une bonne raison, d'autres fois elle parlait comme si tout n’avait été que méprise de la part de Daniel, comme s'il s'était imaginé une situation qui n'était pas.
Daniel ne répondit plus à ses messages, ni à ses appels. Il avait tenté de comprendre, tenté de trouver une raison valable. Licia n’en avait apporté aucune, pas plus qu'une explication convenable. Elle avait détérioré encore plus l'image qu’il avait d'elle. Il s’en faisait une nouvelle à présent. Il tentait d'oublier l'ancienne, la fausse, tentait d'étouffer ses regrets.
Il voyait leur relation comme celle de jeunes adolescents. Toutefois, les adolescents ont une espèce de capacité naturelle à oublier et se remettre. Sans cette capacité naturelle, l'impact psychologique de l'autorité parentale pourrait être insurmontable. La nature aurait doté les adolescents de cette aptitude, sans quoi ils en garderaient de réelles séquelles. Pour un adulte, les peines de cœur, les sentiments de trahison et de tromperie peuvent être plus rudes à surmonter.
Il continua à vivre sa vie comme elle pouvait l’être. Il reprit son bricolage et se rendit pour cela dans le parking de l’immeuble. Il n’avait pas de voiture, mais le garage acheté avec l’appartement lui servait à entreposer un établi et des outils. Cette fois, arrivé devant sa porte, un cadenas inconnu verrouillait l'entrée. Surpris, il regarda à droite et à gauche, se demandant s’il s’était trompé de porte. Mais, c’était bien la sienne. Doutant encore de lui, il se demanda s’il n’avait posé lui-même ce cadenas, sans s’en souvenir. Mais, la réponse fut encore négative. Il savait bien n’en avoir rien fait. La serrure qu'il connaissait avait été forcée, vidée de son barillet. Le cadenas qu'il voyait avait été mis en remplacement. Il pensa alors avoir été cambriolé. Il alla donc s'informer auprès de la concierge, qui pouvait avoir posé le cadenas. A l'écoute de ce qu'il lui dit, elle s'exclama, surprise et indignée.
- “C’est madame Desnoyers ! C’est elle ! Je savais pas, monsieur Arnaud… Je savais pas."
- "Mais vous ne saviez pas quoi ? Je ne comprends pas."
Elle s'expliqua alors, posément.
- "Madame Desnoyers est venue me voir. Elle m’a dit qu’elle cherchait le parking de son fils. Ça fait dix ans qu’il a acheté l’appartement en dessous de sa mère, et c’est maintenant qu’ils veulent savoir où est le parking.”
- “Mais c’est du mien dont je parle, pas du leur.”
- “Je sais m’sieur Arnaud. Je sais. Mais, faut que j’vous explique. Elle m'a dit qu’elle avait perdu la clé du parking de son fils. Elle m’a demandé si j’avais un double. Je lui ai dit que non, alors elle m’a répondu qu’elle ferait venir un serrurier. Plus tard, quand je l’ai croisée, je lui ai demandé ce qu’il en est. Alors elle m’a dit qu’ils avaient fait sauter la serrure, et mis un cadenas. Maintenant je comprends que c’était le vôtre, le parking.”
- “C'est ce que je comprends aussi.”
- “Je suis désolée monsieur Arnaud. Je savais pas. Vous êtes sûr qu'il est sur votre porte, ce nouveau cadenas ?”
- “Ah çà, pas de doute ! Je me suis aussi posé la question.”
- “Vous pouvez peut-être aller voir madame Desnoyers. Elle est pas commode, mais vous pouvez peut-être arranger ça.”
- “Bien sûr que je vais y aller. J’y vais tout de suite. Merci pour vos renseignements.”
Arrivé chez cette dame, Daniel exposa courtoisement la situation. Il pensait régler un simple malentendu. Mais, il existe des personnes qui ne savent vivre autrement qu’en se compliquant la vie, et surtout celle des autres, ce qui est bien plus regrettable.
- “Il porte quel numéro, votre parking, monsieur ?” lui dit-elle.
- “Le numéro 58, madame.”
- “Ce n’est pas le vôtre. C’est celui de mon fils.”
- “Celui de votre fils ? Cet emplacement est le mien. Je l’utilise depuis que j’habite ici.”
- “Mais vous n’êtes là que depuis quelques années. Nous, nous sommes là depuis cinquante ans. Allez-vous en à présent.”
Elle commença à fermer la porte, mais Daniel n'avait pas l'intention d'en rester là. Il reprit, d'un ton plus sec.
- “Vous avez forcé ma serrure ! Et j’aimerais savoir ce que vous avez fait de mes affaires qui étaient dans le garage.”
Le ton ferme et décidé fit effet. Elle répondit moins altière.
- “Oui, en effet, il y a bien des immondices en dedans. J’ai vu un marteau tout laid, et d’autres choses comme cela. Ces rebuts sont donc les vôtres ?”
- “Ce sont mes outils, oui madame. Et maintenant je trouve que cela a assez duré. Donnez-moi la clé du cadenas et restons en là pour ce malentendu. Je veux bien fermer les yeux sur la serrure forcée.”
- “Je n’ai pas la clé. Mon fils l’a. Je ne m’occupe pas de ses affaires. De toute façon ce n’est pas votre parking, c’est le nôtre. Vous débarrasserez les lieux de ce que vous y avez mis. Vous le ferez en une fois et en la présence de mon fils, lorsqu’il en aura le temps.”
- “Vous ne manquez pas de culot. C’est hors de question. Vous vous êtes introduits chez moi. Ce parking est un bien immobilier. Il y a eu effraction. En me refusant la clé vous séquestrez aussi mes affaires à l’intérieur.”
- “Nous avons un titre de propriété, nous, monsieur.”
- “Mais, moi aussi j’en ai. Là n’est pas la question.”
- “Vous en avez un, peut-être. Mais nous sommes là depuis cinquante ans.”
- “Votre fils n’est pas propriétaire depuis cinquante ans que je sache. Il habitait peut-être ici, mais chez vous. Il est devenu propriétaire plus récemment.”
- “C’est la même chose. Qu’est-ce que ça change ?”
- “Vous avez raison ça ne change rien. Le fait d’habiter là depuis cinquante ans ne vous donne aucun droit de plus. Nous avons des titres de propriété qui mentionnent nos numéros de lots de parking. Celui que j’utilise est le mien, je l’avais vérifié avec monsieur Jardin, du conseil syndical, lorsque j'ai acheté l’appartement.”
- “Monsieur Jardin est décédé aujourd’hui.”
- “Je le sais bien et ce n’est pas de ça dont on parle mais du fait d’avoir vérifié avec lui que ce parking est le mien.”
- “Eh bien, voyez cela avec monsieur Jardin, alors.”
- “Vous vous fichez de moi, en plus. Vous n’avez donc aucune considération ni respect envers autrui ?”
- “Non. … Nous ne sommes pas du même monde, monsieur. Comprenez-vous ?”
- “Certainement. Nous ne sommes pas du même monde, je n’ai aucun doute là-dessus. …Bien. Vous n’avez donc pas l’intention de régler ça comme un simple malentendu ?”
- “C’est le parking de mon fils. Je ne m’occupe pas de ses affaires.”
- “Mais vous vous en êtes occupée pour faire venir un serrurier et faire sauter la serrure. Vous vous en occupez aussi pour me faire vos réponses. C’est donc selon ce qui vous arrange.”
- “C’est bien ça. Vous verrez cela avec mon fils. Il rentre tard ce soir. Revenez donc le voir ce soir, après dîner.”
Elle ferma la porte.
Daniel était bien décidé à revenir le soir, après dîner, avec encore un mince espoir de mettre fin à un malentendu. Entre temps il ne put accéder à ses outils. Les travaux prévus restèrent en attente. Lorsqu’il revint, après dîner, il ne trouva davantage le fils. Sa charmante maman eut encore l’amabilité d’ouvrir la porte, chez son fils, pour dire qu’il n’y était pas. Ils n’avaient pas l’intention de rétablir les choses et leur droit, c'était clair. Ils voulaient faire courir Daniel, telle était leur intention. Peut-être espéraient-ils ainsi se débarrasser de lui, à force d'allers-retours inutiles. Le comprenant bien, Daniel ne manqua alors d’effectuer dès le lendemain les démarches qui s’imposaient. Ainsi, il rendit visite à une autre résidente, madame Jean. Elle avait été élue pour présider le conseil syndical, comme dans la plupart des copropriétés.
Informée par la concierge, madame Jean connaissait déjà le problème. Elle savait aussi que les Desnoyers s’entêteraient à dénier. Madame Jean expliqua qu’elle avait déjà regardé les documents en sa possession. Elle confirma que le parking en question était bien la propriété de Daniel. Hélas, elle lui dit aussi son impuissance face au problème. Elle l’assura cependant de son aide, dans la mesure du possible. Une fois de plus Daniel dut repartir et le problème resta entier.
Continuant ses démarches, il téléphona au syndic. Hélas encore, on lui fit part de l'impossibilité de résoudre un tel problème. Daniel le savait déjà, mais il espérait qu’un courrier recommandé de la part du syndic ferait réfléchir les Desnoyers. Le syndic accepta toutefois, afin que cette pièce puisse servir ultérieurement, car Daniel aurait à faire valoir son droit devant une autorité compétente.
Daniel en informa madame Jean qui s’intéressait à l’affaire. Elle lui proposa alors de se joindre à lui pour déposer une plainte au commissariat. Daniel accepta en la remerciant, content de constater qu’il restait encore des personnes droites et serviables.
En arrivant au commissariat, ils se plièrent à quelques brèves formalités. Ils durent ensuite patienter un long moment, après quoi un jeune policier vint enfin demander l'objet de leur visite. Ils l'avaient déjà expliqué en arrivant, mais ils expliquèrent encore. Malheureusement, trop jeune et peu formé, le policier n'y comprit rien. Il les laissa alors pour en référer à un officier. Il fit plusieurs allers-retours, rapportant à chaque fois les propos de l’officier, puis il fit de même dans l'autre sens. Le va et vient continua jusqu’à ce que madame Jean, irritée, demande s’il ne serait pas mieux que l’officier se déplace. Le jeune policier s’excusa à sa manière, sans le dire, précisant qu’il n’était que stagiaire. Quelques minutes plus tard, une femme d’une trentaine d’années apparut dans le hall d’attente. Sans se présenter ni même s'adresser à eux, elle dit en passant qu’elle allait les recevoir. Après encore un moment de patience elle les reçut dans un étroit bureau. Un appareil y diffusait les conversations radio qu’échangeaient ses collègues, ce qui ne facilitait pas l'entretien avec Daniel et madame Jean. Ces derniers exposèrent la situation. Leur interlocutrice écouta avec attention, questionnant judicieusement pour bien comprendre. Elle regarda aussi les documents fournis par madame Jean. Mais, s’agissant de recevoir une plainte, notamment pour effraction, elle ne put que se déclarer, elle aussi, incompétente en la matière.
- “Votre problème ne relève pas de ce qui est pénal, monsieur Arnaud. Ça, c’est du civil. Nous, ici, on s’occupe de ce qui est pénal seulement.”
- “Mais enfin… il y a eu effraction. C’est du pénal ça. Vous avez là des documents qui prouvent qu’il s’agit de ma propriété.”
- “Je regrette, mais ce n’est pas de ma compétence d’en juger. A mon avis, il faudrait redemander les documents du cadastre. C’est officiel et ça indique bien les numéros des lots. Ensuite il faudrait identifier le parking en vérifiant le numéro inscrit dessus.”
- “Mais tout ça on l’a déjà fait. J’ai mon acte de vente, et on a déjà vérifié.”
- “Alors je pense que le mieux est de confier le tout à un avocat. Moi je ne peux rien pour vous ici.”
- “Mais c’est incroyable. Alors on ne peut rien faire !?”
- “Pas ici en tout cas. Il faudrait porter plainte devant un tribunal civil, avec un avocat. Lui s’en chargera. Lorsque des personnes nient la possession d’autrui, il faut un jugement. Seul un tribunal est compétent.”
Elle se leva en même temps pour les saluer. Elle dit encore de ne surtout pas toucher au cadenas posé par les Desnoyers.
- “Si vous le faites sauter, vous prenez le risque de vous mettre en tort devant la justice. L'affaire doit être jugée d'abord.”
Daniel le savait aussi. Madame Jean et lui quittèrent alors le commissariat.
Une fois dehors ils échangèrent leurs sentiments. L'indignation dominait.
- “Je n’en reviens pas. On ne peut donc rien faire pour vous !"
- “Rien de rapide. Comme vous le voyez. Nous repartons penauds. C’est incroyable !”
- “Quelle société, ce n’est pas possible ! Alors donc, n’importe qui peut faire ça, et on ne peut le résoudre, alors qu’on le devrait sur-le-champ.”
- “J’en ai marre de cette société et de toutes ses lourdeurs et incohérences. Je n’ai que des outils sans grande valeur dans ce parking. Mais si j’y avais une voiture elle serait bloquée jusqu’à ce qu’un jugement soit rendu. Et il faudrait encore attendre les éventuelles procédures d’appel.”
- “Mais c’est pas vrai !”
- “Si, hélas. C’est ainsi. C’est invraisemblable, mais c’est ainsi.”
- “Mais…mais… si vous étiez représentant ou quelque chose qui vous oblige à utiliser votre voiture, vous ne pourriez même pas travailler ? Il faudrait le bon vouloir de ces gens pour vous rendre votre voiture ? Et s’ils ne veulent pas il faudrait attendre un an et plus, jusqu’à ce qu’un jugement et toutes les procédures soient finies ?”
- “C’est bien ça. Il faudrait attendre au moins un an et plus. Pour moi, il est hors de question que j’aille déménager mes outils de ma propriété, même s’ils voulaient me laisser y accéder. … En une fois et en présence de son fils, qu’elle m’a dit !”
- “Mais qu’est-ce que c’est que ces gens là !? Lorsque j’ai dit ça à mon mari, il a trouvé que ce serait humiliant de vous obliger à déménager ainsi.”
- “Humiliant… J’imagine la scène et effectivement ce serait humiliant. Mais le plus grave, ce serait d'observer ce cas s'il s'agissait de mon appartement. S’ils avaient fait la même chose à mon appartement au lieu du garage, je serais alors évincé de chez moi, obligé de déménager mes affaires en une seule humiliante fois et en leur présence, et je me retrouverais dehors jusqu’à ce qu’un jugement se fasse.”
- “C’est effarant !”
- “Le conseil syndical n’est pas compétent, le syndic non plus, la police ne peut rien, il n’y a qu’un jugement pour nous départager, avec le temps que ça prend et tout ce qu'il coûtera.”
- “Mais quelle société ! Je comprends comment beaucoup profitent de toutes les situations..”
- “C’est bien ça. Il y a des spécialistes des procédures. Ils en usent et en abusent, pour servir des intérêts toujours douteux ou contestables. Dans le domaine privé ou celui des affaires on trouve toujours des avocats pour utiliser les procédures au profit de ceux qui les paient. Ces requins le savent dès leurs débuts à la fac de droit.”
- “Et en attendant, leurs affaires se font. Ne serait-ce que par le temps gagné ils trouvent intérêt. Je n’arrive toujours pas à croire que rien de plus rapide n’existe pour résoudre une histoire comme la vôtre, monsieur Arnaud.”
- “Si vous voulez emmerder un de vos voisins, c’est ça qu’il faut faire. Il faut attendre un bon moment avant qu’on ne vous rétablisse en votre droit.”
- “Avec de telles choses, forcément, il y en a qui sont tentés de résoudre ça par la force. La plupart auraient fait sauter le cadenas, et ensuite on ne sait pas trop ce qui arrive.”
- “C’est la porte ouverte à la résolution par la violence.”
- “Dieu que cette société va mal. Sans justice efficace, voilà le résultat.”
- “En effet. C’est un exemple. Un petit exemple sans grande gravité et entre gens relativement honnêtes. Les Desnoyers sont hautains et méprisants, ils ont les défauts qu’on peut leur reprocher, mais ils ne sont pas foncièrement malhonnêtes. Mais, appliquez de telles incohérences à la petite délinquance, à la grande criminalité, alors vous vous demanderez comment le monde ne sombre pas dans le chaos.”
- “Dieu que vous avez raison. Je comprends ce que vous dites, et c’est effroyable. Si je comprends bien encore, c’est par l’honnêteté de la plupart que nous vivons dans une société encore à peu près équilibrée.”
- “C’est ce que je pense aussi. Tant qu’il y aura des honnêtes gens, et en nombre bien plus important que les autres, le bon équilibre sera maintenu. Mais si leur honnêteté venait à s’affaiblir, ou si les honnêtes étaient moins nombreux, alors là…”
- “Que dites-vous là. J’espère mourir avant de voir de telles choses.”
- “Moi j’espère me tromper complètement et que rien de tout ça n’arrivera jamais. Parce qu'une fois mort, il reste notre descendance.”
- “Comme vous avez raison. Je m’inquiète souvent pour mes petits enfants. Qu’est-ce qu’on va leur laisser ?”
- “Qu’est-ce qu’on leur laisse déjà ?”
- “Qu’est-ce qu’on leur laisse déjà, c’est bien vrai. Mon mari et moi, nous nous sommes connus très jeunes, pendant l’occupation. Notre jeunesse c’était la libération. Eh bien, vous pouvez me croire, entre ma jeunesse et celle de maintenant, je choisis la mienne. Je n’aimerais pas avoir vingt ans aujourd’hui.”
- “Je n’aime pas entendre ça tant c’est triste. Mais, c’est pourtant vrai. Comme je comprends ce que vous dites, même si je n’ai rien connu de cette époque.”
- “Nous voilà arrivés chez nous maintenant. Allons, reprenons notre optimisme, à présent. Nous le devons bien si nous voulons avancer dans la vie.”
- “Il n’y a d’autre choix qu’avancer. Mais il faut encore avancer dans la bonne direction.”
Pour terminer sur une note moins triste, Daniel avança une plaisanterie.
- “Bien. J’espère rentrer chez moi sans y trouver un cadenas.”
- “Ce serait un comble. Tout ça est une aberration, une telle procédure coûte de l’argent. Maintenant il vous faut payer un avocat, et ce n’est pas donné. Comment allez vous faire ?”
- “C’est aussi un problème. Encore un. J'étais déjà étranglé de charges, d'impôts et bien d'autres choses, je n'avais pas besoin de ce problème de plus. Il y a plus facilement justice pour ceux qui ont les moyens de l’engager. Ce n’est pas normal. Dans mon cas, j’ai la chance d’avoir une couverture juridique comprise dans mon contrat d’assurance, mais ce n’est pas le cas de tout le monde. Qui n’en aurait pas les moyens s’en trouverait affaibli, voire dépossédé si on ne sait pas se défendre. C'est un comble pour une société évoluée.”
- “Ah çà oui alors ! Un comble ! …C’est une chance pour vous d’avoir cette couverture juridique.”
- “Oui, mais il faut espérer que l’avocat de la compagnie sera bon. Dans le monde où on vit, c’est souvent le plus loquace qui l’emporte, pas forcément celui qui a raison.”
- “Oh… N’en ajoutez plus. Je sais bien ça. A qui le dite-vous !”
Elle dit ces mots sur le ton de la plaisanterie, pour finir la conversation. Daniel la remercia encore pour son aide.
Sans perdre de temps il contacta son assurance et s’employa à fournir le nécessaire pour la suite. Les jours suivants il dut s’organiser autrement et laisser le bricolage entamé. Acheter d'autres outils que ceux qu’il avait déjà aurait été trop coûteux, et pour finalement faire double emploi. Il s’en abstint donc et se remit à l’écriture de son ouvrage.
Le livre achevé, il se mit en recherche d’éditeur. Il envoya des synopsis à plusieurs maisons d’éditions. Malheureusement, aucune n'accepta de l'éditer. L'ouvrage était intéressant mais trop compliqué pour le public, et donc peu lucratif. C'était une leçon de plus, et il en fut profondément déçu. Toutefois, il ne baissa les bras et chercha un moyen de diffusion Il trouva la solution lors des démarches de dépôt pour la protection juridique de son œuvre. La solution qu’il cherchait était finalement simple, il suffisait de l’éditer lui-même. Un particulier pouvait le faire et, chose rare, avec peu de formalités.
Pour cela il lui fallait un imprimeur. Il fut trouvé en quelques jours, le devis le moins onéreux fut retenu. Des choses restaient encore à apprendre et des contraintes techniques à surmonter, ce fut fait aussi. Mais, il resta deux problèmes, les plus difficiles. Le premier concernait les fonds. Il lui fallait plusieurs milliers de francs. Or, disposer d'une forte somme dans sa situation n’était pas chose simple. Il eut beau chercher, il n’avait qu’une seule solution. S’il voulait rendre existant son ouvrage, il devait prendre les fonds sur les économies qui lui restaient, celles qu'il ne voulait utiliser qu'en cas de difficulté majeure. Il accepta alors de les employer à l'impression du livre. Pour ce projet, un gros tirage aurait été hors de portée financière. Un tirage plus faible demandait moins de fonds, mais rendait trop cher le coût unitaire d'un livre. Ce qu’il pouvait investir étant très limité, la somme induisit la quantité du tirage. Il ne put prétendre qu'à une centaine d'exemplaires. C’était peu, mais beaucoup à la fois. Car il y avait l'existence matérielle d’un écrit.
Le second problème était celui de la distribution. Ce problème de la mise en points de vente ne fut jamais résolu, et il détermina la suite des événements.
Il se mit alors à la réalisation concrète. En quelques allers-retours à l’imprimerie, furent résolus les derniers problèmes techniques. Puis il patienta plusieurs semaines, jusqu'à ce que l'imprimerie, aux travaux planifiés à l'avance, puisse faire une place à un si petit client. Quelques semaines plus tard, le livre était enfin une œuvre matérielle concrète, et non un projet ou un recueil d'idées arrêté en chemin. Il pouvait alors déposer le résultat de sa pensée. Une fois l'œuvre enregistrée, elle franchirait un cap important. Ce ne serait plus un travail avorté en chemin et seulement connu de son auteur, mais une œuvre parmi les autres et disponible comme d'autres.
Sans tarder, il entreprit les démarches de dépôts légaux, ce qui l’amputa immédiatement de quelques exemplaires qu’aucun ministère ne lui payait, évidemment.
Sans attendre non plus, il tenta de le vendre dans des librairies. Les premières réactions de libraires étaient très attendues. Il fut vite renseigné. Dès la première le ton fut donné.
A sa première expérience, il se présenta rapidement et expliqua le but de sa présence. Le libraire prit alors promptement le livre, l'arrachant presque des mains. Il le retourna plusieurs fois avec un air critique très déplaisant. Le contenu ne l’intéressait pas du tout. Seul l’aspect l’intéressait, et l’aspect ne lui plaisait pas. Une couverture trop sobre, faute de moyens, qui ne comportait qu'un titre, sans image ni couleur, n’était pas au goût du libraire. Il fit encore passer les pages sous son pouce, l'air de plus en plus antipathique. Puis il lut quelques lignes d’une page prise au hasard. Il en haussa les épaules. Daniel contint sa réaction. Après avoir été encore très critique, le libraire dit, avec un air de grande condescendance :
- "Je vous en prends un, en dépôt vente, payable à quatre-vingt-dix jours fin de mois en cas de vente."
Ces conditions signifiaient que ce seul exemplaire, pris en simple dépôt, serait vite oublié dans un quelconque endroit où il deviendrait poussiéreux. Il ne coûtait rien au libraire de l’avoir, d'où sa proposition. Si par chance ce livre n'était pas abîmé mais même vendu, il serait alors payé à Daniel trois mois plus tard, si toutefois le libraire ne faisait pas d'autres difficultés pour le règlement.
Daniel retira poliment le livre des mains du libraire, lui serra encore la main pour lui dire au revoir, et il partit sans perdre souffle et salive en palabres inutiles. Mais, il n’avait pas vendu de livre.
Dans une autre librairie, l'interlocuteur fut plus courtois, mais d'une courtoisie aussi limitée que son intérêt.
- "Mon pauvre ami. On n'a pas de place. Et franchement… ce n’est pas le moment. On a du travail, nous."
Dans une troisième, ce fut :
- "Ah… Eh bien… Le libraire n’est pas là. Revenez donc à dix-sept heures. Mais ça ne l’intéressera pas."
Dans une quatrième, ce fut encore :
- "C’est que… nous, on achète à notre centrale. On ne peut rien pour vous. On ne décide pas."
A une cinquième encore :
- "Ecoutez, on n'a pas le temps ! Revenez donc, si vous n’avez rien de mieux à faire !"
Une sixième :
- "Oui, alors ça, c’est pas du tout le genre de la maison. Mais alors, pas du tout."
Il se dit enfin que les petites librairies avaient peut-être la vie trop difficile, et peu de moyens. Il fallait alors faire l’expérience d’un grand magasin.
Ce projet fut remis à plus tard, le temps pour lui de digérer les réponses et s'adapter.
De retour à son domicile, il entra dans l'immeuble et s'engouffra dans l'ascenseur. Les portes se refermèrent sur lui, la cabine s'éleva quelque peu, puis s'immobilisa. "Quoi encore ?" se demanda t-il. "Ils viennent d'être rénovés, ces ascenseurs. Je me prive à cause des charges que je paie encore pour ça." Tous les boutons et signaux lumineux clignotaient à présent. "C'est l'occasion de tester leur nouvelle assistance" pensa t-il. Il appuya sur le bouton d'appel, sans effet. Il appuya longuement, et appuya encore, sans plus de réponse. "Quelle merde !"
Pensant qu'il n'aurait pas plus de réponse que d'ascension, il se mit à appeler à l'aide. Nul ne répondit. Il frappa alors aux parois de la cabine, pour mieux se manifester. Il n'y eut aucune réaction dans l'immeuble, sinon les bruits habituels qui y régnaient.
Cinq bonnes minutes plus tard, pendant qu'il cherchait une façon de sortir par lui-même, un crépitement se fit entendre dans la cabine. Une voix à l'accent méridional s'entendit dans un haut-parleur.
- "Télésurveillance Kloney. Parlez dans le micro."
- "Ah, quand même ! Je me demandais si l'alarme a fonctionné ou non. Rien ne l'indique, ici, dans la cabine."
- "On répond aux appels dans l'ordre qu'ils arrivent, m'sieur. C'est quoi le problème ?"
- "Je suis entré dans l'ascenseur, et il s'est bloqué. Ce n'est pas le premier incident. On vous paie cher pourtant."
- "Vous avez rappuyé sur le bouton de votre étage ?"
- "Bien sûr ! Mais rien ne marche ! Régulièrement on a des problèmes avec ces ascenseurs. On n'avait jamais eu ça avant."
- "Bon ben… vous êtes localisé, Paris, quinzième… Bon…Rappelez dans un quart d'heure vingt minutes, je vous dirai le délai d'intervention."
- "Quoi ?! Mais qu'est-ce que ça veut dire ça ?"
- "Ça veut dire que je vais contacter le dépanneur. Rappuyez sur le bouton d'appel dans un quart d'heure. Je vous dirai dans quel délai il pourra intervenir."
- "Un quart d'heure ! Délai d'intervention… ? Vous vous fichez de qui ? Vous venez de rénover les installations et tout mettre aux dernières normes. Je les paie encore vos ascenseurs ! J'ai déjà attendu plus de cinq minutes que vous me répondiez. Appelez les pompiers si vous êtes aussi lents !"
- "Ils viendront pas les pompiers. Faut vous calmer, m'sieur. Moi j'y suis pour rien. On prend les appels dans l'ordre qu'ils arrivent. Y'a un central d'appel à Nice pour toute la France. Alors, hein, on fait c'qu'on peut."
- "Un centre d'appel pour toute la France ! Mais c'est quoi cette blague ?"
- "C'est le contrat que vous avez signé. Maintenant je dois vous laisser j'ai d'autres appels comme vous."
- "Ah je vois ! Ils marchent bien vos ascenseurs. Elles sont super, les nouvelles normes. C'est les européennes ? On n'avait jamais eu de problème, avant. Je vais parler de vous à l'assemblée générale de copro. On va sûrement le renouveler, votre contrat."
Son interlocuteur avait déjà interrompu la conversation. Daniel avait parlé dans le vide. Il s'en rendit compte et se dit aussi "je n'arriverai jamais à convaincre ce tas de moutons insensés, à l'assemblée."
Il prit patience pour laisser passer un quart d'heure, puis il rappela le centre d'appel. Près de dix minutes après son second appel, une autre voix se fit entendre dans le haut-parleur.
- "Télésurveillance Kloney. Parlez dans le micro."
- "C'est encore moi. Alors, quel délai d'intervention ?"
- "Ah ! … Vous avez déjà appelé, alors."
- "Oui ! Si je pouvais vous attraper par le col et vous étrangler, je le ferais. Tous les responsables !"
- "Ah bon. Vous allez en tuer beaucoup, alors. Bon, qu'est-ce que je peux faire pour vous ?"
- "Non mais, j'vous jure ! C'est incroyable ! Ça fait déjà une demi-heure que je suis coincé là. Vous devriez avoir honte. Et si c'était une personne claustrophobe, ici ? Et s'il y avait des enfants, des gens qui paniquent ? Vous imaginez un peu le traumatisme pour eux ? Et s'il faut un biberon ? Des couches ? Des toilettes ? Vous pensez un peu à tout ça ?"
- "Ecoutez, j'ai pas le temps. J'y suis pour rien et j'ai un tas d'appels comme vous. Alors, vous voulez quoi ?"
- "Je veux quoi ? Vous n'y êtes pour rien ? Tout le monde n'y est pour rien, c'est jamais de la faute de quelqu'un. Quand je pense que j'ai pas d'autre choix que payer le syndic qui vous paie !"
- "Ben oui, voilà. Je vais vous donner le numéro de téléphone pour les réclamations, c'est le 08…"
- "J'en ai rien à fiche de votre numéro à tarif spécial très cher ! A chaque fois qu'on vous appelle ça vous enrichit ! Ça vous encouragerait même à avoir des réclamations ! Il n'y a plus que des numéros comme ça maintenant ! C'est vraiment un monde insensé ! Dites-moi quand vous allez me sortir de là, j'étouffe là dedans !"
- "Nos cabines sont étudiées, vous avez assez d'air pour respirer. Rappelez dans un quart d'heure, je vous donnerai le délai d'intervention."
Cette dernière réponse mit Daniel en colère.
- "C'est déjà mon second appel, et il vous faut longtemps pour répondre. Maintenant j'en ai assez, j'exige que vous interveniez au plus vite."
Son interlocuteur prit un ton qui cherchait l'apaisement.
- "On fait au mieux, monsieur. Ne partez pas, je me renseigne pour le délai d'intervention."
- "C'est ça, je ne pars pas. Et faites vite ! Je peux respirer mais il fait chaud. Tout est bien étudié, on voit le résultat."
En finissant ces mots il entendit une conversation entre collègues, au centre d'appel.
- "Le casse-couilles de la capitale, quinzième arrondissement, il est énervé, il va nous chier une pendule. Est-ce qu'on connaît la réponse pour lui ?"
- "Ils sont tous chieurs aujourd'hui. Et c'est pas une blague, j'en ai deux qui ont fait dans la cabine, à Toulouse et à Dijon. Faudra dire de désinfecter. Bon… alors pour lui, le quinzième de Paris, il a de la chance le dépanneur est disponible. Sur place dans une heure environ."
On reprit la conversation avec Daniel.
- "Allô Paris, vous m'entendez ? Mon collègue me dit, délai d'intervention dans une heure, environ."
- "Je vous souhaite de vous trouver coincé en cabine et vous rouler dans vos diarrhées. Ça vous apprendra à me traiter de casse-couilles et vous moquer du monde ! Il vous faut une heure encore pour me sortir de là ?! C'est inadmissible !"
- "C'est le temps de route qu'aura le collègue. On n'y est pour rien. Après, faut compter le temps qu'il mettra sur place."
- "C'est ça, j'ai tout mon temps. Vous n'y êtes pour rien… Une heure de route… Vous n'avez aussi qu'un seul dépanneur pour toute la France ? Il vient de Nice en trottinette ?"
- "Monsieur, c'est pas notre faute. Y'en a qui attendent des heures et plus. La moyenne c'est deux heures, alors… Bon, je vais vous laisser parce que j'ai d'autres appels comme vous. Rappelez en cas de besoin. N'essayez pas de sortir par vous-même. C'est les nouvelles directives européennes. D'toute façon, avec les nouvelles normes, les cabines se sont mises en sécurité, vous êtes fait comme un rat. Vous pouvez pas sortir."
- "Nouvelles normes… en cas de besoin… Quel besoin ? Vous êtes des incapables. Et s'il y avait le feu, en cabine ? On s'en sort comment ? Normes à la con ! On ne fait que créer des contraintes tordues, pas des libertés. Et vous, ça sert à vous enrichir aux dépens des autres. Si je pouvais demain changer de compagnie d'ascenseur, je le ferais."
- "Oh vous pouvez râler, ça ira pas plus vite. Et les normes c'est pas nous, on n'y est pour rien. Et les autres compagnies, elles travaillent comme nous. Qu'est-ce que vous croyez ? On se fait concurrence, on a les même problèmes, les même restrictions de personnel pour rester compétitifs. Alors, forcément ça nous conduit plus ou moins à la même chose, les mêmes méthodes et les mêmes prestations. Vous pouvez changer, va. C'est peut-être mieux ailleurs, mais c'est pas sûr."
Malheureusement, il avait raison. Daniel le savait et n'avait d'autre alternative que subir, encore subir sans moyen d'y réagir. L'assemblée générale de copropriété avait voté pour les travaux et le contrat, il ne lui restait alors qu'à payer. Le syndic comme les voisins minimiseraient l'incident pour ne pas se charger de suites à y apporter.
Il fut libéré de son piège après être resté près de trois heures dans la cabine. Il avait ôté sa veste et s'était assis au sol, recroquevillé. Lorsque enfin un technicien nonchalant lui ouvrit les portes, il n'avait plus ni la force ni l'envie de parler. Il passa sans un mot devant le technicien qui, lui, était d'humeur à l'humour. Il lui fallait échanger quelques paroles plaisantes, une façon d'agrémenter son travail.
- "Oh, faites pas cette tête là. C'est pas ma faute, j'y suis pour rien, moi."
Daniel contint l'élan de colère qui revenait en lui. Le technicien le sentit et ne dit plus un mot. Il regarda Daniel se diriger vers les escaliers et se rendre chez lui de cette façon.
Une fois dans son appartement, il en ferma la porte pour se couper du monde et oublier au plus vite ce dernier incident. "S'isoler pour ne plus subir" était ce qu'il voulait.
Hélas, il revécu sa mésaventure dans son sommeil et se réveilla plusieurs fois, sans pouvoir se rendormir. Durant ces éveils d'éloquentes pensées s'ajoutèrent.
"Et s'il y avait eu le feu dans l'immeuble ? Avec ces nouvelles normes je n'aurais pas pu en sortir."
Comme toujours, chaque idée l'amenait à une suivante.
"C'était quoi cette panne ? Ça peut se reproduire ? Ils ne diront jamais la vérité, s'ils sont en faute. Comment le savoir, alors ?"
La réponse l'énervait encore plus.
"C'est invraisemblable, mais ce sont les seuls à intervenir sur leurs installations et nul autre n'y a accès. Ils peuvent en quelques minutes changer les pièces défectueuses ou faire je ne sais quoi pour dissimuler leur responsabilité. Jamais ils n'avoueraient et s'exposeraient à des poursuites. Dans mon cas, rien de grave n'est arrivé, mais s'il y avait eu un blessé ? Comment établir leur faute alors que nul n'accède aux installations ? Il faudrait une enquête, mais on n'en fait que dans les cas graves."
Ses pensées s'activaient et s'activaient, sans qu'il puisse les remettre au lendemain.
- "C'est dingue, mais il faut attendre qu'il y ait un mort pour espérer une enquête, espérer qu'elle soit bien faite et complète, espérer que les installations soient vite interdites d'accès pour que l'enquête puisse révéler une faute. Ça fait tellement de choses qu'il reste peu d'espoir de mettre en évidence une faute de la compagnie d'ascenseur. … Et les bêtes pensantes nous inventent de plus en plus de normes, qui conduisent à des installations et de la mécanique. Plus il y en a, plus on augmente les risques de panne. Plus on en met, plus on coince la machine. C'est vrai pour les ascenseurs comme pour le boulot. Il y a des millions de chômeurs sur le marché du travail."
Cette nuit blanche fut insuffisante pour évacuer ressentiments et courbatures.
En entrant dans le grand magasin TRAP, le monde et l’effervescence le mirent mal à l’aise. Il ne savait plus où regarder, les gens circulaient comme un essaim autour de lui, il en avait le vertige. Ce trouble était aussi une conséquence de son isolement.
Il se rendit directement à l’étage de la librairie. Comme ailleurs, le monde n'y manquait pas. Tous étaient indifférents, acheteurs, pleins de moyens et fiévreux. C'est ainsi qu'il percevait ces gens dont il se sentait à part.
Les libraires, selon les rayons et les thèmes, étaient très sollicités par la clientèle. Devant le court comptoir mis à leur disposition les clients faisaient la queue pour obtenir un renseignement, commander un livre épuisé ou d’autres raisons. Daniel attendit patiemment son tour dans la queue. Il ne savait par quel autre moyen se renseigner. Pendant l'attente, il réfléchit à la structure de l'entreprise. Dans une si grande enseigne commerciale, les choses ne devaient pas se faire simplement. Les libraires n’avaient peut-être pas le pouvoir de faire quelque chose pour lui. Il les supposa dépendants eux aussi d'une centrale d’achat.
Il patienta, tout en supportant les propos de deux femmes derrière lui.
- "Et vous savez ce que j'ai pu garder encore ? La vaisselle et la ménagère de sa mère. Je ne voulais pas lui laisser. Il y a des porcelaines anciennes et de l'argenterie. Sa mère les tenait elle-même de la grand-mère ou l'arrière-grand-mère, je ne sais plus. J'ai voulu le faire payer au maximum ! Mon avocate s'est bien débrouillée. Perdre ça lui a fait énormément de peine. Et il en a ragé. Ça lui fera les pieds ! Sale con !"
- "Ça, c'est bien joué, alors !"
- "Et ce n'est qu'une partie. Il me versera aussi tous les mois une prestation com pen sa toire, pendant huit ans."
- "Qu'est-ce que c'est ? Une pension alimentaire ?"
- "Pas exactement. Mon avocate m'a expliqué qu'en gros c'est pour compenser l'affaiblissement du niveau de vie qu'a causé le divorce. Quatre-vingt dix huit pour cent de ces prestations sont versées par les ex-maris, rarement par nous, les femmes. Alors, j'allais pas m'en priver. N'est-ce pas ? Je vais encore lui jouer un sale coup ou deux dans le dos. Il est bête, comme tous les hommes. Il croit en avoir fini, il ne verra rien venir."
- "Vous avez bien raison. C'est comme ça qu'il faut agir, et surtout ne jamais les laisser faire. Compliquez-lui encore la vie, il y a des lois pour ça."
- "Heureusement qu'il y a des lois. S'il n'y en avait pas, les hommes seraient les premiers à partir. C'est pour ça que je l'ai quitté. J'ai tout arrangé légalement et à son tort. Il a foncé tête baissée, bien-sûr. Et puis, trop longtemps avec un même bonhomme, ça non alors ! J'ai quand même tenu un an avec cet imbécile. Il était temps d'en changer."
- "Je vois que vous savez comment les traiter ! De mon côté je n'essaie plus de comprendre cette espèce de l'humanité. Il faut les mener comme on mène les chevaux. C'est tout."
Il subit cette conversation en se retenant d'intervenir. On l'aurait fait passer pour un mâle agressif. Il se contint en pensant à sa santé encore fragile. Il ne put qu'objecter en pensées, un exutoire comme un autre.
"Les hommes, les premiers à partir… C'est pour ça que je l'ai quitté…J'ai tout arrangé… Elle n'entend même pas les aveux qu'elle fait. … Même Cassandra ne m'en a pas fait autant. Elle a fichu le camp sans me voler d'argenterie ou autre chose, ni légalement ni autrement. … Je repense à Licia qui n'était pas mieux qu'elle. Aucune ne remonte le niveau. … Les hommes, les premiers à partir… Elle n'a pas attendu pour voir ailleurs, Licia. Des Cassandra et des Licia, on en trouve à la pelle, ou d'autres comme ces deux qui discutent derrière moi, et ce ne sont pas les pires. … Quel était ce chanteur, qui pleurait sur les femmes infidèles ? … Qu'est-ce qu'elles en ont fait de leur émancipation ? Ces deux, dans mon dos, nous en donnent un aperçu. Ça s'ajoute à Cassandra, Licia, et tant d'autres … On se heurte à leurs manigances dans le boulot, dans la vie privée, partout. … Au lieu de stopper ce qui leur a fait du mal, elles font pareil et pire. On ne gagnera rien en renversant les rôles. Merde alors. … Si un homme tenait des propos odieux comme ces deux là, il se ferait lyncher. … Je pense au pauvre type qu'elle a plumé. Pour un an passé avec elle, il passera huit ans à payer, sans parler des biens qu'elle lui a déjà volés. … Il était temps d'en changer, qu'elle a dit. Merde alors ! Il y a des lois pour que de telles femmes deviennent rentières sur le dos de pauvres types ! C'est moi qui rage maintenant… Des femmes comme ça, je voudrais les faire expier à hauteur de ce qu'elles sont mauvaises. … C'est peut-être parce qu'elles sont comme ça que les femmes ont été réprimées. … Mais, qu'est-ce que je dis… qu'est-ce qu'elles me font penser ? Je ne suis pas misogyne, je ne dois pas les laisser m'y amener. Il ne faut pas généraliser à cause de ces deux là. Le problème, c'est qu'elles ne sont pas rares, ces deux là. Les superficielles, les matérialistes, les cupides, les faux-culs, les opportunistes, les versatiles, les revanchardes, les grégaires, les infidèles et j'en oublie un tas, sont majoritaires aujourd'hui. Et quelle pluralité de défauts ! Il ne faut pas généraliser mais ça devient une généralité … Sale culture… Sale époque. En trouver une qui n'ait pas ces tares, et qui ait bon cœur en plus, est devenu impossible… "
Il fut tiré de ses pensées par son tour qui arriva.
Le libraire ne sembla pas surpris qu’un simple particulier ayant fait la queue lui propose en fait la vente de son livre. Cependant, il ne sut comment répondre à la demande.
- "Bon, alors… Attendez… je crois … hmmm… c’est d’abord à notre siège central de Gentilly que vous devez adresser une demande d’enregistrement fournisseur. C’est très long. Après il faut voir avec chacun de nos magasins."
- "Auriez-vous l’adresse, du siège central ?"
- "Demandez à l’accueil, à l’entrée du magasin, au rez-de-chaussée. Maintenant je n'ai plus de temps pour vous, des clients attendent."
- "Merci beaucoup. Et pardon de vous avoir retenu quelques instants."
Il retourna à l’entrée du magasin, patienta une nouvelle fois dans une queue, parmi d’autres clients. Son tour arrivé, il recommença son discours devenu habituel. Mais, l'hôtesse à qui il s’adressa ne saisit pas. Elle était habituée aux demandes de clients, elle ne comprit pas que c'était différent. Elle fit répéter Daniel, questionna sur un ton peu aimable, puis elle fit appel à une collègue à côté d’elle. Le discours fut encore répété et la seconde personne dit ne pas savoir. Une troisième collègue fut aussi appelée à la rescousse, pendant que les deux précédentes hôtesses renseignaient en même temps les clients. Elles étaient débordées mais travaillaient au mieux. A ce troisième discours, après avoir écouté sans avoir émis le moindre son, la dernière hôtesse se pencha sous le comptoir d’accueil. Du côté du public on la voyait chercher quelque chose, sans savoir quoi, ni même si c’était en rapport avec la conversation. Elle se redressa au bout de quelques instants, avec en main un petit papier mal découpé. Elle le tendit à Daniel sans un mot. Dès qu’il eut saisi le papier elle lui tourna le dos. Elle ne lui avait adressé ni parole, ni regard. Sur le papier figurait une adresse, sans plus d’indication. A qui devait-il adresser la demande ? Il ne le savait pas. A quel service, à quelle personne ? Il ne le savait pas non plus. Que devait-il fournir comme indications ? Combien de temps cela prendrait ? Que devrait-il faire d’autre ? Il garda toutes ces questions, puisque les réponses manquaient aux employés, outre le temps. Lui n'en avait pas perdu. Il s'était présenté au bon endroit pour obtenir cette adresse.
