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Une grande partie de mes écrits dans l'Internet a été plagiée, copiée, exploitée et diffusée sans droit par des tiers, des sites, des moteurs de recherche, des banques de documents (pdf, etc.), et d'autres encore. Ce roman, "les miséreux", a été le premier à être ainsi pillé.

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En vous remerciant de votre attention,

Hervé Taïeb,

auteur et unique détenteur des droits

 

 

*

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LES MISÉREUX

Tome II

 

 

 

Ce qui suit n’est pas le roman complet mais des extraits.

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Ces extraits sont tirés d’une auto-édition.

Des moyens limités ont été employés à sa réalisation.

Les imperfections sollicitent l'indulgence des lecteurs.

 

Infographie de couverture : Hervé Taïeb

© Copyright Hervé Taïeb 2001-2013.

 

Auteur : Hervé Taïeb.

© Copyright Hervé Taïeb 2002-2013.

Tous droits réservés à l'auteur. La reproduction, la traduction, l'utilisation des idées, intégralement ou partiellement, sont interdites sans accord écrit de l'auteur.

 

International Standard Book Number (ISBN)

2-9514742-5-3

European Article Number (EAN)

9782951474253

 

URL  :

 http://hervetaieb.org

 http://herve.taieb.online.fr

 

Autres informations

 

 

Des passages peuvent heurter ou choquer les personnes sensibles ou peu averties, jeunes et moins jeunes.

 

Cette histoire est une fiction inspirée de faits réels. Les dates, lieux, noms,  pseudonymes, et divers autres éléments ont été modifiés.

Ce qui pourrait encore correspondre à des faits réels ou des personnes réelles serait fortuit.

 

Ce roman, "Les Miséreux", raconte des événements qui n'ont pas eu lieu. Cependant, si l'histoire est fictive, certaines réalités l'ont rattrapée et dépassée durant l'écriture. Des parties devenues plus faibles que la réalité ont dû être amplifiées.

Le roman peut donc être lu comme une histoire parallèle qui aurait pu exister ou le pourrait encore à tout moment.

 

Dans l'Internet les signes  :-) et :o) signifient "sourire". Les signes ;-)  et ;o) signifient "clin d'œil".

Les fautes d'orthographe sont laissées volontairement dans les dialogues écrits, afin de restituer les échanges, tels qu'ils sont faits dans l'Internet.

 

Au cours de l'histoire, des idées déjà exprimées peuvent être reprises et complétées.

 

 

Résumé du tome précédent

 

Quitté par une femme qu'il aimait, Daniel a été moralement atteint. S'ensuivent des difficultés professionnelles et l'ensemble le précipite dans une chute sociale. Sa solitude le conduit à communiquer dans l'anonymat de l'Internet. Il observe autrement le monde qui l'environne, en comprend mieux les mécanismes. Il a le temps et la maturité pour réfléchir sur plusieurs sujets sociaux. De ses réflexions, il rédige un livre et le fait vendre par les sans-abri. Le produit des ventes profite à ces démunis. La situation s'améliore un peu, jusqu'à ce qu'arrivent des ennuis avec un organisme de recouvrement. Celui-ci réclame des cotisations sociales sur les ventes de livres. D'autres ennuis se profilent encore, à propos de sa situation de demandeur d'emploi.

Parallèlement, les sans-abri voient en lui une personne capable de parler pour eux et font de lui leur porte-parole. Il devient même le conducteur d'un mouvement sans précédent. Les sans-abri manifestent, les événements sont médiatisés. A la suite d'une manifestation, Daniel rencontre une jeune Irlandaise qui travaille dans un pub irlandais à Paris. Il s'y rend un soir, et un tirage au sort lui fait gagner un voyage en Irlande. La date du départ n'est pas prochaine et entre temps Daniel devient un personnage public, qui dérange. Un drame survient alors. Georges, ami de Daniel et fer de lance du mouvement des sans-abri, est tué. Il s'agit en fait d'un assassinat que Daniel ne pourra prouver. Daniel était la cible des assassins. Il informe ses amis et ils décident ensemble d'alerter la police. Mais, leur démarche reste sans suite. Daniel et ses amis comprennent que la police est aussi manipulée. Ils se tournent vers la presse pour dire la vérité et la faire savoir au public.

Les actions des sans-abri continuent. Une manifestation est rendue tragique à cause de "casseurs". Il y a des morts. Arrive en ces circonstances la date du voyage en Irlande. Daniel n'aurait pas voulu partir à un moment si troublé. Cependant, il n'a pas le choix de la date, et le voyage ne prévoit que huit jours. C'est peu de temps. Daniel part alors, malgré les événements.

 

Récit                   

L’Irlande. Daniel n’y était encore jamais allé, même lorsque sa situation pouvait le lui permettre. Le voyage commençait en fermant la porte de son appartement parisien, et il en dégustait chaque instant.

En attendant le départ, à l’aéroport, il regardait les gens. En cette période de l’année beaucoup de personnes voyageaient pour leurs affaires. Il les observait discrètement, voyant leur air stressé, pincé, peu aimable. Dès qu’ils avaient quelques secondes, beaucoup d’entre eux s’installaient où ils le pouvaient, et travaillaient sur leur ordinateur portable. Leur autre indispensable outil était le téléphone mobile dont l’écouteur ne quittait plus leur oreille. Daniel était étonné de les voir. Il avait oublié ces mines hautaines et ces silhouettes élégantes, habillées de vêtements onéreux, parées de bijoux et d'accessoires encore plus chers. Il n’y avait pas si longtemps qu’il avait été écarté de la vie active, mais il se sentait bien éloigné de ce monde auquel il avait jadis appartenu, sans jamais y appartenir vraiment. Car, il n'avait jamais oublié son enfance démunie, il n'avait fait que passer dans un monde et une période plus fastes.

Dès son arrivée à bord de l’avion, il se mit à tout observer pour voir quelles nouveautés il y avait en cabine. Il sentait sa rupture et son retard sur tout, mais refusait ce fait et cherchait à combler le fossé.

Durant le vol, il pensa à l’Irlande. Ce pays avait toujours produit en lui une sorte de fascination, une attirance inexpliquée.

Le vol était parti tard dans la matinée. Il arriva en Irlande en début d'après-midi. A l'atterrissage, Daniel eut les premières images du pays par l'étroit hublot de l'avion. Une fois débarqué, il observa l’aéroport comme il l'avait fait à bord de l'avion. Tout était intéressant pour lui, rien ne lui échappait, même s'il ne comprenait pas toutes les nouveautés pour lui.

Il avait maintenant hâte de quitter l’aéroport pour enfin se trouver à Dublin. Ce ne fut pas bien long. Il faisait partie d’un groupe de voyageurs français, sans qu’il n’en connaisse aucun. Tous se retrouvèrent dans une navette qui les conduisit à leur hôtel, à Dublin. Arrivés à l'hôtel, chacun prit ses quartiers. Daniel fit de même mais, aussitôt qu'il eut posé ses bagages il sortit se promener. Il n'était pas question de rester enfermé dans un hôtel.

Dans un premier temps il marcha au hasard, posant les yeux partout. Tout apparaissait différent, les constructions, les devantures, les personnes. Dublin semblait être une ville plus calme que Paris. Il attendait de mieux la connaître. Il marcha comme il l'avait si souvent fait à Paris, mais d'un cœur différent. Il eut envie d'entrer dans un des nombreux pubs, mais il se dit qu'il valait mieux attendre le soir. Il ne voulait pas en gâcher la première impression, il préférait y aller après dîner, au moment où les gens se détendent après une journée de travail. Après avoir parcouru plusieurs rues, regardé des boutiques, flâné au hasard, il reprit le chemin de l'hôtel pour y dîner.

Il se retrouva à table avec d'autres Français venus avec lui. Durant le vol et le transfert à l'hôtel ils n'avaient échangé aucun mot. Une fois à table, la courtoisie demandait de discuter quelque peu avec ses voisins. Ne rien dire ou seulement "bonsoir" aurait été rustre. Beaucoup l'auraient fait, mais pas Daniel. Il eut la chance de se trouver avec des personnes sympathiques. Une conversation amicale se fit d'emblée, en même temps qu'une personne le reconnut. Depuis son passage au journal télévisé on lui demandait même des autographes. Inévitablement, la conversation glissa sur son action pour les sans-abri. Il aurait préféré pouvoir prendre du recul, mais il en fut autrement. Sa présence en Irlande intriguait aussi. On lui demanda la raison de son voyage, en précisant "sans vouloir être indiscret". Il y répondit en ayant l'impression de se justifier. S'il était resté un "monsieur tout le monde", cette question ne lui aurait été posée, et il ne se serait senti obligé d'apporter une réponse. Sa gêne fut probablement ressentie, un silence s'ensuivit. Peut-être pour l'interrompre, et peut-être par besoin d'expression, un voisin de table se mit à parler de lui-même.

- "Moi, je suis là pour oublier ma femme."

L'auditoire resta muet, mais une suite était attendue. L'homme avait bu. On le comprit à cet instant. Il continua.

- "Cette salope m'a trompé. Alors, je suis là pour l'oublier."

Il poursuivit, semblant soliloquer.

- "C'est une pourriture. Jamais j'aurais cru. … Et malgré ça, j'ai été tolérant. … Maintenant je dis que j'ai été con, oui. Quand je l'ai su, j'ai été mal pendant un bon moment. Je savais pas comment réagir. Et puis, comme je tenais à elle, je lui ai dit… t'as eu un moment d'égarement, je peux fermer les yeux. Mais, que ça ne se reproduise pas. … Et alors, savez-vous ce qu'elle m'a répondu, cette saleté ?"

Autour de lui certains semblaient captivés, d'autres atterrés. Une seule personne semblait amusée. Nul n'osa dire quelque chose. L'homme continua.

- "Vous savez pas ce qu'elle m'a répondu,  quand j'ai dit ça ? Elle m'a dit… Quoi ! Tu veux me mettre en prison ? Alors là, j'suis resté con. Non, mais, c'est vrai, quoi, ça vous laisse con des réponses comme ça. Je lui demande de ne plus me tromper, et elle me répond que c'est la mettre en prison. … Ça vous laisse pas con, ça ? Je m'attendais à ce qu'elle soit contente que je lui pardonne, et qu'on tourne la page, mais au lieu de ça cette poufiasse se rebiffe. Elle m'engueulait presque, cette traînée de merde. Tu veux me mettre en prison, qu'elle m'a dit ! Ça vous laisse pas con, ça ? Ça vous laisse con, je vous le dis !"

Les réactions restèrent muettes. On ne pouvait que tenter de les deviner sur les visages.

- "Alors du coup, j'ai compris. J'ai compris, bien sûr ! Forcément, on comprend avec ça. J'ai compris qu'elle avait eu plus d'un gigolo, cette putain, et qu'elle avait l'intention de continuer ! Plus tard elle me l'a dit. Et devant nos enfants en plus. Salope, va ! Ils étaient pétrifiés mes enfants. Saloperie de femme. Saloperie… Vingt ans de mariage… Mon grand ne veut plus parler à sa mère… Sale putain qui veut pas se tenir… ni morale ni tenue… Putasse d'entre les putasses…Traînée, va !"

L'alcool et le récit eurent raison de lui. Ses nerfs lâchèrent et il se mit à pleurer sur son bras replié sur la table. Il se releva près d'une minute plus tard, essuya son visage avec sa serviette, tout en se cachant. Il se leva de sa chaise, tourna le dos à l'assistance, et quitta la salle de restaurant.

- "Pauv' gars." dit l'un des touristes.

- "Bah ! C'est pas le premier, c'est pas le dernier. Pas de quoi en faire un drame." compléta un autre.

- "Ah bon ? Vous trouvez ?" sembla s'indigner une quadragénaire.

- "Ben oui. 'L'a qu'à faire de même et puis c'est tout."

- "C'est ce que vous feriez à sa place ?"

- "C'est déjà ce que je fais, si vous voulez le savoir."

La quadragénaire ne put répondre. Une plus jeune femme prit la parole. Elle semblait avoir une trentaine d'années.

- "Bon ben… elle avait besoin d'aller voir ailleurs, sa femme. Faut pas lui jeter la pierre. Faut la comprendre, la pauvre. C'est normal qu'elle veuille pas rester en prison. C'est sa faute à ce mec. Il est nul. S'il était pas nul au lit elle aurait pas besoin d'aller chercher le mâle ailleurs."

Nul ne répondit, mais le silence et les regards étaient désapprobateurs. Elle se justifia.

- "Ben quoi ! Me regardez pas comme ça ! Une femme a bien assez d'amour pour plusieurs hommes ! On déborde d'amour. On veut en donner, on est faites comme ça, quoi ! On peut avoir deux hommes comme on a deux seins. C'est de l'amour, quoi ! Et quand on en a comblé deux, on passe à deux autres qui ont besoin d'amour. Mais ils comprennent jamais ces machos. Faut toujours tout leur cacher, tout le temps. C'est fatiguant, quoi ! On veut être libres, maintenant, nous, les femmes."

La quadragénaire ne voulait abonder dans cette conversation. Cependant elle ne put s'empêcher de dire

- "Ne parlez pas pour tout le monde ! Parlez pour vous, si c'est ce que vous pensez. Mais, ne parlez pas pour toutes les femmes !"

Après ces mots elle voulut visiblement stopper cette conversation qui la répugnait. Le silence régna jusqu'à ce que les plats furent servis. Durant ce temps Daniel repensa à ce que la trentenaire avait dit. "Et voilà comment une femme adultère se justifie, avec des arguments qui semblent bons, comme l'amour. … Deux hommes comme on a deux seins. Si elle ajoute ses fesses elle pourrait avoir quatre hommes à la fois, alors. Qu'est-ce qu'elle pourrait ajouter encore ? Ses bras, ses pieds, ses lèvres ? Heureusement que toutes les femmes ne sont pas comme ça. Malheureusement les mauvaises font des émules."

  …/…

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/…

Ce moment fut pour Daniel celui de la conjonction de plusieurs idées. Il comprenait le drame qui était rappelé là. Celui de son existence l'avait rendu très réceptif. Il retrouvait une part de sa propre expérience, même s'il n'avait jamais connu la faim et encore moins une telle famine. Il était très sensible face à la peine, la faiblesse, l'impuissance, la détresse. Différentes idées lui venaient à l'esprit, éphémères, fugitives, mais qui ne manquaient pas de marquer leur passage. Elles étaient suffisamment puissantes pour être retenues. Leur vélocité faisait d'elles une sorte de message subliminal que l'on n’oublie jamais. Prenant toujours du recul, pensant à la faim dans le monde, en Afrique, en Asie, partout où elle pouvait hélas exister, il réfléchit longuement à l'humanité, à son évolution, à ce qu'elle aurait pu être, à ce qu'elle pourrait être encore.

Il passa en ce lieu un très long moment, probablement le plus long passé en un même endroit à Dublin. Il n'en partit que vers le soir, pour retourner à l'hôtel. En chemin il avait encore du mal à revenir à la réalité. Ses idées, ses réflexions, s'étaient détachées de la réalité ambiante. Elles avaient été poussées, avaient pris de la hauteur, mais la réalité les tiraient à présent vers le sol, les ramenaient à terre.

 

            A l'hôtel, il retrouva la joyeuse bande de touristes. Les uns et les autres se demandaient ce qu'ils avaient fait de leur journée. Ils se questionnaient, "as-tu vu ceci ?", "as-tu fait cela ?", et les informations circulaient.

Le programme des soirées était comme défini à l'avance. L'heure des repas à l'hôtel était à la française, peut-être par volonté de la direction. Les dîners laissaient le temps de discuter à table, avant d'aller dans un des nombreux pubs de la ville.

Au cours de ces soirées, Daniel eut la chance de pouvoir parler amplement de la vie en France et de la situation de l'emploi. Déconnecté de la vie active,  renfrogné dans le petit monde où il avait été poussé, il ne savait plus ce qu'étaient les réalités des salariés dans les entreprises. Il ne côtoyait plus que les sans-abri. Il vivait sur une autre planète et les salariés dont il ne faisait plus partie vivaient sur une autre. La présence des autres touristes lui permit d'avoir des échanges qu'il n'avait plus l'occasion d'avoir. Hélas, ce qu'ils rapportaient dans leurs conversations n'était guère rassurant sur la situation et ses perspectives. Daniel, sans qu'il soit d'un naturel pessimiste, comprenait qu'elle ne pourrait s'arranger en restant sur les mêmes lignes directrices. Bien qu'assez jeune, il avait vu en quelques années la situation globale se dégrader, lentement, mais sûrement. Même si le nombre des demandeurs d'emploi avait baissé durant un temps, d'autres problèmes latents se cachaient derrière les chiffres de vitrine politique, une vitrine permanente pour de constantes élections à venir. Daniel avait une capacité de l'intellect pour se projeter dans l'avenir. Il voyait les problèmes présents et ce qu'ils pourraient devenir dans le futur. Les perspectives qui se profilaient ne le réjouissaient pas du tout. Avec les autres touristes, c'était souvent à table que ces conversations commençaient. Ils étaient en vacances, mais la vie quotidienne des gens revenait dans leurs propos. Un soir, c'est au sujet des serveurs de l'hôtel qu'une discussion démarra. Trois personnes eurent un long dialogue et une quatrième personne y prit part de temps en temps.

- "Il n'est pas rapide ce service."

- "Non, ce n'est pas rapide, en effet."

- "Ils ne sont pas assez nombreux pour servir tout le monde."

- "C'est toujours le même problème, on ne met pas assez de personnel. C'est comme en France, l'hôtel cherche à réduire ses frais."

- "Mais nous sommes en Irlande, pas en France."

- "C'est pareil en Irlande. Ils ont aussi des charges à payer sur les salaires, comme chez nous. Non ?"

- "Si, bien sûr, mais pas comme en France."

- "Ah ? Connaissez-vous leurs charges ?"

- "Non, je dois avouer que je ne sais pas précisément, mais je crois qu'elles sont plus faibles qu'en France."

- "Vous n'avez pas tort, les charges sont plus faibles en Irlande. On peut difficilement faire pire qu'en France, nous sommes les champions pour ça."

- "Pour ça quoi ?"

- "Pour les charges à n'en plus finir. N'est-ce pas ce qu'on dit ?"

- "Si. On a raison de le dire."

- "Ah çà, oui ! Mais, il n'y a que les professionnels pour s'en rendre compte. Pour le comprendre, il faut travailler dans un service du personnel ou une administration, un emploi en rapport avec les charges et les difficultés des entreprises. Le grand public ne sait pas vraiment."

- "Non, en effet. Et les soi-disant trente cinq heures, fichent la pagaille encore plus."

- "Mais pourquoi dites-vous ça ? Beaucoup de monde en profite."

- "Oui, mais pas tout le monde. Pour parler franchement, j'appelle ça de la poudre aux yeux, comme on dit."

- "C’est vrai. Dans certaines sociétés et dans certains postes on en profite. C'est dit sans parler des fonctionnaires qui en profitent bien aussi. Mais, d'autres n'en profitent pas du tout. Pour eux, les trente cinq heures sont un leurre."

- "Pour qui par exemple ?"

- "Eh bien, si vous posez cette question, c'est que vous devez en profiter, des trente cinq heures."

- "Mais oui, j'en profite. C'est normal. Vous en profitez aussi. Non ?"