Dans la même journée il rédigea un courrier, en prenant soin de mentionner tout ce qui pouvait être utile pour obtenir son enregistrement. Il fit de même sur l’enveloppe, afin que sa demande ne soit pas égarée dans les méandres de la redoutable organisation administrative de ce géant commercial. Il posta, et n'eut plus qu'à attendre.
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Les jours suivants, les démarches qu'il tentait encore auprès des libraires furent aussi infructueuses. Les rares librairies qui prenaient son ouvrage l'acceptaient difficilement. S'il était pris, les conditions n'étaient favorables qu’aux commerçants. Malgré cela, Daniel en était toujours content. Son ouvrage était présent en rayon, à la disposition de tout client qui voudrait le lire.
Deux autres semaines passèrent sans aucune réponse du grand magasin TRAP. Il avait encore démarché les quelques autres grands concurrents de la capitale. Avec ces derniers tout était pire. Il n’y avait aucune place pour lui. En rayon, tout était exclusivement fourni par d'importantes maisons d’éditions. Elles fournissaient ce qu’elles avaient sélectionné en rejetant tout le reste. Daniel comprenait qu'une telle sélection ne laissait rien au public, sinon ce qu’avaient décidé de fournir ces lobbies. On parlait parfois de censure, on s’élevait contre celles gouvernementales. "Ce n’est pas à un gouvernement de définir pour moi ce que je peux voir" pouvait-on entendre à propos de censure cinématographique, par exemple. Mais, les décisions gouvernementales n'étaient pas les seuls filtres. Les sélections faites par des maisons d'éditions, en l'occurrence, étaient moins visibles mais bien réelles. Outre les maisons d'édition, il y avait encore toute la multitude de puissantes entreprises industrielles et commerciales. Daniel pensa également aux modes vestimentaires. Que des fabricants déterminent une mode, et les marchés en sont inondés. "Si un jour les fabricants de chaussettes décident de nous faire porter des chaussettes roses à petits carreaux bleus, on devra tous en porter faute d'en trouver d’autres." pensait-il. S'agissant de livres, de films, de chaussettes ou d'autres articles, ne se trouvait sur le marché que ce qu'avaient décidé d'y mettre ces puissants sélecteurs aux raisons uniquement mercantiles. Les résultats sont similaires à ceux d'une censure, voire pire puisque bien plus étendus. Même si ces résultats ne peuvent être appelés censure, et même si les critères et les buts de la sélection sont différents, il en résulte que la population n'a à sa disposition qu'un choix qui a été fait pour elle. En définitive, ce qui reste sur le marché a été soigneusement filtré, autant qu'amoindri, et souvent du meilleur.
Des semaines encore passèrent. Rien ne changea à sa situation. Retrouver un emploi lui apparaissait de plus en plus difficile. Il le sentait impossible. Ses recherches ne donnaient rien, sa candidature n'était jamais retenue. Lorsqu’on est dans le cercle vicieux, on ne peut qu'y plonger davantage. Durant ce temps il tenta de faire passer les douleurs physiques dues à la rédaction de son livre. Il faisait le sport quotidien qui lui était accessible, par des activités les plus adéquates possibles. La récupération par le sommeil était aussi indispensable pour fixer les bienfaits de l'activité physique. Premier médecin de lui-même, il sentait que le sport et les facultés naturelles de l’organisme répareraient les douloureux dégâts. Il ne voulait pas de médecin qui aurait prescrit une liste d’examens médicaux inutiles. Il savait ce qu’il avait, et comment le faire passer. La seule suppression de la cause du mal était déjà une partie de sa résolution. Après une patiente et prudente auto-thérapie, le résultat fut remarquable. Les douleurs restèrent résiduelles, mais assez faiblement pour être oubliées.
Durant cette période de réparation physique, il avait envoyé un nouveau courrier à la chaîne des magasins TRAP. Cette seule grande enseigne susceptible d’accepter son ouvrage était une aubaine, s'il parvenait à ses fins. Dans le nombre important de ses clients s'y trouvaient sûrement un lectorat pour son sujet. Dans cette perspective, il s’était rendu dans un de leurs magasins. Cette fois, un libraire se montra particulièrement intéressé.
- "Un livre comme ça, je serais bien content de l’avoir en rayon. Y’a pas que les gros éditeurs, avec moi. Y’a de la place pour les électrons libres. Dès que vous aurez votre enregistrement par Gentilly, vous avez tous nos magasins pour vendre votre livre."
C'était encourageant. Cependant, le temps était passé et les deux courriers qu'il avait envoyés au siège central de Gentilly restaient sans réponse.
Il décida de téléphoner pour en savoir davantage. Il l’aurait bien fait avant, mais aucun numéro de téléphone n’était précisé sur le petit bout de papier qu'on lui avait donné. Il entreprit alors de chercher le numéro de téléphone du siège de Gentilly. En fait de numéro de téléphone, il y en avait une liste. Le siège central avait des bureaux à plusieurs adresses de proximité. Chacune avait elle-même plusieurs numéros de téléphone. Il lui fallut alors s'appliquer à un long jeu de piste et passer de nombreux appels téléphoniques, pour savoir enfin quel numéro appeler. Ayant finalement su à quel établissement s'adresser, il réitéra pour la énième fois ses explications, d'abord au standard, puis encore à une assistante à qui on passa la communication.
Avec une patience volontaire, il expliqua le but de son appel. Cette fois il semblait être au bon service. La conversation semblait prendre un sens constructif. Il en était étonné.
- "Vous l’avez envoyé quand votre lettre Monsieur ?"
- "La première, c'était début décembre."
- "Je regarde mais je ne vois pas de courrier que j’aurais en attente. Non, je ne vois rien."
- "Que puis-je faire alors ?"
- "Et votre seconde lettre, elle est de quand ?"
- "De fin décembre, quelques semaines après."
- "Je n’ai aucun courrier en attente. … Je n’ai pas de courrier du tout."
- "Mais, elles doivent bien être quelque part ces deux lettres. Je les ai envoyées."
- "Oui, ça sûrement, si vous le dites. Mais elles n'y sont pas, monsieur."
- "Excusez-moi, mais, est-ce que vous ne les avez pas reçues ? Ou est-ce qu'elles ne sont plus en attente ?"
- "Plus en attente."
- "Ah ! Elles sont peut-être déjà traitées alors."
- "Ah mais non. Sinon je le saurais, enfin."
- "Mais c’est incompréhensible. Si elles ne sont plus en attente, elles ont donc été traitées."
- "Mais, monsieur, je ne les jamais vues vos lettres, là, enfin."
- "Mais… je vous ai demandé si elles n'avaient jamais été reçues, vous m'avez dit qu'elles ne sont plus en attente."
- "Mais je ne sais pas moi, monsieur, enfin."
- "Je ne comprends plus rien. J’ai envoyé deux lettres. Si elles ne sont plus en attente, et si vous ne les avez pas vues, alors où sont-elles ?"
- "Mais monsieur, je ne sais pas moi, je vous ai dit que je n’ai rien en attente."
- "Bon. Reprenons dans l’ordre. Suis-je bien au bon service pour un enregistrement ?"
- "Mais ça, oui, monsieur, enfin. On est le seul service pour l'enregistrement, enfin. Si vous avez écrit, elles ne peuvent pas arriver ailleurs."
- "C’est une bonne chose de le savoir. Est-ce que vous êtes la seule personne susceptible d’avoir vu ces lettres ?"
- "Mais oui, enfin. Je suis l’assistante de madame Séménol et nous ne sommes que deux dans le service."
- "C’est peut-être madame Séménol qui les a, alors."
- "Mais, monsieur, c’est moi qui traite tout le courrier. Je le saurais, enfin."
- "Mais, moi, je sais que j’ai écrit deux lettres, bien adressées au service d’enregistrement de la TRAP. Alors, elles sont bien quelque part."
- "Elles datent de quand, vos deux lettres, monsieur ?"
- "Je vous l’ai dit. Elles sont de début et de fin décembre."
- "Du début ou de la fin ? Faudrait savoir monsieur, enfin."
- "La première du début du mois de décembre, et la seconde de la fin du mois de décembre, madame."
- "Mais moi il me faut une date plus précise pour voir dans ce que j’ai en attente, enfin."
- "Mais vous m’avez dit que vous n’avez rien en attente. Pourquoi est-ce que vous me demandez encore une date ?"
- "Mais enfin, je connais mon travail. Je sais ce que j’ai à faire. Et soyez aimable, enfin."
- "Vous me faites perdre patience, c’est incroyable cette conversation de fous. Voilà donc des semaines que j’attends, et j’aurais pu attendre encore des semaines."
- "Comment ça une conversation de fous !? Non mais, dites donc ! Je ne suis pas folle. Vous n’avez envoyé aucune lettre, sinon je les aurais. Ne me traitez plus que je suis folle."
- "Je n’ai pas dit que vous êtes folle, j’ai dit que nous avions tous deux une conversation de fous. Bon. Qu’en est-il alors de mon problème, maintenant ?"
- "Si ! Vous avez dit que je suis folle ! Vous l’avez dit."
- "D'accord, si vous voulez. Supposons que je l’ai dit. Mais qu’en est-il de mon p…"
- "Ah ! Vous voyez que vous l’avez dit ! Ben ça va pas se passer comme ça, je vais vous passer à madame Séménol."
- "A la bonne heure ! J’aurais préféré ça dès le début, ç’aurait été mieux peut-être."
- "C’est ce qu’on va voir, enfin. Elle va vous calmer madame Séménol, enfin."
- "Tant mieux si elle me calme. Ça se fera tout seul dès qu’elle m’aura assuré de mon enregistrement."
La communication fut transférée et il dut tout expliquer encore une fois. L’assistante n’avait fait que transmettre l'appel sans donner d’explication, ce qui était préférable. Madame Séménol écouta Daniel, en entrecoupant ses paroles par des "humm…hummm". Il supposa qu'elle manifestait ainsi son intérêt. A la fin des explications elle dit alors.
- "Bon, mais qu’est-ce que vous voulez que je fasse pour vous ? Voyez avec mon assistante ! C’est elle qui s’en occupe. Je vous la passe, ne qu…"
- "Non ! Non, attendez ne me la passez pas. C’est déjà elle qui m’a passé à vous."
- "Mais pourquoi ça ? C’est son travail, pas le mien !"
- "Ecoutez, je ne sais pas de qui c’est le travail, mais elle n’a pas mes lettres et dit ne jamais les avoir eues. Alors j’aimerais qu’on trouve une solution."
- "Mais qu’est-ce que vous voulez qu’on fasse ? Ce n’est pas la procédure d’envoyer une lettre !"
- "Comment ça, ce n’est pas la procédure !?"
- "Comment, comment ça !? Qu’est-ce que vous voulez encore ?!"
- "De quoi est-ce que vous me parlez avec la procédure ?"
- "Eh bien c’est clair, non ? Vous voulez être enregistré pour fournir des livres. C’est bien ça ?"
- "Jusque là, nous nous sommes compris."
- "Eh bien, envoyer des lettres comme vous l’avez fait, ce n’est pas la procédure !"
- "Et c’est maintenant que vous le dites !? Ça fait un moment que je tergiverse avec votre assistante, et puis ensuite avec vous, et c’est seulement maintenant qu'on me dit que ce n’est pas la procédure !? Mais quelle est-elle, cette procédure, j'aimerais savoir."
- "Non mais dites donc ! Sur un autre ton, je vous prie."
- "Mon ton est celui de quelqu’un à bout de patience. Vous auriez pu le dire avant, vous aussi. Et vous vouliez me repasser votre assistante encore, au lieu de me dire que ce n’est pas la procédure."
- "Mais elle vous l’aurait dit, elle, que c'est pas la procédure. Elle est là pour ça, c’est son boulot, pas le mien."
- "Mais je me fiche de savoir de qui c’est le boulot ! C’est votre problème, pas le mien. Je l’ai déjà eue en ligne, votre assistante. Elle m’a demandé des dates qui ne lui sont pas utiles, pour retrouver des lettres qui ne sont pas la procédure. Elle ne m’a pas parlé de procédure."
- "Eh bien vous réglerez ça avec elle, c'est son boulot. Moi je vous la repasse."
- "Mais non ! Ne me la repassez pas. Vous croyez que c’est à moi de régler ça ? Vous réglerez vos problèmes internes entre vous. Je n’ai pas à le faire, c'est votre problème, pas le mien. Maintenant expliquez moi ce qu'est cette procédure, s’il vous plaît."
- "C’est à mon assistante de le faire, ne quitt...."
- "Ah ça suffit ! J’en ai assez maintenant. C’est elle qui m’a passé à vous, vous n’allez pas continuer à jouer à la balle avec moi. C’est vous que j’ai maintenant, alors vous allez m’expliquer. Le temps que vous avez mis à me parler de votre assistante dépasse les explications que vous auriez pu me donner."
- "Que voulez-vous ?"
- "Parce que vous n’avez pas encore compris ce que je veux ? Je veux être enregistré ! Voilà ! Quelle est la procédure ? C'est ce que j'aimerais savoir."
- "Eh bien adressez-vous en magasin. Ils vont vous l’indiquer."
- "Non mais vous vous fichez du monde ! Ce sont les magasins qui m’ont dit de faire une lettre."
- "Mais quel magasin vous a dit ça ? Ce n’est pas ainsi."
- "Mais c’est ce qu’on m'a dit, dans deux de vos magasins. Ce sont les libraires qui me l’ont dit."
- "Mais qu’est-ce qu’ils en savent eux, les libraires ? Ce sont des CDD pour la plupart."
- "CDD ou pas, c’est ce qu’ils m’ont dit. Deux personnes différentes, dans deux magasins différents, m’ont dit la même chose."
- "Eh bien ils n’en savent rien. En magasin tout le monde connaît la procédure."
- "Manifestement pas. Ceux qui m'ont parlé ne m'ont indiqué aucune procédure."
- "C’est parce que vous n’êtes pas tombé sur la bonne personne. Voilà tout."
- "Ah çà, c’est certainement vrai, et pas seulement pour les magasins. C’est invraisemblable à la fin, ils ne l’ont pas inventé, ce qu’ils m’ont dit. Ça doit bien correspondre à quelque chose."
- "Alors dites-moi à quoi ça correspond, vous qui êtes si malin."
- "Mais je n’en sais rien, moi, à quoi ça correspond. C’est à vous de me le dire. Ça doit bien correspondre à quelque chose qui se fait chez vous, puisque deux personnes différentes m’ont indiqué la même démarche."
- "Je ne comprends rien à ce que vous me dites. Si c’est à moi de vous le dire, je ne comprends pas ce que vous voulez savoir."
- "Ecoutez, en voilà assez maintenant. Je demande à être enregistré, un point, c’est tout. J’ai déjà envoyé deux lettres et j’en ai assez de faire des démarches inutiles. C’est incroyable qu’on m’ait dit de faire des courriers alors que ça ne sert à rien. Finalement ce que j'ai envoyé, c'est comme si je l'avais posté dans une poubelle. Ça revient à ça."
- "On ne met rien à la poubelle ! Si vous voulez vous faire enregistrer, il faut vous adresser à un magasin. Une fois qu’un magasin aura fait la demande d’enregistrement et que vous serez enregistré vous pourrez démarcher les magasins."
- "Mais je vous répète qu’en magasin ils me disent de m’adresser à vous. Et vous me dites de m’adresser au magasin. Ça va durer longtemps ? Est-ce que vous le faites exprès ?"
- "Non, on ne vous a sûrement pas dit en magasin de vous adresser à moi. Ce n’est pas la procédure."
- "Alors c’est quoi, cette procédure ? Allez-vous le dire, à la fin ?"
- "Dites donc… Sur un autre ton, je vous prie. Pas d’ordre, hein ! Pas d’ordre."
- "Mais qui vous a donné un ordre ? Bien. Reprenons dans le calme, essayons du moins. Auriez-vous, dans votre grande bonté, l’extrême amabilité de bien vouloir m’indiquer en détail ce qu’est la rigoureuse procédure à laquelle vous faites allusion."
- "Ah. Voilà qui est mieux. C’est ainsi que vous deviez me parler."
- "Oui. Certainement. Quant à la procédure, chère madame, quelle est-elle, je vous prie ?"
- "Eh bien ce n’est pas compliqué. Vous prenez rendez-vous avec un chef de rayon, du magasin susceptible de commander votre livre. Lors de ce rendez-vous, s’il a le temps d’en donner un, il regardera votre bouquin. S’il est intéressant, il vous donnera un second rendez-vous, cette fois pour remplir le formulaire prévu pour l’enregistrement. Sans ce formulaire, nous n’enregistrons pas. C’est le magasin qui doit faire la demande, pas le fournisseur. C’est la procédure. Après, lorsque nous recevons ce formulaire, il arrive à mon assistante. Alors, nous procédons à l’enregistrement. Nous saisissons les coordonnées, nom, adresse, et tout ce qui va avec. Ça prend environ un mois ou deux et ensuite vous recevrez un avis. Alors vous comprenez bien, maintenant, que c’est au magasin que vous devez vous adresser. C’est ça la procédure."
- "Et au magasin, ils ne pourraient pas saisir directement l’enregistrement ? Ils pourraient le faire eux-mêmes, lors du second rendez-vous. Non ?"
- "Mais où voulez-vous qu’ils le saisissent ?"
- "Mais, sur un des terminaux qu’ils ont en magasin, évidemment. Ce serait fait en quelques minutes, pas besoin d'attendre deux mois pour ça."
- "Mais ça, c’est impossible monsieur !"
- "Ah, et pourquoi donc ?"
- "Mais… mais… mais… parce que l’enregistrement c’est nous, enfin ! En voilà assez de vos salades ! Si les magasins se mettent à enregistrer eux-mêmes tous les fournisseurs qu’ils veulent, ce n’est plus possible, enfin. Non mais, vous ne voyez pas, enfin."
- "Et qu'y a-t-il de différent dans la procédure que vous m'énoncez ? Vous saisissez tout ce qu'ils demandent, le résultat est le même. Non ?"
- "Mais, ce n'est pas pareil monsieur ! Parce que c'est nous le service enregistrement. Comprenez-vous ?"
- "Je comprends surtout que j’ai perdu un mois et demi pour rien. Quant à votre procédure, le moins que je puisse dire c'est qu’aucun magasin ne m’en a parlé. Nous avons perdu du temps inutilement."
- "Ah ben ça j’y peux rien. Adressez-vous aux magasins, ils sont tous au courant de la procédure."
- "C'est ce qu'on constate sur le terrain, il n'y a aucun doute. Je crois aussi que j’ai perdu une vingtaine d’appels et une heure de téléphone, pour rien."
- "Ah dites, ça suffit hein maintenant, mon pt’it gars ! Ce cirque a assez duré, hein ! Vous avez déjà dit qu’on met les lettres à la poubelle, ne me dites pas en plus que je vous ai fait perdre des appels et du temps au téléphone. Parce que c'est vous qui m'avez appelée, hein !"
- "Je n’ai pas dit que vous mettiez les lettres à la poubelle. J’ai dit que c'est comme si je les avais postées dans une poubelle. Le résultat est le même. C’est bien le cas non ?"
- "Si ! Vous avez dit qu’on met les lettres à la poubelle ! Vous l’avez dit."
- "Bien. Je crois que cette conversation va s’arrêter là, d’autant plus que c’est moi qui paie, et pour rien sinon des contrariétés."
- "Ah non ! Nous n’allons pas arrêter ! Vous l'avez d…"
Il coupa la communication, comme on le lui fit plus d'une fois.
Sans grand espoir, il tenta quelques autres appels téléphoniques pour obtenir un rendez-vous avec un chef de rayon, conformément à la procédure. Il ne parvint même pas jusqu'à un interlocuteur compétent. On lui dit toujours de rappeler. Il finit par abandonner, se disant qu’il se rendrait sur place à l’occasion. Peut-être aurait-il plus de chance.
Il en était encore et toujours au même point. Rien n’avait changé dans sa situation. Il avait beau se démener pour trouver un emploi, écrire et éditer un livre, autour de lui il ne trouvait que des obstacles variés aux causes aussi diverses. On avait saboté tous ses efforts, réduit à néant un important travail.
Une fois de plus il se replia sur lui-même. Son ordinateur gardait sa préférence en pareilles circonstances. "Il ne me reste qu'à bouder sur mon ordi" en pensait-il, avec dépit.
Il trouva un soir un message électronique d'Eléonore.
"Salut Daniel. Il faut que je te parle vite. Vient ce soir au chat à 21h ou téléphone moi demain. Eleonore."
Il se rendit à ce rendez-vous électronique, comme le sollicitait Eléonore. Ils s'y retrouvèrent tous deux à l'heure précise.
<hector> salut Eleonor
<eleonore> salut, t'es qui ?
<hector> Daniel
<eleonore> ok c bien toi. t'as repris le pseudo hector ?
<hector> hector ou strange, c'est tjrs le dernier qui se reinscrit automatiquement. Tu vas bien ?
<eleonore> pas trop
<hector> Qu'est ce qui ne va pas ?
<eleonore> C'est pas moi, c'est Méléna, la soeur d'une amie
<hector> explique
<eleonore> Je sais pas comment. J'ose meme pas
<hector> Fais comme tu sens
Temps d'attente
<eleonore> excuse moi je pleure encore j'ai pleuré toute la journée
<hector> Calme toi, prends tout ton temps
Temps d'attente
<eleonore> je t'explique. Depuis pas longtemps elle sort avec un gars
<eleonore> mais il est pas terrible ce mec, j'arrete pas de lui dire
<eleonore> il est mauvais genre, a ne pas frequenter. Tu comprends?
<hector> je crois que oui
<eleonore> ça fait pas longtmps du tout, et alors hier il lui a demander de coucher avec lui
Temps d'attente
<eleonore> je lui ai dit de pas faire ça mais elle a pas voulu m'entendre, rien
<eleonore> et quand elle y est allée c'est pas chez lui qu'ils sont restés
<eleonore> il l'a emmenee dans une cave ! ! ! ! !
<eleonore> et la, il y avait tout ses copains ! ! ! ! !
<eleonore> et lui il lui a demande a elle de leur faire des trucs a eux ! ! ! ! !
Temps d'attente
<eleonore> je peux pas continuer
<hector> je comprends. Je ne sais que dire
Temps d'attente
<eleonore> au debut elle voulait pas. mais ils ont dit qu'il allaient raconter un tas de trucs sur elle à tout le monde
<eleonore> ils ont dit qu'il fallait quelle le fasse pour qu'ils disent rien. Ils l'ont menacee, forcee et ils lauraient jamais lachee de toute façon
Temps d'attente
<eleonore> mais apres, elle a voulu elle aussi et elle a fait tout
Temps d'attente
<eleonore> mais cest degoutant de faire ça comme ça ! et des mecs qu'elle connait pas ! je ne peux pas y penser
<eleonore> on sait ce que c'est nous deux, on en parle. Et elle savait qu'il faut faire gaf
<eleonore> mais elle est tellement conne ! ! ce mec, elle l'aime meme pas
<eleonore> elle est avec lui parce qu'elle en avait pas d'autre
<eleonore> mais elle s'est fait avoir ! ! ! ! ! ! ! !
<eleonore> ces trucs ils appelle ça gang bang un nom comme ça je crois. j'ai entendu tournante aussi
<eleonore> elle savait ça ! ! mais pourquoi elle a pas laissé tomber ce mec??
<eleonore> Ils ont dit que c'est comme ça maintenant.
<eleonore> ils font tous pareil : ils en ramenent une, et ils la donnent a leurs copains ! ! ! ! ! ! ! ! Et ils disent que c'est normal ! ! ! ! ! !
<eleonore> mais c'est degeulas ! ! ! !
<eleonore> et encore pire: elle dit quelle regrette pas, rien du tout ! ! ! !
<hector> Tu crois qu'elle le pense vraiment ?
<eleonore> Je sais pas. Je pense qu'elle dit ça comme ça. Elle a entendu dire je regrette rien et elle le repete comme une conne
<hector> elle est peut-etre sous le choc. Elle dit peut-etre ça pour se justifier.
<eleonore> Elle a pas l'air sous le choc !
<eleonore> elle dit qu'elle a fait ça par amour pour lui et qu'elle regrette pas ! ! ! ! Elle repete comme une conne !
<eleonore> comment on peut dire ça?? Tu sais toi??
<hector> je ne sais pas. Je suis aussi perdu que toi. Je ne trouve pas de mots. c'est inqualifiable
<eleonore> Tu crois qu'on peut dire que c'est un viol ?
<hector> Tu dis qu'ils l'ont menacée de parler d'elle. S'il y a eu contrainte c'est alors du viol.
<eleonore> oui mais apres elle l'a voulu elle aussi
<hector> alors, elle seule pourrait dire si c'est du viol, si elle peut y voir clair.
<eleonore> elle peut pas. Elle est nulle. Elle m'a beaucoup deçue.
<hector> tu as dis qu'ils ne l'auraient pas lâchée de toute façon. Alors c'est du viol.
<eleonore> moi je dis que de la part des mecs c'est du viol même si elle a bien voulu
<hector> Mais pourquoi elle parle d'avoir fait ça par amour ? T'as dit qu'elle n'aime pas son copain
<eleonore> c'est pour ça que je dis qu'elle dit n'importe quoi comme une cone.
<eleonore> je sais qu'elle l'aime pas mais elle dit qu'elle a fait par amour pour lui. Elle le dit comme une machine qui repete
Temps d'attente
<hector> elle est comment maintenant ?
<eleonore> c'est bizarre elle a l'air tout a la fois. Elle a été violee mais, comme elle l'a voulu aussi…
<eleonore> et en plus c'était la premiere fois pour elle ! ! ! ! !
<hector> Tu parles d'une beauté, cette première fois ! Elle doit etre sous le choc, c'est pas possible autrement
<eleonore> mais non, je t'assure ! Je la vois bien. C'est ça qu'est bizarre.
<eleonore> est ce qu'elle pourrait avoir aimé ce qu'elle a fait?
<hector> même si elle a bien voulu, ça ne veut pas dire qu'elle a aimé.
<eleonore> elle est bizarre
<eleonore> elle aime pas son mec, elle s'est fait violée par plusieurs; mais elle dit qu'elle a fait l'amour; et qu'elle regrette rien; et tout comme ça !
<hector> de l'amour ça ? Il a le dos large l'amour. Il doit se retourner dans sa tombe, depuis qu'on l'a tué.
<eleonore> ça c bien vrai !
<hector> Tu penses qu'elle pourrait avoir subi et aimé à la fois ?
<eleonore> je crois que oui, meme si je comprends pas comment on peut aimer des trucs pareils
<hector> Elle a peut-être subi contrainte et viol, par plusieurs, tout en étant attiree par le cote sexuel
<eleonore> c'est ça qu'elle aurait aime????
<hector> Peut-être. Elle n'aurait retenu que le coté sexuel et l'excitation.
<eleonore> mais on peut pas etre conne a ce point et rien comprendre a rien comme ça, et dire encore qu'elle regrette pas
<hector> si c'est possible : on peut être con ou conne à ce point. Pour le reste, dire l'avoir fait par amour et sans regret, elle repete ce qu'elle a entendu.
<hector> Elle croit que c'est comme ça, que c'est normal. C'est ce qu'on entend, alors c'est comme ça dans sa tete
<eleonore> je crois que t'as raison
<hector> je crois aussi, mais on ne peut pas vraiment le savoir. Elle doit quand même être traumatisée, meme si ça n'est pas évident.
<eleonore> C'est dingue, ça m'a fait a moi plus de mal qu'a elle.
<hector> Moi aussi ça me fait mal d'entendre ça
<eleonore> Mais qu'est ce qu'on peut faire tu comprends toi ! ! ! ! Je veux pas vivre comme ça ! ! ! Je veux pas ! ! !
<hector> Calme toi. J'aime pas te savoir comme ça.
Temps d'attente
<eleonore> Mais ça pourrait m'arriver, on sait jamais si je tombe sur un mec qui me joue la comédie. Et si c'est pas moi, il y a mes copines qui meritent pas ça
<eleonore> ou bien ma petite soeur, je voudrais jamais qu'elle ait des choses pareil jamais ! ! ! !
<hector> faut pas coucher sans se faire épouser. C'est un bon moyen de savoir si un mec est sincère ou s'il se fiche de toi. Et on ne couche pas avec quelqu'un de passage. Même des bêtes font mieux.
<eleonore> t'as dit une fois qu'épouser ou vivre ensemble c'est pareil pour toi.
<hector> exact. C'est toujours valable. On peut etre très sincère sans passer devant le maire
<eleonore> ça je vais le retenir ce bon moyen de savoir si un mec se fiche de moi. Sinon je risque la même chose que Méléna.
<eleonore> comment des filles peuvent faire ça?? C'est aussi la faute des filles. Si y'en a qui disent rien ou qu'elles aiment alors ça va continuer
<hector> ça fait partie du problème. Beaucoup vont subir a cause de quelques unes. Côté mecs c'est plus bas que terre aussi.
<eleonore> Daniel y'avait des filles avec les mecs ! ! ! ! ! ! ! ! ! Elles attendaient aussi des trucs ! ! ! ! ! ! ! ! ! ! !
Temps d'attente
<hector> Alors là, ça me surprend un peu plus. Je dois être plus largué que je croyais. La réalité est pire que ce que je croyais.
<eleonore> mais jusqu'ou ça va aller daniel? comment on peut dire aux gens? ça va etre encore plus et tout le monde risque ! ! ! !
<hector> t'as bien compris, tu avais raison en parlant de ta petite sœur aussi. Le rsque est pour tous. Mais un tas de gens ne voient pas plus loin que le bout de leur nez
<hector> y'en a aussi qui veulent vivre comme ça, qui disent que c'est bien, parlent de liberté. Ils font du mal aux autres avec les idées fausses qu'ils propagent. Tout ça n'est que le début des problèmes
<eleonore> alors on n'en sortira jamais ! !??
<hector> On ne peut pas dire ça. A force d'excès les consciences peuvent se reveiller.
<eleonore> Mais on peut pas attendre qu'il y ait des exces !
<hector> Il y en a déjà. Et la plupart des gens ne veulent rien entendre.
<eleonore> Alors qu'est ce qu'il nous reste ?
<hector> Faire ce qu'on peut ! C'est deja beaucoup. Parles en a ta soeur, a tes copines, explique leur tout, la realite, les dangers
<eleonore> Je vais le faire, tu peux etre sur. Moi je ne veux pas vivre comme ça ! ! ! !
<hector> T'as 1000 fois raison. Mais mefie toi de la reaction des gens. Y'en a qui sont betes et mechants
<eleonore> je ferai gaf
<hector> Remets toi de tout ça. Retrouve ton calme. Faut garder l'équilibre.
<eleonore> ça va mieux deja
<hector> tu me fais un sourire
<eleonore> je vais bien je te promets :-)
<hector> j'aime mieux ça
<eleonore> j'en ai marre, je vais me coucher pour oublier tout ça. Demain j'espere que ça ira mieux
<hector> Si c'est pas demain ce sera apres demain
<eleonore> :-)
<hector> je te laisse alors
<eleonore> GROS BISOUS DANIEL
<hector> gros bisou !
<eleonore> bye
<hector> bye
Il arrêta alors son ordinateur. Curieusement il se sentit moins catastrophé que de précédentes fois à propos d'événements moins importants. Il en comprit la raison. Auparavant, il ignorait beaucoup plus de choses. Les apprendre le surprenait, le révoltait. A présent ses communications par l'Internet lui avaient appris des réalités qu'il ignorait ou croyait lointaines ou marginales, comme beaucoup d'autres personnes. Après tant de communications sous le couvert de l'anonymat, ce qu'il venait d'apprendre par Eléonore ne le surprenait pas. Toutefois ses réactions et sentiments n'en étaient pas amoindris. Seule la surprise l'était.
En dehors de ces communications qui le maintenaient en relation avec le monde, ses jours restaient les mêmes, sans avenir visible, sans amélioration en perspective. Tout stagnait pour son livre, autant que sa recherche d'emploi restait infructueuse. Il se forçait alors à se promener, à entrer dans les grands magasins. Il le faisait pour ne pas être décalé de son environnement. Après avoir déambulé jusqu'à la fatigue, il reprenait le chemin du retour, souvent sans qu'un seul mot n'ait été échangé avec quelqu'un.
Une fin d’après-midi, il croisa le chemin d'une femme, une sans-abri. Assise sur une grille marchepied du trottoir, elle se réchauffait à l'air chaud qui la traversait. Au passage de Daniel, elle lui demanda son aide pour se relever. Il l’aida à se mettre debout et regrouper ses quelques affaires restées au sol.
- "Merci mon gars. C’est l’heure de la soupe." lui dit-elle. "Je dois encore marcher pour y être à l’heure."
- "La soupe ? Vous devez aller où ?" demanda Daniel.
- "Vous savez pas, évidemment. T'as pas l'air d'être de la rue, toi. C’est la soupe populaire ! Ça s’appelle comme ça. C'est celle donnée par ceux qui ont du cœur, ceux qui n’ont pas oublié qu'y a des personnes qui vivent dehors et qui n’ont rien."
- "Je n’ai pas oublié non plus. Je n’ai pas pu faire assez, mais je sais que ce n’est pas normal. Le mot est faible."
- "En attendant, les faibles, c’est nous. On est faibles en tout. Bon, faut que j’y aille. Je peux pas courir."
- "On peut faire un bout de chemin ensemble. Je marcherai à votre allure."
- "Ben c’est comme tu veux, mon gars. Ça m’arrive pas souvent de parler, sauf pour m'engueuler avec quelqu'un. Si on s'engueule pas tous les deux, ça me changera."
- "Ça fait combien de temps que vous êtes dans la rue ?"
- "Six ans le mois prochain, mon gars. Je sais même la date exacte de ma première nuit dehors, et en hiver en plus. Le proprio qui m’a foutue dehors a même pas respecté la date légale."
- "Six ans dehors ! Mais, comment on peut vivre six ans dehors ?"
- "Ça, c’est la question que je me posais avant que j’y sois moi aussi. Après, on s’habitue. Y’a pas l’choix."
- "Et avant, vous faisiez quoi ?"
- "J’étais négociatrice dans un service d'achat. Mais, faut pas me le rappeler. Faut pas me rappeler ça… Je suis dans la rue, maintenant. J’ai eu assez de mal à m’y faire."
- "Je ne voulais pas remuer de mauvais souvenirs."
- "C’est pas grave. Je comprends que vous vouliez savoir."
Elle marchait puis s'arrêtait par instants pour parler ou se reposer un peu. Elle continua à parler d'elle.
- "C’est déjà très bien de vous intéresser à moi. Pour vous répondre, j’étais négociatrice. J'achetais des matières premières pour une cristallerie. Après la guerre du Golfe ç’a été la merde un peu partout, et pas qu'en France. A la cristallerie comme ailleurs, ils ont dû réduire le personnel. J’ai perdu mon boulot en 1991. A ce moment le chômage grimpait comme j'avais jamais vu. J’ai plus retrouvé de boulot. Après trois ans sans pouvoir travailler… j’avais plus rien. Le jour où j’ai pas pu payer le loyer, le propriétaire m’a fichue dehors. Pour la suite, vous voyez le résultat."
- "C’est dégueulasse. Y'a pas d’autre mot. Je ne sais pas quoi dire."
- "Y’a rien d'autre à dire."
- "Quelle société pourrie. Plus de boulot… Six ans dans la rue… En l’an 2000 il y a encore des choses pareilles… "
- "Tu l’as dit ! Qu’est-ce que j’en ai à foutre, moi, de leur an 2000 ! Pendant qu’ils bouffaient tous à en crever, moi je crevais de froid dans la rue, et des milliers d’autres avec moi. Même des millions, dans le monde entier."
- "J’en ai assez de voir ça. Je ne sais pas comment je pourrais aider pour que ça change."
- "Alors là, compte pas sur moi pour te donner la recette. Je n’ai plus confiance en rien ni en personne. Y’a pas de recette dans ce monde. Soit tu représentes quelque chose pour quelqu’un, soit tu peux crever. Le mieux c’est de représenter un tas de pognon. Là t’auras plein de copains. Tout se résume à ça dans cette société de merde."
- "C’est pas toujours exactement ça, mais il faut bien reconnaître que ça s’en rapproche souvent."
- "T’as bien compris mon gars. Et qu’est-ce que t’aurais voulu faire, toi, comme tu disais tout à l’heure ?"
- "Ben… Il y a différentes choses que chacun peut faire, chacun selon ce qu’il peut, selon ce qu’il fait le mieux. Il y en a qui aident en servant la soupe, par exemple. Moi, j’ai pensé que je pouvais aider en faisant prendre conscience. J’ai écrit un bouquin. Je parle de pas mal de choses, sans oublier les sans-abri. C'est pour sensibiliser le public. C'est aussi pour que ceux qui dirigent le pays fassent quelque chose."
Elle s’arrêta net durant sa marche et se tourna vers lui.
- "T'as écrit un bouquin ?"
- "Oui."
- "T'as écrit un bouquin sur nous, toi ?"
- "Oui, sur ces problèmes et d'autres aussi."
- "T’as fait ça toi ? Tu as écrit un bouquin sur les SDF ? T’es bien le seul à t’être intéressé à nous dans un bouquin. T’es écrivain alors."
- "Non, pas vraiment. Je suis au chômage, moi aussi. Et, les sous, je les compte aussi. Alors j’ai pensé que faire un bouquin sur tout ça pourrait être utile. Mais personne n’en veut, de ce bouquin."
- "Ben tiens ! Tu m’étonnes pas du tout ! Je sais bien que tout le monde s’en fout. De tous ceux que j’ai rencontrés dans ma vie, y’a bien que toi qui t’y intéresses. Ça m’étonnait aussi que les gens se mettent à lire sur nos misères. Fous leur un beau film à la con, c’est tout ce qu’ils veulent voir. La misère y veulent pas savoir qu’elle existe. Ça les rend tristes, ils veulent l’oublier. C’est ça ! Oubliez ma misère ! Elle vous emmerde ! Ils veulent du rêve, que du rêve. Que du bonheur ! Y z’ont pas compris qu’à force de rêver ils voient même plus la réalité en face. Ils voient même plus qu’ils peuvent commencer à plonger tous les jours. Si c’est pas eux ça sera leurs gosses, après eux. Bande de cons ! Tous, autant qu’ils sont !"
- "Ça oui, personne n'est à l'abri. Tu dis vrai."
- "Ça me fait du bien de me révolter un peu, tiens. Ça m’était plus arrivé depuis longtemps. Putain que ça fait du bien de parler normalement à quelqu’un ! Plus personne vous parle normalement, quand on vit dans la rue."
Il l'écoutait et apprenait. Elle continuait.
- "J’avais même oublié que je pouvais parler comme ça. J’suis normale moi aussi !"
Dans un sursaut de révolte et d’indignation elle criait maintenant sa souffrance à la société.
- "Bande de salauds ! Qu’est-ce que vous avez fait de moi, salauds ! J’ai pas mérité ça, moi ! J’ai jamais rien fait de mal, jamais ! J’ai toujours été honnête, moi ! Pourquoi est-ce qu’on m’a fait ça ? Y’en a qui s’en mettent plein les poches tous les jours, qui volent, qui tuent et font des saloperies, mais on les respecte pour leur fric ! Salauds ! Bande de salauds ! Moi, qu’est-ce que je vous ai fait ? Qu’est-ce que vous avez fait de moi, salauds ?"
Crier sa douleur l'avait épuisée. Ses jambes flanchèrent lentement. En se retenant à une poubelle, elle continua à s'affaisser jusqu'à se mettre à genoux. Elle tenait maintenant sa tête entre ses mains, les doigts entrelacés par dessus son bonnet, semblant se protéger.
Daniel était profondément ému. Surmontant l'émotion, il s’accroupit quelques instants à ses côtés, jusqu’à ce qu’elle se ressaisisse. Au bout d’un instant elle se releva, sans un mot, la résignation dans l’âme, éprouvant de la honte aussi.
- "Excuse-moi, mon gars. Reste pas avec moi, va. T’as rien à faire avec quelqu’un comme moi. J’t’ai assez fait honte ce coup là. J’ai honte de ce que je suis. Reste pas avec moi. Reste pas, va."
- "De la honte, ce n’est pas à toi d’en avoir mais ceux qui t’ont mise là. J’en suis responsable aussi, même si tout n’est pas de ma faute. Tu peux crier aux salauds, c’est vrai."
Sans répondre, elle se remit à marcher. Son regard s'était introverti, sa conscience semblait ailleurs. Ils continuèrent jusqu’à arriver à la soupe populaire.
La queue était déjà longue. Des hommes et des femmes attendaient patiemment leur tour, une attente éreintante à passer debout. La femme prit place à la fin de la file, toujours sans un mot. Tous ceux qui attendaient là étaient aussi silencieux qu'elle, résignés, vidés d'envie de parler autant que de quelque chose à dire même sans envie.
Daniel se sentit mal à l’aise. Il voulut rester encore un peu mais, n'étant pas sans-abri, il craignait d'entendre qu’il n’avait pas sa place ici. Il craignait également d’embarrasser cette femme en restant avec elle. Il lui dit alors, avant de partir.
- "C'est quoi ton nom ?"
Elle se tourna vers lui et le regarda sans répondre. Elle semblait égarée, extirpée de ses pensées et étonnée d'une question qui avait réveillé son esprit. Il reprit.
- "Moi c’est Daniel."
Elle murmura son nom en baissant la tête comme une enfant intimidée.
- "Lise."
- "Je vais te laisser, Lise. … Où est-ce que je peux te retrouver ?"
Elle ne parvint à répondre. Il reposa sa question.
- "Dis-moi où."
- "Là ou tu m’as trouvée."
- "OK, Lise. Alors, à un de ces jours."
Il fit un geste de salut en s’en allant. Elle fit le même aussi, lorsqu’il fut retourné.
Il y pensait encore, sur le chemin du retour, lorsqu'il entendit un cri derrière lui. Un homme d’une soixantaine d’années criait nerveusement. Il était à terre, en état de choc, une jambe visiblement cassée. Deux hommes s'enfuyaient en courant. Daniel revint sur ses pas et se pencha sur l’homme à terre. Il saisit ses épaules pour le maintenir au sol. Il fallait l'empêcher d'aggraver ses blessures.
- "Ma jambe… J'ai mal ! Ils m’ont eu ! Les p'tits salauds ! Ils ont pris ma sacoche ! Ma jambe !"
- "Calmez-vous, on va appeler les secours. Restez tranquille en les attendant. Vous êtes blessé, il ne faut pas bouger."
Durant ces instants des personnes s’étaient attroupées autour d’eux, plusieurs curieux et quelques autres qui apportaient leur aide.
- "Est-ce que quelqu’un peut téléphoner aux secours ?" cria Daniel.
- "Je viens de le faire." dit quelqu’un. "Je les ai en ligne. Ils veulent vous parler."
- "A moi ?" répondit Daniel, étonné.
- "Oui, ils veulent savoir si vous êtes secouriste."
On lui tendait déjà le téléphone mobile. Daniel lâcha les épaules du blessé. Il avait retrouvé assez de calme pour comprendre et rester immobile.
Daniel répondit au téléphone.
- "…j'ai seulement suivi un stage de secouriste du travail, et il y a des années…"
Alentour nul autre n'avait de notions de secourisme. Il fut alors retenu pour répondre aux questions posées par téléphone. Il décrivit la situation et suivit les instructions données, en attendant l’arrivée des secours.
Durant ce temps, dans l'attroupement la conversation battait son plein. Presque tous y prenaient part.
- "Ah les p’tits cons ! Ils l’ont pas loupé. Ils l’ont volé, c’était pas la peine de lui casser la jambe en plus."
- "Mais, il s’est peut-être fait ça en tombant."
- "Pensez-vous ! On se casse pas la jambe comme ça en tombant. Ils l’ont fait exprès oui, pour qu’il ne puisse plus rien faire, surtout pas leur courir après. C’est des bêtes sauvages maintenant."
L'homme à terre confirma.
- "Ils l'ont fait exprès ! Ils l'ont fait exprès ! … J'ai mal…"
- "Ah y’en a marre ! Vraiment ! Moi, j’en peux plus de vivre dans l’insécurité, comme ça. Je peux supporter un tas de choses, mais pas l’insécurité."