- "Ah çà, non alors ! Et puis, tout le monde n'y est pas encore, aux trente cinq heures. Pour un tas de petites boîtes ça ne sera pas avant un moment. De toute façon, ce sont des mots en l'air en ce qui me concerne. Pour moi, les trente cinq heures, c'est plutôt entre cinquante et soixante-dix."

- "Parce que vous êtes cadre, peut-être. C'est pour ça ?"

- "Mais non. Cadre ou pas tout ça est un leurre. C'est vrai que la plupart des cadres n'ont pas de badge pour compter leurs heures, mais, même parmi les autres salariés, tous n'en profitent pas. C’est un piège pour trop de gens ces trente cinq heures. En tout cas c'est mon avis.”

- “C'est le mien aussi. Et puis, là n'est pas la question. Faire trente cinq heures ou plus ne résoudra pas le problème du chômage. Là est la vraie question à débattre, celle du chômage. On nous a dit que la semaine des trente cinq heures a été faite pour ça, pour réduire le chômage, mais c’est une fausse réponse. C’est fait pour aveugler. En fait, on ne veut pas perdre ce que rapportent les charges et la fiscalité. On ne baisse ni l'un, ni l'autre, ni rien de ce qui entre dans les caisses de l'Etat. Que ce soit la contribution Machin ou la taxe Bidule, c'est la même chose, comme avec toutes les arnaques inventées. C’est pourtant ça le vrai problème, c’est ça qui bloque l’économie depuis longtemps. Et comme on doit faire croire que quelque chose est fait, alors on nous a pondu les trente cinq heures en disant que ça va créer des emplois. En réalité, ça ne fait pas embaucher davantage. C’est trop cher, trop compliqué d'embaucher. Alors il n'y a pas de nouveaux salariés. Ceux qui avaient déjà un job récupèrent leur temps, mais on n’a pas résolu le problème du chômage. Pour preuve il suffit de voir qu'il y a encore des millions de chômeurs.”

- “C’est exactement ce que je pense. Je n'ai pas peur de dire que tant qu’ils ne voudront pas lâcher leur racket, on n’aura pas avancé dans le problème du chômage. Et en plus, il y a des salariés qui ne récupèrent même pas le temps qu’ils font au-delà de trente cinq heures, un temps qui n'est même pas payé. Je pense au personnel hospitalier, par exemple. Alors, du temps qu'on ne vous paie pas, qu'on ne récupère pas, il faut appeler ça par son nom, c'est du bénévolat.”

- "Oui, vous avez raison. Je ne travaille pas en milieu hospitalier, mais c'est aussi mon cas. Je ne peux même pas râler sinon je me ferais mal voir, on me le fait bien comprendre. Si on tient à son boulot on la ferme, c'est mon cas. Je la ferme parce qu'à mon âge je ne trouverai plus rien."

- "Mais enfin, je rêve ! Qu'est-ce que vous dites tous les deux ? La situation n'a pas été aussi bonne depuis des siècles !"

- "Alors ça, c'est très drôle. La meilleure situation depuis des siècles ! Tu n’es pas vieille de plusieurs siècles, toi. On voit que tu es jeune. Tu n'as rien connu d'autre."

- "Oui, vous êtes jeune et vous avez la chance d'avoir un emploi qui vous procure des ressources, tout en profitant des trente cinq heures. Mais, il ne faut pas prendre ce cas pour une généralité."

- “Ah çà, je ne vous contredis pas.”

- "Sans parler des trente cinq heures, avoir du travail est déjà une chance. Je vois que vous le savez. C'est déjà un problème que ce soit une chance, parce que ce devrait être normal, commun, pas une chance."

- "Absolument. Car il ne faut pas oublier les deux millions et demi de demandeurs d'emploi qui restent encore. Et, deux millions et demi est le chiffre officiel, toujours revu à la baisse. En plus, le chômage recommence, c'est même admis officiellement. Alors, cette situation qui n'aurait pas été aussi bonne depuis des siècles, ce serait plutôt le contraire. En vérité elle n'a pas été aussi mauvaise depuis des lustres."

- “D'accord, OK, c’est vrai, je ne dis pas le contraire. Mais, c’est quand même bien d’avoir baissé le temps de travail. C’est ça que je veux dire.”

- “Là-dessus, personne n'a dit le contraire. En fait, tu parlais des trente cinq heures alors qu'on a parlé du chômage que ça devait résoudre. On en a parlé parce qu'on en a gros sur le cœur. Mais, c’est bien quand même ces trente cinq heures.”

- "Si vous le pouvez, il faut en profiter autant que possible, de ces trente cinq heures. Ce n'est pas donné à tout le monde. Et lorsqu'on peut en profiter, ça ne dure pas tout le temps. Croyez-moi."

- “Oui,… je sais. Je compte bien en profiter. Justement c’est pour ça que je voyage. Après je ne sais pas ce que ça sera. Et ça passe vite.”

- “Vous avez compris l'essentiel."

- “D'autant plus que la situation n’est pas en train de s’arranger.”

- “C'est bien vrai, ce n’est pas en train de s’arranger. Quand je me suis retrouvé au chômage, j'avais quarante ans et personne ne voulait plus de moi. Ça a duré des années. C'est à ce moment que j'ai compris les problèmes. Ce n’est pas en train de s’arranger. Qui veut manger doit créer son travail. Mais, il faut encore le pouvoir. Si on le peut, il faut le faire, car on n’a pas d'autre choix. Dans mon cas, plus personne ne m’aurait embauché."

- "C'est là que tu as créé ton entreprise ?"

- "En effet. Je n'avais pas d'autre choix. C'était ça ou me retrouver tôt ou tard à la rue. Mais, ça n'a pas été facile avec tout ce qu'il faut faire comme démarches, et tous les frais à payer. Les premières années on nous prélève la moelle à tous les points de vue. On pompe notre argent autant qu'on épuise notre énergie. On paye en tant qu'entreprise, on paye en tant qu'individu, il ne nous reste même plus de quoi manger. On ne travaille même plus pour soi, il nous reste moins d'argent que ce qu'on verse en charges, impôts, taxes et contributions diverses. En tant qu'entreprise et particulier on paye jusqu'à rester en slip. Et il ne faut pas compter sur une remise de peine, on m'en a refusée plus d'une. La rançon doit être payée. On peut compter sur eux pour qu'ils nous rackettent, c'est ça et rien d'autre."

- "En ce qui vous concerne, trente cinq heures est une limite théorique qui ne s'applique pas à vous."

- "Hélas, et je ne suis pas le seul dans ce cas. Beaucoup de personnes travaillent au-delà de trente cinq heures. Je ne parle pas spécialement des cadres, il y a d'autres salariés comme le sont beaucoup de gens."

De manière inattendue, la conversation se tourna vers Daniel.

- "Que pensez-vous de tout ça, monsieur Arnaud ?"

Daniel les avait écoutés attentivement, mais il ne s'attendait pas à ce qu'on lui demande son avis. Il était en fait très gêné par la question. Il avoua franchement son embarras.

- "A mon grand regret, je fais partie de ceux qui ne sont plus dans le monde du travail. En toute franchise j'en ai honte. Je me sens un peu écarté des réalités du terrain telles qu'elles sont aujourd'hui."

- "Mais, vous connaissez bien tout ça. Ce ne sont que les nouveaux détails qui vous échappent."

- "C'est probable."

Il ne sut que dire de plus. On comprit alors sa gêne et la conversation continua. En d'autres circonstances elle n'aurait même pas eu lieu, mais l'atmosphère conviviale des vacances avait rapproché les gens. Ils discutaient sans retenue.

- "Moi, je me demande ce que tout ça va donner dans quelques années. J'ai cinquante ans, j'ai connu les belles années, le travail et l'insouciance. Mais, depuis trente ans, tout ça dégringole. Ça se fait lentement, mais sûrement. Je ne sais pas ce que sera demain, mais je l'imagine. Si je le peux, je mettrai de l'argent de côté pour ces jours à venir, parce que je les redoute."

- "Eh bien. A vous entendre, on dirait que le monde est fini. Allons, allons, y'en a qui sont heureux autour de vous !"

- "Oui, heureusement. Mais, on parle d'expérience alors que tu ne te rends pas compte de tout. Tu sors de l'école, tu as l'âge qu'il faut avoir en ce moment. Tu gagnes ta vie, tu es heureuse, et c'est bien. C’est comme ça que ça doit être, mais ce n'est pas le cas pour tous. Beaucoup vivent des difficultés sans pouvoir s'en sortir. On a connu les difficultés et d’autres les connaissent encore. On en a assez."

- "Quand on sait comment c’était avant, on a du mal à accepter la situation d’aujourd’hui. Dans mon exemple, si je perds mon emploi je ne crois pas que je pourrais créer une entreprise comme vous l'avez fait. Tout serait fichu pour moi, alors que dans le temps on pouvait travailler jusqu’à la retraite, ce qui est normal."

- "Rien n'est plus pareil. Je me souviens d'un temps où on pouvait quitter un emploi un jour et en commencer un nouveau le lendemain. C’était possible à tous, jeunes et vieux."

- "Mais, ça, il y a longtemps que c'est fini."

- "Eh oui, c'est ce que je te dis."

- "Maintenant ce n'est plus la même situation. Il n'y a plus d'emploi pour tous parce qu'on ne peut plus embaucher comme avant. Et on ne peut plus entreprendre."

- "Je le vois bien dans mon entreprise. Je n'emploie que des jeunes parce qu'il y a des mesures d'allégement de charges pour eux. On n'en a fait que pour les jeunes au lieu de le faire pour tout le monde. Ç'aurait pourtant été mieux. Maintenant, ce ne sont plus des contrats "emploi jeune" qu'il nous faut, mais des contrats "emploi vieux". Ils seraient bien assez stupides pour nous inventer ça aussi, au lieu de prendre les mesures globales qu'il faudrait."

- "Mais c'est bien d'avoir créé des mesures pour les jeunes. Avant on leur reprochait leur inexpérience et un tas de choses."

- "On est bien d'accord, on n'a pas dit le contraire. C'est bien qu'ils aient fait des allégements pour les jeunes, mais il fallait le faire pour tout le monde. Il y aurait eu des emplois pour tout le monde."

- "Bon, tu emploies des jeunes. Et alors ? Qu'est-ce que ça change, des jeunes ou des vieux ? Tu as l'air de te plaindre en disant que tu n'emploies que des jeunes."

- "Mais oui, je me plains. Forcément, je me plains. Parce que les moins jeunes veulent aussi travailler. C'était mon cas quand j'étais au chômage, avant de créer mon entreprise. Et il y en a d’autres comme ça. Il faut y penser aussi. Et je me plains parce que je ne peux pas recruter des moins jeunes pour leur expérience. C'est ainsi parce que, économiquement, je ne tiendrais pas. Les charges sont trop fortes. Je voudrais embaucher et je ne peux pas. Je suis empêché et il y a des tas de gens au chômage. Si tu veux encore savoir, la législation et toutes les mesures qu'ils nous ont inventées, j'ai passé plus de temps à les éplucher plutôt qu'à faire mon boulot. C'est ainsi en général, pas seulement de l'emploi des jeunes. Toutes leurs absurdités de lois prennent plus de temps et d'énergie que la production. C'est un comble. Alors forcément, je me plains."

- "Alors ça je vous comprends. Et puis vous savez, mademoiselle, ça ne fait pas plaisir de devoir fiche les jeunes à la porte lorsqu'ils arrivent à la limite d'âge. Dès qu’ils ont vingt et quelques années, je ne sais plus au juste, les patrons les mettent dehors parce qu’ils ont atteint l’âge limite pour les allégements de charges."

- "Vous les fichez à la porte !?"

 …/…

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/…

La suite du repas remit de l'ambiance exclusivement vacancière, autant dans les esprits que dans les conversations. La suite de cette soirée se fit dans un autre pub.

 

            Pour Daniel la semaine passa très vite. Il regretta de n'avoir pu voir l'Irlande en dehors de Dublin. Ses moyens étaient très limités, trop pour pouvoir louer une voiture ou faire une excursion. Il aurait aimé voir toute l'île irlandaise. De ces vacances qu'il n'aurait pu s'offrir, c'était son principal regret.

A Dublin, la semaine qui lui avait été offerte lui avait permis de bien visiter la ville. Il avait apprécié le quartier de Temple Bar, un quartier rénové dans les années 1980, qui compte parmi les lieux dits "branchés" de la ville.

Il fut très surpris à la vue du Dublin Castle, qui abrite le parlement irlandais. Un œil exercé pouvait comprendre que plusieurs constructions de diverses époques le composaient. Au premier regard, Daniel fut surpris par les couleurs vives d'une partie des constructions. Il put aussi visiter l'intérieur du parlement, entre deux sessions parlementaires. Il en compléta la visite en se promenant dans ses jardins.

Outre les lieux et les visites, il eut aussi l'occasion de discuter avec les habitants, et savoir un peu ce qu'était la vie a Dublin.

Ce fut une semaine qu'il dévora, et qui le ramena à sa vie antérieure, avant qu'elle ne bascule du jour au lendemain dans le chômage et le manque d'argent. A la fin de la semaine, il avait un peu retrouvé sa personnalité, une personnalité qu'il avait oubliée. Il ne s'en rendit compte qu'au moment du retour, lorsqu'il se rappela la situation qu'il avait laissée à Paris, et l'homme qu'il était avant de partir.

Il pensa à son époque "normale", comme il la qualifiait. Puis à celle de son chômage et ce qu'elle avait fait de lui. La comparaison, la confrontation, du passé et du présent, lui faisaient comprendre avec contraste comme les éléments d'une vie peuvent forger une personnalité ou des réactions, des raisonnements, dans un sens ou dans un autre. Selon les événements et le vécu, la personnalité s'en trouve différente. Tout en étant une même personne, on peut être quelqu'un, ou quelqu'un d'autre, bien que, fondamentalement, on ne change pas, sauf à le vouloir.

 

            Le moment du retour fut pour Daniel celui d'un regret qui ne le quitta plus. C'est vraiment le cœur peiné qu'il quitta Dublin pour l'aéroport. Il rentrait en France avec les personnes qui avaient fait le même voyage que lui. Leur présence lui permit d'être accompagné d'une ambiance allègre, ce qui atténuait un peu sa mélancolie.

Durant le vol de retour, comme à l’aller, il apprécia tout ce qu'il pouvait voir à travers le hublot.

Un peu avant l'arrivée à Paris, il repensa à ce qu'il avait laissé en partant. Il songea aussi au plaisir de revoir ses amis. Il se demandait en même temps quelle impression il aurait en retrouvant Paris. Il n'était parti que huit jours, mais il n'avait plus voyagé depuis longtemps. Il supposait que l'impression, au retour à Paris, serait à la hauteur du dépaysement eu en Irlande. Ce fut en effet le cas. Ces huit jours lui firent l'effet de huit mois, tant il avait perdu l'habitude de voyager.

- "Ça me fait bizarre de retrouver tout ça." se dit-il.

En effet, dès l'arrivé à l'aéroport, il retrouvait dans les couloirs les personnes pressées, avec leur téléphone mobile, leur ordinateur portable dans une serviette en bandoulière sur l'épaule,  prêts à dégainer l'un ou l'autre, et surtout leur air sérieux et peu engageant. Il n'aurait voulu adresser la parole à aucun d'eux.

Le plus rapidement possible il sortit de l'aéroport. Il voulait retrouver la capitale au plus vite. Durant le trajet de l'aéroport à Paris, il retrouva dans les transports en commun des visages fatigués, des personnes qui s'endormaient sur les sièges, d'autres qui semblaient moroses. Nul n'avait de sourire. Nul ne parlait à quelqu'un d'autre. Tous étaient dans leurs pensées, regard au loin, ou a demi endormi. Les seules paroles qui pouvaient parfois s'entendre étaient celles des rares personnes qui se déplaçaient ensemble ou téléphonaient. Le temps gris accentuait encore le sentiment de tristesse de vivre qui se dégageait.

Daniel observa le tout avec plus de recul encore. Son voyage le lui avait fait prendre.

 

Arrivé chez lui, il fut encore sous l'effet de la surprise que procure le fait d'avoir habité ailleurs. Son appartement n'avait pas le même aspect que la chambre d'hôtel. Il retrouvait avec un autre regard tout ce qui lui était si familier d'ordinaire. Cependant, son mode de vie refit surface, trop vite, balayant peu à peu ce qu'il avait encore en tête de l'Irlande. Il s'employa à défaire ses bagages, puis à des tâches domestiques. Il ressortit ensuite, poussé par l'envie de revoir Paris et ses rues. De plus, les besoins alimentaires lui imposaient un ravitaillement en produits frais. En partant, il jeta un œil dans sa boîte aux lettres. Elle débordait de publicités diverses et quelques courriers. Il tria rapidement le tout et y reconnut une enveloppe de sa banque. Avant même de l'ouvrir, il comprit qu'elle était la correspondance la plus urgente. L'ouverture lui confirma l'urgence. Il lut la lettre tout en marchant dans la rue.

"Monsieur,

Nous constatons en nos livres que votre compte est débiteur de 10,22 francs, soit 1,56 euros. Veuillez vous en acquitter sous huitaine, de même que la somme de 560 francs, soit 85,37 euros, correspondant aux frais de relance et d'inscription à la Banque de France. Veuillez noter que vous êtes interdit de chéquier dès ce jour. Les formules de chèques encore en votre possession doivent immédiatement être restituées à votre agence. Le directeur d'agence, Chantal Gaillard."

Il s'interrogea aussitôt sur les raisons de ce découvert bancaire inattendu. Il lut les dernières opérations, fournies avec le courrier, et il comprit.

"Ils ont versé mon indemnité chômage avec du retard. Et la banque a encore joué avec les dates de valeur. Je suis interdit bancaire à cause des uns et des autres, les salauds. Je n'y suis pour rien, salauds !… Saleté de banque ! Je suis client depuis des années sans jamais de découvert… me faire ça pour si peu ! Ils pouvaient le prendre sur mon compte épargne. Tous des salauds. Et je dois 560 francs de frais, en plus. Voleurs !"

Il fut profondément contrarié mais tenta d'oublier ce nouveau problème, au moins le temps d'une journée, celle du retour. Il mit la correspondance dans une poche,  mais rumina encore le long du chemin.

"Faites moi la peau, allez-y. Tout existe pour spolier les gens et les dépecer. Bande de voyous. … Chantal Gaillard, directeur d'agence. C'est nouveau, ça. Elle était adjoint du directeur d'agence jusqu'ici. Est-ce qu'elle aurait eu la peau de son directeur ? Elle l'a étouffé dans la salle des coffres, ou elle a savonné l'escalier ? Je n'aurais pas eu ce problème avec l'ancien directeur. C'est dingue comme peut peser une seule personne, en bien ou en mal. Chantal Machin, directeur. Quelle connerie. Directrice c'est pas assez bien ? Elles vont se dire infériorisées, mais elles s'infériorisent d'elles-mêmes. Quelles conneries. … Frais de relance… Ils ne m'ont envoyé que cette lettre, même pas en recommandé. Voleurs."

Il fut tiré des ses pensées en arrivant au mini-marché. Penser à ses achats et dire quelques mots à la caisse l'aida à distancer la bonne nouvelle qui l'avait accueilli. Heureusement, il avait encore assez d'argent liquide pour payer.