- "Et les flics ? Qu’est-ce qu'ils font les flics ? Y’a de plus en plus de p'tits salauds, de plus en plus violents et sauvages. Et où qu'ils sont, les flics ?"
- "Les flics, comme vous dites, ils font ce qu’ils peuvent. Ils n’ont pas la vie facile, eux non plus. Moi je leur tire mon chapeau, je ne pourrais pas faire ce qu’ils font. Faut le faire, leur boulot, avec tous ces voyous. Et puis les flics on les a étouffés avec un tas de paperasses. On leur demande de plus en plus de corvées administratives, pour des statistiques et tout un tas de choses qui servent à rien. Alors, vous pensez bien qu’ils peuvent pas tout faire. Et quand ils attrapent un de ces p’tits cons, soit ils sont mineurs et on les relâche, soit ils sont majeurs et multirécidivistes après avoir été relâchés grâce aux avocats. Après, on les retrouve à faire la même chose, et ils narguent ouvertement les flics en plus. Alors ils n’ont pas le beau rôle, les flics, comme vous les appelez, monsieur. Ils font le travail le plus ingrat."
- "Ouais, c’est vrai ce qu’elle dit la dame, là. Moi j’en ai vu un tas des comme ça. Ces petits salopards, ils narguent tout le monde et ils font leur loi encore. Et puis, les taules sont pleines et la justice c’est devenu de la merde. A force de vouloir tout passer aux voyous, du genre il est gentil et c’est une pauvre victime, alors, voilà le résultat. Ben moi, je dis qu’y en a marre. Merde alors ! Moi j’ai grandi dans la misère, vachement plus qu’eux. On vivait dans un bidonville et tous mes copains pareil. On sait même plus ce que c’est un bidonville aujourd’hui. Ben c’était la misère, la vraie misère. Mais, on n’est pas devenu comme ça. Regardez les, ceux-là. Ils glandent toute la journée et ils réclament qu’on leur donne tout. Ils font des émeutes si on leur donne pas. Donnez-nous, heu, donnez-nous ! C'est tout ce qu’ils savent dire."
- "Ça, la misère vous l’avez peut-être connue, mais pas eux. Ils ne sont pas dans la misère ces gars là, regardez un peu ce qu’ils portent, toujours des affaires de grandes marques. Ils n’ont pas l’air d'être dans la misère."
- "Mais ils l’ont volé, ce qu’ils portent."
- "Oui, je sais bien. Mais, sans parler de ça, ils ne sont pas dans la misère. Monsieur parlait des bidonvilles, ça c’était de la misère. Moi j’ai des mariniers dans ma famille. Chez eux aussi, comme dans les bidonvilles, on connaît la misère. Dans leurs foyers il n'y avait pas de quoi manger. Mais, ceux-là, ces voyous, là, croyez-vous qu’ils crèvent de faim ? Sûrement pas. Ils en sont très très loin."
- “Ah, vraiment, vaut mieux vous entendre que d’être sourde. Les p’tits gars comme eux, c'est pourtant vrai que c'est des victimes. On leur a rien donné, on s'est pas occupé d'eux. On les a rendus méchants mais y' sont pas que méchants. C’est des pauvres gars. Faut les comprendre un peu. Faut être positif. Vous comprenez ce que c'est, d'être positif ?”
- “Positif !? Des victimes !? Y sont pas que méchants !? Non mais, dites, hé ! Ça va pas la tête ? Elle est où la vraie victime ? C’est eux ou c’est le type qu’ils ont étalé par terre ? Qui c’est qui marchait tranquillement dans la rue ? Et qui c’est qui a agressé et volé l’autre ? C’est l’vieux qui a agressé les jeunes p’têtre ? …C'est facile de dire que c'est des victimes. Bande de p’tits salauds, va !”
- "Mais oui, mais le vieux il est plein de fric, et eux ils en ont pas. On leur a pas donné, alors ils rendent justice."
- "Non mais ça va pas, non ? Rendre justice, maintenant. C'est ça la justice, étaler les honnêtes gens et les voler ?"
- "Ben oui ! Ces jeunes on les a étouffés ! Alors ils rendent justice !"
- "Hé, ho ! Ça va vraiment pas dans ta tête, toi ! V'la comment on fait passer des p'tites crapules pour des Robin des bois. Faut pas s'étonner qu'on les relâche et que ce soient des multirécidivistes."
- "Tout ça c’est de la faute du gouvernement. C’est eux les vrais cons et les vrais salauds. Parce que c’est eux qui sont élus pour diriger le pays. Et ça fait des années que ça se dégrade. Alors, quoi, merde ! Ça fait des années que ça dure, et ils ont fait quoi, hein ? Rien ! Pour nous faire chier avec des impôts, pour ça ils savent tout. Ils vont nous en sucer du pognon, les caisses débordent. Mais pour le reste ils sont manchots, des vrais cons. Des laxistes, c’est comme ça qu’on dit à la télé. Ils sont laxistes. Sauf pour le pognon que ça leur rapporte."
- "Des carriéristes je dirais, monsieur. De gauche ou de droite, du centre ou des extrêmes. Ça, il faut bien le dire aussi, monsieur."
- "Mais oui m’dame. J’ai pas dit le contraire. D’un côté ou de l’autre c’est les mêmes cons. J’ai pas parlé que d’un côté."
- "Non, non. Mais, vous ne l’aviez pas précisé, et il faut bien le dire."
- "Oui, madame a raison. Il faut bien le dire. Vous faites bien de le dire, madame."
Une personne qui n'avait pas encore parlé fit entendre sa voix, singulièrement forte.
- "Mais vous êtes bien malins, tous, là. Mais c’est quoi qu'il faut faire ? Hein ? C’est bien marrant tout ça. Mais on fait quoi, comment, hein ? Qu’est-ce qu’on peut faire ? Hein ?"
- "Ce qui est sûr, c’est qu’on ne peut pas rester comme ça. Ça ne peut plus durer. On revient au temps des coupe-jarret. On ne progresse pas, on fait tout le contraire."
- "Ouais, mais faut faire comment, hein ? Dites le nous, vous, le philosophe."
- "Philosophe, moi ? Est-ce que vous savez ce qu’il vous dit, le philosophe ?"
- "De quoi ? Non mais, attend un peu…"
- "Du calme, messieurs, du calme ! Quant à vous, monsieur, ce n’est pas la peine de vous moquer et traiter les autres de philosophe. Avant votre intervention on assistait à un vrai débat. C’est bien la première fois que je vois ça. D’habitude, les gens se croisent sans rien se dire. Cette fois c’était un vrai débat improvisé. Même quand ils se connaissent les gens évitent les sujets les plus importants, de peur que la conversation ne monte. Là, vous avez stoppé un vrai débat intéressant."
- "J'ai stoppé quoi ? Dis, tu vas me parler autrement ducon."
L’homme avait déjà saisi son interlocuteur par le col et levait la main sur lui. Par chance les autres réagirent ensemble pour l’empêcher de frapper. C’était aussi inhabituel. En d’autres circonstances beaucoup auraient fait le choix de ne pas s'en mêler. Ils se seraient abstenus d'intervenir de peur de s’attirer les mêmes ennuis.
Ils maîtrisèrent autant que possible le violent et durent le maintenir.
- "S’il se calme pas maintenant faudra demander aux blouses blanches de lui filer un calmant."
- "Ta gueule ! Sale con de philosophe !"
- "Ta gueule toi-même ! Intellectuel !"
- "Intellectuel, moi ? Si je t'attrape, tu vas voir ce que c'est d'me traiter d'intello ! Pédé, va !"
Sur ce, une voiture de police stoppa. Des policiers descendirent. On leur avait téléphoné après avoir appelé les secours.
- "Ah ben vous tombez à pic, m’sieurs dames. Ce mec là est violent."
Les policiers répondirent en se méprenant.
- "Ah il l'a pas loupé. Il a pas l’air en forme le monsieur à terre, là-bas."
- "Non, vous n’y êtes pas, messieurs. C’est pas lui l’agresseur. Lui c’est un autre. Il y a eu une discussion et celui-là s’est fâché."
- "Attendez, attendez, parlez pas tous à la fois. P’tain qu’est-ce qui se passe ici !? D’habitude on n'arrive pas à les faire parler, là ils parlent tous ensemble. Vous, là ! Vous allez m’expliquer !"
En quelques secondes les policiers furent mis au courant. Le véhicule du service d’urgence arriva en même temps. Les premiers soins furent donnés pendant que les policiers s'employaient à leur rapport.
- "Alors, donc, agresseurs inconnus. Ça m’étonnait aussi qu’on ait chopé un agresseur. Même dans les films ça se voit plus."
- "Ben si vous faisiez vot’ boulot, on aurait plus besoin de les choper, les agresseurs."
- "Oh mais, en voilà assez maintenant ! Ça ne va pas recommencer encore. On en a déjà discuté tout à l’heure. Ces messieurs dames de la police font ce qu’ils peuvent."
Durant ces discussions auxquelles il n’avait pas pris part, Daniel répondit aux questions des policiers. Il crut qu’il serait emmené au poste de police, mais ce ne fut pas le cas.
Une fois les formalités remplies et la victime emmenée à l’hôpital, la police entreprit de disperser les personnes encore présentes.
- "Allez circulez, y’a rien à voir ! Circulez ! Circulez bon sang ! Vous, là, circulez ! Et vous aussi ! Non mais… sans blague."
Circuler, c’est aussi ce que fit Daniel. Après sa rencontre avec Lise et cette agression, il ne voulait que rentrer chez lui et se trouver seul et tranquille.
Il eut une nuit agitée, une fois de plus, encore perturbée par les tourments d'un lointain passé. Le lendemain, il se sentit fatigué et morose. Il ne sortit de chez lui qu’en s’y forçant, pour ne pas subir en plus les effets aliénants de l'enfermement.
En marchant, il vit une personne qui, debout durant des heures, vendait des parutions faites pour aider les démunis. C’est alors qu’une idée lui vint à l’esprit. Il pensa aussitôt à Lise, puis à tous ceux qu’il avait vu faire la queue pour une soupe. Il sentit cette idée comme une étincelle de génie. Elle se faisait déjà projet. Il dérouta sa déambulation sans but et alla vers l’endroit où il avait rencontré Lise.
Il la vit de loin, allongée sur un banc. Personne ne faisait attention à elle. Les gens passaient et l'ignoraient comme si elle était invisible. Il marcha d'un pas décidé dans sa direction. Arrivé près d'elle, il vit qu'elle dormait, bouche entrouverte. Elle était emmitouflée dans un trop large manteau noir, des gants devenus mitaines aux mains, et un bonnet tricoté sur la tête. Il ne voulut la déranger dans son sommeil. Il s’assit sur un autre banc et attendit son réveil. Durant ce temps il s'interrogea sur le quotidien de la vie dans les rues, en n'ayant rien à faire durant des heures, en devant faire passer le temps tous les jours, en devant y survivre, pour recommencer encore le lendemain, et durant des années.
Lorsque Lise fut réveillée, il attendit encore qu'elle le soit complètement et tranquillement, puis il alla vers elle. Elle le vit venir et le reconnut à distance. Arrivé à côté, il demanda poliment s’il pouvait s’asseoir. Elle en fut surprise. Elle ne croyait pas le revoir. Elle se réveillait d'un mauvais sommeil mais elle était ravie.
Il en vint directement au but.
- "J’ai une idée intéressante, Lise."
- "Une idée ?"
- "Le bouquin dont je t’ai parlé, le bouquin que j'ai écrit, tu te souviens ?"
- "Bien sûr que je m’en souviens."
- "Eh bien, c’est très simple. Je n’arrive pas à le vendre, les libraires n’en veulent pas. Ils disent que c’est trop compliqué et bla-bla-bla. Dans les grands magasins c’est encore pire, sauf peut-être à la TRAP."
- "Si ça leur rapportait du fric, tu verrais comment ils s’accrocheraient à ta ceinture pour que tu leur en fournisses. T'es trop petit pour que ça leur rapporte. C'est ça, la vraie raison."
- "Exactement. Alors, fini les libraires et les grands magasins. En voyant ceux qui vendent des revues dans la rue, j’ai pensé que ceux qui vivent dehors pourraient vendre mon bouquin."
Elle considéra l'idée, fut un instant étonnée, puis elle dit.
- "Explique. En détail."
- "C’est pas compliqué. Je fournis les bouquins, vous les vendez et vous gardez le fric pour vous, pour le boulot de les avoir vendus. Mais, je veux qu'ils soient vendus comme il faut, sans salir les bouquins, sans les abîmer, et en étant toujours poli avec tout le monde. Et j’aimerais savoir qui les vend, pour qu'ils soient vendus par des gens honnêtes."
Elle fut encore plus étonnée. Elle le dévisagea en s’interrogeant. Elle en dit.
- "T’es sérieux ?"
- "Ben oui, je suis sérieux."
- "Pourquoi tu ferais ça, toi ? Pourquoi tu ferais ça pour nous ?"
Cette fois, c’est lui qui marqua un temps d’arrêt, ne sachant comment répondre.
- "Mais… Et pourquoi je le ferais pas ? Je vois bien comment vous vivez… et ça pourrait vous aider. Alors pourquoi ne pas le faire ? Si je le peux, je serais content de l’avoir fait."
Après un autre instant d’hésitation, elle dit.
- "Dieu te bénisse, mon gars."
Elle reprit encore.
- "T’es vraiment sérieux ?"
- "Mais oui je suis sérieux, je ne me moque pas."
Après quelques secondes encore, elle décida.
- "Je sais pas s’il y en aura d’autres, mais moi je suis d’accord."
- "Bravo ! Je suis bien content."
- "De toute façon qu’est-ce que ça me coûte ? J’ai rien de mieux à faire. J’ai rien à perdre, je ne peux qu’y gagner."
- "Bien dit, Lise ! T’as bien compris. Je t’amène des bouquins demain. On verra ce que ça donne."
- "Quand tu veux, mon gars. Quand tu veux."
Le lendemain, il se rendit à la même heure au même endroit. Lise était là, et elle n’était pas seule. Deux autres personnes se trouvaient avec elle. Une fois réunis, Lise fit les présentations.
- "Mes amis, je vous présente Daniel. Daniel, je te présente mes seuls amis, Anne et Georges. J’ai pensé à eux pour ce dont tu m’as parlé. Est-ce que j’ai bien fait ?"
- "Bien sûr que tu as bien fait. C’est super ! Mais je n’ai pas apporté assez de livres, je ne savais pas."
- "C’est pas grave. De toute façon c'est pour essayer. On sait pas encore quel accueil on aura des gens."
- "J’attends aussi de le savoir."
- "On va se partager les bouquins et on verra ce que ça donne."
Une dizaine de livres fut répartie et ils déterminèrent trois lieux de vente. Ils se postèrent à des sorties de grands magasins. Chacun se tint face à une sortie, un livre à la main, comme le font les vendeurs de revues. Ils ne criaient pas pour appeler des clients, mais laissaient venir spontanément qui le voulait. Daniel fit la navette entre les trois amis. Il assura ainsi la communication entre eux. Aucun n’avait l’habitude de ce type de vente et ils durent s’ajuster pour savoir s’y prendre. Lise, Anne et Georges n’avaient même plus l’habitude de parler à d'autres. Ils perdaient leur moyens dès qu'on les approchait. C’était pire si on leur posait des questions. Ils bégayaient, rougissaient même, et n’arrivaient plus à répondre. Pour seulement converser, ils devaient se surpasser.
C’est Anne qui fut sollicitée la première pour l’achat d’un livre. Un jeune homme, probablement un étudiant, s’y intéressa. Il interrogea Anne sur le contenu, mais, ne pouvant prononcer le moindre mot, elle tendit l'ouvrage avec un sourire. Le jeune homme lut le dos de la couverture, puis il lut une page prise au hasard. Il continua sa lecture sur la page suivante, et ainsi de suite jusqu'à la fin d'un chapitre. Après de longues minutes il releva la tête, l’air de revenir à lui.
- "C’est vachement intéressant." dit-il. "Vous le vendez ? C'est bien ça ?"
- "Oui. … Oui monsieur." balbutia Anne.
- "On vous fait travailler pour les vendre ? Ça rapporte à quelqu’un qui vous exploite ?"
- "Oh non, monsieur. C’est écrit par quelqu’un qui nous en donne pour qu’on les vende. Et l’argent est pour nous, pour survivre."
- "Alors là, je vous en prends un tout de suite. J’avais peur qu’on ait fait de vous une main d’œuvre à bon marché. Mais, si c’est pas ça, je vous l'achète pour le contenu et pour vous aider."
Anne ne put répondre. Un large sourire éclaira son visage. Le jeune homme demanda en fouillant dans sa poche.
- "Combien je vous dois ?"
- "Le prix est imprimé dessus, mais si c’est trop cher pour vous, vous donnez ce que vous voulez."
Il prit un billet et le tendit à Anne.
- "Ne me rendez rien. J’ai donné ce que je voulais."
Elle en fut extrêmement gênée.
- "…Merci, monsieur, merci. Merci à vous. Dieu vous bénisse !"
- "De rien, madame, de rien."
Il partit et Anne le suivit du regard jusqu’à ce qu’il se soit éloigné. Elle serra le billet dans sa main qu’elle n’avait pas osé tendre et ferma les yeux en souriant. Elle mit un moment avant de revenir à la réalité, puis elle courut l’annoncer à Georges, qui était le plus proche. Rendu aussi content qu'elle, ils partirent tous deux vers Lise, avec qui se trouvait Daniel. La vente d'un livre fut vécue avec une explosion de joie. Les cœurs s’emplirent de sentiments indescriptibles, parmi lesquels un sentiment de renouveau. C'était une euphorie enivrante. Des sourires éclairaient leurs visages d’habitude si crispés. Un seul livre avait été vendu, mais quel espoir lorsqu’on n'a rien.
Très rapidement Anne s'en ressaisit.
- "Maintenant il faut y retourner. C'est pas le tout, d'être tombée sur quelqu'un de sympa. On sait pas comment sera la suite."
- "Oh c'que t'es casse joie, Anne !" dit Lise. "Laisse nous déguster un peu, quoi !"
- "Bon, bon, j'ai rien dit. C'était pour qu'on s'oublie pas. Enfin, pas trop vite. On s'y remet quand vous voudrez."
Ils voulurent très rapidement. Quelques minutes plus tard, ils étaient de nouveau à leurs postes.
Ils se tinrent debout durant des heures. On passait autour d'eux en les ignorant. De rares personnes plus attentives regardaient sans mot dire. D'autres, encore plus rares, questionnaient intriguées. Leur curiosité assouvie, elles s'en allaient, parfois sans plus de mots, pas même un merci de correction. Au début, répondre aux questions fut difficile pour les sans-abri. Puis, à force de questions identiques, les réponses devinrent naturelles et sans bégaiement.
Au bout d'interminables heures, ils purent néanmoins finir cette première journée sur un sentiment de satisfaction, un sentiment qu'ils avaient oublié. Dans la journée ils avaient vendu six exemplaires, ce qui faisait pour eux une petite fortune. Ils durent maîtriser leur optimisme. Toutefois, même en l'endiguant, ils ne purent arrêter leur rêverie. Eux qui ne connaissaient plus que la rue se voyaient redémarrer dans la vie. Sans le dire, ils aspiraient à nouveau à une vie d'homme et de femme, à une vie décente, normale. Ces espoirs étaient revenus en eux même s'ils contenaient leurs émotions autant que leur imagination.
L'argent de cette première journée servit à acheter de la nourriture. Les quatre amis en firent un repas commun, un repas de fête pour eux. Pour célébrer l'événement ils dînèrent dans les couloirs du métro, dans un recoin tranquille connu de Lise et ses amis. Le chef de station les connaissait. Il se montrait aussi tolérant que possible, surtout les mois d'hiver. Ils purent alors faire leur repas de fête sans être inquiétés.
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Après plusieurs minutes de conversation, sur l'insistance de Lise, il finit par accepter que lui soit reversé le coût des exemplaires, au prix facturé par l'imprimerie. C'était le seul accord acceptable par tout le monde. C'est ce qui fut fait dès lors.
Après cette discussion ils furent rejoints par Anne et Georges pour un "déjeuner de travail", ainsi qu'ils l'appelaient plaisamment. Ils riaient du ridicule qu'ils trouvaient à la formule. Les concernant, il s'agissait en fait de manger sur un banc ou dans un lieu public qui aurait convenu. Cette habitude récente était aussi utile pour s'informer et se munir d'autres exemplaires à vendre.
Le déjeuner consommé, Lise s'installa au mieux pour apprécier la lecture d'un magazine. C'était un hebdomadaire pour adolescentes, récupéré le matin dans le métro. Elle le feuilleta, s'arrêta sur une page, lut quelques lignes, et s'exclama.
- "Ah non mais merde alors !"
- "Ben qu'est-ce qui t'arrive ?"
- "C'qui m'arrive ? Je vais vous lire ce truc. Merde alors ! C'est un magazine pour ados jusqu'à quinze ans, c'est écrit dessus. Dans la correspondance des lecteurs, une question de Céline, treize ans. Je vous la lis. Quand je suce un mec est-ce que je risque d'avoir le SIDA ?"
- "Treize ans…"
- "Treize ans, oui ! Mais quelle époque de merde, alors ! Et attendez, je vous lis encore la réponse du magazine. Tu peux en sucer autant que tu veux, mais il ne faut pas qu'ils t'éjaculent dans la bouche. Ah elle est belle la réponse ! Et puis, regardez un peu la page ! Ils ont dessiné un préservatif du genre personnage de dessin animé, souriant et tout. Le préservatif, c'est devenu le nouveau gentil compagnon. Fini les nounours !"
- "T'as raison. Une époque de merde. J’ai pas élevé ma fille comme ça."
- "Mais, autour d’elle, c’est la merde, que la merde ! Ils font un élevage de petites salopes ou quoi, dans cette culture à la con !?"
- "On fait tout pour les exciter, garçons et filles. Ce genre de magazine en a fait son fonds de commerce. Ils diront toujours le contraire, évidemment."
- "S'il n'y avait que quelques magazines… Tout s'y met, à commencer par la télé. Mais au niveau sentiment et élévation, on n'apprend rien aux jeunes. Ils subissent les revers au gré des mauvaises expériences."
- "A mon époque, une fille qui passait d'un garçon à l'autre et couchait, on la montrait du doigt. Et encore… elle le faisait à dix-sept ans et plus, mais pas à treize."
- "A mon époque aussi. Et je suis plus jeune que toi. Quand une fille passait d'un garçon à l'autre, on regrettait qu'elle n'ait pu trouver le bon. Entre amis on en avait même de la peine, sauf pour les traînées, celles-là on ne respectait pas. Et on n'avait pas plus de considération pour les garçons qui ne voulaient que coucher."
- "Mais aujourd'hui elles sont plus que respectées, les traînées. Elles sont adulées. Les stars du cinéma porno sont invitées sur les plateaux de télé, les hommes comme les femmes. On les interview, on les admire, on les applaudit, elles se font un fric fou, les stars. Des jeunes rêvent de devenir une star du X !"
- "Ben, tu vois. On en forme dès l'âge de treize ans. Elle ne doit pas en être à sa première expérience, celle qui a écrit au magazine."
- "Treize ans… Beaucoup ne sont même pas sexuellement mature à treize ans… et encore moins mature intellectuellement."
- "Alors qu'ils sont encore immatures, tout fait croire aux jeunes qu'ils sont marginaux s'ils n'ont pas de vie sexuelle."
- "Marginaux… Y’en a qui se croient même anormaux. T'y ajoutes l'envie de faire comme les adultes, se grandir au plus vite, et aussi la pression des copains et copines qui se vantent même pour ce qu'ils n'ont pas fait, tu obtiens alors une compétition entre ados qui ne savent pas ce qu'ils font."
- "Ah si ! Ils savent, pour la plupart. Mais ils n’entendent que leur excitation. Y'a que ça qu'ils connaissent, on ne leur a rien appris d'autre."
- "On n'en a pas fini avec ce bordel, je vous le dis !"
Lise se leva en colère pour jeter le magazine. Elle le lança rageusement dans la première poubelle trouvée. Georges resta plus silencieux et pensif que d'ordinaire. Seul Daniel s'en aperçut.
Lise revenue, Georges éprouva le besoin de dire quelques mots. Les paroles avaient visiblement du mal à sortir, mais il tenait à dire
- "Moi non plus… je n'ai pas élevé ma fille comme ça."
Aussitôt après ses yeux rougirent, et sa voix étranglée laissa entendre
- "Elle me manque………Elle me manque…"
Il ne put contenir une émotion débordante et pleura un instant. Lise passa sa main dans son dos. Il se ressaisit, essuya son visage, reprit une contenance et poursuivit.
- "Les magazines et les médias j'en ai ma claque. C'est toujours à propos de la politique qu'on parle de leur pouvoir. Pour la culture de fosse à merde qu'ils nous font, personne ne leur fait de procès."
- "T'as raison, Georges."
- "J'en ai ma claque, d'avoir raison. Seul à avoir raison, contre tous, on n'a pas raison. On est isolé, accablé."
- "T'as encore raison. Les médias nous font voir les choses autrement qu'elles sont, et on se fait toujours avoir."
- "J'en ai ras le bol, de me faire avoir."
- "Faut te battre alors."
- "Une société où il faut se battre, c'est pas une société où on vit en paix. Une société où on n'est pas en paix n'est pas une société évoluée."
Un mois plus tard, la centaine d'exemplaires qu'avait fait imprimer Daniel fut vendue. Son investissement initial fut presque récupéré, il n'y manquait que le coût des premiers livres donnés à Lise et ses amis. Des ventes suivantes ils reversèrent à Daniel les coûts de production. Quant aux quelques bénéfices obtenus, ils profitèrent chaque jour à Lise, Anne et Georges.
A la vente du dernier livre, les trois sans-abri furent confrontés au manque à gagner. Depuis qu'ils vendaient aux passants ils avaient recommencé à gagner de l'argent par le travail. Daniel pensa alors à un nouveau tirage. L'argent récupéré pouvait être réinvesti comme la première fois. Pour diverses raisons techniques, une autre centaine serait moins chère que la première. Il pouvait donc faire imprimer cent nouveaux exemplaires pour ses amis. Ce fut alors débattu entre eux quatre. Ils décidèrent de faire ce second tirage et verser davantage à Daniel que le seul coût de l'imprimerie. Daniel serait alors remboursé de son investissement premier, en même temps qu'une troisième centaine, qu'on prévoyait déjà, serait financée.
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Démarrer l'activité avait été rendu impossible et illégal tant que l'entreprise n'était pas juridiquement créée. La créer induisait la rançon exigée par la FASSUR, ne pas la créer empêchait l'activité, un cercle vicieux parmi bien d'autres.
Face à ces obstacles, il avait alors déposé une demande d'aide à la FASSUR, une demande d'exemption ou d'allégement du forfait. Il déposa un dossier très complet, autant que demandé. Après trois mois de patience, il fut avisé d'un refus.
Opiniâtre, il tenta une voie de recours à ce refus. Il patienta trois autres mois. Après ces mois de patience encore, trois de plus perdus, le refus avait été maintenu. Les motifs exprimaient l'impossible. Il en lut et relut certains.
"…l'appréciation de la consistance et de la viabilité du projet est insuffisante au regard des moyens mobilisés pour la réalisation du projet."
En langage plus clair on lui refusait de l'aide parce qu'il n'avait pas assez de moyens. Des moyens, il n'en avait pas, c'était bien la raison pour laquelle il demandait l'allégement des charges, leur suppression ou seulement de pouvoir les payer à concurrence de l'activité réelle et non de manière forfaitaire. Il avait demandé de l'aide parce qu'il n'avait pas de moyens, et on lui avait répondu "on ne vous aidera pas, parce que vous n'avez pas de moyens."
D'autres raisons aussi incohérentes et invraisemblables motivaient encore le refus. En définitive, il abandonna toute idée.
S'il avait pu créer son entreprise et la faire fructifier, il aurait pu sortir du chômage. Ensuite il aurait aussi embauché une secrétaire, voire davantage de personnel. L'administration et ses rouages préférait le maintenir au chômage.
Il ne manqua de penser qu'en cas de création d'entreprise, ceux qui lui avaient refusé toute aide auraient été les premiers à faire main basse sur le produit de son travail. Avant même qu'il n'ait pu se relever, ceux-là se seraient attribué des parts du gâteau. Ils s'en seraient empiffrés avant que lui n'ait pu seulement y goûter.
Il vit plus que jamais l'activité professionnelle et l'économie tourner ainsi en rond, dans un fatras de complexités déraisonnables, un bain d'invraisemblances et d'aberrations comme il les subissait. Il comprenait à quel point le carcan administratif et la proportion des charges étaient en cause. S'il y avait des millions de personnes au chômage, une bonne part de l'explication se trouvait là. Si des gens étaient à la rue, une part de l'explication était là aussi. Paradoxalement, ces charges sociales étaient en partie faites pour aider les plus démunis. Mais, trop mal équilibrées, mal pensées, elles avaient produit elles-mêmes un ralentissement économique, du chômage, des démunis. Dans son cas, on le contraignait au chômage alors que sa personnalité volontaire aurait créé quelque chose.
Outre cette dernière invraisemblance, plus augmentait le nombre des démunis et des sans emploi, donc le nombre des personnes à aider, et plus il fallait augmenter le poids des charges pour financer leurs minima sociaux. Et en augmentant les charges on augmentait les difficultés des entreprises, leurs difficultés à l'embauche, d'où le chômage croissant. Ce cycle était engagé depuis longtemps. Sans changement radical le problème ne pouvait qu'augmenter, ce fut le cas durant des décennies. Le problème était régulièrement noyé par des controverses aux seuls buts politiques, électoraux, ou par des raisons idéologiques attirantes mais outrancières, irréalistes et non pérennes. Si des personnalités politiques s'y employaient, ce n'était que par demi-mesure. Avec des illusions autant que des mirages démagogiques, les véritables aspects étaient régulièrement recouverts. Si on abordait une question dans un débat, un flot de paroles habilement choisies, sur un ton qui ne l'était pas moins, additionné de quelques mots servis dans un sens agréable, et l'ensemble mis dans une belle et fabuleuse salade, faisait qu'en quelques instants le propos avait été adroitement détourné, sans répondre, encore moins envisager sérieusement un vrai changement.
En plus de la FASSUR et des autres organismes, certes moins gourmands mais existants, il restait encore le fisc. Les services fiscaux ne se gardaient pas de prendre leur part, encore une de plus à céder encore.
"Créer une entreprise c'est prendre les risques sur mes seules épaules et bosser dur pour qu'ils prennent tous plus de fric que moi." C'est ainsi qu'il résumait parfois quelques aspect du problème.
"Dans leurs bureaux ils exigent, sans prendre aucun risque. Au contraire, ils ont la sécurité de l'emploi. Et moi je devrais me contenter de ce qui reste après les avoir payés ! Merde alors ! Dès qu'on crée quelque chose, on a un associé gourmand et intraitable avec soi. C'est l'état."
Les paroles d'une prostituée, lors d'une émission de télévision, lui revinrent à l'esprit. Rattrapée par les services fiscaux qui lui reprochaient une fraude des revenus de son "activité", elle avait déclaré :
- "Le plus gros des proxénètes c'est l'état."
Daniel avait cherché des solutions, mais il s'était toujours trouvé empêché, conduit à chaque fois dans une voie sans issue. Il préféra ne jamais s'engager dans un traquenard administratif qui l'aurait contraint à de multiples paiements exigés aveuglément et sans rémission. Saisie après saisie on lui aurait tout pris. On l'aurait liquidé et jeté à la rue son cadavre encore vivant.
Comme si les ennuis causés par la FASSUR n'étaient pas suffisants, quelques jours après un autre imprévu s'ajouta aux problèmes. Il fut convoqué par la DDT, la "Direction Directoriale du Travail" une terrible branche du ministère de l'emploi, à propos de celui qu'il n'avait pas. Il devina facilement que ce serait pour des ennuis, ne pouvant imaginer qu'autre chose puisse émaner du terrible directoire.
"… à fin de vérification autour de la réalité de votre condition de demandeur d'emploi." indiquait la convocation.
On doutait donc de la réalité de sa situation.
Il se rendit à ce rendez-vous imposé, et il dut amplement s'expliquer, apporter les preuves de sa recherche d'emploi, les preuves de sa tentative de création d'entreprise. On lui fit des reproches sur un ton hautain et autoritaire qu'on n'aurait même pas employé sur un subordonné. Désarçonné par cet entretien à la forme imprévue, il fit le dos rond et tenta de comprendre son interlocuteur plutôt que réagir à sa façon de parler. Sans savoir si la FASSUR pouvait avoir un lien avec cette convocation, il préféra ne pas aggraver la situation mais écouter pour en savoir davantage. Malheureusement, il ne sut rien de plus mais fut sanctionné par deux mois de suspension du minima social qu'il percevait.
- "C'est pour faire pression sur votre recherche d'emploi." lui dit le contrôleur.
Les explications, les documents apportés dont de nombreux courriers d'entreprises rejetant sa candidature, la demande d'aide à la création d'entreprise, le refus, tout cela ne servit à rien. Le contrôleur de la DDT balaya l'ensemble en énonçant sèchement la suspension. Il finit par de brèves explications.
- "Vous n'êtes pas ici à l'agence pour l'emploi mais convoqué par l'état ! Ce n'est pas réservé à tout le monde. Vous êtes chômeur de longue durée sans raison valable ! Si vous n'avez pas d'emploi, créez une entreprise ou trouvez un emploi ! A défaut faites un stage ou changez de métier. Comme ça, au moins, vous ne serez plus dans les statistiques."
- "C'est bien facile à dire. Je viens de vous expliquer tout, vous n'avez même pas voulu voir les preuves de mes recherches. Et je vous ai expliqué avoir attendu des mois une réponse au dossier d'aide, et des mois encore pour l'appel. Je suis peut-être chômeur mais je n'ai pas chômé. C'est facile à dire, changez de métier. En France on n'aime pas ça. On vous reproche toujours quelque chose. On vous dit que votre formation initiale n'est pas celle-ci, n'est pas celle-là. On vous demande pourquoi vous avez changé, et pourquoi ci et pourquoi ça, tout ça pour entendre qu'on n'a pas le bon profil. Quand on change de boîte ou de métier on passe pour un instable, on se fait traiter de danseuse. Tout est compliqué ici. Changer de métier ne se fait pas comme ça. Les diplômes prennent des années, sans salaire, et très peu d'adultes expérimentés repassent par cette voie. Ce sont surtout des stages courts pour des mises à niveau qu'on trouve pour les adultes."
Hélas,
- "Vos centaines de lettres, les refus d'aide à la création, tout ça ne tient pas debout ! Cela n'explique pas tout !"
Ces derniers mots lui firent penser que les allégations de la FASSUR au sujet de travail au noir pouvaient expliquer cette convocation. La FASSUR pouvait avoir informé la DDT, ou une même source avait informé les deux. Une suspicion de travail clandestin expliquait alors le rejet de ses explications. Toute autre s'avérant alors inutile, il préféra ne rien ajouter mais attendre la fin de l'entretien.
Il était dégoûté des choses et des gens. Le manque d'argent allait le contraindre à d'autres projets, sans réimpression pour ses amis sans-abri. Cet argent lui serait nécessaire.
"Heureusement que j'ai encore cette possibilité."se dit-il. "Sans ça, comment je ferais ? Ils s'en foutent tous, à la FASSUR et à la DDT ! Ils me feraient mettre dehors sans état d'âme. Du confort de leur boulot et les fesses dans un fauteuil ils dictent leurs conneries ! Et on doit s'y soumettre ! Ils ne connaissent pas la galère. Eux ont un bon salaire, régulier, et la sécurité de l'emploi en prime !"
Ses déboires augmentaient son besoin d’évasion. L'Internet lui procurait une illusion de grands espaces.
Comme à l'accoutumée, il se promena le soir dans les infinis méandres du Web. Il arriva sur un site de rencontres. La page d'accueil présentait des visages, proposait des recherches. Il se dirigea vers les annonces féminines. Si quelques femmes disaient chercher l’âme sœur, les autres n'annonçaient rien de romantique.
Il regarda les visages et lut les lignes d'auto présentation. Presque toutes les annonces comportaient des photos. Certaines étaient très attirantes. Mais, il ne voulut continuer. Ces personnes qui en cherchaient d'autres lui rappelaient son exclusion. Il se sentait aussi exclu de candidature. Sa situation ne permettait pas d’y prétendre, il n'aurait aucune chance de réussite. Et si toutefois il obtenait une rencontre, avouer ensuite sa vie de tous les jours ferait partir la rencontrée.
Une annonce lui déplut énormément. Ecrite par une jeune femme de vingt cinq ans, elle commençait par un titre explicite.
"si t es pas comme ca c pas la peine ! ! ! !"
"bon alors je vais etre tres clair les mecs ! je veux des messages de personnes attirante, muscler,super sexy , avec un bon travail, qui gagne plein de frik, et un grand sens de l humour , tolerante , et pas menteur sur le fric, bien monter et qui possede un R1 et un sourire a faire tomber les oiseaux aisi qu une maison sur la côte, j’espere pas beaucoup de message mais que ce ki CORRESPOND ! ! ! ! les autres s abstenir, merci. et je choisi sur foto. pas de foto=pas de reponse. Et si c une foto tout nu c mieux. c ke a mon MAIL PRIVE ki faut ecrire. je vous en verrez l'adresse si tu me plait et ke je te repond. "
A la lecture de l'ensemble et des critères exprimés, plusieurs sentiments désagréables l'envahirent. Une telle annonce rassemblait d’importantes facettes du monde contemporain, à ne pas ignorer davantage. Dans le relatif anonymat de l’Internet, les gens s’y révélaient plus franchement. Cette mise en évidence ne le laissa croire en un bel avenir.
Il quitta ces annonces, poursuivit ses virtuelles pérégrinations, et revint sur un site de chat. Il fut contacté dès son arrivée, ce qui l'extirpa brusquement de ses pessimistes pensées.
<sirenita> salut !
<strange> salut. Merci de me brancher
<sirenita> de rien ! !
<strange> je peux savoir ton asv
<sirenita> 16 f grenoble
Elle était assez jeune. Il ne sut de quoi parler avec elle. Il pensa devoir éviter certains sujets.
<sirenita> et toi ton asv ?
Prudent, il ne voulut dire son âge. Le réduire de dix ans lui parut être un bon choix pour ne pas être traité de vieux.
<strange> 21 h paris
<sirenita> oh le papy ! !
Il s'en trouva interloqué. Quelle réponse aurait-il eue, s'il avait dit son âge ? Il se prépara à un dialogue analogue à celui avec Jupette.
<strange> PAPY !?
<sirenita> c'est pour blaguer ! !
Il fut alors surpris, dans le bon sens.
<strange> ok, très drôle !
<sirenita> t'as cru hein !
<strange> un peu
<sirenita> tu fais quoi ?
<strange> dans la vie ?
<sirenita> ben oui
<strange> je cherche du boulot
<sirenita> dur dur ! !
<strange> et toi ?
<sirenita> le bahut ! !
<strange> ça roule ?
<sirenita> ça roule ! !
<strange> Faut que ça dure
<sirenita> J'y compte bien tiens !
<strange> :-)
<sirenita> t'en as pas ras le bol de tous ces cons qui parlent de sexe ?
Il s'en trouva encore plus interloqué.
<strange> ça c'est bien dit ! Y'a pas mal de cons pour ne parler que de sexe.
<sirenita> faut eviter les salons roses mais on te poursuit y'a rien a faire
<strange> avec un pseudo feminin c'est presque toujours comme ça
<sirenita> dis m'en un de mec. Je sais pas en trouver
<strange> ben je sais pas. Prends un prenom de garçon par exemple
<sirenita> mais la j'aurai tous les PD, c'est pareil
Il la trouvait assez surprenante.
<strange> prends n'importe quoi, une marque de bagnole, les mecs font ça des fois
<sirenita> Ouais ! C'est le bon truc ça ! Je le ferai
<strange> comme ça tu ne seras plus poursuivie
<sirenita> y en a assez franchement ! !
<strange> T'es souvent sollicitée pour des trucs comme ça ?
<sirenita> un max ! Franchement je comprends pas comment ils peuvent etre aussi cons
<strange> C'est vrai que le sexe y'a mieux quand meme
<sirenita> ça oui ! C'est n'importe quoi tout ça ! !
<strange> Tu as d'autres points de vue
<sirenita> un peu oui ! ! !
<strange> dis, stp
<sirenita> moi c'est clair : de l'amour du vrai le seul du beau quoi. Et pas du sexe. Merde !
Temps d'attente
<strange> Toi quand t'es nee, t'as oublie d'etre conne
<sirenita> oh !
<strange> Ne te fache pas c'est pas mechant, au contraire
<sirenita> j'avais compris ! Mais on m'a jamais dit ça a moi !
<strange> Tu le mérites.
<sirenita> Merci, ça fait plaisir un max ! T'es pas con non plus
<strange> Merci
<sirenita> Et toi alors, l'amour tu le vois comment ?
<strange> Comme toi. Sauf que pour moi ça n'a pas marché
<sirenita> Avec la nana ? C'est moche
<strange> C'est moche oui
<sirenita> T'avais fait beaucoup de choses avec ?
<strange> On vivait ensemble
<sirenita> Et alors ?
<strange> Elle s'est tirée
<sirenita> T'as fait quelque chose de mal ?
<strange> Ah non, pas du tout
<sirenita> C'est vache alors !
<strange> C'est vache, oui !
<sirenita> excuse pour les souvenirs
<strange> Y'a pas de mal. C'est rien
<sirenita> Tu vas te marrer, moi je suis du genre romantique. Mais attention pas comme une pomme
<strange> T'as bien raison. Faut chercher l'amour : un seul pour le plus longtemps possible. Et pas de betise en attendant !
<sirenita> C'est ça ! ! Celui qui m'aimera pour la vie ! ! ! ! ou à défaut, pour le plus longtemps possible ! ! !
<sirenita> Pour les betises j'y fais gaffe aussi. J'aurais pu en faire l'ete dernier si j'avais voulu
<strange> Mefie toi des pieges. Tu risques d'etre attiree et ne pas resister
<sirenita> Tu fais bien de le dire. On se croit forte, mais on se fait avoir des qu'on est amoureuse
<strange> T'as bien compris. Et ne te trompe pas de gars quand tu penseras l'avoir trouvé
<sirenita> Ca pas de prob ! C'est le bon pour la vie ou il aura rien. S'il veut pas, c'est qu'il se fout de moi, alors je me casse !
<strange> T'as tout compris. J'ai rien à ajouter.
<sirenita> Je t'ai dit ! ! Je suis une romantique ! mais pas une pomme ! hi hi ! !
<strange> Il reste quand meme une chose. S'il veut de toi pour la vie, il faut savoir si ça peut coller pour la vie
<sirenita> Tu me prends pour une pomme ma parole ! ! Tu penses bien que je vais faire attention qu'a ça ! !
<sirenita> Je me tromperai pas, tu peux parier ! !
<strange> pas la peine de parier, je sais que t'as raison.
<strange> Qu'est ce que t'entend par romantique encore ?
<sirenita> Le bel amour ! ! Rien a voir avec le q comme ici. T'es pas un peu romantique toi ?
<strange> Si
<sirenita> Alors tu dois comprendre. C'est ceux qui ne le sont pas qui n'y entendent rien ! !
<strange> T'as vraiment tout compris. Rien a dire de plus. Des pommes j'en ai vu, tu n'y ressembles pas. T'as vraiment 16 ans ?
<sirenita> Je suis nee en 1985 ! Je les ai pas encore ! !
<strange> En plus t'es plus jeune. Je pensais que tu pouvais etre plus agee !
<sirenita> oh ! !
<strange> meme ton orthographe m'a fait penser a ça. Elle est impec
<sirenita> oh ! ! On m'a jamais dit tout ça ! !
<strange> Tu le merites. Des bien plus agés supposés etre murs sont bien plus cons. Aucun rapport avec toi.
<sirenita> T'es sympa de me dire tout ça. D'habitude on me parle comme a une mome
<strange> Ben tu l'es pas. Des adultes sont plus momes que toi
<sirenita> oh ! ! ! ! !
<strange> remets toi
<sirenita> Je suis remise. Excuse moi, faut que je me casse maintenant. J'ai plus de forfait. Tu pardonnes ?
<strange> Bien sur. Pardonnee d'office ! !
<sirenita> Bisous alors ! !
<strange> et ton pseudo ? Ce sera quoi ?