Sur le chemin du retour, sans plus tarder il alla retrouver Lise à l'endroit où, fidèle à ses habitudes, elle serait là. De loin ils se firent signe l'un à l'autre en se voyant. Lorsqu'il arriva près d'elle, elle le saisit par les bras en le tenant à peu de distance.

- "Laisse que je te regarde." lui dit-elle. Après une seconde, elle reprit.

- "T'aurais pas un peu grossi mon gars ? Non, c'est pas ça. T'as meilleure mine, c'est tout. C'est ça. T'as meilleure mine."

- "Et toi, comment vas-tu ?"

- "Comme d'habitude mon gars, comme d'habitude. Je sais que t'es parti une semaine, sinon je ne serais pas capable de dire combien de temps t'étais plus là. Les jours dans la rue sont tous les mêmes. Ils passent, et on ne sait plus combien ça fait. Tu m'as manqué. J'ai l'impression de ne pas t'avoir vu pendant longtemps."

- "Moi aussi, Lise. Moi aussi. Et Anne ? Où est-elle ?"

- "Elle va pas tarder. C'est l'heure ou ils passent pour nous emmener au centre d'hébergement. Elle sera contente de te revoir mon gars."

- "Moi aussi je suis bien content. Vous ne viendrez pas dîner à la maison ce soir, alors ?"

- "Le voyage ne t'a pas changé. T'as toujours le cœur sur la main. Ça sera pour une autre fois."

- "Demain, alors. Vous viendrez toutes les deux."

Juste à ce moment on entendit Anne appeler Daniel. Elle arriva près d'eux.

- "Anne ! Je suis bien content de te revoir. Vous n'avez pas trop mauvaise mine toutes les deux."

- "C'est beaucoup grâce au centre d'hébergement. On y est toutes les nuits, pour l'instant. On peut s'occuper de nous là-bas."

- "On en profite avant que ça s'arrête. Ils fermeront à la fin de la saison, comme chaque année."

- "Ça me fait mal d'entendre ça. On va reprendre ce qu'on a entamé. Vous me raconterez tout demain, tout ce qu'il y a eu pendant mon absence. Pour l'instant je débarque."

- "Débarque mon gars, débarque. Nous on va se faire embarquer. Tiens, voilà la camionnette qui arrive."

- "On en parlera demain, Daniel. Tu peux compter sur nous."

- "J'y compte bien. Allez-y vite. Loupez pas le coche."

- "A demain Daniel !"

- "A demain !"

La porte du véhicule se referma sur ces derniers mots. Plusieurs autres personnes étaient à l'intérieur, emmenées ainsi tous les soirs. Elles recevaient un repas chaud et passaient la nuit dans les locaux d'une association caritative. …/…

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/…

- "Oui… Bonjour, c'est un appel de Francommunications. Francommunications baisse ses tarifs de téléphonie mobile. Avez-vous un mobile, monsieur Arnaud ?"

- "Non, je n'en ai pas. Si vous m'appelez pour des propositions commerciales, je ne suis pas intéressé."

- "Si vous avez peur de vous engager sur un abonnement, ou si c'est un peu cher, alors Francommunications lance Mobilacard. C'est sans engagement, sans abonnement, vous pouvez recharger deux cents francs, c'est utilisable dans les trois mois, ou alors, si vous voulez dépenser moins, il y a cent cinquante francs, utilisable dans les deux mois, ou encore…"

- "Ça suffit ! Basta ! Je vous ai dit que je ne suis pas intéressé."

- "…il y a encore moins cher…"

- "Moins cher ? C'est valable combien de temps vous m'avez dit, pour deux cents  francs ?"

- "Trois mois, et…"

- "Deux cents francs, trois mois."

- "Donc, pour deux cents francs valables un trimestre, ça fait huit cents francs à l'année. Et c'est valable combien de temps pour cent cinquante francs ?"

- "Deux mois."

- "Alors, ça fait neuf cents francs à l'année. C'est ça que vous appelez moins cher ?"

- "Ben… c'est à dire que… c'est plus économique si vous dépensez plus, ça vous fait dépenser moins."

- "C'est ça, c'est très clair."

- "Mais, pour ceux qui peuvent pas payer beaucoup, Francommunications a pensé à eux…"

- "A eux qui vont dépenser plus, c'est encore très clair. Au revoir monsieur !"

- "C'est à dire que… on n'est pas obligé de recharger si…"

- "J'ai dit au revoir !"

Il raccrocha en même temps qu'on sonna à la porte. Les idées encore dans la conversation téléphonique, il alla ouvrir. Un homme se présenta.

- "Monsieur, bonjour. Snopp Câble, service technico-commercial. On m'a dit que vous avez des problèmes de réception télé, et Internet aussi."

- "Ah oui, en effet. Ça fait bien longtemps que je vous attends. Je ne savais pas que vous veniez aujourd'hui."

- "Moi non plus. J'étais dans l'secteur, vous êtes sur ma liste, alors j'ai tenté. Alors qu'est-ce qui va pas ?"

- "Vous l'avez dit."

- "Problèmes de réception télé et Internet. Bon, alors, on a testé la ligne, chez nous y'a pas de problème. Allumez la télé, pour voir."

Il entra dans l'appartement sans qu'on l'y ait invité. Il salua au passage Lise et Anne.

- "M'sieurs dames… Bon appétit. C'est fini on dirait. Bonne digestion alors."

Il regarda ensuite les images télévisées, passa d'une chaîne à l'autre, semblant dubitatif. Vérifier le fonctionnement de l'Internet ne lui sembla pas utile. Daniel profita de sa présence pour quelques autres réclamations.

- "Je trouve que les installateurs ont fait un travail de cochon dans la copropriété. C'est un choix de la copro. Moi je n'aurais pas choisi d'être câblé, je le dis franchement. En perçant le mur, ils m'ont fait un trou énorme pour passer un simple câble. Et la réception était meilleure avec les ondes hertziennes."

Le technico-commercial prit alors un air souriant et commercial pour expliquer, sur un ton plaisant

- "Je vais vous dire ce qui ne va pas. Ce qui n'est pas bon c'est que, la copro, elle a pas payé assez cher. Les prises, vous les avez pas payées assez chères. Elles sont pas de bonne qualité…"

- "Ah, la copro n'a pas payé assez cher… C'est donc ça, le problème ! Des prises TV facturées à trois cent cinquante francs l'une, c'est pas assez cher. C'est de la mauvaise qualité, à ce prix. Mais, c'est vous qui les avez fournies et facturées, non ?"

- "Oui mais, comme je viens de vous le dire, on a cherché le meilleur marché. Mais, c'est pas assez cher. Si vous voulez mieux, il faut faire revenir notre équipe d'installateurs pour qu'ils équipent tout l'immeuble avec des prises meilleures. Là vous aurez une bonne réception."

- "Voilà ! C'est ça ! C'était pas assez cher pour la réception. Faut tout refaire, et tout repayer ! Mes voisins seront sûrement assez cons pour le voter, j'en ai peur. C'est formidable ! Alors, si c'est ça que vous avez à me dire, je vais vous recevoir comme vos programmes, c'est à dire mal. Dehors, monsieur !"

- "Allons, faut pas s'fâcher, y'a pas de problème. En tout cas, on a testé la ligne, ça vient pas de chez nous. Voyez avec le syndic, s'il peut faire quelque chose."

- "Le syndic, évidemment. Encore un qui sait où se trouve son intérêt. Il est comme vous, il nous ferait repeindre l'immeuble dedans dehors tous les six mois, puisqu'il prend des honoraires sur les travaux. Au revoir monsieur."

- "Bon ben… si vous le prenez sur ce ton. Moi, je vous ai fourni une solution."

Il ferma la porte courroucé.

- "C'est dans la série on-vit-une-époque-formidable." dit Lise. "Quoi que tu fasses, t'es arnaqué ici et là. Si t'as du pognon et que t'en as rien à foutre, comme beaucoup de gens, tu sais même pas tout ça."

- "Et si tu sais, tu ne peux rien faire et tu passes pour un con. Beaucoup de gens paient pour ne pas se casser la tête, et c'est tout. Ils paient, et l'arnaque professionnelle continue depuis des lustres."

- "Si on croit échapper aux ennuis en sortant de la rue, on se trompe." conclut Anne.

 

            Le jour prévu un assez grand nombre de personnes vint au rendez-vous. Leur volonté n'était pas trop émoussée et beaucoup attendaient la suite. Lorsque tous furent arrivés et se furent salués, Daniel s'adressa à eux.

- "Les amis, la dernière manif a été terrible. Avec tous les événements, on n'a pas eu le temps de discuter entre nous et décider de la suite, comme on l'a fait à chaque fois. Et puis, avec les morts qu'il y a eu, il valait mieux laisser passer un peu de temps avant de nous réunir. Maintenant, il est temps de décider de la suite. On peut décider de tout arrêter, ou décider de continuer."

- "Moi je suis là pour continuer !"

- "Moi aussi. Pour arrêter, je serais même pas venu."

Les approbations renseignaient déjà sur l'opinion d'une partie du groupe. Mais, ce n'était pas l'unanimité. A ceux qui voulaient continuer, Daniel voulut préciser clairement que ce ne serait pas sans danger.

- "Il faut rappeler qu'on a eu des morts, et Georges a été assassiné. Alors, nous devons être bien conscients de tout ça. Continuer veut dire prendre le risque de voir d'autres morts. Je ne dis pas ça pour vous décourager. Je le dis pour qu'on fasse un choix en connaissance de cause."

- "On le sait tout ça ! Faut qu'on continue !"

- "Hé ! Parle pas pour tout le monde ! Y'en a peut-être qui ont un autre avis."

- "C'est vrai. On peut pas nier tout ça. Y'a danger, quoi !"