<sirenita> j sais ps encore je te dirai la prochaine fois
<strange> j'ai aussi un autre pseudo : hector
<sirenita> c note, je me casse maintenant
<strange> Bisous
<sirenita> Bisous
Cette conversation lui fit beaucoup de bien. Trop souvent il doutait de la qualité de l'avenir. L'existence d'une "Sirenita" le rassura un peu.
Ses difficultés croissantes et le procès de la FASSUR à venir l'alarmaient. La précarité le faisait craindre, et les craintes l'amenaient à devancer les problèmes pour y chercher une solution. Tout existait pour précipiter les plus affaiblis, et des forts pouvaient l'être aussi. Tout se mettait en place pour lui faire subir ce sort. Il n'avait plus de ressource, par décision d'un fonctionnaire de la DDT. Il payait ses frais de nourriture grâce aux ventes de la seconde centaine de livres. Chaque soir ses amis lui reversaient une part des ventes de la journée, part qui aurait dû financer la troisième centaine. Cet argent lui servait à subsister, chaque jour de suspension. Il avait cette chance, mais elle était insuffisante et ne durerait pas longtemps. Il souffrait quotidiennement du manque. Il craignait une nouvelle suspension, voire prolongée, ce qui s'ajoutait aux ennuis faits par la FASSUR, et s'ajoutait encore à son différend avec ses voisins, les Desnoyers. L'ensemble s'ajoutant à une situation de chômage, il avait matière à réflexion. A force de penser il trouvait des arguments de défense, des idées. D'autres fois il culpabilisait, se reprochait de s'être mis dans tous ces ennuis. Puis il rectifiait.
"Je n'ai pas créé le problème avec les Desnoyers. Je n'ai pas voté un tas de travaux qui nous ruinent. La FASSUR, ce sont eux qui font des problèmes, pas moi."
Puis il se reprochait de ne pas avoir prévu des ennuis avec la FASSUR, se reprochait de ne pas s'être abstenu au lieu de prendre ce risque dans une situation déjà difficile. Il cherchait alors des arguments de défense, les inscrivait dans un dossier en vue du jugement.
Il se projetait ainsi dans l'avenir, angoissé. Seuls ses amis sans-abri le comprenaient, pour avoir été frappés et jetés à terre avant lui.
Il aurait voulu trouver une solution immédiatement, et s'apaiser. Certains jours les orages cérébraux se faisaient trop violents. A force de les subir, il dut un soir recourir à la voie chimique par la prise d'un comprimé. Ce n'était que des extraits de plantes apaisantes, mais il détestait avoir recours à cette méthode artificielle. Il aurait préféré trouver une bonne idée, ou se raisonner et maîtriser ses pensées. Les effets du médicament le firent somnoler toute la journée suivante, et le soir il ne trouva le sommeil.
Il cessa alors ce cycle dévorant, quitte à subir les pensées qui le pressaient. Une fois épuisé il dormirait.
Il en fut ainsi, mais malheureusement l'épuisement ne distingue aucune heure. Il eut des sommeils diurnes, et des éveils nocturnes, ce qui désorganisa encore sa vie. Il pensa que s'il trouvait un emploi il aurait le même problème d'insomnie. Ses pensées s'agiteraient autour de son nouveau travail par ferme intention d'y réussir, et il ne trouverait le sommeil. Il en subirait les conséquences le lendemain, au travail.
Passèrent des jours sans trouver d'issue. Il noya ses tourments dans des activités sportives quotidiennes. Elles le divertirent et le fatiguèrent assez pour passer de bonnes nuits. Il put alors ignorer les problèmes et attendre plus tranquillement de savoir ce qu'ils deviendraient. Pour le procès, les lenteurs administratives lui laisseraient un peu de répit. Il y aurait encore la procédure d'appel qu'il engagerait certainement. C'était du temps gagné. Ensuite, il verrait. Pour l'argent qui lui manquait, ses trois amis vendaient la seconde centaine de livres aussi vite que possible, et il en vendait avec eux. Ils devaient récupérer au plus vite des liquidités dont Daniel avait besoin. Ils furent encore plus incités à vendre puisqu'il y aurait un jugement pour cela. Anne l'avait bien compris.
- "Autant en vendre le plus possible, comme ça tu ne seras pas jugé pour rien." dit-elle.
Malgré tout, une part du produit des ventes put être utilisée comme prévu, soit pour un troisième tirage. Ils prirent cette part en se privant comme lorsqu'il n'y avait pas de ventes. Ils n'avaient pas d'argent dans l'immédiat, mais en garantissant la réimpression ils garantissaient le cycle, donc des revenus à venir. Ils en discutèrent ensemble et acceptèrent de tout réserver au prochain tirage. De son côté, Daniel retarda tous ses paiements qui pouvaient l'être, en attendant que passent les mois sans ressource. Il réduisit son chauffage, son éclairage, ses dépenses de nourriture, tout ce qu'il put. La vente des livres et ce qu'elle pouvait lui laisser l'aida à passer cette période qu'on lui avait rendue encore plus difficile.
Durant ces semaines austères, une cliente manifesta plus que d'autres sa sympathie. Elle voulut soutenir leur action pour vivre plus dignement. Cette femme d'une quarantaine d'années, Isabelle, proposa de diffuser les idées de Daniel par le biais de l'Internet. Elle voulait sensibiliser le public plus largement. Il trouva intéressante la proposition et il accepta. Isabelle fit alors un site où elle publia une interview de Daniel qu'elle recueillit aussi. Elle y mit quelques photographies de lui et ses amis sans-abri. Elle comptait en ajouter d'autres, ainsi que des témoignages, du graphisme et tout ce qu'elle pourrait mettre pour rendre attractif ce site. Elle savait que le public s'intéresserait souvent plus aux fioritures qu'à ce qui était exprimé.
Elle réalisa très vite ce projet et fit en sorte que le site soit visité par de nombreuses personnes. Malheureusement, les visiteurs semblaient passer sans intérêt. Rarement un message d'encouragement était laissé, et aucune aide concrète ne parvenait. On ne pouvait savoir quelle impression les visiteurs avaient eue. Peut-être se désintéressaient-ils des problèmes sociaux, peut-être n'étaient-ils que curieux, peut-être s'étaient-ils égarés là, ou encore autre chose. Daniel et ses amis avaient pourtant mis de l'espoir en l'Internet. Ils crurent que des soutiens leur parviendraient, que des personnes voudraient agir, comme l'avait fait Isabelle. Mais, à l'image de la réalité, bien des internautes pensèrent que ces problèmes sociaux ne les concernaient pas. Ils les croyaient ceux des autres, ou pensaient "on ne peut rien y faire". Quelle qu'en fut la raison, ils visitaient le site en sachant d'emblée qu'ils n'y feraient rien. Pour d'autres personnes, ces problèmes relevaient de l'action des "politiques". Trop rares étaient ceux réellement conscients de l'urgence de profondes réformes sociales. Il y avait des gens sensibles au problème de la pauvreté extrême, mais la nécessité de réformes était plus difficile à saisir, et comment bien les mener l'était davantage encore. Comme d'ordinaire, la question était laissée aux technocrates, les têtes pensantes desquelles étaient attendue les solutions, des penseurs qui en réalité étaient souvent à l'origine des problèmes, incluant leur complexité, leurs paradoxes et les effets. De plus, si rares étaient les personnes conscientes de la nécessité de réformes, plus rares encore étaient celles qui s'y seraient engagées.
Malgré des milliers des visites du site, jamais personne ne se manifesta pour quelque chose. Rien ne sortit de cette virtuelle action. Pourtant, le site fut connu. Quelques journaux eurent même la bonté de le mentionner sur une ligne, quelque part où elle avait pu être placée. Les statistiques d'accès au site indiquèrent un accroît de visites lors de mentions dans les journaux. Mais, rien n'émana de cet Internet dont on promettait tout.
Si l'Internet n'avait même pas de performances virtuelles, des associations caritatives existaient heureusement, et des bénévoles y oeuvraient concrètement. Leurs actions étaient importantes et apportaient beaucoup aux sans-abri. Parmi ces associations et leurs bénévoles, plusieurs auraient pu s'intéresser à Daniel et ses amis, aux actions et réformes qu'il proposait. Mais, ce ne fut jamais le cas. Une différence importante les séparait, sans toutefois être la raison de l'indifférence des autres mouvements caritatifs. Les diverses associations soulageaient les pauvres par de l'aide directe et concrète, mais sans apporter de solution aux sources de leurs maux. Daniel, lui, en traitait dans son livre. Il prenait du recul, faisait des observations, démontrait les causes et les répercussions. Il indiquait des solutions possibles au niveau des institutions principales, gouvernementales. Il ne traitait pas seulement des problèmes de pauvreté. D'autres sujets sociaux étaient abordés avec la même démarche. Malheureusement, l'ensemble donna un livre trop austère à lire, trop compliqué. Ce n'était pas du goût des gens. Ils cherchaient surtout à se divertir et ce n'était pas le genre de l'ouvrage. Ceux qui l'avaient acheté l'avaient fait pour aider les sans-abri. Trop ardu, le bouquin fut souvent rangé et oublié. Et si toutefois il avait été lu, il aurait encore fallu le comprendre, et y adhérer.
De vente d'exemplaires en mentions dans les journaux, ajouté à l'existence d'un site public, Daniel finit par être connu. Cela ne changea rien à sa vie, mais, sans l'avoir cherché, il se fit connaître de même que ses idées progressistes. Si le grand public ne connaissait pas encore son visage, les sans-abri le reconnaissaient très souvent. Il échangeait avec eux des conversations, çà et là, il les accompagnait dans leur errance parisienne.
C'est ainsi, lors d'une errance, que quelques sans-abri se trouvèrent par hasard place Vendôme, à proximité du ministère de la justice. De passage, ils ne voulaient que se reposer. Une des personnes se mit alors à manger et chacun sortit de sa poche ou de sa besace ce qu'il avait pour se nourrir. Ce qui ne devait être qu'une collation en chemin prit malheureusement un air de pique-nique provocateur aux yeux des policiers en faction devant le ministère. Ils vinrent rapidement chasser les sans-abri. Ces derniers n'étaient pas acceptables en cet endroit, qui, de plus, ne manquait pas de chic. Un seul sans-abri aurait été de trop et ils durent donc s'en aller, surveillés par les policiers qui tenaient à s'en assurer.
Comme d'autres sans-abri, Georges entendit parler de cet incident. Il en discuta avec Anne et Lise, puis avec Daniel. Du bouche à oreille se fit ensuite entre les sans-abri, et la volonté de lutter contre leur situation s'éveilla. Ce qu'il y eut place Vendôme leur donna l'idée de reproduire la même chose pour se faire entendre. Jamais auparavant une telle cohésion ni une telle volonté ne s'étaient manifestées. Daniel avait produit quelque chose qu'il n'avait pas prévu. En dénonçant l'intolérable condition des gens qui vivent dehors, les sans-abri réagissaient, au contraire de la classe politique et de l'opinion publique qu'il pensait faire bouger.
On avait fêté fastueusement l'an 2000, somptueusement aussi l'entrée dans le "troisième millénaire", l'an 2001. Mais, derrière ce luxe, des gens vivaient et mourraient dans les rues. Cette seule idée était intolérable de paradoxe et bien éloignée de la vitrine exposée, autant que d'une réelle progression sociale. Ce qu'on attend d'un "nouveau millénaire", d'un avenir, est justement qu'il progresse vers de meilleures conditions de vie, une meilleure société pour le plus grand nombre. Hélas, les dernières années du "deuxième millénaire" furent dans le sens contraire pour beaucoup de gens. Quant au "troisième", dès son début les médias ne cessèrent de lui prédire une croissance économique et un nouveau départ, autant que la relance de l'emploi, et, plus grotesque encore, le plein emploi. Il aurait fallu bien plus d'un an pour que les millions de personnes au chômage puissent toutes en sortir. Quelques années auparavant les augures médiatiques soufflaient au contraire un vent de panique, annonçant des années noires, et le fait de tant en parler avait certainement contribué à les rendre plus noires. La réalité fut, évidemment, entre leurs deux prédictions opposées. Les années difficiles continuèrent dans une suite qui semblait sans fin et devenue habituelle.
En début d'année 2001, après un an de présages aussi optimistes qu'euphoriques et illusoires, la croissance était très relative et les demandeurs d'emploi restaient sensiblement au même nombre proche de trois millions. Et les médias, auguraient et prévoyaient encore le plein emploi.
S'il y avait eu une faible baisse du nombre des chômeurs en l'an 2000, c'était dû à une meilleure conjoncture internationale, mais pas à des mesures prises pour cela. Celles prises en ce sens n'étaient qu'un patchwork de demi-solutions spécifiques pour pallier à des problèmes aussi spécifiques. La globalité restait la même, avec une nécessité de changements profonds que nul n'avançait ou même ne discernait. Si la situation internationale s'était assombrie, le chiffre des demandeurs d'emploi aurait malheureusement augmenté. La baisse n'était que conjoncturelle. Il y avait eu baisse mais une hausse aurait pu se produire. En outre, lorsque les statistiques officielles indiquaient de meilleurs chiffres, ils étaient parfois dus à un changement de méthode pour les calculer. Il n'y avait pas lieu de s'enorgueillir comme on ne manqua de le faire.
La réalité de milliers de personnes était le dénuement au point de vivre dehors, jusqu'à y mourir.
Ainsi, en ce début d'année et de millénaire, une espèce de mouvement de protestation s'était spontanément créé parmi les sans-abri. Rien n'avait été prévu, ce mouvement s'improvisa de lui-même. Daniel y était pour quelque chose, mais il ne l'avait pas cherché. Les sans-abri virent en lui quelqu'un capable de les comprendre, et surtout parler en leur nom. Il était capable d'employer le bon langage, l'économique devant ceux qui n'entendaient que celui-là, mais aussi le langage social, et avant tout l'humain.
Ainsi, de l'expérience anecdotique de la place Vendôme, on retint l'idée d'utiliser cette méthode pour demander un changement, pour qu'ils ne soient plus des sans-abri, qu'il n'y ait plus personne vivant dans les rues. Tout prit naissance dans une file d'attente. En attendant son tour pour une soupe populaire, un homme prit la parole. Il exprima vivement sa colère et ses émotions, puis l'idée de se plaindre devant des autorités. Plusieurs personnes furent d'accord sur-le-champ. L'homme qui s'était exprimé en fut le premier étonné. Il répondit, gêné.
- "Ben, j'ai dit ça comme ça, moi. Je sais pas où on pourrait aller."
Une autre personne éleva la voix, elle aussi pour se faire entendre de tous.
- "Y'a qu'à aller n'importe où !"
Puis une troisième.
- "Mais c'est où, n'importe où ? Faut dire un endroit si vous voulez vraiment faire quelque chose."
A ce moment un silence s'installa. Puis on entendit une voix.
- "Et si on demandait à Arnaud, vous savez Daniel Arnaud. Il saura, lui."
Une rumeur se fit entendre, indiquant que l'idée était intéressante.
- "On n'a qu'à aller le voir et lui parler. On verra ce qu'il en dit. Demain à midi devant chez lui. C'est d'accord ?"
La réponse fut un oui catégorique et unanime.
Le lendemain, à midi, des sans-abri se retrouvèrent dans un square situé juste devant le domicile de Daniel. L'un d'eux alla poliment frapper à sa porte pour demander s'il voulait bien les rejoindre. Ne sachant rien, Daniel fut assez surpris. Il se hâta d'aller leur parler. Un peu plus tard, rassemblés autour d'un banc qu'on lui réserva en place d'honneur, les sans-abri s'expliquèrent. En conclusion, la demande était claire.
- "On voudrait que tu parles pour nous."
- "Tu connais les ficelles, tu sais causer, mais pas nous."
…/…
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…/…
En quelques minutes beaucoup de personnes avaient été mises debout. S'il restait des affaires à terre, elles étaient vite empoignées par les policiers et mises dans les bras de leur propriétaire. Pendant qu'on relevait des sans-abri, les autres faisaient entendre leur contestation, faiblement toutefois, car ils étaient si habitués à être chassés qu'ils ne râlaient que pour la forme. Tous ceux relevés de force s'en allaient, un à un.
Lise, encore parmi les présents, demanda à Daniel.
- "Qu'est-ce qu'on fait ?"
- "On n'a pas vraiment le choix. On part dès que les flics nous le demandent. On ne pourra rien faire en une fois."
- "Tu crois qu'on devra recommencer ?"
- "C'est certain. Tu ne crois pas qu'ils vont tout nous accorder comme ça, parce qu'on est venu aujourd'hui."
- "Ça, c'est sûr."
- " On part et on remettra ça. Il faudra plusieurs fois avant qu'on s'intéresse à nous."
- "T'as raison mon gars. De toute façon on était venu gentiment, pas pour faire de la résistance à la police."
- "Faut surtout pas."
Daniel et Lise étaient en même temps observés par tous leurs amis qui s'interrogeaient. Daniel prit alors la parole et expliqua brièvement autour de lui. Il n'avait pas l'habitude d'élever la voix et parler en public. Il le fit mal à l'aise, avec dans la voix un ton qui sonnait faux. Pour s'être ainsi adressé aux autres il fut vite repéré par la police. Dans les secondes qui suivirent, il fut interpellé.
- "Vérification d'identité" lui dit-on.
Sous les regards des sans-abri il fut conduit à un véhicule. Lise, Anne et Georges, ses plus proches amis, ne le quittèrent des yeux. On lui demanda sa carte d'identité et on lui ordonna de patienter en bas d'un véhicule. Pendant ce temps, à l'intérieur s'échangeaient des conversations téléphoniques avec des bureaux de la police. Après une dizaine de minutes on lui rendit sa carte d'identité. On la lui tendit sans un mot. Sans plus d'explication il se demanda s'il pouvait partir ou non, et il posa cette question.
- "Vous pouvez." lui répondit-on avec un air de grand regret.
Les sans-abri étaient maintenant tous partis. Il aperçut au loin Lise, Anne et Georges qui l'attendaient. Il les rejoignit et ils échangèrent leurs opinions sur cette première action. Ils en parlèrent en marchant vers le domicile de Daniel. Ils savaient que d'autres sans-abri les y attendraient.
En effet une bonne partie du groupe dispersé attendait Daniel. A son arrivée ils entamèrent sur-le-champ une discussion. Les opinions allaient dans un sens et son opposé, mais tous écoutaient avec attention les différents avis.
- "On n'arrivera jamais à rien. Moi je laisse tomber."
- "Moi aussi je laisse tomber, j'sais pas faire ça. J'veux pas m'emmerder, j'ai assez eu d'emmerdes dans ma vie."
- "Si on laisse tous tomber et si facilement, alors forcément on n'arrivera jamais à rien."
- "Moi je dis qu'il faut continuer ! Ça c'était que le début. Il en faudra beaucoup d'autres pour arriver à quelque chose."
- "Moi j'suis d'accord. On n'a qu'à recommencer tous les jours, j'en serai."
- "Ben ouais. D'toute façon qu'est-ce que ça nous coûte ? Hein ? On est déjà dans la merde jusqu'au cou. Alors, ça pourra pas être pire."
- "Moi j'suis d'accord."
- "Moi pas. M'entraînez pas avec vous."
- "On force personne, chacun fait ce qu'il veut. Que ceux qui sont d'accord continuent. Les autres c'est comme vous voulez."
- "Mais alors c'est quoi et c'est où, pour continuer ?"
- "C'est la même chose qu'aujourd'hui, dans le calme et sans faire de problème si on nous demande de partir."
- "Je suis d'accord. Quand et où ?"
- "Je propose la place de l'Opéra, devant tous les touristes. Comme ça on s'intéressera plus à nous. Et ils nous feront partir avec politesse. Les flics nous diront, tu dégages, monsieur. C'est mieux qu'être chopé par le colback et traîné comme un pendu."
- "Pour moi c'est d'accord. Mais demain c'est trop court pour qu'on se le dise. Alors je propose après-demain."
Ce fut ainsi conclu. Daniel s'était gardé de prendre part à la discussion afin de ne pas l'influencer.
Le surlendemain, comme convenu le scénario recommença. Les touristes étaient assez nombreux. Certains se montrèrent curieux ou sensibles devant le problème. D'autres filmaient et promettaient d'en montrer les images dans leur pays.
Hélas, le petit groupe de manifestants ne put rester longtemps sur les lieux. Comme lors du premier rassemblement, les effectifs de police arrivèrent. Des visages pouvaient se reconnaître derrière les visières de leurs casques. Les sans-abri furent fermement invités à partir, et fermement aidés à le faire. Daniel fut reconnu, et retenu encore pour un contrôle d'identité. Les policiers en faisaient déjà un jeu entre eux et lui. Ils y mettaient une pointe de provocation dans les regards, dans les attitudes, les paroles. Daniel s'en serait bien passé. Il n'avait pas envie de jouer. Cette fois il s'était pourtant abstenu de parler en public, mais il était déjà repéré.
La police s'attacha à vérifier encore son identité jusqu'à ce que les sans-abri soient dispersés. Lorsqu'il fut enfin lâché par la police, il fut rejoint par certains des sans-abri. Ils marchèrent et un nouveau conciliabule se fit. Ils échangèrent leurs avis comme la fois précédente. Un autre rassemblement fut convenu aussitôt. On définit un autre lieu pour une manifestation fixée au surlendemain. Après cette discussion chacun reprit son chemin et colporta l'information.
Daniel resta en compagnie de Lise, Anne, et Georges. Pour retourner vers le quinzième arrondissement, "leur quartier" comme disait Anne, ils voulurent passer par la place Vendôme. Ils n'avaient pas l'intention d'y manifester d'une quelconque manière, mais ils voulaient marquer leur liberté en y retournant, peut-être pour s'en convaincre, ou conjurer l'interdit qui resta en leur mémoire. De la place de l'Opéra ils prirent donc la rue de la Paix. Sur ce chemin, une jeune femme qui les avait vus sur la place les dépassa d'un pas pressé. Au passage elle leur dit quelques mots de sympathie.
- "Excusez-moi. Je veux juste dire c'est bien ce que vous faites. Il faut. Ce n'est pas normal qu'il y a des personnes dans le rue."
Elle parla avec un accent insolite qu'aucun ne reconnut. Ils la remercièrent, très sensibles à cette chaleur humaine. C'était peut-être peu, mais beaucoup en même temps.
Pressée mais intéressée, elle questionna.
- "Est-ce que vous allez recommencer ?"
- "Oui, après-demain, place de la Bastille. Venez si vous le pouvez. On a besoin d'être soutenu."
- "Oh, je ne sais pas, parce que je travaille. Mais peut-être si je peux je viens. OK ?"
- "OK" répondirent-ils.
Daniel ne put s'empêcher de la questionner à son tour.
- "D'où vient votre accent ?"
- "Oh, je suis Irlandaise. Irish. Est-ce que vous connaissez l'Irlande ?"
Une succession de quatre "non" lui répondit. Désolée, elle répondit par un sourire et ajouta.
- "J'espère un jour vous connaîtrez."
- "Nous l'espérons aussi."
Elle réfléchit un peu et dit encore.
- "Je travaille dans un pub irlandais. Ce n'est pas moi le patron, mais peut-être je peux vous inviter à boire une bière ou quelque chose. Voulez-vous ?"
Ils ne purent répondre. Anne en dit.
- "Ça fait si longtemps que j'ai pas mis les pieds dans un endroit avec des gens normaux. Je ne sais pas si je pourrais."
Lise dit à son tour.
- "Des gens normaux… c'est ça qui ne va plus chez nous. Pourtant on est normaux, nous aussi. Moi dans un pub… j'aurais honte. J'ai plus d'allure pour me tenir dans un endroit avec des gens normaux. … Et puis ça vous fera honte aussi. Mais, merci quand même. Merci beaucoup."
La jeune femme reprit.
- "Mais… Pourquoi ? Il n'y a pas de honte."
Lise balbutia.
- "Mais… nous ne sommes pas présentables pour entrer dans un pub. … Et peut-être que votre patron ne voudra pas. Vous avez bon cœur, mais ça risque de vous causer des ennuis."
La jeune Irlandaise insista.
- "No, no. Voulez-vous je demande d'abord ? Si c'est OK, alors vous venez. Si c'est pas OK, alors vous ne venez pas. D'accord ?"
Devant cette insistance les quatre amis se regardèrent. Daniel et Georges laissèrent la décision à Lise et Anne. Anne avait un tel sourire, une telle envie dans les yeux, qu'on comprenait combien elle tenait à ce court moment "normal". Lise lui répondit par un signe d'acceptation que l'Irlandaise comprit en même temps.
Arrivés devant le pub ils restèrent dehors pendant que la jeune femme discutait avec son patron. De l'extérieur ils pouvaient voir la conversation à travers la vitrine. Quelques instants plus tard, le patron du pub ouvrit la porte. Il resta devant pour la maintenir ouverte, et, d'un bras étendu vers l'intérieur il invita les quatre amis à entrer. Daniel, Georges, Lise et Anne se regardèrent rapidement, puis ils entrèrent. Au passage ils remercièrent en même temps celui qui les accueillait. A l'intérieur, chacun d'eux eut une réaction différente. Anne était tout sourire. Heureuse d'être là, elle promenait son regard partout pour ne rien manquer. Lise dévisageait les lieux. Elle fit ce qu'elle put pour ignorer sa gêne et apprécier au mieux l'instant. Georges, sans rien dire ni montrer, fut assailli de nostalgie et de regrets. Il y avait encore quelques années, il lui aurait été banal d'entrer dans un pub ou un café. Cette fois là, il saisit davantage ce que la vie avait fait de lui. Il se sentait à la fois peiné et révolté de ce qu'il avait subi. Au lieu d'offrir une progression la vie avait fait le contraire, pour lui et trop d'autres. Il en avait même oublié sa vie passée. En y repensant, il se demanda si elle lui était bien arrivée. Il avait l'impression de l'avoir rêvée, ou d'avoir été une autre personne. Daniel avait les mêmes sentiments, mais sans bien les comprendre. Georges et lui eurent ces quelques instants de réflexion, muets et mal à l'aise. Ils revinrent à la réalité pour ne pas gâcher le moment, ni pour eux-mêmes, ni pour leurs amies et les personnes qui les invitaient. L'agencement du pub était fait de boiseries teintées aux tons acajou. Comme le reste du pub ces boiseries affichaient leurs années d'existence. Au plafond on pouvait voir des taches vraisemblablement causées par des projections de boisson. Daniel reconnaissait les signes d'une bouteille de champagne qui avait projeté son liquide. D'autres éclaboussures, aussi inaccessibles au nettoyage, pouvaient se voir çà et là. On pouvait facilement imaginer l'ambiance de fête et de bonne humeur qui avait pu régner. Le bar, les tables, les chaises, tout était fait de bois. A côté d'une cheminée se trouvait un piano droit. Pour qu'il prenne moins de place on l'avait plaqué contre un mur. Ce piano avait bien vécu lui aussi. Il était placé dans un espace dégagé, sans tables ni chaises, un espace peut-être réservé à des musiciens. Comme Anne, Daniel promena son regard partout. Il eut un vague sentiment de déjà vu. Quelques secondes plus tard il se rappela être déjà venu ici. Il y était venu avec Cassandra, son ex-compagne, il y avait longtemps. Il se souvint d'une soirée passée dans ce pub. Il y avait alors beaucoup de monde. A présent le pub était presque vide à cette heure du jour. Il n'avait pas la même apparence, c'est pourquoi il ne le reconnut pas aussitôt, ni même la rue qu'il avait parcourue de nuit avec Cassandra.
Ces moments pendant lesquels chacun explora les lieux du regard furent très courts. La pensée va vite. Le temps passé à regarder le pub, chacun dans ses pensées, n'était que celui qu'il fallut au patron pour répondre à un bref appel téléphonique. Celui-ci fini, il se présenta en leur serrant la main à chacun.
- "Je m'appelle O'Sullivan."
Il précisa encore.
- "On m'appelle seulement O'Sullivan, pas monsieur, ni sir ni mister, seulement O'Sullivan. … Caroline m'a expliqué que vous faisiez un sitting devant l'Opéra."
Ravie de pouvoir discuter Anne s'empressa de lui répondre.
- "Oui, nous faisons ce que nous pouvons. On trouve lamentable qu'au vingt et unième siècle des personnes vivent dans la rue. C'est pire qu'au moyen-âge."
- "Vous avez bien raison. Ce n'est pas normal. C'est absolument nécessaire de faire comme ça."
Tout en parlant, il passa derrière le bar. Il dit encore.
- "Si je peux faire quelque chose, ce qui est en mon pouvoir, comme on dit, vous pouvez me le demander."
Ces mots réconfortaient. Les quatre amis l'en remercièrent d'une seule voix. O'Sullivan leur demanda.
- "Qu'est-ce que je peux vous offrir à boire ? Une bière ? Un Irish Coffee ? Les Français adorent ça."
Au même moment réapparut Caroline. Elle était allée à son vestiaire et réapparaissait pour prendre son service. Elle était vêtue d'un pantalon noir et d'un chemisier blanc. Sans s'en rendre compte, Daniel la regardait. Tout en suivant la conversation, il trouvait qu'elle n'était pas à son avantage dans ces vêtements. Elle fut accueillie par les voix amicales des quatre amis.
- "Nous savons maintenant que vous vous appelez Caroline."
Réalisant qu'ils ne s'étaient pas présentés eux-mêmes, Daniel et ses amis dirent leurs prénoms. Après encore quelques mots de présentation, ils trinquèrent tous les six avec de la bière irlandaise. L'ensemble donnait l'impression qu'ils fêtaient quelque chose.
Ils discutèrent des problèmes sociaux qui les affligeaient, les nouveaux et les anciens. La conversation tourna ensuite vers l'Irlande dont des photos couvraient les murs du pub. O'Sullivan parla de sa famille. Une partie se trouvait en Irlande et une autre en Amérique du Nord. Caroline expliqua qu'elle était en France pour y apprendre la langue. Elle voulait travailler en Irlande dans le tourisme ou l'hôtellerie, d'où son intérêt pour la langue française. Elle retournerait en Irlande lorsque son français serait suffisant.
Ils passèrent ainsi un singulier moment qui fut très apprécié. O'Sullivan ne voulut pas qu'ils repartent ainsi, sans rien de plus qu'une bière. Il demanda que leur soit servi un repas chaud. Lise s'en sentit encore plus confuse, et ses amis aussi. Ils voulurent alors faire quelque chose en retour, n'importe quoi qu'ils auraient pu faire. Ils auraient aidé au bar, en salle ou en cuisine. Mais, O'Sullivan refusa.
Ils avaient passé un moment comme ils n'en avaient plus eu depuis des années. Une partie de leur personnalité était retrouvée. D'une certaine manière elle était exhumée. Grâce à de simples moments "normaux" comme celui qu'ils venaient d'avoir, tout pouvait se déclencher dans leur l'intellect. De courts instants ainsi vécus pouvaient redonner l'envie de vivre normalement. L'envie pouvait se transformer en volonté, et de là peut être puisée la force manquante. Sans elles, il ne resterait alors que l'affliction, ce dans quoi on les avait conduits et maintenus, sans autre choix pour eux que la résignation.
Ce moment passé au pub leur avait procuré un grand bien moral, tout en étant insuffisant au regard des cruelles réalités quotidiennes qui se chargeaient constamment de les faire tomber encore et perdre le discernement intellectuel nécessaire pour se relever. Parmi ces cruelles réalités, leur retour dans la rue en fut une. Ils subirent un contraste épouvantable entre la chaleur humaine du pub et la rue où ils se retrouvèrent encore. Ce contraste marqua encore plus leur condition. Mais, grâce à lui, indiciblement à l'intérieur d'eux-mêmes ils eurent une volonté nouvelle, celle de se relever, se révolter et combattre.
Le surlendemain, aux alentours de midi, les sans-abri se rassemblèrent comme convenu sur la place de la Bastille. Cette fois les policiers les attendaient déjà. Depuis onze heures du matin des cars de police se trouvaient sur les lieux. Les policiers attendaient patiemment que les sans-abri soient regroupés à l'heure convenue. Celle-ci à peine passée, les policiers entrèrent en action. Ils furent plus virulents que les fois précédentes. Daniel fut saisi par les bras et aussitôt monté de force dans un car. Sur la place les sans-abri étaient brutalement chassés. Daniel ne put que protester avec force. En se débattant, il dénonça l'abus de pouvoir. La police n'avait pas le droit de se livrer à des violences envers les sans-abri pas plus que l'emmener de force à bord d'un car. A l'intérieur de celui-ci les policiers se livrèrent à l'ironie, de l'ironie provocatrice.
- "On n'a pas le droit tu dis ?"
- "Tu vas peut-être appeler la police, hein ?"
Un policier se livrait plus que les autres aux sarcasmes et à la provocation manifeste. Aux paroles il ajouta des grimaces. Il était particulièrement antipathique. Daniel ne pouvait en supporter la seule vue. Ce policier lui parla à un centimètre du visage, montrant les dents et faisant sentir son haleine. Il y a plus d'une façon d'atteindre autrui. Ces comportements en font partie, même s'ils ne sont pas reconnus. Cet homme le savait, autant qu'il en faisait usage. N'importe qui en aurait été atteint, courroucé, provoqué, voire soumis et humilié. En complément de sa provocation verbale et de ses attitudes, il employa une méthode ignoble qu'il savait infaillible. Il plaça son bâton de police entre les jambes de Daniel, sachant bien que la plupart des hommes réagissent à une telle provocation. Instantanément, la réaction s'exprima par réflexe. Daniel eut un mouvement de recul, en même temps qu'une colère incontrôlable l'envahit. Mais il put se garder de frapper son tortionnaire. Il comprit qu'on n'attendait que cela pour le lui faire payer cher.
Les circonstances jouèrent en sa faveur. Dans le mouvement de recul qu'il avait eu, sa tête heurta celle d'un policier qui se tenait derrière lui. Ce dernier était là pour garder une issue. Ce violent coup de tête imprévu l'étourdit quelques secondes, rendant la sortie libre. Dans un même élan, Daniel saisit alors ses papiers restés sur un court comptoir à côté du chauffeur, et il sauta dehors. Une fois à l'extérieur il courut à toutes jambes, ses foulées étaient comme des bonds. Il courut sans se retourner, sans savoir si la police le poursuivait ou non. Il ne s'arrêta qu'après une bonne distance, à bout de souffle. Durant ce temps l'émotion était passée et son sang froid en partie revenu, suffisamment pour comprendre qu'il n'était plus utile de courir. Il ne vit aucun policier à ses trousses. Assez remis de ses émotions, il reprit le chemin de chez lui.
En arrivant, il retrouva ses amis, comme il s'y attendait. En effet, Lise, Anne, Georges et les autres sans-abri se trouvaient là.
- "On se demandait ce qu'ils ont fait de toi." dit l'un d'eux.
- "On t'a vu te faire embarquer. Après, on sait pas."
- "J'ai dû m'enfuir." dit Daniel. "Sinon je ne serais peut-être pas ici en ce moment."
- "Explique. Qu'est-ce qu'ils te voulaient ?"
- "Rien d'officiel. Ils n'avaient aucun droit de m'embarquer. Ils ont tenté la provoc pour avoir quelque chose à retenir contre moi."
Il continua à leur raconter.
- "Ils auraient bien voulu que j’en frappe un. Ils n'attendaient que ça m'assaisonner, sans parler des poursuites. Ils en feront peut-être. J'ai pu m'enfuir parce que j'en ai bousculé un sans faire exprès, ça m'a laissé la voie libre. J'ai piqué mes papiers qui traînaient et j'ai couru. Sans ça, ils ne m'auraient pas lâché."
Ses amis l'écoutèrent sans comprendre tous les détails, mais ils comprirent la globalité.
- "Crois-tu qu'ils ont de quoi te faire des ennuis ?"
- "Je ne sais pas vraiment. Je ne sais pas s'ils laisseront tomber ou s'ils vont inventer d'autres choses contre moi. Je ne connais pas tout ça, je ne sais pas quoi penser."
- "Pendant un jour ou deux tu ferais mieux de pas rentrer chez toi. Ils pourraient venir pour te cueillir."
- "Ouais. Elle dit juste. S'ils veulent t'embastiller, ils seront là avant ce soir, ou demain de bon matin. Je les connais, moi, ces gus."
- "Je vais vous écouter et passer un jour ou deux dehors, le temps de savoir s'ils veulent me cueillir ou non."
- "Reste pas trop en vue dans le quartier. Nous on restera dans le coin. S'ils viennent, ça se saura."
Un autre sans-abri pensait à leurs actions.
- "Et pour nos manifs ? Qu'est-ce qu'on fait alors ? On reprend où, la prochaine fois ?"
- "Faut d'abord décider si y'en aura une autre. Ils étaient là pour nous accueillir ce coup là. Ils ont sûrement été mis au courant par quelqu'un"
- "Sûrement, oui. Cette fois ils n'y sont pas allés de main morte. Ils nous ont déménagés avec force, les cons. Alors, qu'est-ce que ça s'ra la prochaine fois ?!"
- "Et qui c'est qui les a affranchis, les flics ? Est-ce qu'on sait qui a bavé ?"
- "C'est pas compliqué à savoir, ils ont dû demander à l'un de nous. Celui qui leur a dit pouvait pas deviner ce qu'ils allaient faire."
La discussion prit de l'ampleur. Les derniers événements les menaient à s'interroger sur la forme qu'ils donneraient à leur mouvement de protestation. Ils ne le voulaient pas ainsi mais sans aucun heurt. Or, la situation était maintenant différente, elle prenait cette tournure qui échappait à leur volonté.
Après une longue discussion, un homme réclama le silence. Il déclara en conclusion.
- "On a assez causé ! Maintenant y'a qu'à voter. C'est comme ça qu'on doit faire."
- "Il a raison. On vote, maintenant. Il n'y a que ça pour décider."
- "Ceux qui sont d'accord pour qu'on continue, levez la main."
Des mains se levèrent aussitôt. Il était alors évident, sans avoir à compter, que la majorité voulait continuer.
- "Alors, je propose qu'on manifeste sur la place de la République, lundi prochain. Qui n'est pas d'accord ?"
Nul ne répondit.
- "Alors, qu'on se le dise. Et qu'on dise bien aussi de ne pas informer les flics. S'ils sont encore affranchis par une balance, ça nous foutra dans la merde. Dites le bien."
Après ces résolutions le groupe se disloqua et chacun reprit le chemin de son coin de rue.
Daniel passa deux jours et deux nuits dehors. C'était un homme habituellement tranquille, mais à présent il ne savait comment prendre ce qui lui arrivait. Il se sentait comme un délinquant, s'interrogeait sur l'évolution des choses.
Il passa des heures à errer avec ses trois amis, Lise, Anne et Georges. Etre plusieurs était une chance, bien des sans-abri sont seuls à errer, plus faibles et vulnérables. Les jours furent longs, sans rien avoir à faire. Après quelques heures d'errance et de repos mal assis sur des bancs publics, il se sentit très fatigué. Une espèce de torpeur l'envahit et ne le quitta plus tant qu'il fut dehors. Etait-ce le froid qui l'engourdissait ? Etait-ce la fatigue ? Il pensa que ce devait être les deux. Il se sentit plongé dans une espèce d'état second, une sorte de demi-conscience. Ses facultés étaient amoindries comme s'il n'avait pas dormi durant des jours. Ses moyens intellectuels étaient handicapés. Etait-ce parce qu’il n’avait pas l’habitude de la rue ? Cet état passerait-il à la longue ? Il pensa que même habitués à la rue, bien des sans-abri devaient conserver une sorte d'asthénie cérébrale. Il reconnut sur lui ces caractéristiques souvent visibles chez eux, même les plus habitués.
Les nuits furent glaciales. Pourtant, bien qu'en plein hiver, le climat n'était pas trop rude. Il aurait pu faire plus froid, beaucoup plus froid. Cependant il se sentit glacé. Il n'avait cessé de pleuvoir et la température n'était que de quelques degrés, ce qui donnait une sensation de glaciale humidité pénétrante, une sensation dont on met des heures à se remettre si toutefois on peut se trouver au chaud. Le jour il lui fallait s'allonger, se recroqueviller sur un banc au soleil, pour avoir moins froid mais sans espérer se réchauffer. Il s'y endormait, s'engourdissait dans un profond sommeil. De ce sommeil, il arrive qu'on ne se réveille jamais, lorsqu'on vit dehors. Les repas furent maigres et espacés, il en fut encore plus affaibli. Très vite il se sentit sale et gêné. Gêné, humilié, honteux, il le fut aussi lorsqu'il fallut soulager ses besoins. Après tout cela, et il n'avait pas tout vu, il se sentit diminué. Tout ce qu'il pouvait penser le ramenait à ce mot, "diminué".
Fort heureusement il ne resta seul un seul instant. Ses trois amis l'emmenèrent où ils avaient eux-mêmes leurs habitudes. Ils savaient où ils pouvaient rester sans être expulsés. Ils connaissaient des endroits où passer la nuit, où ils risquaient moins les attaques de voyous, de drogués, de déséquilibrés, d'ivrognes, "toute cette faune qui sillonne les rues" en disait Lise. Ses trois amis avaient subi énormément de choses. Ils savaient comment survivre. Ils furent aussi délogés par d'autres sans-abri. C'était ainsi. Certains expulsaient leurs égaux d'infortune pour s'emparer de l'endroit où ils se tenaient. Quelques-uns le faisaient pour leur propre survie, d'autres par pure sauvagerie. Cela faisait partie des rudesses de la vie dehors. Daniel en eut un aperçu durant cette période.
Nul ne vit la police se rendre à son domicile. Il en pensa qu'on n'avait vraisemblablement pas retenu de charge contre lui, même pas pour s'être enfui durant un prétendu contrôle d'identité. Il finit donc par retourner chez lui.
Il trouva au courrier une nouvelle convocation, pour que soit encore vérifiée la réalité de sa recherche d'emploi. La date du rendez-vous imposé était curieusement proche. Elle était fixée au surlendemain. Cette nouvelle convocation lui assombrit les idées alors qu'il était content de retrouver son foyer.
Après cette courte période de rue, il éprouva le besoin et l'envie de passer du temps à sa toilette. Il mit un temps fou et un plaisir inaccoutumé à se doucher, et encore à se délasser dans un bain, puis à se raser de près. Il mit du temps à se coiffer, il eut envie de se parfumer. Après son hygiène corporelle, il s'occupa des vêtements qu'il portait. Il les jeta dans le lave-linge, mit de la lessive et tourna un bouton. Il pensa en même temps à la valeur de ce confort quotidien qui semble si banal, sauf, hélas, à ceux qui vivent dehors. Puis il réfléchit encore à cette expérience marquante de rue. Il n'y avait pourtant passé que deux jours et deux nuits, et le climat n'avait pas été rude. Il prit encore plus conscience de la détresse des sans-abri. Les associations qui les aidaient avaient une importance vitale. Pendant que les politiques débattaient, elles s'affairaient concrètement, dans l'urgence, chaque année et sans relâche. Elles apportaient beaucoup alors que le désintérêt, le laxisme, les lenteurs administratives et les carriéristes politiques ouvraient leur feu d'artifice. Le sujet des sans-abri n'était même pas dans les discours, encore moins dans les projets. Mais, l'action des associations leur procurait de quoi se nourrir de chaud durant l'hiver. Sans cette aide leur condition aurait été impossible à surmonter, et beaucoup n'auraient pu survivre. On aurait compté bien des morts dans les rues, des morts de cause directe comme l'hypothermie, principale comptabilisée. Quant aux morts de causes indirectes, toutes celles provenant du manque d'hygiène corporelle, vestimentaire, de l'alcoolémie, de la mauvaise nutrition, du froid, du manque de soins, et bien d'autres causes encore, nul n'en connaissait le nombre réel.
Daniel était content d'avoir offert à Lise, Anne et Georges la possibilité de venir chez lui lorsqu'ils en avaient besoin. Car, en effet, depuis qu'il les connaissait, ils pouvaient venir s'y laver, s'y réchauffer, y laver leurs vêtements, en complément de ce que pouvaient leur offrir les centres d'hébergement. Il leur offrait l’hospitalité qu’il pouvait offrir. Ses amis venaient de temps en temps et à de tour de rôle.
- "Tu pourras pas héberger tout Paris" lui avait dit Anne.
Selon les fois, ils passaient leurs nuits dans un centre d’hébergement ou chez Daniel. L’ensemble leur permettait d’avoir une tenue décente, une vie plus décente.
Ainsi s'écoula cette journée, entre réflexion et contentement d'avoir retrouvé foyer et confort.
Il passa du temps à dormir aussi. La torpeur qui l'avait envahi depuis deux jours n'était pas passée. Il sommeilla par intermittence durant cette journée et son lendemain. Ce n'est qu'ensuite qu'il fut de nouveau comme d'habitude.
Il s'éveilla d'un dernier assoupissement. Il se sentit lucide, plus que d'ordinaire. De tels moments sont rares, supplantés par les tâches habituelles, les soucis et la fatigue banale, quotidienne. Mais, l'expérience extérieure qu'il venait de vivre, et les répercussions qu'elle avait encore, avaient bouleversé son quotidien. La prise de recul et le repos avaient entraîné ce moment de lucidité, un moment toujours trop éphémère. Il en profita pour chercher des réponses possibles au problème des sans-abri. Mais, ses pensées furent détournées. Son sens olfactif dirigea son attention vers une senteur, celle de l'eau de toilette qu'il avait utilisée. Elle le ramena au souvenir de Cassandra. Elle aimait porter cette fragrance, ignorant l'appellation d'eau de toilette pour homme dont on l'avait affublée. Il n'avait plus utilisé ce flacon depuis l'époque où ils vivaient ensemble. Il se remémora le passé, cette fois prêt à le voir, à l'admettre. Avant, il n'avait fait que le souffrir, sans le voir clairement.
Des moments de couple lui revinrent à l'esprit. Il s'allongea pour mieux y penser. Il le fit avec sérénité, au contraire des fois précédentes. La douleur était suffisamment passée pour le permettre, l'acceptation des faits avait pris place aussi. Ces éléments ont une action sur le discernement. Jusque là il n'en eut aucun. Un état émotionnel chronique l'avait fait tourner en rond. Il n'avait pu que subir, chercher à comprendre ce qui était arrivé, et pourquoi. En vain il avait tenté de savoir ce qu'il ne savait pas, ce qu'il aurait dû faire, et ce malgré ce qu'il ne savait pas. Il avait cherché et cherché, mais il ne parvint même pas à exprimer ce qu'il ressentait. Ces tourments s'étaient ajoutés à d'autres plaies, plus anciennes. Elles se ravivèrent et décuplèrent ses souffrances. Trop de maux aveuglent et laissent dans un état d'âme affligeant.
A présent, il lui était possible de se rappeler et réfléchir sans être perturbé par des troubles. Il voulut reprendre ses souvenirs, les étudier et avoir enfin une appréciation juste et objective des événements passés. Il voulut les regarder comme un observateur extérieur, en voir le film et se faire une opinion des personnages. Le plafond blanc fit la toile de fond, son regard prit l'aspect de l'introspection, et la chronique des faits qui l'avaient bouleversé passa. Il revit des situations. Des serrements de gorge et d'autres signes émotionnels se firent sentir. Il fit au mieux pour se maîtriser. Il voulait continuer à voir clair, tirer profit de cette lucidité. Bientôt il serait rattrapé par ses soucis, le chômage, les inspecteurs de la FASSUR, la DDT, le mal supplémentaire qu'ils lui causaient, et tant d'autres choses encore. Mais dans l'immédiat il devait profiter de l'instant de clarté, car élévation, lucidité et logique ne sont pas toujours possibles. La charge des banalités de la vie tire l'esprit vers le bas. Le moment était important, inespéré. Il ne fallait le laisser fuir.
Des heures passèrent, durant lesquelles furent remués les souvenirs. Il se remémora des moments de couple. Outre sa vie conjugale passée, il s'interrogea sur ses choix et la manière dont il avait orienté sa vie. Il remonta jusqu'à son enfance, son adolescence, se rappela de tout ce qui avait canalisé son parcours. Puis il revint à sa compagne. Il eut encore des instants de souffrance, de torture, de regrets. Mais il se maîtrisa. Il devait conduire ses raisonnements par la logique, non être submergé, aveuglé par les émotions. Il fallait aller au bout des réflexions ou le plus loin possible, car cette seule séance serait peut-être insuffisante. Qu'elle soit complète ou non, quelque chose d'important se jouait en ce moment. Il se faisait décisif.
Il parvint à comprendre et effectuer des constats. Il put admettre certaines évidences, accepter des faits, même les plus douloureux, les plus insupportables. Il ne le put auparavant. Il s'arrêta lorsque la fatigue de l'esprit le lui imposa. C'était alors l'heure du dîner.
La journée fut ainsi employée. La thérapie exploratrice, les questions, les constats et réponses purent renforcer une santé morale qui en avait bien besoin, qui avait trop erré.
Après avoir retourné le passé et les peines, il prit plaisir à préparer un dîner. Il en eut autant à le consommer tranquillement, confortablement installé. Ses deux jours passés dehors lui faisaient apprécier à leur juste valeur les commodités de la vie quotidienne, toutes celles qui passent d'ordinaire inaperçues. Ce moment lui procura la détente dont il avait besoin après des heures de réflexion. Puis, il se sentit moralement soulagé, heureux.
Un parfum l'avait ramené au souvenir de Cassandra. Caroline, rencontrée par hasard, l'avait conduit à ce pub, connu avec Cassandra. Il s'interrogea sur ce faisceau qui le ramenait toujours à Cassandra. En réponse il se dit qu'il n'avait rien d'étrange. Tout peut ramener au souvenir de quelqu'un lorsque cette personne est encore présente à l'esprit.
Penser à ce pub irlandais lui donna envie d'y retourner. Il avait aussi dans l'idée d'y affronter encore le passé, le dominer, chasser complètement les souvenirs à rejeter et prendre possession des lieux, au présent et tourné vers l'avenir, en laissant derrière soi un passé définitivement terrassé. Lui qui ne sortait plus, par désintérêt et par économie, voulut sortir ce soir. Cela ne lui était plus arrivé depuis longtemps.
Il se prépara et prit le chemin du pub. Au métro il préféra une longue marche jusqu'au premier arrondissement. Il traversa la Seine par le pont de la Concorde, puis il longea la place du même nom. Il était presque arrivé et pensa alors à Caroline et son patron, O'Sullivan. Il était ravi à l'idée de les revoir.
Il ouvrit la porte du pub. Le groom mécanique, mal réglé, la rendait difficile à pousser. De plus, elle ne s'ouvrait qu'à mi-course. Cette arrivée le mit mal à l'aise. Il ne s'y attendait pas et ses gestes avaient été faibles et malhabiles. Il se sentit ridicule. En entrant, il crut être dévisagé par des clients prêts à se moquer. Il pensa n'avoir rien de correspondant au lieu et à l'ambiance, ni par ses vêtements ni par ses attitudes. Il comprit qu'il avait surtout perdu l'habitude de sortir. Il se sentit complètement dépassé, ignorant de ce qui se faisait. Il s'assit timidement sur un tabouret de bar et patienta jusqu'à ce que le barman, inconnu, s'intéresse à lui. Il commanda alors une bière en ayant l'impression d'être là comme un cheveu sur le lait.
Il y avait bien plus de monde que la fois précédente. Il chercha des yeux un visage connu, mais sans en trouver. Quelques minutes plus tard Caroline apparut, venant d'une salle attenante. Son service l'amenait au bar. Elle reconnut Daniel aussitôt et l'accueillit d'un sourire. Derrière le comptoir elle essuya sa main avant de la lui tendre.
- "Bonsoir." dit-elle.
- "Bonsoir." Répondit-il "Je suis content de vous revoir."
- "Oh, merci. Je suis content aussi."
Elle avait parlé d'elle au masculin, mais le bruit ambiant dissimula cette petite faute. Il ne serait pas facile de converser dans un tel bruit, ni entendre le charmant accent qu'il lui trouvait. Tous deux restèrent une seconde à chercher que dire. Elle n'osa parler, mal à l'aise en français et occupée à son service. Lui ne pouvait se détacher de son visage dont il appréciait de plus en plus les traits. Elle avait une beauté particulière qu'il n'avait jamais vue, un type propre aux Irlandaises. Il la regardait en cherchant aussi un sujet de conversation. Elle comprit.
- "Vous êtes tout seul cette fois ?" demanda t-elle.
Pas tout à fait réveillé de sa contemplation, il répondit mécaniquement, puis se reprit.
- "Oui. … Euh, oui. Cette fois je suis seul. Oui."
Il fut sauvé d'un nouveau moment muet par un client qui commanda des bières. Caroline le servit, ce qui laissa à Daniel le temps de comprendre qu'il devait nourrir la conversation. Elle continua son service au bar durant quelques minutes encore, le temps de servir ceux qui attendaient de l'être. Daniel l'observa discrètement. Elle était plutôt grande, habillée d'une tenue de barman qui la désavantageait. Avec sa haute taille, le pantalon noir et la chemise blanche d'homme qu'elle portait lui donnaient une silhouette manquant de féminité. Mais, en la regardant mieux, on pouvait voir qu'elle n'en manquait pas. Charme et beauté ne lui manquaient pas non plus. Les clients servis, elle revint vers Daniel en tenant un papier et un stylo. Elle les posa devant lui en expliquant.
- "Il y a une tombola ce soir. Il faut écrire votre nom et l'adresse. Vous pouvez gagner une voyage en Irlande."
Ces explications données, elle se mit à laver des verres derrière le comptoir. L'évier était face à Daniel. Elle fit son travail en levant parfois les yeux vers lui, indiquant que la conversation restait ouverte. Il trouva plaisante l'idée d'une tombola, et il remplit le bon de participation. En même temps des clients échangèrent quelques mots avec lui, simplement pour se faire une place au bar. Ce peu de choses chassa le mal-aise qu'il ressentait. Pouvoir converser, plaisanter avec d'autres personnes l'aida à se donner une contenance, meilleure que l'image d'esseulé timide qu'il pensait laisser de lui. O'Sullivan passa par là au même moment. Il reconnut Daniel et lui serra la main. Très occupé, le patron se remit aussitôt à circuler entre salles, bar et cuisines, donnant des directives au personnel.
Daniel se sentit plus gaillard pour parler à Caroline. Son visage le fascinait. Il n'attendait rien de cette soirée, ni de leur rencontre, mais lever de nouveau les yeux sur une femme et être la proie de son attraction étaient des signes de rétablissement qui lui faisaient du bien.
Son bon de participation rempli, il dit à Caroline.
- "J'aimerais beaucoup gagner le voyage."
- "Vous ne connaissez pas l'Irlande ?"
- "Non, mais j'aimerais connaître."
- "Oh, c'est très beau. Vraiment. Alors j'espère vous gagnez."
- "Pour gagner vous devez me donner un peu de chance."
- "Me ?"
- "Oui, vous."
Elle rit.
- "Mais, je n'ai pas de magic."
- "Si." Répondit-il. "Je sais comment."
- "Comment ?"
Il posa le papier sur sa main à plat, et il la lui tendit.
- "Il faut souffler dessus pour me porter chance."
Elle rit encore plus. Puis elle saisit sa main pour l'amener vers elle, et elle souffla doucement.
- "Maintenant vous devez le mettre dans la boîte." dit-il encore.
Amusée, elle le fit volontiers. Elle mit le papier dans une urne en carton posée à cet effet sur le bar.
- "Merci. Maintenant, je suis sûr de gagner."
Elle rit encore.
A cette vue, un groupe de clients se mit à huer en plaisantant. Cela faisait partie de l'ambiance amicale de ce pub. Il dirent quelques mots, tant à Daniel qu'à Caroline. Mais ils s'exprimaient en anglais, et Daniel n'y comprit rien. Caroline lui expliqua qu'ils contestaient la tricherie. Elle dit encore qu'il s'agissait d'un groupe d'Ecossais en voyage à Paris. Elle leur faisait la conversation en même temps qu'à Daniel. L'ambiance était joviale, le rire et la bonne humeur sur tous les visages. Daniel n'avait plus vécu cela depuis longtemps. Il s'en rendait bien compte et y pensa brièvement en se demandant ce qui allait "lui tomber dessus". C'était une superstition qui prétendait qu'un moment de joie serait suivi d'un autre de peine, plus grande que la joie. Cela supposait aussi de devoir toujours vivre dans la peine, afin d'éviter d'en causer une plus grande à cause d'un instant de joie.
"Autant dire que ça porte malheur d'être joyeux." Pensa t-il. "Il faut vraiment être bête pour être superstitieux."
Il évinça aussitôt ces stupidités de son esprit. Il se remit à déguster les instants présents. Cette superstition faisait partie des stigmates laissés par Cassandra, dont il se guérissait.
Un des Ecossais, qui avait bien bu, tint en anglais une conversation à Daniel. Il lui parla comme à un autre Ecossais. Daniel s'efforçait de comprendre, mais, le bruit, l'accent et ses pauvres connaissances de la langue anglaise lui rendaient la compréhension inaccessible. Mais l'Ecossais continuait, encore et encore. Au bout d'un moment, Daniel fut saoulé par les mots. Il ne savait même pas de quoi parlait son interlocuteur. De temps à autre il tournait son regard vers Caroline pour l'appeler à l'aide. Elle éclatait alors de rire et l'informait sur le sujet de sa conversation à sens unique. L'Ecossais acquiesçait alors de la tête, et se remettait à parler.
A minuit arriva le moment du tirage. Pour le faire, on demanda un volontaire dans la salle. Une cliente française accepta le rôle. On vida alors le contenu de l'urne dans un grand sac en plastique, puis on mélangea les bulletins en le secouant. Ensuite on demanda à la volontaire de plonger le bras dans le sac, tandis qu'une autre personne le refermait sur son bras pour l'empêcher de voir à l'intérieur. Elle saisit un bulletin, celui du troisième prix. On annonça le gagnant d'un maillot de rugby aux couleurs du pub. Un autre volontaire procéda de même pour le second prix. On annonça le gagnant d'un billet d'avion pour Dublin, sous les compliments bruyants des autres clients. Vint enfin le tirage du premier prix. Une dernière volontaire fit comme les précédents. Elle prit un bulletin mais n'osa en faire la lecture. Elle tendit le papier à O'Sullivan qui le rendit en riant à celle qui devait assumer son volontariat. Elle dit alors à voix haute.
- "Pour un séjour tous frais compris, avion aller-retour et logement en hôtel à Dublin, le gagnant est… Hum hummm… … … Monsieur Daniel Arnaud, de Paris !"
Sifflets et applaudissements se firent longuement entendre tandis que les regards cherchaient l'heureux gagnant. Daniel fut tellement surpris qu'il en resta muet. Caroline, restée en face de lui, était aussi étonnée.
La volontaire répéta le nom du gagnant.
- "Monsieur Daniel Arnaud ! Il est pas là ?"
- "C'est… C'est moi." dit Daniel. Mais, il parla d'une voix trop faible pour être entendue. La jeune fille répéta encore.
- "Monsieur Daniel Arnaud. Il est parti alors ?"
Caroline, comprenant que Daniel avait la gorge serrée, prit son bras et l'éleva comme celui d'un boxeur sur un ring.
- "The winner, le gagnant !" cria t-elle.
Les regards se dirigèrent vers Daniel en même temps qu'une clameur envahit la salle. Les sifflets et les applaudissements redoublèrent. Les Ecossais plaisantèrent de plus belle et crièrent au scandale. L'un d'eux, sa pinte de bière en main, s'approcha de Daniel pour le toucher, de même que Caroline. Il voulait de leur magie, selon ses explications. Devant ce monde qui le regardait, Daniel maîtrisa sa surprise pour se comporter comme attendu. Il se sentit toutefois mauvais comédien. Ses sentiments se mêlaient. Il ressentait de la joie, avait envie de prendre part à cette bonne humeur, mais il subissait aussi l'émotion d'un état dépressif dont il n'était pas sorti. Celui-ci lui serrait la gorge. Cependant il n'en laissa rien voir, et la suite de la soirée ne fut que bonne humeur partagée avec les autres clients, des instants entrecoupés d'autres où il n'arrivait pas à réaliser qu'il pouvait avoir gagné.
De retour chez lui, il ne parvint à croire ce qui lui était arrivé. Il était sorti alors qu'il ne sortait plus. Il avait passé une bonne soirée, alors qu'il aurait pu rester seul au bar et muet, sans y trouver Caroline ni O'Sullivan. En outre, elle aurait pu se montrer distante ou trop affairée pour lui adresser le moindre mot, mais au contraire il fut accueilli comme un ami, non comme un client inconnu. Tout cela était déjà beaucoup, mais en plus il avait gagné un voyage, un voyage en Irlande. Il avait du mal à le croire. Comment pouvait-il avoir gagné un voyage, lui ? Il se posait ainsi cette question, croyant la chose impossible, réservée à d'autres. Allongé dans le noir il vivait encore cette soirée en essayant de trouver un sommeil qui le fuyait.
Il fut réveillé par la clarté du jour. Il prit connaissance de l'heure et se rappela la manifestation prévue. Il n'aurait pas voulu se lever si tard. L'insomnie de la veille en était la cause. Il devait à présent se préparer au plus vite.
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Arrivés dans le quinzième arrondissement, des sans-abri attendaient comme d'habitude Daniel dans le square devant l'immeuble. On s'informa des blessures de chacun et des événements vécus par les uns et les autres. Le bilan de la journée était lamentable. Il y avait de nombreux blessés, tous les sans-abri avaient subi des coups. Ils avaient laissé des hématomes à certains, des fractures à d'autres. On se remettait aussi de la surprise. Nul ne s'attendait à de telles violences policières.
- "Moi, je dis qu'on ferait mieux de s'arrêter là. On a vu deux fois ce que ça donne. On n'obtient rien, mais on se fait taper dessus. On était mieux sans ces emmerdes."
- "C'est ça ! T'as raison, toi ! Tu trouves qu'on est bien dans la rue, comme des bêtes ? Ben pas moi. Ecoutez-moi tous. Si on laisse tomber comme ça, on n'aura fait que prendre des coups et baisser nos frocs encore plus. Si nous on ne fait rien pour nous-mêmes, personne ne fera jamais rien pour nous."
- "Fallait pas croire que ça serait facile. C'est tout. On s'est trompé sur la difficulté, mais, ce qu'on fait, on doit le faire. Faut continuer jusqu'à être entendus, sinon rien ne changera jamais."
- "Bien dit ! S'ils s'étaient dégonflés, les gars des générations d'avant, ben le monde serait encore bien plus pourri qu'aujourd'hui. Personne pourrait y vivre."
- "Continuer, moi je veux bien. Mais, vous êtes bien malins de nous dire ça. Comment on fait, si on nous tombe encore dessus comme aujourd'hui ? Hein ? Et les autres ? Après s'être fait tabasser, tu crois qu'ils vont revenir encore ? Moi je veux bien lutter, mais pas comme ça. Alors dites-nous comment, vous qui êtes si malins. Comment qu'on doit faire, hein ?"
- "Moi je sais ! Au prochain coup on doit faire venir des baveux. Ouais, des journalistes ! Avec des baveux plein le coin, y feront gaffe à pas nous bastonner, les flics."
- "Et on fait comment pour qu'y' s'bougent les baveux ? Ils sont jamais venus jusqu'à maintenant. Pourquoi y' s'bougeraient, tout d'un coup ?"
- "Jusqu'à maintenant on n'avait jamais eu autant de monde. C'était pas assez pour qu'ils bougent leurs fesses. Et puis on ne les a jamais prévenus d'une date, on ne leur a jamais demandé de venir. Le prochain coup, si on est autant de monde, ça les intéressera de couvrir l'événement. Ils pourront plus l'ignorer."
- "Les flics n'ignoraient pas la date, eux ! Merde ! Alors qu'est-ce qu'y foutaient les journalistes ? C'est leur boulot aussi. Si les flics étaient aussi bien renseignés, les baveux l'étaient aussi. S'ils sont pas venus, c'est qu'y' voulaient pas venir."
- "Ouais ! Ça m'étonne pas. C'est tous des putes, les baveux. Quand ça rapporte du pognon à leurs journaux y' sont toujours là. Ils nous emmerdent toujours avec les mêmes choses, parce que ça intéresse le couillon moyen. Mais, nous, on n'intéresse personne. Alors on n'intéresse pas les baveux. C'est des putes j'te dis !"
- "Ils viendront si on est aussi nombreux qu'aujourd'hui. Ils ne pourront pas se permettre d'être absents après ce qui s'est passé aujourd'hui. C'est pas professionnel. Et ça, leur professionnalisme à la con, c'est leur profession de foi à la con."
- "Et les copains ? Comment qu'on les fait venir aussi nombreux qu'aujourd'hui ? Ils voudront jamais se faire tabasser encore."
- "Faudra bien leur expliquer que devant les baveux les flics ne tabasseront pas. Si on leur garantit qu'ils ne se feront pas matraquer encore, ils viendront. Faut bien leur expliquer et dire que leur présence est nécessaire. Ils viendront j'en suis sûr."
- "Tu crois ça, toi, que les flics tabasseront pas ?"
- "On n'a qu'à demander aux journalistes de se trouver un peu partout. On met les baveux pour flicquer les flics."
Cette dernière phrase, lancée sur un ton plus léger, fit office de bonne blague qui dérida tout le monde. Un éclat de rire général les gagna. C'était aussi le relâchement des nerfs qui s'exprimait après une journée particulièrement rude. Le débat reprit.
- "Qui peut garantir qu'on aura des baveux ?"
- "On ne le saura vraiment que le jour même. Si on les voit se pointer, on pourra dire qu'ils sont là. Mais on ne pourra rien garantir à l'avance."
- "Les copains seront pas d'accord si on leur donne pas un peu d'assurance."
- "Alors moi je me charge de les contacter les baveux. Je vous dirai s'ils sont d'accord ou non. Si tu veux bien, Daniel, je m'en occupe. Si je n'obtiens pas leur accord, on ne fera rien et c'est tout. Mais si j'ai leur accord, je dis qu'on doit continuer."
- "Moi, dans ces conditions, je vous suis."
Plusieurs autres personnes dirent qu'elles continueraient aussi la lutte.
- "Alors, est-ce qu'on vote comme la fois dernière ?"
- "Ah ouais ! Faut voter ! Qui est d'accord pour qu'on continue comme on vient de le dire ?"
Les mains se levèrent nombreuses. Elles faisaient visiblement la majorité.
- "Alors, comme presque tout le mode a levé la main, on continue."
Une clameur approbatrice clôtura le vote.
- "Qui a une proposition de lieu ?"
- "Moi j'en ai une ! Je propose l'Arc de Triomphe, sous l'Arc. Comme ça, on aura les touristes en plus des baveux."
L'idée plut à tous. On entendit des blagues à propos des touristes qui deviendraient aussi des "flicqueurs de flics". Les plaisanteries passées, les décisions se firent entendre.
- "Alors va pour l'Arc de Triomphe ! On laisse un délai de huit jours pour pouvoir contacter les journalistes, et…"
Il ne put finir. Une voix claire et sonore l'interrompit.
- "Excuse-moi de te couper la parole, garçon. Si on laisse passer huit jours, ça nous amène à lundi prochain. Mais, le lundi c'est pas un bon jour pour les baveux. Le lundi ils se remettent de leur week-end. Ils seront de retour au boulot depuis le matin seulement. C'est pas assez pour qu'ils soient remis du week-end et remis au boulot."
Un nouveau rire général se fit entendre.
- "Et en plus ils auront des kilos de travail en retard, celui de la semaine passée et celui du week-end par dessus. Ils viendront pas nous voir, c'est couru d'avance."
Les rires continuèrent. En même temps la confiance revenait, et l'espoir surtout.
- "Le lundi, y s'remettent du week-end, et le vendredi y pensent à celui qui vient. Alors je propose mercredi, dans dix jours."
- "Mais le mercredi la plupart des journalistes gonzesses travaillent pas. Elles font toutes pareil, pour garder leurs morpions."
On cherchait un autre jour lorsque
- "Mais pourquoi elles veulent garder des morpions ? Elles ont assez de fric pour passer à la pharmacie. Non ?"
- "Mais t'es con. Les morpions… je veux dire leurs gosses, quoi."
- "Ah d'accord ! Mais quand même, si une journaliste veut m'épouser, faudra qu'elle passe à la pharmacie !"
Du milieu des rires on entendit
- "T'as aucune chance !"
- "Qu'une journaliste veuille m'épouser ?"
- "Non, qu'elle passe à la pharmacie !"
Heureusement la discussion avait pris cette allure, et les rires faisaient encore passer le mauvais souvenir de la journée. On reprit ensuite le sujet.
- "Bon. Les baveux carburent au ralenti lundi, mercredi, vendredi. Reste alors mardi et jeudi. Jeudi les nanas se remettent du mercredi, alors je propose mardi, dans neuf jours."
- "Adopté !"
D'autres mains se levèrent pour accepter ce jour.
- "Alors va pour mardi, dans neufs jours. Qu'on se le dise. Et qu'on dise bien aussi de ne pas faire de provoc avec les flics, ni céder à leur provoc. Que les violences viennent pas de nous. Si les poulets en font, on se défendra."
Les personnes commençaient à s'en aller lorsque quelqu'un reprit la parole.
- "Et comment on saura si les baveux suivent ou pas ?"
- "Je m'en occupe dès demain. Pour aujourd'hui c'est trop tard, il est déjà plus de seize heures, y' sont déjà couchés. Si les baveux suivent pas, on fera circuler la nouvelle pour annuler ce qui est prévu."
- "C'est bon. Mais t'oublie pas, hein !"
- "Pas de problème, copain. J'oublierai pas."
Le groupe se dispersa alors.
Le jour suivant Daniel se remit de son coup à la tête. Son corps réclamait un sommeil réparateur, comme après son court séjour de rue. Malheureusement, alors qu'il dormait, il en fut brusquement tiré par un son strident, perçant, qui le réveilla en sursaut. C'était le téléphone.
"Qu'est-ce que c'est ? Où suis-je…" s'interrogea t-il.
Il comprit et décrocha le combiné pour faire cesser ce bruit insupportable. Machinalement, il porta l'appareil à l'oreille. Une voix téléphonique s'impatientait déjà.
- "Allô ! Allô !"
Mais, il ne put répondre. Ses idées étaient encore dans une ouate handicapante, et sa voix trop éraillée pour être compréhensible.
"Quel jour on est ?" se demanda t-il. Un terrible mal de tête lui rappela alors ce qui était arrivé. Il s'enquit encore de l'heure, treize heures quinze au cadran du réveil, puis il tenta de parler avant que l'appel ne soit perdu.
- "Allô…" murmura t-il. Peu à peu il reprenait ses esprits.
- "Ah… Il y a quelqu'un. J'allais raccrocher. Est-ce que je suis bien chez monsieur Daniel Arnaud ?"
- "Oui…"
- "C'est possible de parler avec ?"
- "Lui."
- "Quoi ?"
-"Avec lui. Est-ce possible de parler avec lui, on dit. Et s'il vous plaît aussi."
- "Ah oui, 'scuse-moi, chef. J'suis bête. Bon, c'est possible de parler avec lui ?"
- "C'est moi. Je vous écoute."
- "Bonjour, c'est Fr…"
- "Bonjour! C'est par là qu'on commence. C'est bien ça."
- "Oui… Bonjour, c'est Francommunications à l'appareil, m'sieur. Je voulais vous demander si vous avez changé d'opérateur téléphonique."
- "Vous devriez le savoir, si vous êtes Francommunications."
- "Vous êtes toujours avec nous, alors. C'est combien que vous avez de facture par mois ?"
- "Ça aussi, vous devriez le savoir. Vous êtes bien Francommunications ?"
- "Ah oui, oui, ma parole ! Mais, l'informatique, on peut pas voir la facture en même temps. Alors, vous payez combien à peu près ?"
- "Je ne sais plus… Vous me dérangez. Que voulez-vous au juste ?"
- "Alors, c'est simple. Francommunications baisse ses tarifs. Si vous téléphonez souvent en local, et si vous dépassez trente et une minutes par mois en local, au tarif de soixante-dix centimes la minute hors taxes, alors Francommunications vous offre un forfait de trente minutes par mois au prix de vingt et un francs seulement hors taxes. Si vous dépassez le forfait, alors c'est le tarif local qui s'applique. Si ça vous intéresse, je vous mets l'option forfait en local tout de suite."
- "Ecoutez… je n'ai pas la tête à faire des calculs. Je suis souffrant, je vous rappellerai."
- "Vous voulez que je vous rappelle ? Vous me dites le jour et l'heure."
- "Je vous rappellerai si ça m'intéresse. Au revoir monsieur."
- "C'est vite fait si vous voulez. Vous le faites maintenant et vous risquez pas d'oublier."
- "Ecoutez, n'insistez pas, je voudrais me reposer."
- "Y'a pas de problème. Mais, vous gagnez si vous prenez l'option aujourd'hui. Vous payez le premier mois vingt et un francs sans les frais d'abonnement au service."
- "Parce qu'il y a des frais d'abonnement. Tout est toujours aussi simple et économique avec vous. Je vous rappellerai éventuellement. Au revoir."
- "Les frais c'est pas cher, et Francommunications vous les rembourse au bout de six mois si vous n'avez pas dépassé le forfait et si…"
- "J'ai dit au revoir !"
- "Bon, d'accord. Y'a pas de problème. Mais, si vous…"
- "En voilà assez maintenant ! Mon numéro est en liste secrète. C'est justement contre les démarchages téléphoniques, et la règle concerne aussi Francommunications. Ce n'est pas parce que vous détenez le fichier que vous pouvez en abuser. Au revoir !"
- "Y'a pas de problème. C'est juste qu'en prenant l'op…"
- "Si vous m'emmerdez encore je porte plainte à la commission Fichiers Et Liberté !"
- "La FICEL ? Non, c'est pas la peine. Y'a pas de problème, je vous laisse. Juste vous téléphonez pour prendre l'option, et c'est tout. Y'a pas de problème. Allez, au revoir."
- "C'est ça, au revoir. Et ne me dérangez plus !"
Il marcha péniblement jusqu'à la cuisine et fit dissoudre un antalgique dans verre d'eau. Tous les bruits résonnaient dans sa tête, il se sentait faible, avait des vertiges et la nausée. Cet état était dû en partie au réveil brutal et à la charge émotionnelle laissée par l'importun. Il se recoucha pour se réveiller deux heures plus tard.
Ses vertiges mirent plusieurs jours à se dissiper, mais ils passèrent sans gravité.
Durant cette période il fut contacté par une agence de tourisme, à propos du voyage en Irlande gagné. Il était heureux de pouvoir y aller, mais il regretta que la date lui soit imposée. Il devait l'accepter ou renoncer au voyage. Compte tenu de ses moyens, qui peut-être ne lui permettraient plus de voyager, renoncer fut écarté.
"Ils se passeront de moi s'il y a une manif." se dit-il. "Et puis, ce n'est qu'un voyage de huit jours."
Il en parla à Lise, Anne et Georges, qui furent aussi étonnés qu'il l'avait été. Lorsqu'on est habitué aux difficultés, on n'attend plus autre chose de la vie. On ne peut croire qu'une bonne chose puisse arriver. Elle se trouvait dans un flot de contraires qui la rendaient incroyable.
Parmi ces contraires se trouvait la dernière convocation de la DDT, pour que soit encore une fois contrôlée sa situation de demandeur d'emploi. Il se rendit à cette convocation de plus, et l'inspecteur qui l'avait déjà reçu lui reposa encore les mêmes questions, sur le même ton autoritaire et supérieur. Daniel y répondit sur un ton neutre, même s'il trouvait que l'inspecteur était anormalement irrespectueux. Son ton était un écart, un abus qu'il ne devait se permettre.
Au bout d'une demi-heure d'interrogatoire sur ses recherches d'emploi, avec des remontrances, des reproches et des éclats de voix, Daniel céda à l'émotion, pensant aussi qu'il ne fallait pas conforter cet homme dans son attitude et ses abus. "Le laisser faire c'est l'encourager." pensa t-il. Il commença alors à réagir.
- "Je vous demande d'adopter un ton plus civil, à présent. Que vous contrôliez ma situation est une chose. Elle ne vous dispense pas de me parler avec le respect qui est dû à toute personne. Vous n'avez pas à me parler sur ce ton."
L'inspecteur fut surpris de ce changement. Il le laissa coi un instant, après quoi il reprit son interrogatoire. Celui-ci était toujours suivi d'un monologue. Debout, allant et venant, l'inspecteur parlait longuement, énonçait ses théories, dictait à Daniel ce qu'il devait faire pour trouver ou créer du travail. Il lui expliquait comment s'adresser à des patrons, comment se faire embaucher. Il finit par une phrase bien souvent entendue que Daniel attendait.
- "Vous devez vous vendre, monsieur Arnaud !"
"Je ne suis pas à vendre, pas un esclave qui se vend lui-même." pensa Daniel. Il regarda l'inspecteur qui n'avait aucune conscience de ce qu'il disait, ni de la manière dont il se comportait. Ses suggestions étaient irréalistes, n'étaient que concepts invraisemblables, inapplicables.
Le monologue arriva aux diverses mesures prises par l'état pour aider l'emploi. Daniel ne manqua d'y donner son point de vue. Cette fois, c'est lui qui tint un monologue.
- "Vous me faites rire avec vos mesures pour l'emploi. On a fait un véritable patchwork, une forêt de mesures diverses. Il y en a tellement que plus personne ne s'y retrouve. C'est ingérable pour les sociétés qui pourraient embaucher. Il y a des mesures extrêmement précises, d'autres extrêmement limitées, pour une catégorie, pour une autre, pour un secteur, pour un autre. Il y a des mesures limitées dans le temps. Il y en a des tas ! Des spécifiques, des toutes pleines de particularités. Des tas ! En résultat, c'est trop compliqué à mettre en œuvre sur un bulletin de paie, alors personne n'en veut. Le temps que doivent passer les informaticiens à programmer ces cas qui changent sans cesse, le temps supplémentaire que passent les comptables, les paperasses qu'on demande aux services du personnel, les statistiques à fournir, tout le bazar que fait faire l'état pour qu'il rembourse une partie des charges, tout ça coûte plus cher aux entreprises que vos prétendus allègements de charges. Les employeurs préfèrent embaucher un gus bien standard, marqué format normal sur le front, plutôt que s'encombrer de quelqu'un qui relève d'une des soi-disant mesures prises par l'état."
L'inspecteur fut de nouveau surpris. Il ne comprit rien à l'éloquence de la réponse. Fonctionnaire, il ne connaissait pas les difficultés des petites et moyennes entreprises, ni celles des entreprises plus importantes. Il aurait fallu travailler dans leurs services administratifs pour comprendre ces problèmes. Daniel l'avait fait, l'inspecteur jamais. La réponse de Daniel fut aussi inattendue qu'une découverte. L'inspecteur ne répondit rien, les cours qu'il avait absorbés n'avaient pas programmé de réponse à ce qu'il venait d'entendre. Cela laissa le champ libre à Daniel. Il continua alors son explication. Sur le modèle de son interlocuteur il se mit à faire un long discours.
- "Les sociétés ont bien compris tout ça, cher monsieur l'inspecteur de la DDT. Les mesures pour l'emploi coûtent plus cher que ce qu'elles rapportent. Si les sociétés devaient tout réaménager à chaque nouvelle mesure ponctuelle qu'invente le gouvernement, elles crouleraient sous le poids des modifications et des tâches purement administratives et non productives. Elles risquent aussi de se trouver bloquées par les erreurs informatiques, à force de tout modifier comme ça, sans cesse. C'est ça vos mesures pour l'emploi ? Pourtant ce ne serait pas compliqué, bon sang, d'alléger les charges de manière globale. Si on pouvait simplifier en plus, ce serait encore mieux, plutôt que de se traîner des tas de calculs avec des plafonds de ceci, et d'autres de cela, de parties retenues ici, et ensuite remboursées là. C'est aberrant à la fin. Allégez les charges financières, simplifiez, faites en autant avec vos exigences administratives, ça fera de l'oxygène aux entreprises. On reviendra alors à une bonne situation économique, comme dans les années soixante, par exemple, avec des retenues sur salaire qui ne dépassaient pas dix pour cent pour les salariés, alors que c'est plus du double maintenant. Laissez respirer, ça relancera l'embauche. Beaucoup ne peuvent embaucher, alors que les carnets de commandes sont pleins. C'est parce que l'emploi coûte trop cher en charges. Alors les entreprises freinent leur rendement et leur développement pour s'aligner à l'effectif qu'elles peuvent employer. A trop racketter les entreprises on les a étouffées. Allégez, simplifiez, au lieu de racketter ! Prenez moins sur les charges salariales, parce que c'est le plus délicat pour la consommation et l'emploi. Taxez mieux sur les bénéfices, mais pas outre mesure non plus. Ainsi on relancera l'économie. Faites ça, c'est mieux que d'attribuer des primes à l'embauche. C'est débile ce système. Les sociétés savent bien que le coût des charges d'un nouveau salarié dépassera le montant de sa prime, donc elles n'embauchent pas. Et dans certains cas elles empochent les primes sans même embaucher. Ce n'est pas avec un tel système qu'on va résoudre les problèmes, on les aggrave au contraire. L'état prend tant d'argent qu'il doit payer pour qu'on embauche, c'est absurde. Qu'est-ce qui serait préférable ? Alléger les charges, laisser les gens travailler et ne plus avoir à verser des primes aux entreprises, ou bien alourdir les charges et devoir récolter toujours plus de pognon pour ensuite le reverser sous forme de primes ? Plus vous en pomperez et plus vous étoufferez le monde. Alors, verserez-vous toujours plus de primes pour qu'on embauche ? Et pour les chômeurs, qu'est-ce qui est préférable ? Laisser les gens travailler et payer moins d'indemnités, ou bien étouffer l'embauche et devoir verser plus d'indemnités ? Alors ? Comprenez-vous ? Laissez donc les gens travailler, vous n'aurez plus à verser de primes ni d'indemnités de chômage, vous n'aurez donc plus besoin d'en pomper davantage aux sociétés et aux citoyens."
L'inspecteur sembla intéressé par moments, mais sceptique le plus souvent. Il réagit parfois par des haussements d'épaules. Daniel insista en prenant d'autres exemples. Il savait que ce serait inutile, que ce fonctionnaire ne révolutionnerait certainement rien. Mais, cela le soulageait de pouvoir s'exprimer et faire taire ce préposé qui avait retenu la parole et s'était placé au dessus de lui. De plus, les réponses de Daniel plaidaient pour lui, même si un inspecteur ne pouvait le reconnaître. Daniel continua.
- "Qui a financé ces primes ? Ce sont les contribuables, ainsi que les salariés et les entreprises. Ce sont eux qui ont payé des cotisations devenues trop lourdes. C'est par des charges trop lourdes qu'on a augmenté le chômage. Or, pour pallier à ça, le système des primes exige encore plus de contributions pour payer ces primes. Donc, on augmente le problème. Plus on verse de primes, et plus on doit augmenter des contributions diverses pour financer les primes. On tourne en rond. Ceux qui ont encore la chance de travailler paient encore plus d'impôts et de cotisations, ce qui fait que le pouvoir d'achat diminue, donc la consommation diminue, donc la croissance diminue. Diminuer la consommation et la croissance, c'est freiner l'économie. Alors, est-ce que vous trouvez normal de freiner l'économie ? Pourquoi ne pas revoir les charges à la baisse ? Laissez donc les gens travailler, et il y aura plus de cotisants pour la sécu, pour les retraites, pour l'assurance chômage. Or, vous créez des sans emploi. Et pour les indemniser vous augmentez les charges de ceux qui travaillent encore. Je redis qu'en allégeant suffisamment pour relancer l'embauche on n'aurait plus à indemniser des sans-emploi. On aurait davantage de cotisants, ce qui diminuerait encore la proportion individuelle à payer. Mais, vous, vous faites tout le contraire. Vous me faites rire, mais rire jaune ! Les technocrates ont fabriqué des sans-emploi, et beaucoup finissent sans-abri. Améliorez donc les structures et le fonctionnement des administrations. Là il y a des économies à faire pour compenser une baisse des cotisations. Vous me faites rire en me convoquant ainsi. Je m'adresse à vous en tant que représentant des divers gouvernements successifs. C'est vous qui avez causé cette situation. Et vous enfoncez dans l'eau la tête des petites gens comme vous le faites en ce moment avec moi. Le monde est retourné et personne n'y voit clair. Tout ça me dégoûte ! Vous avez détruit la valeur même du travail. Qui travaille paie tant d'impôts et taxes diverses qu'il en est esclave de l'état. Quant à ceux qui sont au chômage, certains l'ont choisi. Oui, choisi, parce qu'ainsi ils bénéficient d'aides sociales et d'avantages fiscaux. Certains ont plus intérêt à rester chômeur qu'à travailler. On y perd davantage en travaillant à temps partiel, par exemple, qu'en restant au chômage. On ne peut travailler à sa guise ! C'est ça que vous avez créé à tant ponctionner l'argent du travail. Ce ne sont plus ceux qui bossent qui bénéficient du fruit de leur labeur. On n'a même plus envie de bosser, on s'engage à reverser une partie de son salaire en cotisations, impôts et taxes diverses. Ceux qui veulent ouvrir un commerce, créer une entreprise, savent qu'ils ont dès le début un associé indésirable qui leur prendra de toute façon une part importante, et sans rien faire. Cet associé indésirable, c'est l'état !"
Un tel discours résumait une partie de son livre. Le fonctionnaire resta debout immobile, comme si les mots l'avaient traversé et bloqué faute de réponse prévue au programme. Puis, il se réveilla soudain. Evidemment, il n'était pas d'accord. Il ne voyait pas ainsi les problèmes. Après son silence il eut du mal à parler, mais il reprit la parole, se sentant obligé de le faire. Il répondit en répétant ce qu'il avait déjà dit, puis il conclut.
- "Vous pouvez faire le malin et des discours pour justifier votre chômage. Mais ça ne passera pas ! Pas avec moi !"
L'écœurement de Daniel se lisait sur son visage. Il craignait une nouvelle suspension du minima social qu'il percevait. Il attendit la suite. Elle vint sans tarder. L'inspecteur fit un nouveau monologue. Il reprit en même temps son va et vient dans le bureau et ses théories sur l'emploi. A la fin il lâcha quelques mots étranges.
- "On m'a bien décrit votre personnage. Ça y correspond tout à fait."
Il y avait quelque chose d'anormal. Daniel resta pensif. Alors que l'inspecteur parlait encore, il ne put s'empêcher de l'interrompre.
- "Pardonnez-moi, j'aimerais comprendre ce que vous avez dit. On vous aurait fait une description de moi ?"
Le fonctionnaire réalisa qu'il avait dit quelque chose de trop. Il prit alors une autre attitude, regarda Daniel d'un air supérieur, et il le questionna à son tour, sur un ton sec et autoritaire.
- "Comment cela !? Que voulez-vous dire ?!"
- "Vous avez dit, on m'a bien décrit votre personnage, ça y correspond. Alors j'aimerais savoir ce que cela signifie."
L'inspecteur était maintenant aussi embarrassé que courroucé. Daniel pensa que ce courroux apparent n'était qu'une feinte dissuasive pour mieux s'éloigner de la question. Son interlocuteur continua.
- "C'est moi qui pose les questions ! Qu'est-ce que ça veut dire !? Vous êtes ici parce que vous êtes convoqué par le ministère de l'emploi et de la solidarité. Cela signifie que c'est l'état qui vous convoque, pour vous demander des explications. Vous n'avez aucune question à poser !"
- "Fort bien, monsieur l'inspecteur. Mais je ne crois pas être ici inculpé de meurtre, ni interrogé dans une affaire judiciaire. Alors, laissez votre méthode de questionnement à sens unique aux enquêteurs de la police criminelle. Qu'est-ce qui vous donne le droit de me parler sur ce ton ? Je vous ai déjà demandé d'en adopter un qui soit convenable. Vous avez dit quelque chose qui me semble étrange, peut-être même anormal. Alors, à mon tour, je vous demande de vous expliquer."
Daniel crut que le fonctionnaire allait étouffer d'une colère contenue. Après quelques instants, l'inspecteur prit un ton calme et lança.
- "Je suis assermenté !"
- "Peut-être. Et alors ?"
- "Alors ? Qu'est-ce que vous allez faire ? Allez-vous porter plainte contre moi ? Allez-vous constituer un dossier ? Qu'y mettrez-vous ? Que je n'ai pas répondu à vos questions ?"
Il se disait inattaquable. Pour Daniel, ses propos devenaient de plus en plus curieux.