- "Mais, si on baisse les bras, y'a danger aussi, et pire encore. Se faire tuer dans une manif ou par des tueurs, ça fait moins de morts que dans une situation comme la nôtre, qui dure depuis des années et des années. Et ceux-là, ceux qui meurent de faim ou de froid dans la rue, personne ne les compte jamais."

L'argument était fort et clair. Les approbations qui suivirent étaient à sa hauteur. Mais, malgré cela, l'opinion restait bien partagée, plus que les fois précédentes.

- "Faire des manifs, revendiquer, ça c'est une chose les gars. Mais on peut pas risquer notre peau."

- "Si tout le monde dit comme toi, on ne fera rien, jamais rien. Et tous les pourris pourront toujours faire ce qu'ils veulent."

- "Y'a pas que les pourris. A la dernière manif, c'est pas eux qui ont fait des morts. On aura encore ces p'tits cons de casseurs, c'est couru d'avance."

- "Petits cons, mais très dangereux."

- "C'est ça qu'je dis. Et on les aura encore. Et là ? Hein ? Là, on aura combien de morts encore ? Hein ?"

- "Mais alors fais rien. Mais pourquoi t'es là ? Hein !? Pourquoi t'es venu ? Baisse les bras, et ton froc. Vas-y ! Si tu crèves pas dans une manif, tu crèveras de toute façon dans la rue, pire qu'un clebs, et beaucoup d'autres avec toi."

- "Eh dis, ça va, hein ! Moi j'veux pas y laisser ma peau. Et puis cette pourriture de société, moi j'm'en fous. Dans la rue j'ai la paix, moi. Avant j'l'avais pas. J'me suis battu contre des moulins, et bien avant le jeunot là. Tout ça pour rien récolter, sauf de la merde. Alors j'y retourne pas. C'est tout."

- "Tu fais comme tu veux. T'as qu'à pas venir. T'auras rien à faire."

- "Ben moi non plus, j'viendrai plus."

- "Et moi non plus. Ils ont raison. Qu'est-ce qu'on a obtenu, hein ? On a fait j'sais pas combien de manif. C'est quoi le résultat ? Hein ? On a eu des clamsés prématurés. C'est tout. Le jeunot là, c'est lui qui nous a menés dans cette merde. Avant, on était peinard."

Des rumeurs indiquaient que d'autres partageaient ce point de vue. Toutefois la parole revenait aux défenseurs du mouvement.

- "Ah vous êtes beaux vous autres, tiens ! Vous étiez peinards, vous dites ? Et le jour où on obtiendra quelque chose, vous allez encore rester peinards dans la rue, ou alors vous allez réclamer une part de ce qu'on aura eu ? Hein ? On aura bataillé pour vous, et d'autres seront morts peut-être, et vous, vous serez restés peinards. Vous nous foutez la honte, ouais !"

Les approbations de ces dernières paroles étaient un peu plus fortes que les autres. Mais, Daniel sentait déjà que rien ne ferait changer l'opinion divisée du groupe. Des détracteurs avaient déjà une opinion faite et n'en changeraient pas. D'une certaine manière, il préférait que ces personnes ne changent pas d'avis, parce qu'en cas de problème elles ne manqueraient pas de lui en faire le reproche, voire l'accuser. Il venait d'en avoir la démonstration, on venait de lui dire qu'il avait conduit à ces problèmes. Depuis le début de leur action il n'avait jamais eu aucun reproche, certainement pas une accusation. Mais, ce qu'il venait d'entendre l'avait blessé. Il ne disait rien, continuait à écouter le groupe s'exprimer, et sans l'influencer. La contradiction se prolongeait.

- "Ceux qui veulent pas, on les oblige à rien. Venez pas et c'est tout. On n'a jamais forcé personne. Merde à la fin !"

- "C'est vrai ça. On force jamais personne. Vous voulez rien faire mais si on obtient quelque chose vous profiterez de ce qu'on aura fait pour vous. Alors au moins venez pas nous faire chier. Si vous voulez pas nous aider alors restez dans votre merde, mais venez pas foutre la trouille aux autres. A force, vous allez nous foutre la poisse même."

- "Elle a raison la demoiselle, là. Laissez ceux qui veulent continuer. Venez plus et c'est tout."

- "Nous on veut continuer ! Même si on en crève ! Au moins on sera mort pour quelque chose. Autrement on sera mort pour rien, sans avoir rien fait. Alors mourir pour mourir, j'aime autant que ça serve à quelque chose."

- "Je suis d'accord avec ça, moi aussi ! Et puis merde, c'est Daniel qui est le premier visé. C'est pas vous. C'est lui que les tueurs veulent buter, pas vous, minables !"

- "Traite pas les autres de minables toi !"

- "C'est pas sans raison s'il vous a traités de minables ! Et vous ? Hein ?  ! Vous entendez ce que vous dites ? Vous dites qu'on vous a foutus dans la merde ! Faut pas dire ça non plus ! Daniel et nous, on se bat pour sortir de la merde justement. Et puis c'est nous qu'on est venus le chercher. J'm'en rappelle. Alors faut pas dire que c'est d'sa faute si on est dans la merde. C'est nous qu'on l'y a mis, oui."

- "C'est vrai ça. Faut être juste."

- "Maintenant y'en a assez. Assez parlé des trucs à pas dire. Ceux qui veulent pas être avec nous, vous n'avez qu'à vous tirer. C'était pas la peine de venir. Nous on est ceux qui veulent faire quelque chose. Alors on décide de ce qu'on va faire, et c'est seulement ceux qui voudront qui viendront. C'est tout. Ça s'arrête là."

Les approbations se faisaient entendre, assez pour que ces derniers mots soient le terme de cette discussion.

- "Alors dans ces conditions j'm'en vais !"

- "Moi aussi !"

- "Moi aussi !"

Plusieurs personnes partaient, emboîtant le pas aux premières. Plus d'un tiers des personnes était parti. Le groupe restait maintenant en faible nombre, mais tous partisans de continuer leur action.

- "Excuse Daniel. Nous on est pas d'accord avec ce qu'ils ont dit. On sait bien que c'est pas toi qui nous a foutus dans la merde. C'est plutôt nous qu'on t'a foutu dedans, nous on le sait."

- "Je sais bien que vous n'êtes pas de cet avis. Mais vraiment c'est blessant. Tout ce qui a été fait, pour récolter ça, vraiment .... Je ne sais pas comment dire."

Le silence compatissant du groupe répondait à son état d'âme.

- "Dis rien Daniel. Allez, va, n'y pense plus. … Allez, on reprend les débats, s'il vous plaît."

Après encore un court silence les échanges reprirent.

- "Faut absolument qu'on reprenne la lutte. On a soulevé un gros lapin. Personne avant nous ne l'avait fait. Même pas les baveux. Y'a des pourris haut placés, on sait pas qui, ni combien ils sont, ni où ils sont. Mais y'en a ! Et peut-être depuis longtemps. Faut qu'on les déloge !"

- "Bien parlé ! Si on le fait pas, alors on devient comme tous ces cons qui s'en foutent, qui veulent rien croire, rien faire. Si on fait rien la même chose va durer, des années et des années."

- "Ouais ! Y'en a marre ! Dans le temps on se battait. Y'avait la lutte des classes, et on a fait un tas de trucs. Et nous ? Où qu'on est, nous ? On doit se battre ! Même si y'avait pas les pourris, faut résoudre les problèmes. On peut plus continuer avec des chômeurs parce qu'au gouvernement ils ont bloqué la machine. Y'en a marre aussi de la délinquance, de l'insécurité. Avec les voyous, tout le monde morfle, les riches comme les pauvres. Les riches se font cambrioler chez eux, même quand ils y sont. Et nous, les pauvres, on se fait taxer par les voyous, même si on vit dans la rue. Y'a des copains qui se sont fait tuer à coups de pieds et d'autre chose, dans la rue, par des bandes."

Toutes les personnes restées présentes approuvaient fermement.

- "Faut continuer !"

Daniel se rendait compte que le moment n'était plus aux palabres. Les personnes qui étaient restées, n'étaient pas aussi nombreuses qu'avant, mais toutes voulaient une suite à leur action, et toutes attendaient de savoir ce qu'elle serait. Il reprit la parole.

- "Les amis, par principe je propose qu'on vote d'abord pour savoir si on continue ou si on arrête. Avant de voter, est-ce que quelqu'un a quelque chose à ajouter ?"

Nul mot ne se faisait entendre.

- "Alors votons. En tenant compte de tout ce qui nous est arrivé, qui est pour tout arrêter ?"

Aucun bras ne se levait.

- "Alors c'est décidé, on continue !"

Une très forte clameur s'éleva, qui résonna loin dans la rue. Puis les débats continuèrent.

- "Est-ce que quelqu'un à une idée pour la suite, une proposition à faire ?"

- "Moi je dis qu'on doit faire la même chose qu'avant. Pareil, exactement. On fait venir les baveux, et on se plante devant Matignon sans bouger."

- "Alors on n'a qu'à l'faire ! Qui est pour ?"

Les bras se levèrent ensemble.

- "Est-ce que quelqu'un a une autre idée ?"

Il n'y eut aucune réponse.

 …/…

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/…

Ainsi fut-il dit, ainsi fut-il fait. Le lendemain plusieurs rédactions furent mises au courant du projet. Dès le début d’après-midi, des équipes de journalistes étaient sur place au moment où les premiers sans-abri arrivèrent.

Les premiers à venir étaient les sans-abri les plus actifs dans leur action, les plus résolus. Les plantons devant l'Hôtel Matignon n'avaient été prévenus que depuis peu par les journalistes présents. A l'arrivée des sans-abri la surprise des plantons était encore manifeste. La rapidité entre la prise de décision, la veille, et sa réalisation concrète, avait joué en faveur des sans-abri. Contrairement aux fois précédentes, les policiers n'étaient pas déjà là, prêts à les accueillir et les chasser. Egalement, le fait de n'avoir plus qu'un "noyau dur" avait joué en faveur des sans-abri. Le secret bien gardé créa la surprise.