- "Mais de quoi parlez-vous ? Plainte, dossier… Pourquoi parlez-vous de ça ? C'est la réponse à une question que je vous demande. Qu'est-ce que cette description de moi dont vous avez parlé ?"
L'inspecteur resta de longues secondes sans réponse, fixant Daniel sans le lâcher. Puis, son regard se détacha. Il marcha vers la porte du bureau et l'ouvrit. Il lâcha alors méchamment.
- "Vous êtes suspendu d'indemnité. Pour trois autres mois."
Daniel fut trop surpris pour réagir, mais il sentit que la situation était étrange. Il comprit vaguement que le chômage prolongé n'était pas la vraie raison. Il y avait autre chose, peut-être un problème de personnes entre l'inspecteur et lui. Il s'était levé pour partir, mais il se ravisa. La question qu'il avait posée et ce qu'elle avait produit suscitaient une curiosité grandissante.
-"Je ne partirai pas d'ici tant que vous ne vous serez pas expliqué sur ces mots qui vous ont échappé."
- "Vous refusez de partir ? Mais, mon pauvre ami, il me suffit d'appeler la force publique. Vous évacuerez le bureau en une seconde."
- "Allez y. Je résisterai. Si je prends des coups je pourrais les montrer à la presse. J'expliquerai ce qui a précédé."
L'inspecteur referma la porte. Il reprit, vivement.
- "La presse ! Nous y voilà ! N'avez-vous donc pas compris que vous dérangez !? Allez-vous continuer !?"
Daniel le regarda, encore plus étonné. Mais son étonnement déclina. Les derniers mots de l'inspecteur l'amenaient à comprendre.
- "Vous venez de répondre à ma question." dit Daniel.
- "Bien sûr que je viens d'y répondre ! Vous auriez dû le comprendre plus vite. Sombre abruti ! Vous devriez me remercier."
- "Vous remercier !? Etes-vous sérieux ?"
L'air qu'avait l'inspecteur répondait par l'affirmative. Daniel continua.
- "Mais vous remercier de quoi ? De me priver de toute ressource ? Ou bien d'avoir dit quelque chose qui vous a échappé ? Ou encore d'effectuer sans scrupule ce qu'on vous demande ?"
L'inspecteur étouffa une colère qui le rendit rouge du cou au front. C'était, face à son reflet, une réaction de rejet comme une autre, comme presque toujours les gens en ont. Pendant que le fonctionnaire se contenait encore, Daniel ouvrit la porte du bureau et en sortit.
Sur le chemin du retour il réfléchit à l'ensemble. Ainsi, cette dernière convocation ne concernait pas réellement son chômage. On cherchait à l'atteindre et on avait utilisé ce moyen. Il avait du mal à le croire. De tels coups bas existaient, il le savait bien, mais à présent il en voyait concrètement un, et celui-ci était dirigé contre lui. Mais qu'était-il, lui, pour qu'on s'emploie ainsi à l'anéantir ? Il se le demandait. A défaut de pouvoir la vomir et s'en débarrasser, il lui fallait avaler cette dernière réalité et l'amertume qu'elle suscitait. Il se demandait encore qui pouvait être à l'origine de cette sanction. Plusieurs réponses étaient possibles et toutes étaient de complètes suppositions. La réponse réelle pouvait ne pas en faire partie.
Durant la soirée et encore le lendemain, tout lui inspira un dégoût profond au point de ne même plus supporter de voir le monde rire et se divertir autour de lui. Il ne voyait qu'un univers factice en lequel on hypnotisait les gens à grands coups de publicités et d'émissions aussi artificielles qu'elles se montraient gaies. Plus tard, il se remit de cet état d'âme, refusant de progresser dans ce mauvais sens.
Les jours suivants, il tenta au mieux d'oublier ses problèmes. Il pensa à l'Irlande et commença à se documenter. De jour en jour il attendait ce voyage qui l'extirperait pour un temps du triste univers où il avait été jeté et maintenu, une antichambre avant la rue, le froid, la crasse, la promiscuité et la violence d'autres sans-abri, celle de vigiles chargés de les chasser, celle aussi de voyous de passage qui parfois essayaient leurs couteaux sur des malheureux affaiblis et sans défense. Cet univers, il commençait à le connaître, ce monde dans un autre monde.
Il préféra focaliser ses pensées sur le séjour à venir. Il ne durerait que huit jours, un temps trop court qu'il regrettait déjà. De plus il ne pourrait rester qu'à Dublin. Il n'aurait pas le temps de visiter le reste de l'Irlande, ni les moyens de prendre à sa charge des frais supplémentaires d'excursion. Il se contenterait de ce qu'il avait gagné. Il en était très heureux.
Le jour du rassemblement sous l'Arc de Triomphe, vers onze heures les manifestants commencèrent à affluer. Journalistes, techniciens et caméras étaient présents aussi, comme espéré. Daniel arriva discrètement avec Georges. Ils déambulèrent comme des touristes aux abords de la place et des avenues qui en rayonnaient. Ils tentèrent en vain de repérer des effectifs de police curieusement absents.
- "C'est bizarre qu'ils ne soient pas là." dit Georges.
- "C'est à croire que les journalistes les ont dissuadés."
- "C'est à croire, mais je n'y crois pas."
- "Pourtant, on ne voit pas les cars. S'ils étaient là ou dans les rues avoisinantes, les copains les auraient vus. C'est pas facile à dissimuler."
- "Des flics en civil sont sûrement là. Ils peuvent te tomber dessus et prétexter n'importe quoi pour t'empêcher d'être au bon endroit au bon moment."
- "Et m'empêcher de parler aux baveux. Tu dois avoir raison. Continuons à nous méfier."
Ils continuèrent leur observation. Dès dix heures des camionnettes de transmission et des techniciens s'étaient installés. Leurs collègues journalistes arrivaient encore. A l'approche de midi, la foule des sans-abri était nombreuse, plus que pour la malheureuse action précédente. Ce qui s'était passé n'avait pas découragé les velléités. Au contraire, la présence annoncée des journalistes amena des sans-abri révoltés qui voulaient être entendus.
- "T'as remarqué les banderoles ?" dit Georges.
- "Celles des partis politiques ? Je constate comme toi. Ils n'étaient jamais venus. Ils viennent faire de la récupération. C'était pas prévu."
- "C'est signe qu'on a pris de l'ampleur. Il y a aussi des syndicats. On ne les pas invités non plus."
- "Tout est bon à récupérer pour tout ce beau monde. "
Quelques minutes avant midi, Daniel et Georges se rendirent au centre de la place, sous l'Arc de Triomphe. L'endroit était envahi d'un insolite panachage de journalistes, de sans-abri et de touristes. On avait annoncé qu'un certain Daniel Arnaud encore inconnu du public parlerait au nom des démunis. Journaux, radios, et télévisions encore dubitatives et prudentes attendaient donc ses déclarations, autant que les sans-abri.
A son arrivée sur les lieux, le mouvement de foule qui lui ouvrit le passage l'annonça aux journalistes qui ne le connaissaient pas encore. Il fut alors assailli par les reporters et leurs équipes techniques. Avancer devint impossible. Il aurait pourtant aimé se rendre plus au centre, là où l'attendaient aussi Lise et Anne. Malheureusement, le groupe de journalistes et techniciens fit barrage et le pressa de questions. Daniel pensa que cet empressement devait être une de leurs désagréables techniques, pour contraindre leur cible à faire des déclarations, au cas où elle aurait prévu de se dérober. En plus de cette regrettable attitude, un des techniciens approcha son micro si près qu'il heurta Daniel en plein visage. On pouvait penser à un acte volontaire, peut-être fait pour courroucer insidieusement et donner le ton au reportage. Daniel le pensa sans pouvoir en être sûr. Il le garda à l'esprit afin de se maîtriser davantage.
"Ne pas céder à d'autres éventuelles tentatives." se dit-il. "Avec ces trucs, ils souillent et infectent leur profession."
Devant le barrage des reporters, des techniciens et matériel, des touristes curieux ou pris au piège, il dut se renoncer à la présence de Lise et Anne et se plier à la volonté de cette ruée imprévue.
Les questions fusèrent ensemble et de tous côtés. Il ne sut à laquelle répondre d'abord. L'une d'elles, qui le décrivait comme un dirigeant subversif, dégagea le choix.
- "Monsieur Arnaud, vous dirigez un soulèvement jamais vu. Pourquoi vous servir des gens dans la misère pour tenter votre révolution ? Vous en voulez à qui ou à quoi ?"
Surpris, Daniel marqua un temps de réflexion. Il répondit ensuite prudemment.
- "Je n'utilise pas les gens dans la misère. Comment pouvez-vous parler ainsi ? Je ne suis pas un dirigeant non plus. Je ne l'ai jamais été."
En quelques mots le journaliste avait induit plusieurs idées fausses. En pensant à l'opinion publique, Daniel, déjà indigné, pensa bon d'ajouter clairement
- "Je n'ai pas initié ce mouvement. Je ne le dirige pas, il se dirige lui-même par le vote des sans-abri. Je ne me sers pas d'eux pour faire passer mes idées. Je n'en veux à rien ni personne, et je ne vise pas une révolution mais une élévation sociale. Vos questions, telles que vous les posez, sont de fausses affirmations qui désorientent l'opinion."
- "Vous avez pourtant écrit un livre qui critique vivement tous les gouvernements. N'êtes-vous pas un nouveau genre de provocateur, pour ainsi soulever les foules ?"
- "Mais… Je suis très surpris par vos questions, je ne sais comment vous vous êtes renseignés sur moi. Je ne suis pas un provocateur ni un manipulateur de masses populaires. Tous mes amis sont là pour vous parler autrement de leur mouvement."
- "Cette situation est pourtant en rapport avec vos écrits. N'êtes-vous pas en train de rassembler la misère pour faire croire qu'elle est aussi importante qu'imaginé et écrit dans votre livre ?"
- "Imaginé !? Croyez-vous que j'ai imaginé toutes ces personnes ? Croyez-vous qu'elles sont apparues en quelques mois, ou en quelques mots, depuis la parution de mon livre ? Pensez-vous que j'ai inventé la misère et la vie dans la rue, ce quotidien de milliers de personnes ? Comment pouvez-vous parler ainsi ? Je regrette de devoir vous dire que vos propos sont des absurdités."
Il sentit son calme s'amoindrir, et ce ton n'était pas le bon pour séduire l'opinion publique. "Je ne suis pas fait pour la politique." pensa t-il. De leur côté, les journalistes jubilaient. Ils avaient déjà des propos assez forts pour le noircir. Quelques autres phrases provocatrices le feraient parler encore, il semblait facile à manipuler.
Daniel tenta de ne pas céder à leurs piqûres. Cependant il resta l'invraisemblance des questions et ce qu'elles laissaient dans les esprits. Songeant alors aux lecteurs, auditeurs, téléspectateurs, il répondit encore à chaque déviation amenée par les reporters. Il comprit alors qu'il perdait du temps à redresser sans cesse ce qui était faux. En quelques mots les journalistes désorientaient les esprits, et il devait passer beaucoup de temps à répondre, rectifier et convaincre. Ce jeu inutile pouvait durer sans cesse, en pure perte pour tous, y compris les journalistes. Ces derniers, sans le comprendre, perdaient un riche et nouveau débat en cassant un personnage et un mouvement qu'ils n'auraient plus en agissant de la sorte. Leur obstruction ferait du tort à tout le pays, à commencer par les sans-abri.
Sans plus répondre aux questions, insidieuses et trompeuses, Daniel prit difficilement la parole dans le chaos de phrases lancées. Il s'employa alors à de brèves déclarations plutôt qu'encore laisser faire la presse.
- "J'ai écrit mon livre pour parler de sujets rarement abordés, et donc peu connus. Je parle aussi des aberrations économiques, des incohérences sociales, des dépenses d'argent public mal employé, des budgets mal répartis, des inégalités, et bien d'autres choses encore. Surtout, je suggère des changements réalisables. Beaucoup de sujets de société sont traités dans ce livre. Parmi eux, il y a celui des sans-abri. J'aimerais donc, à présent, qu'on ne parle plus de mon livre, parce qu'il n'est pas l'objet du rassemblement d'aujourd'hui."
- "Quel est-il, alors, monsieur Arnaud ?"
- "C'est par là que vous auriez dû commencer, par de bonnes questions sur l'événement, et non par des fausses affirmations me concernant. Pour vous répondre, comme les fois précédentes le rassemblement d'aujourd'hui souhaite atteindre le gouvernement et l'opinion publique afin que quelque chose soit fait. Nous ne trouvons plus acceptable que des êtres humains soient réduits à vivre dans la rue, comme des bêtes ou presque. Il est absolument anormal qu'au vingt et unième siècle des personnes puissent ainsi souffrir. C'est inhumain, indigne d'une société évoluée, riche et développée comme la nôtre."
- "Quelles sont vos suggestions ou revendications, monsieur Arnaud ?"
- "Nous réclamons, pour toute personne, le droit de pouvoir vivre décemment. C'est à dire d'avoir de quoi se nourrir, de quoi se loger, de quoi se vêtir, de quoi se laver. C'est un minimum auquel chaque être humain doit pouvoir accéder."
- "Que suggérez-vous pour y arriver, monsieur Arnaud ?"
- "Les suggestions sont nombreuses et toutes à envisager. Nous réclamons des mesures au niveau national, pour que soient garantis par la nation ces minimums humains. En ce sens, plusieurs suggestions sont envisageables. Cela pourrait être le relèvement des minima sociaux, jusqu'à atteindre un montant qui permette d'accéder réellement à une telle vie, décente. Mais, nous sommes réalistes, nous savons que ce serait une mesure très coûteuse et difficile à atteindre aujourd'hui. Cependant, elle reste possible et envisageable. Outre le relèvement des minima, une solution pourrait être la prise en charge des sans-abri par la nation. Cette dernière idée me semble la plus appropriée. Pour ce faire, elle propose des centres où toute personne démunie pourrait se rendre et vivre jusqu'à ce que sa situation puisse se redresser. Car c'est toujours la réinsertion qui est le but. En ces centres, une personne démunie devrait pouvoir trouver tout ce dont j'ai parlé, nourriture, logement, vêtements, ainsi que l'hygiène corporelle et vestimentaire. Avec une telle solution, il n'y aurait pas à relever de manière importante le Revenu Minimum d'Insertion. Mais nous ne voulons pas des centres que je qualifie d'industriels, où les êtres sont gérés à la chaîne, comme des objets. Nous ne voulons plus des lieux d'hébergement où l'on attrape des poux, la gale, et où règne la promiscuité. Ces dortoirs d'une nuit, où se côtoient des personnes saines et des gens qui pètent, qui rotent, qui sont ivres et sentent l'alcool, atteints de teigne ou qui délirent, ça suffit ! Les sans-abri refusent d'y aller, même au plus froid de l'hiver. Ce n'est pas sans raison, et ils ont raison. L'existence de telles conditions, de nos jours, est inqualifiable. Nous voulons des centres d'hébergement humains, à taille humaine, et humainement dirigés, où la détresse est prise en charge et de manière durable."
Au fur et à mesure il fut plongé en plein sujet. Les idées et les mots commencèrent à couler, à la mesure de son intérêt et de son besoin d'expression. Après les déviations où on l'avait entraîné, il parlait enfin du sujet principal, du plus urgent. Son ton retrouva le calme, et sa cadence de parole laissa quelque chose d'apaisant. Heureusement, on lui laissa le temps de réfléchir et développer ce qui devait l'être. Il put se faire comprendre sans être interrompu, agacé ou dévié sur un autre sujet.
Les questions ne se faisaient jamais attendre.
- "Monsieur Arnaud, tout ce que vous proposez existe déjà. Quelle serait la différence avec vos suggestions ?"
- "Beaucoup de choses existent, mais il s'agit souvent d'organismes caritatifs, humanitaires, des associations dont les moyens sont limités d'une manière ou d'une autre. Souvent, ces organismes ne fonctionnent qu'en hiver. Les personnes qu'elles hébergent n'y sont que pour la nuit et doivent repartir le lendemain dès sept heures du matin. Elles sont donc remises à la rue chaque matin. Ce qui est demandé est différent. Il s'agit de centres nationaux avec de véritables logements, pour des personnes seules ou des familles. En ces logements, on devrait pouvoir y vivre comme on le fait dans un appartement. On devrait pouvoir y rester jusqu'à ce que la situation sociale permette à nouveau de s'en aller et vivre ailleurs, de soi-même. Dans ces centres on devrait pouvoir y trouver des assistances très présentes et entièrement gratuites. Des assistances médicales, psychologiques, sociales, éducatives, des conseillers d'orientation aussi, tout cela pour permettre la réinsertion sociale au plus vite. Avec ces centre on devrait prévoir des établissements de formation pour adultes, afin d'alphabétiser qui ne l'est pas, afin de donner un métier à qui n'en a pas, éventuellement passer un diplôme. La nation y gagnerait, car certains secteurs manquent de main d'œuvre, comme le bâtiment par exemple. On peut alors exposer aux stagiaires qu'on attend des ouvriers dans tel secteur, des employés dans tel autre. Chacun ferait son choix en fonction de ses goûts et aptitudes. Ainsi, les besoins en main d'œuvre correspondraient mieux aux forces humaines, et vice-versa. Il faut aussi penser aux personnes qui sont plus ou moins en rupture avec la société, du fait même de celle-ci. Dans leurs cas, elles auraient grandement besoin que l'on répare leur passé. Souvent, ces personnes ont subi des troubles sociaux d'une nature ou d'une autre, à cause d'antécédents familiaux, par exemple, ou à cause d'un mauvais entourage, ou encore à cause de difficultés diverses dans leur vie. La société se doit de réparer ce qu'elles ont subi, du fait de mauvaises influences, du fait de carences, du fait d'incohérences, d'incompétence, et encore bien d'autres causes."
- "Mais, vous parlez d'antécédents familiaux. Il s'agit de causes qui ne sont pas du domaine public, mais du domaine familial, et toute la société n'en est pas coupable."
- "Vous posez mal le problème. Et puis, qu'importe qui est coupable. L'important, ce sont les personnes dans le besoin. Il faut faire quelque chose pour elles. On ne peut davantage laisser des êtres humains dans de telles situations, et la recherche de culpabilité n'est pas notre but. Le premier est de venir en aide à ceux qui ont souffert ou souffrent encore d'un système quelconque, familial ou national. Pour reprendre le problème que vous avez mal posé, une personne qui a subi des antécédents familiaux est bien une victime de la société. Car cette famille s'inscrit elle-même dans un contexte social, et même socio-économique. Si, par exemple, une famille a été un mauvais environnement socio-familial pour des enfants, qu'ils aient mal grandi, qu'ils aient été mis en échec scolaire, puis en échec dans leur vie active, ces enfants sont bien des victimes du contexte d'ensemble dans lequel ils se sont trouvés. Tout s'inscrit dans un contexte qui est à la fois culturel, économique, familial et social. On ne peut dissocier les choses comme vous le faites en disant, de manière raccourcie, c'est un problème familial qui n'est donc pas de société. Vous raisonnez comme pour dire, si c'est public on les soigne, si c'est privé que chacun se débrouille. Ainsi, vous posez très mal le problème et orientez mal les réflexions. La santé publique relève du domaine public. Je le redis, des personnes sont des victimes, au point de vivre dans les rues. Alors, qu'importe ce qui a causé leurs problèmes, nous ne pouvons les abandonner, nous ne pouvons les laisser livrées à elles-mêmes comme c'est le cas."
- "Monsieur Arnaud, vos idées sur une société que vous semblez vilipender et que vous désignez comme coupable font penser à une certaine idéologie proche de la contestation de 1968. Maintenez-vous que vous n'êtes pas un provocateur ?"
Ce retour à l'attitude précédente l'exaspéra. Ce journaliste obstiné faisait piétiner le débat avant de le dévier encore. Daniel perdit patience.
- "Non seulement je le maintiens, mais j'affirme aussi qu'actuellement le provocateur c'est vous. Je vous ai dit que nous ne cherchons pas à pointer du doigt un coupable, ce n'est pas notre but. Nous ne faisons que dénoncer des réalités inacceptables et réclamons des solutions. Vous tentez obstinément de me faire passer pour un provocateur, une espèce de manipulateur de foules qui ne cherche qu'à vendre son bouquin. Serait-il possible de penser j'ai créé moi-même cette situation avec des milliers de sans-abri pour seulement vendre quelques bouquins ? C'est ridicule. La situation de milliers de sans-abri existe depuis des années et des années. J'étais encore enfant qu'elle existait déjà, vous le savez bien. Vos méthodes sont grossières et dépassées, monsieur le journaliste. Il est ridicule de vouloir faire de l'audience comme vous le faites. C'est avec de tels procédés que votre profession se fait du tort. Faites donc un véritable travail d'information, en toute objectivité et sans orienter vos questions comme vous le faites. Ainsi vous convaincrez des lecteurs, des auditeurs. Quant à votre question, je ne connais rien ou presque des événements de 1968. Je suis né après. Je n'ai même pas connu mes parents. Je le précise pour qu’on ne me prenne pas pour un fils-relais de soixante-huitards attardés. Ce que je sais de 1968 c'est ce qu'on m'a enseigné à l'école. Les idéologies, la politique, je n'ai rien à voir avec ça. Je ne suis qu'un citoyen, capable d'observer et dire que la situation sociale de certaines personnes est plus que scandaleuse. Elle est inhumaine !"
- "Parlez encore de vous, monsieur Arnaud. Vous venez de déclarer ne pas avoir connu vos parents. Etes-vous un enfant de l'Assistance Publique ?"
- "L'Assistance Publique. En voilà de beaux termes, bien à propos de ce que nous disions. Lorsqu'un enfant est orphelin on ne le laisse pas abandonné, la nation le recueille. Ce n'est pas sans problèmes et on entend bien des critiques, mais ce sont d'autres sujets, en marge du principe. Pour vous répondre, j'ai été pupille de la nation. J'ai connu beaucoup de difficultés dans ma vie et j'en connais encore, à commencer par le chômage, un problème très lié à celui des sans-abri auquel je dois encore vous ramener. Beaucoup d'entre eux ont été mis à la rue étape par étape, si on peut dire. Cela commence souvent par une perte d'emploi et l'incapacité à en retrouver. C’est suivi évidemment d'un manque de ressources, puis de la dépossession, pour finalement se retrouver à la rue. Concernant l'emploi, il me semble qu'il existe aujourd'hui un déséquilibre trop important des charges sociales. En plus, des complications administratives de toutes sortes empêchent le développement. Tout ça a causé les difficultés de milliers de personnes. Il y a maints systèmes à revoir entièrement de A à Z, des systèmes qui se sont greffés sur d'anciens, qui le sont eux-mêmes sur d'autres encore plus anciens, et ainsi de suite. Il faut parfois remonter jusqu'en 1936 pour trouver l'origine de certaines réformes ou nouveautés sociales. Elles étaient formidables et bien pensées alors. Mais, de greffe en greffe, toujours faites de complexités hallucinantes, on aboutit aujourd'hui à trop de charges, des nouvelles et des anciennes rendues plus lourdes. Alors, l'équilibre est rompu. Pourtant, il y a encore des personnes qui travaillent, et une vie économique arrive quand même à se développer. Ceci me fait dire que ce développement pourrait être bien supérieur s'il n'y avait pas ces problèmes. Et il n'y a pas que ceux liés à l'emploi. Il y a aussi ceux des impôts et des taxes. Parmi mes voisins il y a des personnes à qui on réclame des taxes foncières alors que leurs ressources suffisent à peine à leur alimentation. C'est aussi mon cas. Etre propriétaire d'un appartement ne signifie pas que l'on roule sur l'or. Un logement peut provenir d'un legs ou être le dernier bien d'une période passée. Ce dernier cas est le mien, comme beaucoup de gens. Ce qu'on paye en taxes foncières peut représenter plusieurs mois de minima sociaux qui sont les seules ressources d'un foyer. Ce n'est pas normal. Je trouve totalement injuste de devoir payer des taxes parce qu'on dispose d'un habitat. Un habitat n'est pas un luxe. C'est une chose des plus élémentaires, des plus essentielles, pour tous. Dans cet exemple encore, s'il n'y a pas de paiement, viennent alors les huissiers et la dépossession. On aura alors précipité quelqu'un de plus dans l'abîme. Au lieu de l'aider, on lui enfonce la tête dans l'eau. Ces procédés font ainsi une sorte de sélection naturelle dans la société. Une sélection qui n'a en fait rien de naturel, des lois et contraintes humaines vous brisent, vous jettent dehors et s'emparent de ce qui était à vous. Malheur au faible ! C'est bien ce qui est dénoncé ! J'ai écrit à des ministres pour exposer cet exemple et d'autres encore. J'ai aussi pris celui de la carte d'identité. Depuis qu'elle a été rendue gratuite, en supprimant le timbre fiscal, il n'y a jamais eu autant de demandes de renouvellement. Avant, on ne les faisait pas refaire. Ça prouve bien que la suppression d'une taxe permet de débloquer une situation. Sans taxe les demandes de renouvellement sont faites comme il se doit. J'ai aussi pris l'exemple des taxes sur les immatriculations. Les taxes à payer pour une nouvelle carte grise coûtent parfois plus cher que le véhicule lui-même. Donc, les véhicules sont souvent vendus sans déclaration. C'est fréquent lorsqu'il s'agit de vente dans la famille. Si le véhicule est donné il n'y aurait que les taxes à payer, rien que les taxes. Alors, les gens ne déclarent pas le changement de propriétaire. Il y a aussi tout le marché professionnel de l'occasion. Il constitue une partie de l'économie. Si les taxes sont élevées, le coût d'achat d'un véhicule l'est d'autant. Alors on hésite davantage puisque le coût est plus élevé. Donc, beaucoup de véhicules d'occasion ne se vendent pas. Qu'il s'agisse de particuliers ou de professionnels, c'est de l'argent qui ne circule pas, une partie de l'économie qui ne se fait pas."
- "Que vous ont répondu les ministres à tout cela, monsieur Arnaud ?"
- "Rien, madame. Rien. J'ai envoyé plusieurs lettres à différents moments. A la première on m'a donné une réponse placebo qui avait au moins le mérite d'exister. Car cette politesse ne m'a pas toujours été faite. C'est pourtant la moindre des corrections de donner une réponse alors qu'on le peut. Après ce premier courrier, j'en ai adressés plusieurs autres, à plusieurs ministres, mais tous sont restés lettres mortes."
- "Faites-vous tout cela par revanche, alors, monsieur Arnaud ?"
- "Encore une fois, vous n'y êtes pas du tout. Ce que je fais, ce que j'exprime, c'est parce qu'il y a urgence. En écrivant aux ministres, je pensais que quelque chose serait fait. J’attendais des changements à ce que je mettais en évidence. Mais j'ai été naïf de le croire. Alors, plus tard, j'ai pensé à un livre. J'avais beaucoup de choses à dire, à faire comprendre. Les écrire était une bonne idée. Par cette façon j'appelle les gens au bon sens pour tenter d'amorcer les changements nécessaires."
- "Dans votre livre vous parlez de ce que vous appelez les libertés d'entonnoir. Que pouvez-vous en résumer pour ceux qui écoutent."
- "Je dirais qu'on crie souvent aux libertés dans ce pays, toujours sur les mêmes sujets et surtout pour la fameuse liberté d'expression. On bondit par automatisme sans rien voir des entraves mis par nos gouvernements qui régissent le peuple. Certaines professions sont régies par l'état. L'accès à ces professions est restreint par concours ou limité par décision. C'est souvent le cas dans le secteur paramédical, par exemple. Ce n'est pas le seul. On ne peut créer une compagnie de transport médical sans être confronté aux limites imposées. Leur nombre est contrôlé, régulé par décision administrative. C'est un exemple parmi d'autres. Dans d'autres métiers c'est un concours qui tamise les candidats et ne laisse passer que quelques heureux élus. Les écoles qui enseignent ces métiers ne sont ouvertes qu'aux reçus aux concours. L'état limite les élèves, futurs professionnels. Ces professionnels seront ensuite conduits dans l'entonnoir de leur profession et ainsi mieux enfermés, régulés et contrôlés par des organismes d'état. La liberté est limitée, calibrée, guidée dans un entonnoir. Kinésithérapeutes, infirmiers et infirmières libérales ont un nombre contrôlé, restreint. Dans quelques professions on doit multiplier les patients et travailler comme des forcenés pour payer ses charges et tirer un salaire à la mesure de son travail. Mais d'autres professions sont des cadeaux pour les quelques-uns qui y accèdent. Ils sont en nombre insuffisant, sans concurrence, et ils ont des tarifs conventionnés très bien payés par la sécu, ce qui contribue à son fameux déficit. Ces professions n'ont même pas besoin de courir après des patients, les médecins les envoient. Et elles en refusent, tant il y en a. Elles n'acceptent souvent que les cas les plus rémunérateurs. Je pense aux orthophonistes. On préfère soigner plus de patients en cabinet plutôt que soigner un hémiplégique à domicile. Je ne parle même pas des campagnes, c'est encore pire. C'est un désert paramédical parfois. Alors, où est l'égalité dans tout ça ? Dans les faits, il n'y a pas toujours d'égalité de soins. … Je prends un autre exemple. J'ai été surpris à la lecture d'une boîte de médicaments. J'y ai vu qu'on paie de la TVA sur les médicaments. C'est donc la sécurité sociale qui paie. C'est aberrant, cet argent qui est pris d'une caisse de l'état pour payer une autre caisse de l'état, en créant au passage toute une comptabilité inutile et coûteuse. …"
Il fut sèchement interrompu.
- "C'est le consommateur final qui paie la TVA !"
- "Ne soyez pas si empressé de lâcher une sottise, une toute prête, une toute faite. Dans le principe général, oui, vous avez raison, c'est toujours le consommateur qui paie la TVA. Mais lorsque la sécu rembourse les médicaments aux patients, elle paie ce que l'état a imposé. Un organisme d'état paie une taxe de l'état. C'est insensé. Si l'état renonçait à cette TVA, c'est à dire, si les médicaments étaient exonérés de TVA, la sécu aurait moins à rembourser, et on pourrait combler le fameux trou de la sécu. Mais l'état n'a jamais rien lâché, ni TVA ni autre chose. Jamais ! On n'a fait que réclamer toujours plus aux citoyens qui peuvent encore payer, sous prétexte de reverser à d'autres. … Où est la liberté ? On n'a pas la liberté d'exercer le métier qu'on voudrait, même si on en a les compétences. Si c'était le cas, on verrait davantage de professionnels dans certains secteurs, ils se feraient concurrence et baisseraient leurs tarifs parfois outranciers. Mais, de nos jours, certaines professions sont abondamment payées, et sans prendre le moindre risque, financier ou professionnel. Que risque une orthophoniste, par exemple ? Presque rien. On sanctionne plus facilement les taxis qui refusent des courses, que les orthophonistes qui refusent de se rendre à domicile. Ils sont pourtant très bien payés. Certes, tous invoqueront leurs charges à payer à la FASSUR et d'autres organismes. Mais, ils ne sont pas à plaindre. Comparez les à ceux qui galèrent, ceux qui ne trouvent pas de travail, ceux qui investissent et créent leur entreprise au risque de tout perdre, ceux qui triment dans l'artisanat, la petite industrie ou les services, et qui voient leurs produits dénigrés, dédaignés, refusés, et leurs investissements perdus. Alors, vous comprendrez le cadeau que sont certaines professions qui n’ont ni à chercher ni à démarcher leur clientèle, qui est faite de patients. Et il n'y a pas que le secteur paramédical. Je pense encore aux journaux d'annonces légales. Ceux qui les tiennent ont un somptueux legs. Royal ! Ils sont plus que tranquilles, et à vie. Ils ont une riche rente assurée. Alors, avant de crier sans cesse à la moindre prétendue atteinte à la liberté d'expression, on ferait bien de se rendre compte de ces exemples d'entrave à la liberté, et ces inégalités. Si on veut faire tel ou tel métier, on vous dit que c'est réglementé. Tel autre, vous n'avez pas le droit à cause de ceci, ou de cela. Partout où on se tourne, on se heurte à un obstacle quelconque, administratif ou financier. … Où est donc la liberté ? … Une liberté sans liberté de travailler. Une égalité qui n'est souvent qu'un vœu pieux. Quant à la fraternité, c’est une notion oubliée. Il suffit de voir comme on est fraternel envers ceux qui meurent dans les rues depuis des décennies. Alors, pour revenir au thème des charges professionnelles dont tout le monde se plaint, si je compare ces maux à ceux d'une autre époque, je dirais qu'on a fait la révolution et décapité pour moins que ça."
Les journalistes furent surpris. Un instant de silence marqua l'ambiance. Daniel ne sut comment l'interpréter. Puis, un des reporters prit conscience de la portée des propos.
- "N'avez-vous pas peur de parler si franchement et dénoncer des brûlots ?"
- "Je sais surtout que le pays a besoin de profonds changements. C'est tout ce que je vois."
- "Sauriez vous les conduire comme vous les suggérez, monsieur Arnaud ?"
- "Pour être clair et franc, je pense qu'au strict point de vue technique je pourrais conduire des réformes. Mais, ce n'est pas le seul point de vue. Car, hélas, il y a aussi les enjeux politiques, et je ne suis pas politicien. D'un gouvernement ou d'un autre ces enjeux sont toujours présents. Ce qui se fait, ou non, ne répond pas à la seule logique de la nécessité. Cela répond à bien d'autres facteurs, hélas. Même en me supposant à la tête de réformes et capable de les mener, je sais qu'elles pourraient toutes échouer à cause des difficultés qu'on me ferait. On se chargerait de mettre des bâtons à mes roues pour que rien ne réussisse. Les enjeux sont importants pour beaucoup de politiciens. Ils n'accepteraient jamais de me laisser faire et réussir, parce que la politique est devenue leur première source de revenus. Ils mènent une politique business, non une politique pour le bien public."
- "Est-ce ce franc parler qui vous a rendu aussi populaire auprès des SDF, monsieur Arnaud ?"
- "Je ne sais pas. Pour le savoir, il faudrait interroger mes amis sans-abri qui sont ici."
- "Nous le ferons. En dehors des SDF, ne craignez-vous pas l'impopularité, à dire les choses si directement ?"
- "C'est certainement différent des méthodes habituelles comme la langue de bois et celle des promesses intenables. Ces méthodes sont les plus entendues et acceptées par habitude, alors que le franc parler rend les gens méfiants. C'est absurde, mais c'est ainsi. En ce qui me concerne, j'en dis peut-être trop, et trop directement aussi, mais je n'y peux rien. Je le fais naturellement et avec sincérité, sans calcul, sans marketing, en pensant au bien public et à son amélioration."
Comme il l'avait suggéré les questions se tournèrent alors vers les sans-abri.
- "Comment décririez-vous monsieur Arnaud ? Quelle est votre opinion sur lui ?"
L'interrogé eut un instant de silence. La question était encore en marge du sujet.
- "Monsieur Arnaud ? Comment je le décris ? … Ben… On est là pour parler de lui ? Ou bien vous êtes là pour parler de nous ?"
Sur cette pertinente réponse une jeune femme sans-abri se mit à rire. Elle tenait dans ses bras un enfant d'environ un an. Elle rit de bon cœur pour la réponse donnée, mais dès que des caméras se tournèrent vers elle, son émotion changea et elle exprima son indignation.
- "Il a raison le copain ! Vous êtes fatigants ! Décrire Daniel comme un salaud, c'est tout ce qui vous intéresse. Qu'est-ce que gagnez à faire ça, bon sang ? C'est pas la vérité c'que vous dites. C'est pas un salaud. On l'connaît, nous. Il est là pour parler pour nous et pour nous aider. C'est ça la vérité. Et nous aussi, on est là pour parler de nous. C'est nous le vrai problème. C'est d'ça qu'on doit parler. Depuis un moment vous posez des questions qui sont pas les bonnes. On entend un tas de bla-bla, et la contestation, et 1968, et un tas de choses qu'ont rien à voir. C'est pas d'ça qu'on doit parler ! Alors, pour enfin y venir, je dis que c'est pas normal qu'on soit à ce point abandonnés comme des bêtes en pleine cité, dans une riche capitale. Et puis, capitale ou pas, c'est inadmissible. C'est tout."
Elle fut soutenue par les approbations de ses camarades, tout autour d'elle. En parlant, elle s'était régulièrement tournée vers Daniel, pour savoir si elle faisait bien. Il l'approuva discrètement de la tête et l'encouragea à continuer.
Elle reprit, appuyant de nouveau son propos.
- "Je sais pas faire de discours, mais je veux dire que, si on est arrivé là, c'est qu'il y a forcément quelque chose qui va pas. Alors, faut absolument le réparer. C'est pas admissible. Pas admissible ! Vous comprenez ? Moi je comprends pas qu'on ait attendu tout ce temps et qu'on ait encore rien fait. C'est bien visible, quand même, qu'il y a des tas de gens dans les rues. Y'a quelque chose qui marche pas dans l’système, c'est évident, mais y'a eu personne pour penser à faire quelque chose. Y'en a pas un qui s'est dit qu'il faut que ça cesse. Et avant de réparer le système faut d'abord nous sortir de là. Bon sang ! Quand quelqu'un est malade on le soigne d'abord, sans s'occuper de quoi que ce soit. Il est malade, on le soigne, c'est comme ça et c'est tout. Nous c'est pareil. Y’a pas que les maladies sur le corps à soigner. On est dans la rue et faut nous aider à en sortir, c'est tout, et y'a pas à poser de question sur aut'chose. C'est le système qui nous a mis dans la merde, c'est pas notre faute. Alors, raison de plus pour nous sortir de là. Et après nous, faudra soigner le système."
Son propos fini, elle fut étonnée d'avoir retenu l'attention. Etre applaudie pas ses camarades la fit sourire, ce qui, devant les caméras, n’était pas une expression appropriée.
Les journalistes interrogèrent encore çà et là d'autres personnes. Partout ils recueillirent des propos identiques, exprimant tous la volonté de parvenir à une progression importante, voire la disparition complète de telles conditions de vie.
Après avoir fait le plein de témoignages pour leurs journaux et magazines, les reporters prirent rapidement le chemin de leurs rédactions. Les techniciens s'en allèrent un peu plus tard.
Daniel demanda alors la dispersion des manifestants. Le bouche à oreille propagea la demande. Ayant pu s'exprimer tranquillement, ils ne devaient plus rester. Les journalistes partis, une nouvelle intervention musclée de la police était à craindre. En un lieu aussi touristique, les sans-abri ne seraient plus davantage tolérés.
Pour la première fois depuis qu'ils faisaient de tels rassemblements ils purent repartir tranquillement. Daniel, accompagné de Lise, Anne, Georges et quelques autres, prirent aussi le chemin du retour. Il fut joyeux et plein de confiance. Ils se sentaient renforcés, portés par les idées de progrès social, un progrès absolument nécessaire qu'ils pensaient prochain et historique, un grandiose résultat de leur volonté et de leur combat. Ils firent ainsi le chemin jusqu'au quinzième arrondissement, nourris d'espoir et les pensées aussi élevées que basse était leur condition sociale.
Arrivés devant le domicile de Daniel, ce petit groupe de meneurs était attendu comme d'habitude. Comme toujours un bilan fut arrêté, plus gai et optimiste que les fois précédentes. Après quelques brèves accolades et congratulations, les débats reprirent.
- "Moi je dis que cette fois c'est gagné. Ils pourront rien nous refuser après tout c'que t'as dit, Daniel, sur les problèmes du travail et le reste. Et Sophie a vachement bien parlé aussi."
- "C'est qui Sophie ?"
- "C'est la maman qui a parlé avec son fils dans les bras."
- "Ah, ouais. C'est vrai qu'elle a bien parlé. Avec tout ça, ils pourront rien refuser."
- "Oh là, du calme. Rien refuser, rien refuser… c'est vite dit, ça. Vous avez déjà vu le gouvernement lâcher quelque chose sans faire des tonnes de négociations ?"
Des rires furent la réponse.
- "On en a encore pour des tas de fois à manifester avant qu'ils acceptent de lâcher une miette. Et ils vont nous la présenter comme un effort surhumain. Ils diront aussi qu'ils pourront pas faire davantage, si encore ils nous filent quelque chose, parce que c'est pas dit."
- "Moi j'te crois pas. Ils vont tout nous accorder dès maintenant. Après une manif comme aujourd'hui, ils pourront pas faire autrement. J'suis sûr qu'ils vont venir nous chercher pour qu'on discute."
Des plaisanteries répondirent à la naïveté du jeune homme qui venait de parler.
- "C'est ça, ils vont venir te chercher avant ce soir, avec un chèque et des cigares."
Les plaisanteries se succédèrent, les rires aussi.
- "Pour venir te cueillir, ça, y'a des chances, mais pour te foutre au zonzon, oui !"
Les railleries allèrent bon train. Le jeune homme finit par comprendre que l'espoir avait causé sa naïveté.
- "Ouais. Bon, ben… on peut rêver, quoi."
Une femme prit la parole. Elle avait patiemment attendu un bon moment pour cela.
- "Ne rigolez pas trop. Il a peut-être pas complètement tort, le garçon. Vous avez raison à propos du gouvernement, ça, j'sais bien. Mais ils vont aussi se trouver coincés, parce que leurs adversaires politiques vont se ranger à nos côtés. C'est toujours comme ça, ils font tous la même chose. Les adversaires diront qu'ils sont avec nous pour faire croire que eux n'auraient jamais fait pareil, alors que ceux en place sont des bouffons. Droite ou gauche, ils disent tous que les autres sont des guignols, et ils récupèrent à leur profit tout ce qu'ils peuvent. C'est pour ça qu'au gouvernement ils vont se trouver coincés."
-"Ouais, c'est bien possible. Y' seront plus ou moins obligés de céder pour pas recevoir les coups bas des partis adverses. C'est pour ça que nous, on doit batailler dur. Y'a espoir d'obtenir. Mais, faut pas s'attendre à ce qu'ils nous accordent tout, comme ça, pour nos beaux yeux. Ce qu'ils lâcheront, ça sera ni beaucoup ni bientôt."
- "Je pense pareil. Rien n'est gagné ni perdu, et on doit rester bien conscients des difficultés qu'ils vont nous faire. Nous ne devons pas lâcher la lutte."
- "Tu crois vraiment qu'ils seront obligés de céder ?"
- "Ils céderont le moins possible mais un peu quand même, parce que sinon ils se feront pas réélire."
- "Ils seront obligés de lâcher assez pour faire croire qu'ils ont fait beaucoup. Mais, c'est sûr qu'ils vont nous épuiser en négociations, de quoi nous mener à l'agonie. Ils nous donneront jamais tout ce qu'on réclame. Faut pas rêver. Mais ça veut pas dire qu'on n'y arrivera jamais un jour. On doit lutter et continuer à lutter."
- "Ils lâcheront qu'une petite partie, et aux prochaines élections ils feront de la récup à leur profit. Ils diront que tout est à leur mérite. Ils font tous comme ça. De droite ou de gauche on connaît leur musique."
- "Daniel, est-ce que tu crois que les baveux accepteront de revenir ?"
- "Je pense qu'ils voudront encore venir quelques fois. Mais, si on n'obtient rien, à la longue ils vont se lasser et l'opinion publique aussi. Il faudrait réclamer des négociations dès la prochaine manif."
- "Alors on n'a qu'à manifester devant un ministère, et ne plus bouger jusqu'à ce qu'on ait des négociations."
- "Pourquoi un ministère ? Pourquoi pas devant Matignon, là où qu'ils crèchent les Premiers ministres ?"
- "Tant qu'à faire, autant aller devant l'Elysée."
- "L'Elysée, je dis qu'on devrait le laisser pour une fois suivante. On commence devant Matignon, et si on n'a rien on continue devant l'Elysée."
- "Et après l'Elysée, on ira où ?"
- "On verra à ce moment. On peut pas prévoir trop loin, on sait pas comment ça va être."
- "Alors qu'est-ce qu'on décide ?"
- "Qui est d'accord pour Matignon la prochaine fois ?"
Tous levèrent les bras, sans exception.
- "Alors, va pour Matignon, dans huit jours !"
L'action suivante fut ainsi fixée. Le groupe se dispersa alors et colporta la nouvelle.
De son côté, Daniel regretta de devoir partir en Irlande alors que d'importantes actions étaient prévues. Il serait encore à Paris pour la manifestation prochaine, mais n'aurait que quelques jours après celle-ci.
"Je ne crois pas qu'il y aura d'avancée significative au prochain rassemblement" se dit-il. "Je pense pouvoir m'absenter sans manquer au mouvement."
Même si l'agence lui en avait laissé la possibilité, il n'aurait pu décaler la date du départ car il l'aurait alors reportée sans cesse tant que durerait le mouvement des sans-abri, et sans savoir à quel autre jour la remettre.
"On évitera de placer une action dans cette huitaine" se dit-il. Annuler ce voyage qui le rendait si heureux aurait été un trop grand sacrifice, autant qu'inutile. Il ferait de son mieux pour les sans-abri sans perdre cette occasion. "Je pars quoi qu'il arrive. Et si des négociations se profilent, je m'arrangerai avec les amis pour qu'elles soient entamées à mon retour. Après tout, je peux bien m'absenter huit jours, c'est pas bien long."
Après la dispersion du groupe, Georges resta chez Daniel. Ce soir là, Georges, divorcé, attendait un appel téléphonique de sa fille unique, Elodie. Elle ignorait la condition de son père. De temps à autre il lui téléphonait d'une cabine, toujours gêné par les bruits de la rue. Elle ne pouvait jamais appeler son père. Il trouvait toujours un prétexte et l'appelait lui-même. Grâce à Daniel, Georges pouvait maintenant recevoir les appels d'Elodie. Il étaient censés être amis et partager le même appartement. Georges avait honte de sa situation et avait imaginé ces mensonges pour la dissimuler à sa fille. L'aide que pouvait apporter Daniel prenait aussi cette forme. Georges appelait Elodie plus souvent, et si elle appelait à l'improviste, Daniel disait simplement que son père était absent. Il prenait un message et Georges rappelait dès que possible. Il était très heureux de cet arrangement qui lui permettait de parler à Elodie sans devoir inventer de grossiers prétextes pour écourter une conversation ou refuser d'être appelé.
Comme prévu, Elodie téléphona en début de soirée. Ils purent parler longuement et tranquillement, ce qu'ils ne pouvaient faire auparavant. En raccrochant Georges fut comme chaque fois ravi et transformé.
Après cet appel les deux amis dînèrent ensemble. Le repas fini, Georges voulut retourner dans la rue. Il craignait que l'endroit où il avait l'habitude de se trouver soit pris par un autre sans-abri.
- "Faut pas le laisser trop longtemps, sinon c’est perdu." expliqua Georges. "J’aime mieux y aller."
- "C’est comme tu veux." répondit Daniel.
Au moment de partir, il donna à Georges son manteau. Des températures négatives étaient annoncées, et il n'avait pas de vêtement chaud.
- "Prend le." lui dit Daniel. "J'en ai un autre."
- "Vraiment ? Tu en as un autre ?"
- "J'en ai un qui ne sert à rien dans l'armoire. On me l'a offert, et je ne l'ai encore jamais mis. C'est con. Comme ça, ils serviront tous les deux."
- "Dans ces conditions, c'est pas de refus. L'hiver est là."
Après quelques remerciements encore, Georges disparut rapidement dans l'escalier.
Un bref instant après, un crissement de pneus résonna dans la rue. Intrigué, Daniel se dirigea vers la fenêtre pour regarder dehors. Il chercha du regard le véhicule qui avait causé ce bruit, mais tous étaient stationnés. Une seule voiture qui s'éloignait pouvait avoir produit ce crissement. C'était un véhicule tout-terrain qui était déjà loin. A cet instant il stoppait au bout de la rue, à l'intersection de celle-ci et d'une transversale. Daniel pensa qu'il ne s'agissait que d'un chauffard de plus. Il regarda encore dans la rue, cherchant ce qui aurait pu s'y passer. Son regard s'arrêta alors sur une forme sombre, inhabituelle. Elle se trouvait à terre, en partie sur la voie de circulation, une autre partie entre deux voitures stationnées. Cet endroit de la rue était mal éclairé et son regard était habitué à la clarté de l'appartement. Il fixa la forme durant une petite seconde, tentant de distinguer. Puis, hélas, il comprit. Il frémit et bondit littéralement hors de chez lui. En quelques sauts il se retrouva enfin auprès de Georges.
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Georges avait continué, malgré le juge qui réclamait son silence et son avocat qui le lui conseillait.
- "On parle d'égalité des sexes dans ce pays, mais la justice n'est pas égalitaire. C'est toujours à la mère que les enfants sont confiés. La justice ne confie une fille à son père que si la mère est une ordure notoire, et la chose est rarement évidente. Lorsqu'elle l'est, c'est le seul cas où un père peut espérer avoir ses enfants."
Avant d'aboutir au divorce de tels épisodes se succédèrent. Elodie ne comprenait pas les difficultés faites alors qu'elle demandait de rester avec Georges. A la fin de la procédure, elle retint principalement la décision du juge qui la confia à sa mère, et la condamnation de Georges à six mois de prison avec sursis. Elodie, déjà perturbée, en fut profondément choquée et révoltée elle aussi. Les raisons de cette condamnation restèrent pour elle aussi incompréhensibles que les méandres de la justice. De cette désillusion, Georges et elle en gardèrent un douloureux enseignement.
- "Le ministère de la justice, c'est le ministère de l'injustice." se disaient-ils depuis.
En se rappelant ces événements, le besoin de pleurer déforma de nouveau son visage. Daniel la vit tenter de se retenir. Il vit aussi qu'elle ne le pourrait. Cette fois encore elle éclata en sanglots, encore plus convulsifs. Assise, elle mit sa tête dans ses mains posées sur ses genoux. Daniel la regarda, interdit. Il aurait voulu la serrer dans ses bras et la réconforter. Mais, il ne la connaissait pas assez et la situation ne s'y prêtait pas. Alors, il n'osa. Il resta là, compatissant par sa présence. S'il ne pouvait l'étreindre, il chercha ce qu'il pourrait faire, la prendre par les épaules, passer la main dans ses cheveux, essuyer son visage. Mais, encore une fois, il n'osa. Il la regarda sans se détourner d'elle, pensant de manière insensée qu'il lui procurerait du réconfort ainsi. Ce fut peut-être le cas. Certaines choses ne se perçoivent consciemment.
Lorsqu'elle fut quelque peu apaisée, elle se redressa, le visage rougi.
- "Je veux voir mon père." déclara t-elle.
Il acquiesça de la tête, sans plus de mot. Il composa un numéro de téléphone laissé par la police après l'accident. La communication s'établit rapidement, il aboutit directement au service compétent. On lui indiqua où se rendre avec Elodie. La présence de Lise et Anne était sollicitée aussi, pour les besoins de l'enquête. Il nota l'adresse et mit fin à la communication. Ils s'y rendraient dès que possible.
Il pensa à Lise et Anne qui attendaient toujours dans la rue. Il regarda à la fenêtre et les vit assises sur un banc, patientes. Il demanda à Elodie si elle voulait les rencontrer. Elle y tenait. Quelques minutes après, les quatre personnes se trouvèrent réunies dans l'appartement de Daniel.
Les présentations furent très gênées. Après quelques mots de courtoisie, Lise et Anne regardèrent la jeune fille sans oser lui parler. Toutes deux avaient honte de leur condition, se sentaient mal à l'aise devant cette jeune personne normale et bien habillée. Elles auraient voulu lui tendre la main, peut-être l'embrasser, ainsi qu'elles l'auraient fait avant de finir sans-abri. Mais, cette condition qui était la leur les en dissuada. Sentant leur gêne Elodie le fut autant. Toutes trois se regardèrent en comprenant l'embarras qui était en face. Puis un murmure se fit entendre, suivi d'une parole, puis d'une autre, puis d'une conversation.
En début d'après midi tous les quatre se rendirent à l'endroit indiqué. Après des formalités d'usage à l'arrivée, et de longs corridors, ils furent reçus et interrogés. On entendit d'abord Elodie, puis Daniel, puis Lise et enfin Anne. Daniel fut interrogé sur de nombreux points de détail. Il expliqua pourquoi Georges était chez lui ce soir là, pourquoi il en était reparti, et pourquoi à cette heure alors qu'il aurait pu s'en aller après l'appel d'Elodie. Daniel dut tout expliquer au fur et à mesure des questions. Au fil de l'interrogatoire, quelque chose lui vint à l'esprit mais cela lui échappa aussitôt, chassé par les questions qui s'enchaînaient. Il resta ennuyé de ne pas se rappeler ce c'était.
Arriva le plus difficile moment, celui de la reconnaissance du corps. Ils furent conduits dans une vaste salle. Là, ils furent rejoints par un homme. Sa tenue ressemblait à celle des chirurgiens. Sans se présenter, il leur fit quelques brèves recommandations sur un ton sec et déplaisant, sans chercher à l'adapter. Puis il voulut conduire Elodie d'abord, auprès du corps de son père. Elle songea alors à l'épreuve qu'elle ne pourrait supporter. Elle demanda à être accompagnée. Elle le fut alors des trois proches amis de son père, Lise, Anne et Daniel, qui devaient aussi identifier le corps.
L'instant fut terrible. Lorsqu’on découvrit le visage du défunt Elodie se cacha derrière ses mains. Mais elle se ressaisit et, courageusement, fit face au devoir. Devant le corps de son père, la pauvre fille encore une fois ne put retenir ses larmes.
- "Papa…" gémit-elle doucement.
Les mots prononcés étaient suffisants pour valoir reconnaissance. Lise, Anne et Daniel, reconnurent leur ami à leur tour, et on le recouvrit.
Elodie fit de son mieux pour surmonter sa peine. Mâchoires serrées, elle tourna le dos pendant qu'on emmena le corps de son père. Anne, en pleurant elle aussi, la prit affectueusement par l'épaule.
Après quelques signatures et d'autres formalités encore, ils purent enfin partir et se retrouver entre eux. Une fois dehors, ils s'en allèrent, silencieux. Ce ne fut qu'un peu plus tard, sur le chemin du retour, qu'ils purent parler de leur émotion.
Daniel proposa à Elodie de rester chez lui tant qu'elle aurait besoin d'être à Paris. Elle apprécia cette proposition et l'accepta. Elle ne voulait pas rester seule durant cette période. Elle n'avait que son père, sa mère était décédée un an plus tôt.
Elodie était en rupture avec sa famille. A l'âge de la majorité elle avait quitté sa mère et ne l'avait jamais revue. Elles ne s'étaient jamais entendues, et le divorce creusa le fossé entre elles. La mère d'Elodie, à la fois autoritaire et distante, parfois méchante, avait manqué d'attention et d'affection envers sa fille. Cette situation s'était révélée dès la naissance. L'arrivée de l'enfant déséquilibra la vie du couple, surtout la vie professionnelle de la mère, et la carrière qu'elle envisageait. Chef du personnel dans une grande entreprise, elle visait un poste de directrice des ressources humaines, avant un autre de direction générale, puis de présidence. Georges comprit dès la petite enfance les troubles de sa fille. Elle les exprimait en pleurant, en geignant, en réclamant souvent ses parents. Ses bras d'enfant restaient tendus vers une mère qui se détournait en se plaignant du temps qu'elle disait perdre. La petite fille pleurait alors davantage et restait inconsolable jusqu'à être prise par les bras de son père, si toutefois il se trouvait là. Au fil des années Georges tenta d'équilibrer Elodie. Elle ne trouva qu'en lui ce dont une enfant a besoin. Malheureusement, l'épouse de Georges admit très mal ce fait. A ses yeux, le père et la fille formaient une entité, et elle une autre. Elle considéra son mari et sa fille comme un parti adverse. Année après année, les parents devinrent de plus en plus irascibles. Elodie assista aux scènes de ménage, ne pouvant que les subir et en être déséquilibrée encore. Lors du divorce, elle avait atteint l'âge de comprendre certaines choses. Ainsi, elle n'accepta jamais la manière dont le dossier fut manipulé par les avocats de sa mère. Tout fut employé contre son père, les mensonges d'abord. Georges fut même accusé d'attouchements. Elodie fut harcelée de questions, emmenée de psychologue en psychiatre, d'un expert à un autre, d'un contre expert à un suivant. Elle eut beau dire la vérité, on ne la crut jamais. Le doute et l'opprobre avaient été jetés sur son père, c'était le but poursuivi par les avocats qui oeuvraient contre lui. "Calomniez, il en restera quelque chose dans les esprits." lui expliqua un magistrat. On fit passer Elodie pour une adolescente troublée qui dissimulait les agissements de son père. Puis, on donna une explication psychologique à ce qui n'exista pas. En définitive, Elodie fut confiée à sa mère. Pour l'adolescente, cette décision transforma en drame les années à venir, et cela s'ajouta à son affliction. Durant quatre ans, jusqu'à atteindre l'âge de la majorité, elle vécut sous le joug psychologique de sa mère. Cette dernière, qui n'avait jamais supporté l'enfant, avait voulu récupérer l'adolescente. Mais, elle n'avait pas tenu compte du passé qu'avait subi sa fille. Il avait laissé des traces indélébiles, les liens affectifs ne s'étaient pas établis, au contraire. Rien n'avait changé entre elles, et sa mère n'en avait pas tenu compte. Une fois de plus, sans se soucier de sa fille, la mère n'avait pensé qu'à elle. Elle réclama Elodie par vengeance envers son ancien conjoint plus que par intérêt pour sa fille. Elodie le comprit, Georges crut à un amour maternel révélé trop tard.
- "un amour égoïste," lui disait-il "mais de l'affection malgré tout."
Il disait cela pour tenter de les rapprocher, mais Elodie n'y crut jamais. Lorsqu'elle devint majeure et libre de s'en aller, elle quitta sa mère et voulut rejoindre son père. Mais, il était déjà trop tard. Entre temps, les événements familiaux et la crise économique eurent raison de Georges. Il ne put surmonter sa peine. Il perdit son emploi et ne put en retrouver, accablé en plus par la pension alimentaire que la justice l'obligea à payer à son ex-épouse. Il essuya des saisies et fut mis à la rue. Au moment où Elodie voulut le rejoindre, l'ensemble avait fait de lui un sans-abri et un père qui fuyait sa propre fille. Lorsqu'ils se téléphonaient et qu'elle parlait de se retrouver, Georges devenait très sibyllin. Si elle était de passage à Paris, il trouvait un obscur prétexte pour ne pas la voir. Il ne faisait que lui téléphoner, sans recevoir d'appel d'elle.
Durant la première nuit, Elodie s'éveilla plusieurs fois. Ses pensées s'activaient et elle ne trouvait plus le sommeil. Rattrapée par les émotions elle pleurait alors en silence, dans le noir. Après de longs moments d'insomnie, la fatigue finissait par l'emporter. Elle se rendormait mais parlait en dormant, laissant entendre des sons peu compréhensibles, à l'exception toutefois du mot papa.
Le lendemain, pendant qu'elle dormait encore, Daniel sortit faire des achats pour le déjeuner. Il venait de quitter l'immeuble lorsque deux hommes marchèrent à ses côtés, l'un à sa droite, l'autre à sa gauche.
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- "Maintenant, Arnaud, écoute bien. On te loupera pas deux fois."
- "Ça non alors. On te loupera plus."
- "Mais, le problème, c'est que trop de butés ça fait trop de questions. Tu comprends ? Après ton pote, un macchabée de plus c'est gênant. Alors, on nous a chargés de te dire qu'on t'laisse une chance. Une seule. Si t'arrêtes de foutre ta merde, tu survis. Sinon… "
L'autre homme eut un sourire cynique. Celui qui semblait diriger le duo fixait Daniel, attendant sa réaction. Il n'en eut pas. L'homme reprit.
- "Fais pas le con, Arnaud. Avant de te buter on s'occupera de tes copines d'abord. Personne s'intéressera à deux crasseuses cannées dans la rue."
Devant la gravité de la situation, Daniel avait maintenant la maîtrise qu'elle nécessitait. Ce qu'il saisissait l'avait amené à dépasser sa réaction de colère primaire et aveuglante. Il se maîtrisait maintenant sans effort.
Les deux hommes continuaient à dire ce dont ils étaient chargés.
- "Et on n'oublie pas la fille de ton pote, l'allongé. On va bien s’en occuper, de sa fille. Ça s'ra un plaisir."
- "Pour sûr, qu'on s'en fera un plaisir."
Sans aucun mot Daniel regardait ses interlocuteurs en face. Leur parler comportait un risque, celui de leur apprendre qu'il ne savait rien de ce qu'ils révélaient. Ces deux bavards expliquaient beaucoup de choses d'eux-mêmes. Cependant, bien que bavards, ils ne disaient pas tout. Un grand nombre de questions déboulaient implicitement, et toutes arrivaient ensemble aux pensées de Daniel.
Laissé sans réponse, l'un des deux hommes en réclama une.
- "T'as pigé Arnaud ?"
Il ne répondit pas davantage.
- "Il est sourdingue le gars, j'te l'ai dit."
- "Vaut mieux que t'aies compris, Arnaud. On te le dira pas deux fois."
Il fit un signe de tête à l'autre homme et tous deux s'en allèrent sur ces derniers mots.
Après leur départ Daniel resta quelques secondes sur place. Il avait du mal à croire ce qu'il venait d'entendre. Réalisant qu'il restait debout sans raison, au beau milieu du trottoir, il reprit sa marche. Ce qu'il venait d'apprendre occupait toutes ses pensées. Il fit ses courses comme prévu, mais avec la tête ailleurs. Comme un automate programmé il reprit ensuite le chemin de chez lui. S'il n'y avait pas eu Elodie, il ne serait pas rentré. Il aurait marché et marché, se serait assis dans un jardin public pour y réfléchir.
En rentrant chez lui, Elodie sortait du lit.
- "Je me suis levée en voyant l'heure." lui dit-elle. "J'aurais voulu ne pas me réveiller."
Il la regarda sans répondre. Il songeait à ce qu'avaient dit les deux hommes à propos de Lise et Anne, et d'elle. Il ne comprenait pas qu'on puisse faire un tel mal à autrui, qu'on veuille en faire à une jeune femme comme elle, ou n'importe qui d'autre.
Pour ne pas la laisser sans réponse il répondit par un sourire, mais visiblement forcé. Il avait du mal à ouvrir la bouche. Il fallait faire un peu de conversation, alors il s'y força. Parler avec elle l'aida à éloigner de ses pensées ce qui les occupait. Il ne lui dit rien du dernier développement.
Le déjeuner passa, pendant lequel Elodie parla de son enfance, son adolescence. En même temps, elle lui parlait de Georges, son père. Daniel avait déjà presque tout entendu de lui, mais il lui plut de l'entendre de nouveau, de la part d'Elodie cette fois. Ce qu'elle disait était identique. Georges n'avait rien déformé. Daniel était ravi de connaître cet exemple d'entente et d'affection entre un père et sa fille. Ce temps de déjeuner lui permit d'oublier un peu les deux hommes et la gravité de la situation. Celle-ci nécessitait une prise de décision, et elle ne pourrait se passer de l'avis de Lise et Anne.
Le déjeuner passé, il dit avoir à faire au dehors. Il laissa Elodie dans l'appartement et partit. Il devait réfléchir à ces révélations et comprendre ce qu'elles induisaient. Il reprit tout depuis le début. L'ensemble lui parut invraisemblable. Comment en était-il arrivé là ? Lui qui n'était qu'un homme tranquille se trouvait maintenant mêlé à une affaire de meurtre. Il ne pouvait pas le croire. Jamais il n'aurait pensé se trouver dans une telle situation. Il pensait aussi à Georges, soustrait à sa fille, soustrait à la vie. Les idées se bousculaient de nouveau, des questions surtout.
"Mais pourquoi ?" "Qui a voulu me tuer ?"
Il savait devoir mener sa réflexion de manière rationnelle. Il se dit qu'il ne pourrait aboutir à de justes déductions en une seule fois. Il voulut donc réfléchir autant que possible, puis s'arrêter et reprendre ultérieurement.
Rationnellement, il tenta de considérer les derniers événements. Un homme avait été tué, et cet homme était son meilleur ami. Ce n'est qu'à cet instant qu'il réalisa vraiment que c'était lui, Daniel, que les assassins avaient voulu tuer. Georges était mort à sa place, à cause d'un manteau. S'il n'avait pas eu cet élan envers lui, Georges serait encore en vie. Il imagina aussi, avec autant d'horreur, être l'objet de cette violence à la place de Georges. Les émotions le submergèrent mais il reprit le contrôle de ses pensés. Il reprit son questionnement et tenta de répondre au fur et à mesure.
"Mais pourquoi vouloir me tuer, et qui le voudrait ?"
La première question était difficile à admettre. Des réponses arrivèrent, l'une après l'autre.
"Mon bouquin et les manifs ont sûrement remué trop de choses."
Il se sentit alors envahi d'un sentiment de culpabilité injustifié, auquel il dut aussi répondre.
"Mais, personne ne l’aurait imaginé, ni tout ce qui arrive. Et puis on ne peut s'abstenir de faire ce qui doit être fait."
Il garda un instant ce sentiment de faute, se reprochant d'avoir semé le trouble. Puis il se rendit compte de l'absurdité de ce sentiment à l'envers du bon sens et de la réalité. Il rétablit en son esprit des idées justes.
"On n'a fait que s'exprimer pour demander des choses nécessaires, pour améliorer la vie de milliers de gens qui vivent dans la rue comme des animaux."
Il continua à marteler ce qui devait être fermement établi, chassant et supplantant tout sentiment de faute.
"Si un homme est mort, ce n'est pas nous qui l'avons tué. Nous avons toujours voulu éviter la violence."
En disant cela il se défendait d'une accusation absurde. Il manquait encore l'idée essentielle. Il ne tarda pas à y arriver.
"Ce sont les assassins qui sont à accuser, pas moi ni les sans-abri."
Elle ponctua ainsi cette partie de la réflexion. S'il n'avait fait ce travail de déculpabilisation ce sentiment l'aurait poursuivi durant des années, latent.
Il reprit le fil des questions qui se posaient.
"Est-il possible qu'on ait dérangé autant, au point d'en arriver à un meurtre ?"
De nouveau, il avait du mal à le croire. C'était pourtant la seule raison qu'il voyait. Ils devaient avoir dérangé au point que quelqu'un ait ordonné un meurtre. Il chercha une éventuelle autre raison, mais il n'en trouva aucune. Celle-ci était la plus vraisemblable.
Il repensa au soir du drame. Ainsi, s'il n'avait pas donné son manteau à Georges, les meurtriers l'auraient tué lui, Daniel. Des questions s'enchaînèrent alors, comme toujours.
"Mais pourquoi ont-ils choisi ce moment ? Je n'ai pas l'habitude de sortir à cette heure. Attendaient-ils que quelqu'un sorte à ce moment ? Ils ne pouvaient pas savoir que Georges partirait."
Cette fois encore, une réflexion bien menée apporta des réponses plausibles.
"Rien ne me dit qu'ils ont choisi ce moment. Ils devaient être en planque depuis des heures déjà, peut-être même depuis des jours, à attendre une occasion de me tuer. Le moment ne devait pas être prévu, ils ne pouvaient pas savoir que Georges allait sortir. C'était donc improvisé. Il ont agi lorsque cette occasion s'est présentée."
Les éléments de réponse semblaient cohérents. Il y repensa, les considéra encore, les confirma.
"Ça doit être ça. Lorsque Georges est sorti, la rue était sombre et déserte. Ils ont dû voir la silhouette formée par le manteau, ils ont cru que c'était moi. Pour eux c'était un bon moment pour agir."
Cette hypothèse répondait à toutes les questions. Car nul ne pouvait prévoir que Georges, pris pour Daniel, se trouverait dans la rue ce soir là et à ce moment.
"Ça veut dire qu'ils auraient pu me tuer n'importe où, n'importe quand. Il faut bien garder ça à l'esprit, car ça s’appliquerait aussi à Anne, Lise, et Elodie. Il ne faut pas minimiser le danger. Ces gars sont des tueurs."
A chaque étape il devait marquer un temps d'arrêt pour mieux considérer sa réflexion. Il se demandait s'il sombrait en pleine folie paranoïaque. Mais, les événements étaient hélas bien là, il ne s'agissait pas de paranoïa.
Les questions revenaient, toutes à la fois, comme toujours. "Mais qui a bien pu envoyer ces deux gars ? … Ils n'agissent pas d'eux-mêmes, ils ont dit qu'ils ont été chargés de me parler. Qui les a chargés ? Qui peut vouloir me descendre ? Qui est-ce que je dérange à ce point ? Quels sont les intérêts que je dérange tant ?"
Il y réfléchit, cherchant tout élément de réponse. Il devait bien s'agir d'intérêts dérangés, sans le savoir et sans le vouloir.
"Ça doit être des intérêts importants pour qu'un meurtre ait été commandité."
Le mot "déranger" résonnait, il revenait souvent dans ses réflexions. Le fait lui parut étrange. Intrigué, il se demanda où il l'avait entendu pour autant l'employer. Il en fit une espèce de divertissement au milieu de ses questions. Il repensa aux journalistes, mais ce n'était pas dans leurs échanges que ce mot avait été utilisé. Il l'avait pourtant entendu, il en était sûr. Ce souvenir qu'il cherchait lui revint alors. L'inspecteur, c'était l'inspecteur chargé de vérifier sa situation de demandeur d'emploi.
- "Ne comprenez-vous pas que vous dérangez ?" lui avait dit l'inspecteur.
C'était bien lui qui avait dit cela ou quelque chose de ressemblant. Il s'en souvenait, maintenant. Il y avait aussi autre chose, un autre court propos qui avait échappé à l'inspecteur. Il avait parlé d'une description de Daniel qu'on lui avait faite. Il continua à réfléchir. Les mots de l'inspecteur avaient peut-être un rapport quelconque avec le meurtre. Il vérifia la possibilité de cette hypothèse. Elle semblait aussi vraisemblable. Mais, il ne soupçonnait pas l'inspecteur lui-même.
"Ce ne doit être qu'un pion. Qu'aurait-il à perdre ou à gagner ? Rien. Ce n'est qu'un fonctionnaire. Dans tous les cas il aura son salaire à la fin de chaque mois, sans rien y perdre, sans rien y gagner."
Il devait donc diriger sa réflexion vers une personne hiérarchiquement supérieure. Cette personne devait être assez importante pour avoir pu ordonner la suspension de ses indemnités. C'était donc une première atteinte, on espérait le briser dès lors. Il ne l'avait pas compris, mais il ne l'aurait pu.
Toutes ces possibles réponses trouvées s'imbriquaient en bonnes places et conservaient un aspect cohérent à l'ensemble.
Après une réflexion relativement longue, il se sentit fatigué. Il venait de comprendre beaucoup de choses mais se croyait perdu dans un labyrinthe. Pour tenter de s'y retrouver, il reconstruisit la suite des événements.
"Depuis un certain temps je dérange les intérêts de quelqu’un, sûrement à cause des idées que j’exprime. On a tenté d’amoindrir mes moyens en me coupant toute ressource, et pendant des mois. On l’a fait par l’intermédiaire d’un fonctionnaire. Ça doit donc être quelqu’un au-dessus de ce fonctionnaire. Pour être au-dessus d’un fonctionnaire, ce ne peut être qu'un autre fonctionnaire, voire un membre du gouvernement."
Au fur et à mesure, il s’interrogeait sur la vraisemblance de ses déductions. Puis, il reprenait le cours de son raisonnement.
"Dans ce cas il y a un tas de personnes possibles. Ça peut être un haut fonctionnaire, ou un élu. Etre l'un ou l'autre n'est pas une garantie de probité. Il peut donc y avoir un pourri ou plusieurs, et ils peuvent être n’importe où. Il peut aussi y avoir autre chose que je ne pourrais imaginer, même en cherchant."
Il avait établi un bilan selon les éléments portés à sa connaissance, mais il n'en était pas satisfait. Le résultat était incomplet, il voulait encore comprendre qui pouvait être responsable du crime, et pourquoi. Ses pensées revinrent sur les événements.
"Pourquoi ont-ils utilisé une voiture ?"
Cette question avait déjà une réponse, la même qu'à une précédente question. Il s’en souvint aussitôt.
"C’était improvisé. C’est bien ça, c’était improvisé. Tout ne l’était pas, mais le moment et la manière l'ont sûrement été puisque personne ne pouvait savoir que Georges repartirait. Ils étaient en planque depuis un certain temps, peut-être même plusieurs jours. Ils devaient me tuer, mais ils n'avaient pas prévu quand, ni comment. Ils attendaient une occasion, sans savoir ce qui allait se présenter. Lorsque cette occasion s'est présentée, ils ont utilisé leur voiture. Ils l'ont utilisée, mais ils auraient pu faire autrement et à un autre moment. Ça doit être ça."
Il marqua un temps d’arrêt pour considérer ce qu’il venait de déduire. Mais, les dernières déductions ne répondaient pas à sa question. Il la reprit.
"Mais pourquoi une voiture ? C’était improvisé, je peux le retenir. Mais, ils auraient pu utiliser une arme, même si c’était improvisé."
La réponse était simple et arriva vite.
"Avec une voiture on fait passer un crime pour un accident, et un assassin pour un chauffard en fuite."
Il s’interrogea encore et reconsidéra le tout. Il continua à récapituler, soupeser ce qu'il avait déjà compris. Il révisa alors une partie de ses déductions précédentes.
"Le choix de la voiture n'était pas improvisé. Ce sont des tueurs. Ils ne font pas dans la dentelle, et ce n’est pas par hasard ni par délicatesse qu’ils choisissent une méthode ou une autre. S’ils n’ont pas utilisé une arme, c’est pour faire passer le meurtre pour un accident. Un meurtre évident aurait remué une enquête trop importante, trop dérangeante. C’est moi qu'ils devaient tuer. Si on m’avait retrouvé criblé de balles ou de coups de couteau, ça aurait soulevé les gens, les sans-abri surtout. On aurait crié au scandale, réclamé une enquête trop fouineuse. Les flics et les journalistes s'en seraient mêlés. Même en supposant les flics manipulés et stoppés par un pourri, les journalistes auraient mené une enquête. Un meurtre visible était trop dangereux. C’est pour ça qu’ils ont utilisé une bagnole. Un type tué par un chauffard non identifié c'est une affaire vite classée. Les politiques regrettent alors ma disparition prématurée, ils font tous semblant d’avoir de la peine, disent quelques mots à titre posthume, et vogue la démagogie. Je vois bien les choses comme ça. Ça devait avoir l'air d'un accident. Utiliser une voiture était prévu."
Ces derniers éléments s’articulaient avec les autres sans les contredire. Tout restait cohérent.
"Je comprends un peu mieux maintenant. Je me rends compte que notre action a pris des proportions que personne n’aurait imaginées. Maintenant, qu’est-ce que je dois faire ?"
Les mots des deux hommes lui revinrent à l'esprit.
"Arrêter de foutre ma merde, c'est ce qu'ils ont dit. Je suppose que ça veut dire l'arrêt des manifs, et sûrement aussi les ventes de bouquins. Mais, en supposant que je m'y soumette, qu’est-ce qui me prouve qu’ils ne s’en prendront plus à personne ?"
Il se trouvait face à une importante question. Les tueurs pourraient toujours vouloir le tuer, lui qui en savait trop. Rien ne prouvait qu’ils tiendraient parole, ni envers lui, ni envers ses amies. Ces dernières pouvaient être crues au courant de tout. Les tueurs pourraient un jour recevoir l’ordre de se débarrasser de tous les témoins possibles. La vie de ses amies serait donc en danger même si tout s’arrêtait. Cependant, les éléments en sa possession l’amenèrent à penser le contraire.
"Je ne crois pas qu’ils s’en prendront à quelqu’un d’autre si tout s’arrête. Ce ne serait pas dans leur intérêt de tuer encore. Un mort de plus serait trop risqué. Ils l’ont bien dit. Trop de tués, ça fait trop de questions. S'en prendre à quelqu'un d'autre ferait deux morts, ce serait trop de choses qui se produisent autour de moi. Si tout s’arrête, ils ne feront rien de plus. Mais, si leurs intérêts sont menacés, ils tueront encore et sans hésiter."
Ces derniers points complétèrent ce qu'il avait reconstitué. Il avait alors compris l’essentiel. De cette analyse, il restait encore à décider de la suite, et il n’était pas le seul concerné par la menace.
Il s’interrogea au sujet de Lise, Anne, et Elodie. Il se demanda s'il devait les informer de la menace ou les laisser l’ignorer. Il ne trouva aucune bonne raison de leur cacher la vérité, il pensa ne pas avoir le droit de le faire. La dissimuler les laisseraient aussi plus vulnérables, du fait d'ignorer le danger. Il décida donc de les informer. Cela ne faisait pas peser de plus grande menace sur elles, les tueurs devaient déjà les croire au courant de tout, comme ils ont cru avoir été découverts.
Sans attendre, il alla trouver Lise et Anne pour les informer et prendre leur avis. En arrivant, il ne sut par où commencer, ni comment. Mais, peu à peu l’écheveau de l’histoire fut déroulé. Elles apprirent avec effarement qu’il s’agissait d’un meurtre. Puis, il leur fit part de ses déductions. Les deux femmes marquèrent surprise et incrédulité, comme Daniel avant elles. Il leur fallait encore le temps de réaliser, d’admettre. Une longue discussion succéda alors.
- "Je crois qu’on doit tout laisser tomber." dit Daniel.
- "Quoi ! Laisser tomber ! Et laisser le champ à des pourris ? Tu n’y penses pas vraiment ?" répondit Lise.
- "Si, j’y pense. Il faut bien y penser. Parce qu’il y a des vies humaines en danger."
- "Mais… enfin ! Alors on fera jamais rien ! Personne ne fera jamais rien. On n’a qu’à donner la clé de la baraque, s’en aller, et toujours laisser la place aux premiers pourris qui se présenteront."
- "Je comprends ce que tu dis, mais quel moyen de lutte on a contre eux ? Qu’est-ce qu’on peut faire avec le peu qu’on a ? Si on avait des moyens on pourrait résister. Mais, on a à peine de quoi vivre. On ne représente rien pour personne, alors que presque tout fonctionne par intérêt. Qui nous protégera, durablement et efficacement ? Qui osera mener jusqu’au bout une enquête pour savoir qui se cache derrière ? Il faudra payer un détective privé. Alors ? Qui nous aidera ? Et qui se mouillera pour faire tomber un pourri qui contrôle des tueurs ?"
Les arguments étaient réfléchis et pesants. A leur tour, ses amies les considéraient avec réalisme. Cependant, elles ne pouvaient se résoudre à abandonner.
- "Mais… bon sang… c’est pas possible ! Il doit bien y avoir une solution. On n'est pas obligé de tout décider maintenant. On va réfléchir et on trouvera quoi faire."
- "On peut attendre un peu. Mais, si on doit annuler la manif de mercredi prochain, on ne doit pas trop attendre."
- "Tu penses vraiment à l'annuler ?"
- "Il faut bien l’envisager. Ce sont des tueurs. Ils ont tué Georges en pensant que c’était moi. Si on ne trouve pas de solution valable il faudra annuler la manif. On ne peut pas mettre des vies humaines en danger."
- "Mais si on trouve une solution valable, est-ce qu’on reprend ?"
- "Si on a quelque chose de solide à leur opposer, je pense qu'on doit continuer."
- "J'aime mieux entendre ça. Entre temps, c’est vrai qu’on ne doit pas foncer tête baissée sans rien savoir de plus. On ne sait pas qui se trouve derrière, y’a peut-être toute une mafia, et on ne sait pas quels intérêts on dérange. On a tout ça à découvrir."
- "On en sait trop peu pour jouer avec des vies. C'est pourquoi je pense qu'on doit laisser tomber, jusqu'à nouvel ordre."
- "Et les flics, merde ! Ils existent les flics ! On n'a qu’à leur raconter, et qu’ils fassent leur boulot !"
- "Mais on ne sait pas qui est le pourri, ni où il se trouve, s’il n’y en a qu’un. Il peut avoir le bras assez long pour manipuler l’enquête. T’as vu ce que ça a donné avec Daniel, pour son chômage. Le gars qui l'a suspendu a sûrement reçu des instructions.""
- "Certainement. Et, concernant les flics, s'ils ont matraqué lors des manifs, c'est peut-être parce qu'ils avaient reçu des ordres. Il peut y avoir un pourri ou plusieurs au-dessus des flics. Une enquête par eux peut être manipulée. C’est pour ça qu’il nous faudrait un privé, et un bon. En supposant qu’on en trouve un, il faudrait encore espérer qu’il ne se fasse pas descendre, et qu’il ne se dégonfle pas en découvrant le danger. Beaucoup sont juste bons à filer une femme adultère, et se débiner s’il y a risque."
- "Daniel a raison. Tant qu’on ne sait rien, on doit être prudents."
- "Alors qu’est-ce qu’on fait ? Et qu’est-ce qu’on va dire aux autres ? Ils comprendront pas."
- "Je ne sais pas encore. D’abord, il y a Elodie. Est-ce qu’on lui dit tout ?"
- "Faut lui dire. Elle a droit à la vérité."
- "Mais, est-ce qu’elle supportera le choc ? C’est ça que je me demande. On ne la connaît pas assez pour le savoir."
- "Moi, je crois que le plus grand choc c’est celui d’avoir perdu son père. C’est passé maintenant."
- "Pas si sûr. Le choc de la mort de son père, et celui d’avoir découvert sa vie dans la rue, c’est déjà pas mal. Si on lui dit encore qu’il a été assassiné, et par erreur, je ne sais pas comment elle va réagir."
- "Faudra bien lui dire un jour. Si on lui dit plus tard ce sera pire, à mon avis."
- "Je le crois aussi. On ne doit pas la malmener plusieurs fois. Si elle se remet un peu et qu'on lui ressert des mauvaises nouvelles, elle ne va plus rester tranquille."
- "Tu as raison Lise."
- "Alors, il faut la mettre au courant maintenant, elle aussi."
- "Elle aura peut-être une idée."
- "Raison de plus."
- "Alors, allons chez moi et on verra ça avec elle."
Tous trois prirent donc le chemin de son domicile. Une fois chez lui, avec une prudence extrême ils parlèrent à Elodie, observant ses réactions pour ne pas la brusquer. Comme ils l'avaient dit auparavant, apprendre la mort de son père avait été le plus difficile pour elle. C'était un premier choc auquel s'était ajouté la découverte de sa vie de sans-abri. L'un et l'autre l’avaient préparée aux révélations. Elle réagit alors avec résignation à la dernière nouvelle. Toutefois, si plus rien ne l'étonnait, elle n'en fut sans opinion. Son sentiment s'exprima vite.
- "Quelque part… j’aime mieux savoir qu’il est mort pour une lutte juste et importante, plutôt que tué par la bêtise d'un chauffard, peut-être alcoolique en plus, ou drogué."
Cette fin plus digne à ses yeux rehaussait encore la mémoire de son père. Contrairement aux craintes des trois amis, apprendre la vérité ne fut pas un nouveau choc pour elle, au contraire, ce lui fut bénéfique.
Daniel s'attendait à une mauvaise réaction envers lui. Elodie aurait pu dire que son père était mort à cause de lui, parce qu'il avait donné son manteau, parce qu'il avait conduit les sans-abri à un mouvement subversif. D'autres personnes auraient eu de telles réactions. Mais, Elodie était une jeune femme intelligente. Elle ne s'égara aucun instant dans l'une de ces voies.
Apprendre qu'elle se trouvait sous la menace des tueurs l'inquiéta à peine. Savoir sa propre vie menacée aurait pu être traumatisant. Elle y réagit avec courage.
- "Je n’ai pas peur d’eux. Décidez ce que vous devez faire sans vous occuper de moi."
Anne la regarda avec étonnement et admiration.
- "T’es courageuse." lui dit-elle.
- "Mais, ça n’élimine pas le danger." rappela Lise. "Il faut en tenir compte, y compris pour la manif prévue."
La discussion allait revenir sur la décision à prendre pour la suite, mais Daniel l'empêcha.
- "S’il vous plaît ! Depuis ce matin, toute cette histoire a été une torture intellectuelle et morale. Ce n’est pas avec l’esprit fatigué qu’on arrivera à bien réfléchir. Je propose de dîner, et on reprendra tout ça plus tard."
Ils dînèrent donc ensemble et on n'aborda plus aucun sujet pesant. Les conversations abordèrent les souvenirs de chacun, sa vie passée, et d'autres propos induits de fil en aiguille. Ce soir là Lise et Anne passèrent aussi la nuit chez Daniel.
Dès le matin les interrogations revinrent aux esprits. Chacun y réfléchit sans en parler aux autres.
Aucune solution ne se profilait. Comment poursuivre ce qu’ils avaient entrepris ? Comment assurer la protection des personnes ? Menaient-ils cette lutte pour rien ? Ils se posaient aussi cette dernière question car, indépendamment de la menace et ses auteurs, leurs chances d'obtenir une avancée sociale étaient peut-être très faibles. Ces questions et d’autres étaient mises en balance. Toutes se confondaient et en amenaient encore.
Elodie, bien que directement concernée par la menace, était loin de ce questionnement. Elle n'attendait que la restitution du corps de son père afin de l'inhumer. C’était sa première préoccupation. Cependant, elle était sensible à la lutte sociale que menaient les amis de son père, et ceux-ci devenaient les siens, ainsi que leur combat pour un progrès. Prendre la suite de son père, mort pour cette cause, était pour elle source de fierté. Elle était déjà partisane de leur mouvement, même si elle n’avait encore d’idées précises en ce domaine.
Vers le milieu de la matinée, tous quatre allèrent marcher sur les quais de la Seine. Le jour était ensoleillé. La clarté et cette promenade entre amis firent du bien à leur moral. Ils auraient pu oublier tous leurs problèmes, tant l'instant était agréable. Elodie aurait pu se croire en congé chez des amis. Lise, Anne et Daniel auraient pu croire leurs difficultés sociales définitivement passées. Durant un trop court moment d'agréables facteurs extérieurs avaient dilué leur dose de maux. En l'espace de quelques minutes ils s’étaient rapprochés d’une situation normale, exempte de tourment, comme elle devrait toujours l'être.
Mais, la réalité restait là et nul ne l’avait oubliée. Inévitablement, après ce court répit, la conversation reprit. C’est Lise qui y revint. Elle tenait à exprimer un point de vue.
- "Tout de même, quand j’y pense, je trouve qu’on ne doit rien arrêter. Je ne sais pas comment dire. … On se trouve en plein cœur d’une bataille jamais vue. C’est même historique, une sorte de petite révolution, et voilà que tout s’arrête. Je ne sais pas comment le dire, mais… j'imagine mal d’arrêter alors que c’est à peine commencé. Je ne me vois pas arrêter, je ne me vois pas accepter que rien ne se fasse."
Tournée vers ses amis, ses bras exprimaient en même temps ce qu’elle disait. Elle reprit.
- "Ça me laisse l’idée qu’on se serait dégonflés trop vite. Je sais que c’est pas la vérité, mais… mais je sais pas, je sais pas comment expliquer. Vous allez peut-être vous moquer de moi, mais… que dira l’histoire ? Ils ont voulu faire progresser les choses, quelques pourris sont arrivés et ils ont tout stoppé. Franchement, j’ai du mal avec ça."
On l’avait écoutée avec beaucoup d’attention. Lorsqu’elle eut fini de parler les regards restèrent fixés sur elle, leur intérêt encore visible. Ils éprouvaient les mêmes sentiments et lui donnaient raison. Lise avait pris du recul et observé la situation de l’extérieur.
- "Mais comment faire, Lise ?" regrettait Anne. "C’est ça la question. Quoi faire ?"
Dépitée, Lise baissa les bras. Sans un mot elle détourna le regard.
Un choix capital s'imposait à eux. Des vies humaines étaient sérieusement menacées, les leurs, et ils étaient totalement impuissants. Un élan de révolte s’exprima par la bouche d’Anne.
- "C’est pas possible qu’on puisse même pas s’en remettre à la police. Moi c'est à cette idée que j’arrive pas à me faire. Ils sont là pour ça, enfin. Et pourtant, on doit se méfier d’eux à cause des pourris qui peuvent être au-dessus. J’arrive pas à m’y faire."
Nul ne répondit, mais tous la comprenaient. Puis, Elodie se révolta à son tour.
- "On a de quoi faire un énorme scandale, et on ne peut rien faire !"
Il n’y eut davantage de réponse. Assis sur un banc ils restèrent silencieux.
- "Et si on disait tout ?" reprit Anne.
- "Tout quoi ?"
- "Tout. On raconte tout, tout ce qu’on sait, tout ce qu’il y a à dire. Elle a raison, il y a de quoi faire un scandale."
- "Mais, tu veux tout dire à qui ?"