Dès qu'ils furent assez rassemblés, une personne alla au devant des caméras pour dire que Daniel viendrait exprimer leurs revendications.

- "Lui, il cause mieux que nous." avait dit la personne.

Il apparut, en effet, quelques minutes plus tard. Trop souvent la cible des policiers, il arriva en dernière minute, une précaution pour ne pas laisser à la police le temps de le repérer et l'interpeller.

La presse était impatiente de lui parler. A son arrivée les journalistes se ruèrent littéralement sur lui. Leurs questions se bousculaient autant qu'eux. Avant de répondre, Daniel attendit qu'un peu de silence se fasse. Puis il prit la parole.

- "Avant de répondre à vos questions, mesdames et messieurs, je voudrais commencer par rendre hommage à toutes les personnes qui sont tombées ici, lors de notre dernière manifestation. J'aimerais aussi rendre hommage à mon ami Georges, qui, je le rappelle, a été assassiné. Respectons quelques instants de silence à la mémoire de tous, s'il vous plaît."

Le silence fut respecté, mais l'impatience des journalistes imposa d'en abréger le temps. Leurs questions reprirent.

- "Où en est le mouvement des SDF monsieur Arnaud ? Avez-vous progressé ?"

- "Où en est le mouvement des sans-abri ? Eh bien, si vous aviez fait un véritable travail de journaliste, monsieur, vous le sauriez sans avoir à poser la question. Pardonnez-moi de vous le dire."

Avant qu'il n'ait une réponse, la voix d'un sans-abri se fit entendre.

- "C'est bien dit ça ! Et on n'est pas des SDF. SDF ça veut dire sans domicile fixe. C'est comme ça qu'elle nous appelle l'administration. Mais Daniel il a bien expliqué que nous, on est dans sans domicile tout court, ni domicile fixe ni domicile mobile."

Les journalistes et les caméras se tournèrent vers l'homme qui venait de parler. Ses camarades autour de lui riaient, tout en lui faisant quelques aimables reproches aussi.

- "Mais tu vas la fermer, dis !?"

- "Ben quoi, c'est vrai. Et y z'ont pas parlé de nous. On a été vite oubliés. Si vous l'aviez fait vot' boulot, vous les baveux, pour sûr qu'on aurait progressé. Ça nous aurait bien aidé."

- "Mais tais-toi, laisse parler Daniel."

- "Bon ça va, j'ai rien dit. S'cusez m'sieurs dames. Reprenez, je vous prie."

Ces derniers mots, si inhabituels, dans sa bouche firent éclater de rire ses camarades. Daniel, un peu plus loin, rit d'aussi bon cœur jusqu'à ce que les journalistes et les caméras se tournent de nouveau vers lui. Il reprit son sérieux aussitôt.

- "Qu'attendez-vous de cette nouvelle action monsieur Arnaud ?"

- "Toujours la même chose que ce que nous réclamons depuis le début. Il est totalement inhumain de laisser des personnes vivre dans les rues, alors que nous sommes dans un des pays les plus riches du monde. On dit que les caisses de l'état regorgent, que la fiscalité est trop haute, au point qu'on envisage de la baisser, et malgré tout cet argent on laisse des gens vivre comme des bêtes dans les rues. Alors ça signifie que trop d'argent est réclamé aux Français, et qui ne sert même pas aux plus démunis. Y a-t-il une plus grande urgence que de réinsérer les évincés, et œuvrer pour que ça ne se reproduise plus ?"

- "Mais ça c'est un peu dépassé monsieur Arnaud. Les caisses de l'état ne sont plus si pleines, c'était vrai jusqu'en 1999, et l'an 2000 aussi. Cette année, l'économie a baissé."

- "Vous mélangez deux choses distinctes. L'économie est une chose, elle a ses fluctuations. La fiscalité en est une autre, globalement elle a très peu changé. Il n'y a pas que la fiscalité des entreprises, il y a aussi celle qui taxe les individus. Vous n'allez pas me dire que d'un seul coup l'état est en faillite cette année, parce que l'économie a baissé. Elle pourrait aussi remonter cette économie, la solution est entre les mains des mêmes qui décident de la fiscalité. … Parlons un peu de ce fameux an 2000. Vous autres, journalistes, vous faisiez souffler un vent d'euphorie totalement ridicule d'aberrations, prévoyant même le plein emploi. Pourtant, il est bien vrai que l'économie a baissé. Même à ses meilleurs moments, elle n'a jamais été très haute. Toute cette euphorie que vous annonciez, avec en tête ce que vous aviez appelé "la nouvelle économie", tout est bien loin d'avoir été florissant. Les entreprises start-up, comme vous les nommiez sont vite devenues des start-down, comme on l'a entendu. Je suis content de pouvoir vous mettre aujourd'hui face à vos inepties d'hier."

- "Qu'attendez vous maintenant de la part du gouvernement, monsieur Arnaud ?"

- "Dans quel domaine ? Celui de l'économie, dont vous venez de parler ? Ou celui des sans-abri, objet de l'action d'aujourd'hui ?"

- "Les deux, s'il vous plaît."

- "Pour ce qui est des sans-abri, nous réclamons qu'il n'y ait plus de personnes dans les rues. Comme nous l'avons déjà dit, nous réclamons le droit pour tous à une vie décente, avec un toit, de quoi se vêtir, se nourrir et se laver. Nous voulons des actions concrètes et un commencement immédiat dans ce sens."

- "Maintenez-vous ce que vous avez déjà réclamé, c'est à dire une prise en charge totale par l'état ? N'est ce pas la recette pour produire ce qu'on appelle des assistés ?"

- "Des assistés !? C'est odieux d'employer ce terme comme on l'entend à tort et à travers aujourd'hui. Qu'est-ce que cela veut dire, des assistés ? Tout le monde est un assisté dans une société comme la nôtre. On s'occupe de vous depuis la naissance, alors vous êtes un assisté. Si vous êtes nouveau salarié dans une entreprise où tout est déjà organisé, alors vous êtes un assisté. Car, quand une entreprise est existante parce que des gens l'ont créée, s'y sont investis, ont vécu le plus dur et pris les risques, alors, vous qui trouvez l'ensemble tout fait tout prêt en arrivant, vous êtes aussi un assisté. Et si vous êtes malade, on vous rembourse vos soins. Si vous êtes au chômage, on paie votre période sans emploi. Alors vous êtes un assisté, vous aussi. Qui n'est pas assisté dans notre société ? Et si vous devez être hospitalisé, c'est alors l'Assistance Publique qui vous soigne et paie la majeure partie de vos soins. Vous êtes aussi un assisté. Il y a des centaines d'exemples ainsi, qu'on n'a pas toujours identifié. Pourquoi se focaliser ainsi sur certaines choses et pas sur d'autres ? Il n'y aurait donc que ceux qui ont connu le chômage dans leur vie qui seraient des assistés ? Cette odieuse expression est un stéréotype dénué de bon sens. Ce qui est sûr, c'est que des gens sont dans la rue. Ils ne trichent pas. Leur situation est bien réelle. Alors, que doit-on faire ? Les laisser mourir de faim et de froid dans la rue ? Doit-on les laisser ainsi, de peur, soi-disant, d'en faire des assistés ? Est-ce intelligent ? Evolué ? Non, bien sûr. Et puis vous avez très mal résumé ce que nous avons dit auparavant. Nous ne réclamons pas une totale prise en charge par l'état comme vous l'avez dit. Ce qui est réclamé, c'est la garantie pour tous de disposer de toute aide nécessaire pour vivre décemment, jusqu'à une réinsertion dans la vie sociale. C'est cela qui est réclamé, de l'aide, jusqu'à réinsertion sociale. Nous ne sommes pas des assistés, nous ne voulons pas l'être. Nous voulons vivre dignement et travailler. Pour cela nous suggérons de créer des centres spécialisés, des foyers. Avec des aides éducatives, psychologiques. Il n'est pas question que d'argent. Le but est de donner des moyens manquants à qui en a besoin, dans le but de revenir à une vie sociale."

Il finissait ces mots lorsqu'un bruit de sirène se fit entendre une brève seconde. Une voiture de police voulait se faire un chemin parmi les sans-abri, un premier véhicule qui ouvrait la voie à d'autres. Des cars de police arrivaient derrière la première voiture. Les journalistes, comprenant la situation s'empressaient alors de poser d'autres questions, avant que les policiers qui arrivaient ne fassent évacuer les lieux. Tous questionnaient en même temps, pressés qu'ils étaient, et plus rien n'était audible. Daniel sentait que la confusion ne faisait à peine que commencer. Il appela au calme, demandant que la parole soit laissée à une seule personne à la fois. Tous espéraient qu'ils auraient peut-être un délai suffisant pour encore quelques questions pendant que les policiers descendaient des véhicules et se mettaient en place. Mais il était déjà trop tard. La question suivante n'eut pas le temps d'arriver. Les policiers ne mirent que très peu de temps, et les journalistes et les caméras se tournaient déjà vers eux, comme inquiets eux aussi de ce qui allait arriver. Ils avaient raison, car les policiers se regroupèrent et chargèrent aussitôt, sans attendre, sans discuter, sans avoir demandé aux manifestants de partir de leur plein gré. Les manifestants avaient commis un sacrilège. On ne peut impunément se trouver ainsi devant les services du Premier ministre.