- "Mais aux flics ! C’est leur boulot. Ils ont bien les bœuf-carottes, comme ils disent. Enfin je crois que ça s’appelle comme ça. Vous savez, la police des polices."
- "Mais, ça, c’est pour les flics pourris. Celui qu’on cherche doit se trouver bien au-dessus, mais pas chez les flics. On le comprend, puisqu’il a donné des instructions à l’inspecteur, celui soi-disant chargé de vérifier mon chômage. Il dépend d’un autre ministère. Et il y a peut-être plusieurs pourris. Ils agissent peut-être dans différents ministères, on ne sait pas."
- "Mais c’est peut-être seulement dans le ministère du boulot qu’il agit, le pourri. Qu’est-ce qui nous dit que les flics sont concernés aussi."
- "Parce que, curieusement, ils étaient toujours là avant nous aux manifs."
- "Ah oui, c’est vrai." se rappela Anne. A force de chercher, elle en avait oublié les déductions précédentes.
En se remémorant les manifestations, Lise ajouta, au sujet de la police.
- "Leur attitude n’était pas normale. On avait mis tout ça sur le compte des brutalités policières et l’abus de pouvoir, mais il y avait autre chose. Les flics ne sont pas si vaches. Avec ce qu’on sait maintenant, je comprends mieux. Ils avaient reçu des ordres, c'est sûr. D'eux-mêmes ils n'auraient pas bastonné comme ils l'ont fait."
Tous restèrent muets. Ces arguments les dissuadaient de s'adresser à la police. Le faire pouvait les mettre davantage en danger. Les personnes corrompues apprendraient que la vérité avait été révélée et s'en prendraient alors à la vie des quatre amis.
Ils n'avaient pas avancé, toutefois une idée commença à prendre forme.
- "Il y a peut-être une solution." dit Daniel.
On attendit la suite. Impatiente, Elodie demanda doucement.
- "C’est quoi ?"
- "J’ai peur de m’avancer. Je réfléchis en même temps… "
- "Dis-nous. On verra."
- "Avec les idées de tout dire et faire scandale, vous nous avez mis sur la voie. Tout dire est peut-être une solution, mais il ne faut pas s'adresser aux flics seulement. Il faut tout dire aux journalistes aussi."
Il s'arrêta là, laissant ses amies considérer l’idée, se demander quelle faille pouvait s’y trouver. Elle n'en trouvèrent aucune. Alors, Elodie le sollicita doucement encore.
- "Et ensuite, que crois-tu qu’il se passera ?"
Mais, il n’osa s'aventurer à le dire.
- "Je ne sais pas… je ne suis sûr de rien. … Je cherche encore une erreur dans mon raisonnement."
- "Dis nous ce que tu penses. On y réfléchira aussi."
Convaincu, il exposa.
- "Si on dit tout aux journalistes, si on révèle tout ce qu’on sait et qu'on le fait publiquement, c’est peut-être la solution. Si on annonce que Georges a été tué et qu’on est menacés, alors, si quelque chose nous arrive ça sera la preuve de ce qu’on affirme."
Un court instant de silence fit suite à cette idée.
- "Si quelque chose nous arrive, tu dis ? C’est donc que ça ne nous protège pas. On aurait la preuve de ce qu'on affirme, ça, peut-être, mais on aurait aussi perdu l’un de nous."
- "En effet, ça ne nous protège pas concrètement, c’est la faille. On ne pourra qu'espérer que les pourris et les tueurs n’auront pas envie d’apporter la confirmation de leur meurtre. Le faire serait ouvrir la porte à une enquête ou un scandale public."
- "Mais ils peuvent nous tuer et déguiser ça en accident, comme pour Georges. S'il y a deux accidents, on déclarera que c'est une coïncidence, et ce sera tout."
- "En effet, c'est possible. C’est un risque, un gros risque. C’est bien pour ça que j’hésitais à en parler. Et puis, il y a un tas de choses qu’on ignore. Ils peuvent faire tout autre chose que ce qu’on imagine. On ne connaît rien aux truands. On ne sait même pas quel est leur trafic."
- "Mais, quand même, d'accord ils pourront parler de coïncidence s'il y a un accident de plus, mais ils ne pourront plus le dire s'il y en a encore. Forcément, on finira bien par comprendre et faire une enquête."
Autour d’Anne on rit un peu de sa dernière remarque. Ses trois amis eurent la même réaction au même instant. Ces rirent détendirent une atmosphère pesante. C’est Lise qui répondit la première.
- "Et, tu vas nous en trucider combien comme ça, pour qu’on en arrive à une enquête ? Tu as des candidats à la queue leu-leu ?"
Anne rit alors de ce qu’elle avait dit.
Après ce moment de détente le silence reprit. Lise le rompit.
- "Je crois que Daniel a raison. Faut laisser tomber. Tout ça nous dépasse."
- "C’est aussi ce que je crois. Faire une lutte sociale est une chose. S’en prendre à des truands, des corrompus, en est une autre. Ce n’est plus pareil. Ça ne relève plus de nos capacités."
- "Mais c’est révoltant tout de même ! Alors on doit tout arrêter comme ça ? Et rien ne se fera !? Si tout le monde fait ça, alors tout est foutu, et tout le sera toujours."
- "C’est ça qui me chiffonne. J’ai beau dire que ce n’est plus dans nos capacités, que ça dépasse notre possible, je n’arrive pas non plus à m’y résoudre."
- "Enfin, c’est pas possible ! Il y a bien quelqu’un qui va nous croire, et peut-être d’autres qui vont nous aider. Faut qu’on essaie. Au moins, on aura essayé."
- "Mais, essayer veut dire risquer nos vies, et d’autres aussi. Faut pas oublier qu’ils peuvent s’en prendre à n'importe qui. Même en supposant qu’ils ne peuvent plus nous toucher parce qu’on aura prévenu la presse, ils peuvent nous faire du chantage en menaçant la vie des autres. Ils peuvent tuer de nouveau."
C’était tellement juste que nul n’insista. Toutefois, sans le dire, tous quatre étaient déjà d’accord pour continuer malgré les risques.
Un autre moment de silence s’écoula. Puis, Anne reprit la parole.
- "Faut qu’on essaie ! On dit tout. On joue franc jeu, même avec les tueurs. Si personne ne suit, alors on laisse tomber. Ça voudra dire qu’on a affaire à des cons, qui méritent pas qu’on en fasse davantage pour eux. S’ils bougent pas, là on pourra arrêter. Ça voudra dire qu’ils peuvent tous rester dans leur mouise, c’est eux-mêmes qui s’y sont mis et qui veulent y rester."
- "Mais, il y a des fois où il faut faire plus que ce que feraient les cons, sinon le monde resterait con."
- "Si on le peut, il faut faire ce qui est en son pouvoir. Sinon, on peut nous en faire le reproche. Mais, on ne peut faire plus que son possible. Je trouve qu’on fait déjà plus que ce que permettent nos moyens. Alors, on n'a rien à nous reprocher."
- "Supposons qu'on essaie, comme tu dis. Dans ce cas, que fait-on des vies en danger ?"
- "Faut le relativiser un peu, ce danger. Peut-être qu’ils ne s’en prendront plus à personne, pour justement démentir ce qu’on dit."
- "En ce qui me concerne, je prends le risque. Je me fiche de tout, je continue."
- "Moi aussi."
- "Pareil pour moi."
- "Pour moi aussi. Je me moque de ce qui peut m'arriver, je veux continuer."
- "Et les autres ? Ceux qui pourraient être menacés et qui ne sont pas là."
- "On ne pourra pas faire un référendum sur la France entière. Faut qu’on décide."
- "Je suis d’accord pour qu'on continue."
- "Je le suis aussi."
- "Moi aussi."
- "Moi aussi."
- "Rien ne t'oblige Elodie. Tu peux faire un autre choix."
- "Les tueurs ne m’ont pas laissé de choix, eux. Je suis avec vous de toute façon."
- "T'es bien la fille de ton père, toi. En ce cas, il n’y a plus qu’à attendre lundi pour parler à la presse. Je n’ai pas envie de parler aux flics tant que les journalistes n’auront pas fait paraître un article, sinon on prend le risque de se faire descendre avant."
- "Il faut encore convaincre les baveux, maintenant."
- "Ça, c’est pas de la tarte !"
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Il restait à informer les services de police de la rencontre des deux voyous et leur aveu de meurtre. Après l'enterrement de Georges, Daniel, Elodie, Lise et Anne se rendirent au service chargé de l'enquête. Nul ne savait quelle serait la réaction des policiers, et, étonnamment, celle-ci fut très plate, presque inexistante. On accepta nonchalamment de les entendre, et ce fut fait dans une attitude paradoxale, à la fois dubitative et suspicieuse. Les policiers soupçonnaient ceux qui rapportaient les faits d'y être impliqués, tout en doutant de la véracité des dires. En outre, ils furent entendus dans des conditions chaotiques. Des enquêteurs entraient et sortaient du grand bureau collectif où Daniel et ses amies furent reçus. Au passage, certains écoutaient sans mot dire puis repartaient. D'autres s'instruisaient de l'affaire en quelques secondes, posaient des questions sans même savoir à qui ils s'adressaient, puis reprenaient l'occupation qui les avait amenés là. Une fois énervés par ce va et vient, les deux enquêteurs chargés du dossier s’adressèrent aux quatre amis comme on parle à des gangsters, dans les films. Cependant, l'interrogatoire fini, l'opinion des enquêteurs ne sembla croire aux nouveaux éléments apportés. De cette entrevue désordonnée il ne résulta qu'un manque évident de conviction. Toutefois, on prit les dépositions des quatre amis. On leur fit signer leurs déclarations, et ce fut tout. Lorsque, soucieux de leur sécurité, ils demandèrent quelle protection ils pouvaient espérer, la question sembla n’avoir aucune réponse. Après un silence embarrassé on leur parla d'un circuit administratif qu’auraient à parcourir leurs dépositions. On n'avait pas répondu à la question, mais elle fut noyée dans un méandre d'explications plus sinueuses que le circuit administratif dont elles parlaient. Cette suite d'élucidations administratives judicieusement présumées donna la réponse la plus développée et la moins rassurante.
Les quatre amis repartirent abasourdis. Ils avaient imaginé diverses réactions, sauf la vraie, toujours imprévisible. Dans la rame de métro qui les ramena, ils éprouvèrent une importante lassitude qui les rendait muets. Seule Lise s'aventura à dire quelques mots.
- "Des foudres de guerre, ces poulets."
Cette courte phrase fit rire ses trois amis et ralluma l'ambiance. Ils plaisantèrent. Les nerfs se relâchaient.
- "Savez-vous pourquoi on appelle les flics des poulets ?"
- "Parce que le siège de la PJ, quai des orfèvres, est construit sur un ancien marché aux volailles."
- "Ah c'est pour ça ?!"
- "Je crois bien. Faudrait vérifier."
- "C'est mieux qu'un marché au poisson. T'imagines, on confondrait les flics et les maquereaux !"
- "Ça la fout mal pour arrêter une morue !"
- "Heureusement que c'était pas un marché aux cochons non plus."
- "Ah ben là, on parlerait plus de flair policier ! On dirait que les flics ont du groin !"
- "On verra ce qu'ils vont nous pondre, les cochons !"
Le lendemain, ils manifestaient devant les services du Premier ministre. Le nombre des sans-abri dépassait celui des fois précédentes. La majorité venait de Paris et ses banlieues, mais de nombreux manifestants étaient venus de province pour cette occasion. De banlieue ou de plus loin, ils avaient parcouru un long chemin, certains à pied. Les journalistes étaient présents, de même qu'un grand nombre de policiers. L’atmosphère était étrange. Les sans-abri manifestaient dans un calme impressionnant. Pour la plupart, ils s’assirent à terre et manifestèrent ainsi. Les policiers semblaient avoir reçu l'ordre de ne pas intervenir, sauf en cas de débordement.
Hélas, arrivèrent des événements imprévus. Ceux-ci troublèrent l'organisation voulue par les sans-abri. Comme souvent, des voyous communément appelés "casseurs", profitèrent de la circonstance. Cette fois, ils étaient venus aussi, répartis en groupes de dix à vingt personnes disséminés parmi les manifestants. Ils s'y étaient mêlés pour s'y fondre, dans le but de casser, incendier, piller. Une fois entrés en action, ces casseurs firent dégénérer la manifestation, transformèrent les lieux en champ de bataille.
Ce qui se passa, hélas, n'était pas nouveau. Ces casseurs menaient avec tactique de véritables raids appelés "guérilla urbaine" depuis quelques années. Très mobiles, les voyous causaient leurs déprédations ici et là, et s’enfuyaient aussitôt. Il valait mieux ne pas se trouver sur leur passage. Armés de barres de fer, de haches, de couteaux, de cutters, de chaînes et bien d'autres objets encore, ils brisaient, agressaient, volaient, violaient, incendiaient, selon ce qui se présentait à eux. Une des cibles favorites de leurs agressions était les pompiers, parce qu'ils éteignaient leurs feux. La police était leur ennemi, toutefois rarement affronté dans un choc direct. Dans certaines villes de banlieues, des jets d'objets lourds lancés du haut d'un immeuble visaient les policiers de passage. De tels exemples de harcèlement fourbe avaient pour but de dissuader les forces de l'ordre d'entrer dans des quartiers transformés en zones de trafics, et de non-droit.
Lors de la manifestation des sans-abri, les casseurs commencèrent à vandaliser autour d'eux et créèrent la fuite des manifestants. Les voyous se regroupèrent ensuite en marge de la manifestation. Puis, la réaction policière les obligea à s'éloigner. Sur leur passage ils brisèrent des vitres d'automobiles, des vitrines de cafés, ils pillèrent ce qui pouvait l’être dans les véhicules et les commerces. Des voitures furent incendiées, renversées, jusqu'à ce que, plus tard, les casseurs se soient dispersés pour échapper aux effectifs de police. Ces derniers s'étaient détachés des troupes présentes pour la manifestation. Ils se séparèrent encore pour tenter sans succès d'interpeller des fauteurs de troubles. Ceux-ci, mobiles et tactiques, se regroupèrent encore vers l'esplanade des Invalides. Rassemblés, ils assaillirent un groupe de policiers inférieurs en nombre. Ils furent sauvés d'un sauvage acharnement par l'arrivée de leurs collègues. Les affrontements entre la police et les casseurs continuèrent jusqu'à l'arrivée de nouveaux renforts policiers. Les casseurs s'enfuirent de nouveau et refluèrent vers les sans-abri. Ils cherchèrent alors refuge parmi les manifestants et provoquèrent un mouvement de foule. La manifestation fut mise sens dessus dessous, laissant alors des victimes, les plus faibles d’abord, les plus calmes aussi. Le flux de panique fit imploser la foule des sans-abri. Attaqués par les casseurs voulant se frayer un chemin, les sans-abri eurent un mouvement de repli sur eux-mêmes. Dans ce mouvement, les uns poussés par les autres, beaucoup perdirent l’équilibre. Ceux qui arrivèrent à rester debout ne purent résister au mouvement. En certains endroits, la foule était si dense que ceux qui perdaient pied étaient portés debout, pressés contre les autres. Mais, à d'autres endroits d'où on s'enfuyait, les malheureux tombés à terre furent piétinés. Certains n'en furent que blessés, d’autres, hélas, y perdirent la vie.
En quelques instants tout avait basculé. La guérilla des rues démontra combien elle méritait son appellation. Le mot n’avait pas été choisi sans raison. Ce qui arriva fut bien une bataille. Comme chaque fois, les casseurs avaient opéré leurs raids et s'étaient déplacés rapidement, si bien que la police ne put rattraper ces bandes mobiles qui se dispersaient et se regroupaient sans cesse. Les policiers devaient agir en nombre pour se protéger eux-mêmes. Les casseurs utilisaient contre eux divers projectiles dangereux, y compris incendiaires.
Après environ deux heures, un calme relatif revint dans la capitale. Des policiers patrouillèrent en groupe dans les rues, s'assurant de la dispersion définitive des assaillants assouvis. Des dégâts considérables avaient été faits, une fois de plus. Des véhicules, des boutiques, des arrêts de bus, du matériel de signalisation routière, du matériel urbain et bien d'autres choses encore avaient été saccagées. Quant aux sans-abri, les blessés furent évacués au fur et à mesure de l'arrivée difficile des ambulances dans l'étroite rue de la manifestation. Les premiers véhicules de secours furent en plus la cible de casseurs encore présents, de même que des véhicules de pompiers.
Dès les premiers incidents les caméras présentes purent saisir les événements. Un cadreur devint la proie d'une horde et reçut un coup de batte de base-ball aux reins pendant qu’il filmait. Sa caméra fut volée lorsqu’il tomba à terre, encore roué de coups de pieds. Un de ses confrères filma ces scènes de loin. Les journaux télévisés purent passer certaines images en direct dans leurs éditions de treize heures. Les journaux du soir furent encore plus développés, rappelant des cas similaires qui eurent lieu dans des centres commerciaux de banlieue, des gares parisiennes ou ailleurs. Ces phénomènes se produisaient depuis quinze à vingt ans. Ils restaient occasionnels mais de plus en plus fréquents, avec aussi davantage de casseurs et de violence.
A la suite de ces événements, Daniel fut convié à l'édition de vingt heures d'un journal télévisé. Il s’agissait pour lui d’une totale nouveauté, et d'un stress de plus à gérer alors qu'il était encore plein d’émotion. Il fit de son mieux pour se ressaisir et rassembler ses moyens en cette occasion inattendue. Une fois sur le plateau il fut perturbé par des éclairages éblouissants, pétrifié par des caméras braquées sur lui. Derrière elles, dans une demi-obscurité, des silhouettes s’activaient, d'autres traversaient l’espace du studio. Toutes semblaient mises à la tâche d'une mécanique bien huilée. D'où il se trouvait, ce journal télévisé qu'il connaissait bien était très différent. Avant le passage à l’antenne une personne vint vers lui chargée de produits cosmétiques. Elle lui proposa un maquillage, expliquant vaguement sa nécessité pour une barbe toujours trop visible, même rasée de près. Elle commença à appliquer ses produits en le pressant élégamment. Le choix ne lui fut vraiment laissé. Elle finit rapidement, quelques secondes avant le début d'antenne.
Le présentateur débuta son journal par les événements parisiens.
- "Je vous le disais en titre, l'actualité est marquée aujourd'hui par de sérieux incidents survenus dans la capitale. Des heurts assez hors du commun ont opposé les forces de l'ordre à des jeunes venus en marge de la manifestation des sans domicile fixe."
D'autres explications et récits succincts précédèrent des images de l'émeute. Elle furent suivies d'un entretien avec Daniel.
- "Nous avons ce soir avec nous Daniel Arnaud, le leader de la contestation des SDF. Monsieur Arnaud, huit personnes sont décédées, des dizaines d’autres sont blessées, comment expliquez-vous ce qui c’est passé aujourd’hui lors de votre manifestation ?"
Il marqua un instant de réflexion. Il lui était aussi nécessaire pour surmonter sa difficulté à parler sur un plateau de télévision. Il réussit à focaliser son attention sur la question, et parvint à dire.
- "Je voudrais commencer par exprimer la profonde peine que j’éprouve pour tous les innocents qui ont perdu la vie aujourd’hui."
Il était visiblement ému, sa voix le laissait entendre aussi. Il marqua un nouveau temps de silence pour se ressaisir. Il apparut comme un hommage aux disparus. Le journaliste le respecta, jusqu’à ce que Daniel reprit la parole.
- "J’aimerais dire encore que… ce qui s’est passé n’a absolument rien à voir avec le mouvement des sans-abri. Comme l’a bien mentionné votre reportage, il s’agit d’éléments incontrôlés qui ont tenté de profiter de la manifestation pour mener leurs saccages et leurs pillages. Quant à l’explication du phénomène, je ne suis pas sociologue, mais je pense qu’il faut commencer par s’interroger sur les perspectives de vie et d’emploi qu’ont les gens aujourd’hui. Globalement, s’il y avait du travail pour tous, des perspectives d’avenir pour tous, de tels phénomènes seraient vraisemblablement marginaux ou inexistants. Je donne quelques explications et remèdes dans mes écrits. On ne peut cependant tout expliquer par le problème du chômage. Il y a aussi de la délinquance pure et simple. Pour cela aussi nous aurions grandement besoin de meilleures valeurs culturelles, autres que celles actuellement établies chez les jeunes. Ceux qui ont causé les troubles d'aujourd'hui ont subi une carence dans le domaine éducatif, c'est pour moi certain. Il faut absolument rétablir de meilleures valeurs culturelles, car, qu'il s'agisse des jeunes en général, ou des casseurs d'aujourd'hui, il ne faut pas oublier qu'ils seront parents à leur tour et c'est aujourd'hui que se prépare demain. En résumé, carences éducatives, chômage, désœuvrement, sont des causes. Mais on pourrait aussi en citer d'autres, comme la carence affective. Certaines familles, certaines cultures, ont une relation différente avec l'enfance, une approche peu attentionnée, peu affective, où le plus jeune est le moins respecté d'une hiérarchie familiale bien établie. En fait, tous les enfants subissent une hiérarchie, des frustrations, une soumission, des rapports de force et un manque affectif. A leur tour, ceux qui ont subi cela seront parents. Ils reproduiront ce modèle à leur tour, le seul qu'ils connaissent. Car, comment pourraient-ils vivre sur un mode inconnu, transmettre ce qu'ils n'ont reçu ? Une ou deux générations suffisent alors à produire ce que nous avons encore vu aujourd'hui. Je ne suis pas sociologue, mais c'est ainsi que je l'explique."
Le journaliste acquiesça de la tête avant de poursuivre par la question suivante.
- "Venons en maintenant au mouvement des sans-abri. La manifestation d’aujourd’hui n'a pu aboutir, à cause des incidents. Sans cela, que vouliez-vous obtenir ?"
- "Mais… ce que nous réclamons depuis des mois. Nous aurions aimé être enfin reçus, ce qui n’est toujours pas fait. On voudrait être assurés de l’étude de nos problèmes, de leur prise en considération. Mais, nous n'avons rien obtenu, absolument rien. Nous sommes totalement dédaignés, et c’est inqualifiable dans une démocratie, un pays civilisé et au vingt et unième siècle."
Le journaliste resta une seconde sans mot, peut-être touché par le ton et la pertinence des paroles. Puis, il enchaîna rapidement.
- "Concernant les graves affirmations que vous avez confiées à nos confrères de la presse écrite, avez-vous des preuves à apporter ?"
- "Comment pourrions-nous en avoir ? Si nous en avions, ce serait déjà la fin de l’enquête. C’est précisément une enquête qui devra les fournir, c’est ça que nous souhaitons. Nous espérons qu'elle sera menée et que toute la lumière sera faite. Nous nous sommes adressés à un journal dans le but d’alerter l’opinion publique, afin que cette enquête soit véritable. C'est aussi pour contrecarrer ce que les assassins pourraient tenter contre nous. Nous espérons ainsi nous protéger."
- "Cependant, sans aucune preuve, pas la moindre, ne craignez-vous pas que l’on vous accuse de faire de la manipulation médiatique dans le seul but d’attirer l’attention ?"
Aux oreilles de Daniel, l’idée exprimée était relativement odieuse. Surpris, il en fut courroucé. Sans qu’il comprenne bien pourquoi, il resta froissé, indigné qu’on puisse lui imputer de telles raisons d’agir. Il crut répondre en avançant l’invraisemblance de la question au regard des faits.
- "Dois-je rappeler qu’un homme est mort ? Voulez-vous dire qu’on nous accuserait de l’avoir tué, pour attirer l’attention ?"
- "Non, pas de l’avoir tué. Mais, il est possible que certains vous accusent de profiter de cet accident et vous en servir en inventant cette histoire de meurtre."
Il ne s’attendait pas à cette question. De sombres détracteurs pourraient porter de telles accusations, même sans raison, simplement par réflexe conditionné. Il en prit conscience sur-le-champ, ce qui l'amena à se penser naïf, inexpérimenté en la matière. Une perte de confiance en lui le déstabilisa un instant. Il pensa à la pluralité des réponses qu'il pourrait entendre, aux manigances et réactions politico-médiatiques aux intérêts parfois indéterminés même pour leurs auteurs. Le tout éleva son degré d’indignation. Il répondit alors sur un ton neutre, mais ferme, qui ne laissa rien voir de ce qu’il éprouvait.
- "C’est invraisemblable. Depuis des semaines nous sommes accusés de tout, et moi plus particulièrement. Nous le sommes par tout le monde et surtout par la presse. Qu’ont donc à gagner ces accusateurs de tout et de rien ? Les personnes dans les rues ne sont-elles pas une réalité ? Les avons-nous mises là nous-mêmes ? L'avons-nous fait du jour au lendemain pour du tapage médiatique ? Je suis toujours effaré par des accusations aussi absurdes, faites sans aucune base, lancées à la légère, par des gens qui parfois n’y trouvent même pas d’intérêt. J'en pense que ces personnes agissent par singerie. Dans telle situation on répond de telle façon, c'est ce qu'ils font. Des singeries reproduites, des habitudes politiques pour saper le jeu de l'adversaire, ce n'est rien de plus, bêtement reproduit sans cesse. Ce sont des habitudes dont on devrait se défaire. Pourquoi ces personnes ne prouvent-elles pas leurs accusations ? Je suis encore plus effaré de voir que des tels propos, aussi absurdes qu’ils puissent être, soient facilement retenus. Ils n'ont pourtant pas de preuves, ces propos. Je regrette que nous en soyons encore à ce stade d’accusations stupides. En aurons-nous fini un jour ?"
- "Rapidement, monsieur Arnaud, qu'auriez-vous à répondre à la question. Que répondriez-vous à ceux qui vous accuseraient de manipulation médiatique."
- "Je réponds que la réalité des sans-abri n'est pas une manipulation médiatique, c'est assez clair. Accuser de manipulation est nier cette réalité. Ecarter mon témoignage qui accuse d'assassinat, ne pas mener d'enquête, ça, ce serait un manquement grave."
Il avait apporté les réponses attendues et le temps prévu pour son entretien était dépassé. Le journaliste devait passer à la suite.
- "Monsieur Arnaud, merci d’avoir été avec nous sur ce plateau pour parler des derniers événements. Sans transition, la suite du journal."
Daniel retint les cas de négation avancés par le présentateur. Il les dépassa aussi, en comprenant que l’enquête qu'il réclamait avec ses amies pourrait l’accuser lui-même du meurtre de Georges. Le lendemain, dans son appartement, il en discuta avec elles.
- "Si la police est manipulée, ça peut se retourner contre nous. Je pourrais être accusé du meurtre. Des pourris pourraient facilement le combiner."
- "Comment pourrais-tu être accusé ? C’est quand même pas toi qui conduisait la voiture, c’est évident."
- "C’est clair. Mais, si la police est manipulée, ils peuvent dire n'importe quoi. On pourrait m’accuser d’y être mêlé, de l’avoir commandité, ou je ne sais quoi encore."
- "Si c’est un haut fonctionnaire, ce pourri a sûrement le bras long. Il peut faire dire ça à l'enquête s'il le veut."
- "Mais, le faire serait reconnaître qu’il y a eu meurtre. Alors, le pourri va peut-être s’abstenir et laisser penser qu’on fait de la manip médiatique sur un accident."
- "Le pourri, s’il n’y en a qu’un. Car, on n'en sait rien. Ils peuvent être plusieurs, fonctionnaires ou pas."
- "C’est à retenir, en effet. On s'attaque peut-être à une mafia de gens, parmi lesquels des fonctionnaires."
- "Dans ce cas, je ne suis pas prête de voir justice du meurtre de mon père. Si quelque chose se révèle un jour, et j’en doute, ce ne serait pas avant longtemps."
- "Oui, tu l’as dit."
- "En tout cas, ça ne nous empêche pas de dire la vérité. Et ça, ça fait du bien."
- "Enquête ou pas, il s’en trouvera bien quelques-uns pour nous croire. On n'a qu’à mettre tout ça sur Internet. Comme ça, tout le monde saura."
- "Tu parles ! Tout le monde s’en fout ! Ils écoutent, ils s’informent, à la télé, dans les journaux. Et après ? Qu’est-ce qu’ils font ? Rien. C’est pas eux qui vont nous rendre justice."
- "Mais faut bien alerter l’opinion publique, pour qu'on nous soutienne."
- "T’en as vu beaucoup nous soutenir, toi ? Elle a raison de dire que tout le monde s’en fout. Un bouquin écrit, un site Internet ouvert au monde entier, des manifs, des baveux, la télé, et malgré tout ça personne n’a fait quelque chose pour nous. On n'a trouvé personne ! Personne ! On en est au même point. Alors, elle a raison la p’tite. Tout le monde s’en fout."
En appelant Elodie "la petite", Lise avait déridé l’atmosphère. Ils en rirent, avant de reprendre leur discussion.
- "Et puis, il faut bien le dire aussi, on met en mauvaise position des organismes. Ils n’apprécient peut-être pas notre concurrence."
- "Oh la, oui ! J’osais pas le dire ! Ben, tu l’as fait à ma place. Il doit y en avoir quelques-uns, des organismes qui profitent des financements de l’état, directement ou non. Alors, faut pas rêver, on leur fait sûrement de l’ombre avec notre mouvement."
Elodie se sentit un peu perdue.
- "Est-ce que quelqu'un peut m'expliquer un peu plus."
Lise lui répondit.
- "Je vais te donner un exemple, différent du nôtre. Quand j'ai été virée de mon boulot, une de mes collègues, virée aussi, a voulu changer de métier et se faire infirmière. L'école où elle s'est inscrite avait un statut d'association, du type loi de 1901, sans but lucratif et tout le tralala. L'école a été reconnue d'utilité publique par décret, et la caisse régionale de la sécu a assuré le financement de l'école sous forme d'un forfait soins, parce que l'école en assurait aussi avec ses stagiaires ou des élèves en fin d'études. Voilà un exemple d'association qui perçoit indirectement un financement de l'état. Aujourd'hui, sous l'étiquette d'association, il y a de tout, y compris des grosses mutuelles d'assurances. Des entreprises commerciales peuvent se prétendre association, bénéficier du régime fiscal, faire des bénéfices et les reverser à ses dirigeants sous forme de salaire ou autrement. Officiellement, il n'y a aucun but lucratif, on ne fait que rémunérer des dirigeants pour leur travail. Ils gardent leur boulot avec une certaine sécurité, le salaire aussi. Il suffit de deux personnes pour créer sa petite association. On est son propre patron, pas d'actionnaires, pas de révocation. Tranquille !"
Daniel poursuivit.
- "Des petites entreprises se créent et fonctionnent sous le régime associatif. Par exemple, certaines disent aider des chômeurs en les employant à de petits boulots. C'est vrai et sincère pour beaucoup d'associations, mais d'autres sont de petites agences de travail temporaire déguisées. Il y a aussi l'exemple des associations d'aide aux personnes âgées. Elles emploient des aides-ménagères, par exemple. Des sommes sont allouées par les départements à des particuliers impotents. Grâce à cet argent ils font appel aux services d'associations qu'ils paient. Ces associations bénéficient indirectement de financements de l'état. Certaines sont sincères et de vraies associations à but caritatif, d'autres ont compris "créneau commercial à exploiter". Il est bien difficile de les différencier. Dans cet exemple, un autre problème est l'absence de contrôle. Des sommes sont distribuées, reçues, reversées, des associations en font leur activité et en bénéficient, mais on ne les encadre pas, on ne vérifie pas si les responsables sont grassement payés par des profits de l'association, on ne vérifie pas si leur personnel est formé, qualifié ou inapte à être envoyé au domicile de gens âgés, en situation de faiblesse. En bilan, on peut dire que de nombreuses associations comblent les carences, et j'ai presque envie de dire que la France sociale d'aujourd'hui tient debout grâce à elles. D'un autre côté, il y a une forêt d'associations dans de multiples domaines, un tas de financements de ceci ou de cela, et certainement des abus, des sommes brassées mal employées, mal contrôlées."
Lise compléta.
- "C'est vraiment débile de la part de l'état de se décharger sur des associations, distribuer des sommes sans même savoir s'il y a assez d'associations et de personnel qualifié pour résoudre le problème. Putain ! En France faut être valide, faut pouvoir bosser et payer, sinon t'es foutu ! Quand t'es vioque, t'as pas de place en maison de retraite, et faut voir que c'est pas le paradis. Et pour tes mômes, t'as pas de place à la crèche. Là encore, c'est des crèches familiales qui prennent le relais, et, ça, si t'en trouves une, parce que y'en a pas partout."
- "C'est un bon exemple. Les crèches familiales sont là grâce à l'initiative de gens qui les ont crées. Je sais pas si elles sont toutes des associations, mais je crois bien que certaines perçoivent des subventions par les mairies."
- "Je comprends. Et, pour en revenir à nous ?" dit Elodie. Lise reprit la parole.
- "Nous, on fait chier tout le monde. En demandant des centres spécialisés pour la réinsertion sociale, on fait chier le gouvernement qui n'a rien fait, comme tous les précédents. C'est pas dans leurs prévisions, ça demande des fonds importants, les SDF c'est pas assez éclatant pour eux, et p'têtre que la technocratie n'a même pas compris le bien fondé de nos demandes. Elles sont pourtant bonnes aussi en terme d'économie, on regrouperait tout ce qui est dispersé aujourd'hui, laissé à un tas d'organismes ou associations, ça coûterait moins cher et ce serait plus contrôlable. Du côté des associations et autres organismes, on les fait chier aussi. On n'aurait plus besoin d'eux, ils seraient dissous tôt ou tard. Aujourd'hui, on ne sait pas bien qui d'entre eux profite des financements, directement ou indirectement, mais ils emploient du personnel. Leurs salariés seraient les premiers à gueuler en cas de dissolution. On a aussi ce dernier problème. Et, éventuellement, un pourri a peut-être aussi son association ou son organisation non gouvernementale vitrine officielle d'un sale trafic dont on ne sait rien."
Daniel continua.
- "C'est une possibilité de plus. On doit prendre tout ça en considération. … On fait du tort à tous ces intérêts. Si on arrivait à obtenir quelque chose, ce que nous donnerait l'état serait perdu pour eux."
- "Qu'est-ce que tu veux dire ?" demanda Anne.
- "C'est une question de budget. Supposons que pour des raisons politiques on nous accorde quelque chose. Dans ce cas, il faudra bien trouver les sous quelque part. Alors, au gouvernement ou chez les rigolos technocrates, on décidera sûrement de réduire d'autant les budgets alloués aux organismes."
Lise compléta.
- "Ils ne sont pas du genre à inventer comme ça un nouveau budget. Et ils vont pas se serrer la ceinture eux-mêmes pour nous donner des sous. Ils vont utiliser la technique des vases communicants. Ce qu'on nous donnerait serait pris à ceux qui le perçoivent aujourd'hui. Si quelque chose se fait, issu de nos revendications, il n'y aurait plus lieu de financer des organisations diverses. Peu ou prou, on mangerait une part du financement dont ils profitent, et aussi de leur activité."
- "Pour beaucoup, leur activité et les financements de l'état c’est leur raison d'être et leur gagne-pain. Sans ça, c’est la fin de pas mal d'entre elles."
- "On leur fait de l’ombre. On les met dans une position où on pourrait leur reprocher de ne pas avoir fait ce que nous on fait, des idées, des manifs, des demandes éloquentes, même en terme d'économie, et fédératrices. Alors, faut pas rêver, ces organismes ne nous ont pas à la bonne. Ils ne le diront jamais, évidemment, mais on les fait chier."
- "Mais que ce que tu veux qu’on fasse ? C’est nous qui sommes à la rue. On ne va quand même pas rester sans rien faire sous prétexte que si on l’ouvre on fait chier."
- "Je ne demande pas qu’on fasse autrement. Ce que je disais, c'est pour expliquer qu’on les fait chier, pas pour nous en faire le reproche."
- "Ah oui, je comprends. J’avais mal pigé."
- "Y’en a qui font de la récupération d’idées maintenant. Dans le journal, à la radio, partout on trouve la même chose. Tous prétendent qu’ils avaient déjà dit la même chose avant nous, qu'ils ont réclamé ci ou ça, que ça fait des années, mais qu'on leur a pas accordé, et que, et que… Un tas de conneries, oui ! Ils manquent pas d’air, quand même ! On a fait tout le boulot pour eux, et ils récupèrent tout à leur profit."
- "Surtout les politiques. Eux plus que tous feront encore de la récupération à leur profit. Et sans nous accorder la moindre miette. C’est pourtant eux qui ont fait ce qu'on est devenus, et ils sont responsables de nous y laisser."
- " C'est facile, de prétendre qu'ils se sont toujours battus, depuis des années, et que c'est la faute des politiques adverses. On connaît, va. Bande de cons !"
- "Tous feront ça, et ils vont tous continuer à se disculper et dire c’est pas moi c’est l’autre. Ils vont récupérer ce qu’ils peuvent de nos idées et se les attribuer. Ce qui pourra facilement être fait, ils le feront, mais un peu différemment, pour faire croire que ça vient d’eux, c’est malin. Pendant que tous en tireront profit, nous, on restera dehors, et menacés de mort en plus."
- "Ouais. En attendant, on n’a effectivement trouvé l’aide de personne. On n'a pas progressé, on est menacés, et l’opinion publique faut pas compter dessus."
- "C’est une question d’époque. C’est fini les grandes idées et les gens qui se mobilisent pour les mener à bien. C’est pas aujourd’hui qu’on mettrait en place la sécu, crois-moi. Moi, tous ces cons, j'en veux pas, j'en veux plus, j'ai plus rien à voir avec eux. On ne fera plus bouger personne, je vous le dis."
- "Je crois bien que tu as raison. Je n’avais jamais osé me l’avouer auparavant. Plus personne n’ose faire quelque chose, c’est assez clair. Avec tout ce qu’on a fait, et avec une opinion publique bien alertée, on n'a trouvé personne. De nos jours nul ne se mouille. Vie politique, vie professionnelle, vie familiale, on n'accepte que le meilleur et on se débine pour le reste. Que du bonheur ! C'est tout ce qu'on entend et c'est tout ce que les gens veulent. Démission pour le reste. Mais, la vie a ses réalités à gérer. Faudrait leur dire, à la téloche."
- "Faut pas leur jeter la pierre. Faut les comprendre, les gens. Lorsqu’ils peuvent, ils font ce qu’ils peuvent. Mais, si ça comporte un risque pour eux, alors ils s’abstiennent. Ça peut se comprendre."
- "Je ne leur jetais pas la pierre. Je le comprends aussi. Mais, on en est là."
- "Moi je la leur jette, la pierre. Les gens, ce que j'en ai subi et que je subis encore, avec l'expérience que j'en ai, je pense d'eux que c'est une armée de couillons !"
- "Je partage un peu ton avis. Rien ne se fait, et tout devient pire. Au fil des ans, la santé sociale régresse, lentement, mais sûrement. C'est trop lent pour être évident, mais avec un peu de tête on le comprend. Ils devraient le comprendre, ceux qui veulent pas se mouiller. Et s'ils sont devenus individualistes, c'est aussi dans leur intérêt. Ils peuvent comprendre que ce qui nous est arrivé peut leur arriver, comme à nous. Dans le futur ça risque d'être pire. S'abstenir aujourd'hui c'est prendre des risques pour demain, pour eux-mêmes et leurs gosses. Ils croient qu’en s’abstenant ils se protègent, mais pas du tout. Ils se protègent pour un temps. Après, quand il sera trop tard, ils ne pourront plus rien faire, comme nous. S'abstenir n'est pas se protéger."
- "Nous, on le sait bien."
- "On devrait l'ajouter sur le site Internet. Hein, Daniel ?"
- "On le mettra. C’est tout à fait juste."
- "C’est dingue qu’on n'ait trouvé personne. Rien ni personne. Merde alors !"
Le silence suivit ces derniers mots. Ils résonnaient comme un résultat final. Ce le fut pour la discussion. Tout avait été dit et aboutissait à ce désolant constat. Durant plusieurs minutes chacun resta dans le silence, ruminant colère et impuissance, chacun à sa manière.
La discussion étant close, Lise se mit à la fenêtre. Anne resta pensive dans un fauteuil, tandis qu'Elodie commença à lire le livre de Daniel. Toutes trois tentaient de reprendre une attitude ou une activité, pour ponctuer cette conversation. Daniel fit alors de même. Il se trouva une occupation en préparant un bagage. Surprise, Anne l’interrogea.
- "Tu t’en vas, Daniel ? T'es fâché ? On a dit quelque chose qu'il fallait pas ?"
- "Mais non. On ne m’a rien dit de mal. Mais je pars, en effet, après-demain, pour l’Irlande."
- "Ah, oui ! L’Irlande. J’avais oublié."
- "Tu prépares déjà tes affaires ?"
- "Oui, ce que je peux déjà y mettre. J’oublie toujours les petites choses. En m'y prenant à l'avance j’en oublierai moins."
- "Faudra bien en profiter surtout. Oublie tout ça. Ça te fera du bien."
- "Oh non. Je n'oublierai pas. Je suis content de partir, mais, en même temps, ça me fait mal. Si j'avais eu le choix je ne serais pas parti maintenant. Mais… je n'ai pas eu le choix des dates."
- "On le sait bien, Daniel. C'est aussi bien de partir maintenant, ça ne changera rien à la situation. C'est un bon moment, on n'a pas de manif prévue, plus rien."
- "Ça me fait mal quand je repense à tout ce qui s'est passé. Georges assassiné, les morts à la manif… Moralement ce n'est pas le meilleur moment pour moi."
- "Justement, ça tombe à pic. Ça te fera du bien. Huit jours de vacances, c'est même trop court. Tu nous reviendras en forme. C'est ça qu'il faut te dire."
- "C'est comme ça que je vais le prendre."
- "Qu’est-ce qu'on fait si on nous demande ce qu’il y a pour la suite ? On ne s’est pas réuni comme d'habitude. Beaucoup veulent savoir ce qu'on fait."
- "Faut dire la vérité. Dire qu’on est menacés, qu’on sait trop peu de choses et qu’on attend. Qu’en penses-tu ?"
- "C’est ce qu’il y a de mieux à dire, ça se comprend."
- "Et pour l’Irlande ? On dit que tu vas là-bas ?"
- "Tu peux le dire si tu veux, mais ce n’est qu’un voyage personnel sans rapport avec le mouvement. Ma vie et ce que j’y fait ne concerne pas tout le monde."
- "Oui, et en plus c’est pas la peine que ça arrive à des oreilles qui ne doivent pas l’entendre. On ne sait jamais. Je dis ça pour le cas où les salauds voudraient en profiter pour te zigouiller là-bas."
- "Anne a raison, Daniel. Il vaudrait mieux que tu évites de le dire."
- "En effet. Vous avez raison. Je ne le dirai pas."
- "Nous non plus. Ça vaut mieux."
Ces derniers échanges leur permirent une conversation meilleure. Sans cet heureux concours de circonstances, ils en seraient restés sans voix, et l'âme meurtrie.
Le jour suivant passa tranquillement. La situation semblait laissée par tous en statu-quo. Daniel et ses amies prirent du recul, et l’apaisement fut bénéfique. Le lendemain, avec le cœur plus léger, il put partir pour l’Irlande, tandis qu'Elodie retourna chez elle, à Nantes.
* * * fin du premier tome * * *
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[1] Traduction : "A présent, il nous faut payer nos achats de nourriture, mon ami. Tends-moi donc l'argent."
[2] Traduction : "Quel argent ?"
[3] Traduction : "Eh bien l'argent, mon amusant ami. Le revenu de la vente des produits illicites."
[4] Traduction : "Que veux-tu, concernant ces produits ? A vrai dire, notre adversaire est venu, et les a subtilisés. L'ensemble m'a été soustrait. Il n'en est rien resté en mes mains."
[5] Traduction : "Ah ! Le coquin d'adversaire ! Il est donc revenu, et t'a tout ravi ! Ah ! Le fripon ! Nous ne manquerons de lui donner une leçon."
[6] Traduction : "Nous sommes dans l'incapacité de payer, mon amusant ami. Notre adversaire s'est joué de toi."
[7] Traduction : "Eh bien, le tenancier ajoutera nos achats au compte de notre dû. Nous nous en acquitterons demain. Ce paiement en ses mains, censé être le fruit d'une activité légale et déclarée, semblera aussi honorable."
[8] Traduction : "Volons, mon ami. Volons."
[9] Macho : mot espagnol, du latin masculus, mâle.