La charge de police fut totalement disproportionnée, tant par le nombre que par la violence employée. Totalement effrayés, les premiers manifestants à être confrontés aux policiers eurent un mouvement de repli. Ne pouvant s'enfuir facilement dans l'étroite rue de Varenne, ils se heurtaient aux journalistes, trébuchaient sur leur matériel, se prenaient les pieds dans des câbles au sol. Pendant que la petite foule se pressait les boucliers avançaient, les coups de bâtons de police en même temps. Les caméras s'attardèrent sur un policier qui matraquait un manifestant tombé à genoux. Le dos rond, les bras protégeant sa tête, il recevait des coups de bâton. On lui donnait aussi des coups de pieds pour qu'il se relève. Les coups étaient contrôlés pour faire mal sans trop blesser. On vit çà et là d'autres scènes similaires, que les caméras absorbaient autant qu'elles le pouvaient malgré la bousculade. La charge était odieuse de disproportion. Les policiers se bousculaient eux-mêmes, poussés en avant par leurs collègues de l'arrière qui descendaient encore des véhicules. Ils en bondissaient comme pour réprimer une énorme et violente manifestation. Très vite, manifestants, journalistes et techniciens furent inexorablement compressés, poussés, frappés, chassés. Quelques rares personnes tentèrent de résister, mais en vain. Comment résister à un tel flot de boucliers, de coques, de casques, de bâtons ? On vit cependant un cadreur tenter de s'opposer à eux. C'était vraisemblablement par réaction civique face à un tel déferlement qui réprimait de pauvres gens. Ils manifestaient pourtant pacifiquement, et de surcroît pour faire valoir des droits élémentaires dans une société démocratique, évoluée et riche. On pouvait deviner l'indignation de ce cadreur dans son attitude. Son opposition lui coûta cher. Il fut repéré et frappé par un premier policier, auquel s'ajouta un second. Pour l'évacuer du lieu, les policiers le poussèrent violemment de leurs boucliers. Il fut poussé encore, et encore, et de plus en plus fort. Le malheureux cadreur, plutôt faible de constitution et d'un poids léger, était projeté en arrière comme un mannequin. Les deux policiers furent rejoints par d'autres. Ils barrèrent toute issue au cadreur et guidèrent à leur guise son éviction. Ses tourmenteurs semblaient s'en  faire un jeu. Ils s'en amusaient comme s'ils devaient se défouler, maintenant qu'ils étaient hors des cars. Par un nouveau coup de bouclier, le cadreur fut violemment projeté en arrière. Sa tête heurta brutalement celle d'une femme qui, elle aussi, tentait de résister. Tous deux en furent assommés. Ils tombèrent ensemble, inanimés.

Un autre cadreur était pris à parti, non loin de son collègue. Lui tentait de se défendre avec sa caméra. On le voyait se protéger derrière elle, ou tenter de riposter avec. Les coups lui arrivaient de toutes parts. Il était harcelé de petits coups de matraque, assez douloureux cependant. Les policiers s'étaient postés en cercle autour de lui et le frappaient méthodiquement, chacun à son tour. Dès qu'il se défendait d'un coup, un autre le frappait par derrière. Le cadreur se tournait alors pour se défendre, et le jeu continuait. Les policiers s'en amusaient, pendant que le cadreur s'épuisait et perdait ses moyens, but de ce jeu cynique. Ses tortionnaires ressemblaient à une meute harcelant une proie pour la fatiguer. Les coups qu'il recevait étaient toujours assez appuyés pour faire mal et le faire réagir. Il tentait encore de riposter de sa caméra, mais ses faibles coups se heurtaient toujours au bouclier d'un policier surentraîné.

Il était rare que des policiers s'en prennent ainsi à des journalistes ou des techniciens, surtout en présence de caméras. Ils ne donnaient pas de coups violents, mais ils frappaient quand même et s'en amusaient. Ils savaient pourtant que, comme toujours dans de tels cas, les journalistes crieraient aux violences policières, et encore au musellement de la presse. Aussi, ces actes inaccoutumés ressortaient dans le comportement des policiers. Ces actes, qui semblaient n'être qu'un jeu pour eux, avaient causé un nouvel affolement, comme celui causé par les casseurs lors de la précédente manifestation. Ce qui était cette fois causé par les policiers, avait semé encore plus vite la panique, laissant encore une fois des gens à terre. Comme précédemment, des personnes étaient tombées. N'y avait-il eu que des blessés ? Ou aussi des morts ? Nul ne le savait encore.

De cette violente façon fut repoussée la pourtant faible manifestation et les journalistes qui s'étaient déplacés pour l'occasion. Les policiers repoussèrent tout le monde, jusqu'à ce que l'endroit fut totalement évacué. Mais, il restait encore quelque chose d'étrange dans leur comportement, quelque chose d'inexplicable. L'endroit était maintenant totalement occupé par eux seuls, à l'exception toutefois des personnes restées à terre, mais la police donnait l'impression de ne pas avoir pas fini. On vit des policiers faire une sorte de barrage aux regards, pendant que deux de leurs collègues relevaient un manifestant par les bras, sans aucun ménagement. Ils le ramassèrent comme on ramasse une loque, au risque d'aggraver ses blessures. Aussitôt ils l'interrogèrent sur place. Ceux qui pouvaient observer cette scène ne pouvaient la voir que de loin. On ne pouvait bien voir, ni entendre ce qu'ils disaient. Les policiers finirent par laisser retomber l'homme à terre. En tombant, il en eut sans aucun doute un traumatisme de plus. Tous les policiers semblaient chercher quelque chose. Ils donnaient l'impression de devoir le trouver absolument, et vite.

La manifestation était maintenant totalement dispersée. Cependant, quelques personnes étaient restées aussi près que possible pour continuer à voir ce qui se passait. Daniel observait comme les autres. Il s'interrogeait lui aussi sur ces curieux comportements de la police. Dissimulé derrière un camion, il regardait ce qu'il pouvait voir. Avec lui, un journaliste se faisait tout aussi discret, murmurant à un dictaphone ce qu'il voyait. Il était dans un état émotionnel assez perturbé par les événements. Il regardait d'un côté, puis se tournait nerveusement d'un autre, parlait à son dictaphone en même temps qu'à Daniel.

- "C'est curieux tout ça. C'est bizarre. C'est pas normal. Hein m'sieur Arnaud ?"

- "Non, c'est pas normal du tout. Les flics n'ont pas l'habitude de tout ça."

- "Qu'est-ce que vous voulez dire ?"

- "Je ne sais pas. C'est très bizarre. On dirait qu'ils cherchent quelque chose."

- "Si je pouvais, j'irais bien voir le gars qu'ils ont interrogé, pour savoir ce qu'ils lui ont demandé."

- "Ce qui est curieux aussi, c'est qu'il y a des blessés à terre, mais personne pour les secourir. Je n'entends pas une seule ambulance arriver."

- "C'est vrai ça. J'avais pas remarqué. On dirait qu'ils ont tout bouclé."

- "Ça doit être ça. Ils ont dû tout boucler. Peut-être jusqu'à ce qu'ils aient trouvé ce qu'ils cherchent."

- "Qu'est-ce que ça peut être ?"

- "Je ne sais pas. Peut-être qu'ils ont craint un attentat à la bombe, contre l'Hôtel Matignon."

- "Faudrait au moins ça pour expliquer tout ce déploiement."

- "Mais il n'y a pas que ça de bizarre. La manière dont ils ont interrogé le type aussi, et comment ils l'ont laissé tomber. Et puis tout le reste. Visiblement ils se sont amusés, et sans retenue."

- "Les flics se sont amusés, mais y'a des personnes par terre, c'est très sérieux ça. Parole de journaliste."

- "C'est pas moi qui dirait le contraire."

Ils continuaient à voir et observer dans une direction, sans s'apercevoir que, d'une autre, ils se faisaient encercler par des policiers. Ils n'avaient pas pu voir non plus que d'autres policiers s'étaient mis en place pour les coincer en cas de fuite. Au total, une dizaine de policiers était déjà autour des deux hommes, prêts à les interpeller. Ce fut fait en moins d'une seconde. Daniel et le journaliste furent assaillis par les dix hommes. Dès la première fraction de seconde ils comprirent ce qui arrivait. Le journaliste leva les bras, surpris et très effrayé, tandis que Daniel resta sans geste. Daniel et le journaliste n'essayèrent pas de fuir. Résister ne leur traversa même pas l'esprit. Ils furent totalement renversés par le nombre et maîtrisés d'une résistance qu'ils n'opposaient pas.

Sans savoir ce qui s'était passé Daniel se retrouva nez contre terre, la tête plaquée au sol par une main énorme qui lui faisait mal. Un autre policier s'était assis sur son dos. Il ne pouvait même plus respirer. Cherchant instinctivement à bouger pour retrouver sa respiration, il se sentit totalement entravé. Il réalisa alors qu'il avait des menottes aux poignets. Il ne comprenait pas qu'on puisse lui faire tout ça, à lui. Il se sentit comme un délinquant, se sentit sali, blessé dans sa dignité par ce qu'on lui faisait subir.

Le journaliste était terrorisé, il craignait pour lui-même. Il ne cessait de s'adresser à la police en disant qu'il n'avait rien fait, qu'il était reporter de presse. Il justifiait sa présence pour qu'on ne lui impute rien, pour qu'on ne lui fasse rien surtout. Lui aussi fut menotté, avec à peine moins de fermeté qu'on en eut pour Daniel.

- "Je suis reporter ! Je suis reporter ! Je suis là pour mon reportage. Seulement pour ça. J'ai rien fait, j'ai rien vu, je veux rien savoir."

Un policier eut la courtoisie de lui répondre.

- "Ta gueule !"

- "J'ai rien fait. Je suis pas avec lui. Je le connais pas. On s'est trouvés là tous les deux par hasard."

- "Tu nous diras tout quand on te le demandera."

- "D'accord. D'accord. Mais ne me faîtes pas de mal. S'il vous plaît messieurs les agents. S'il vous plaît."

- "On t'a dit ta gueule ! T'as pas compris ?"

- "J'me tais. Voilà."

- "T'as pas compris c'que ça veut dire ta gueule ?  ! Dis pas j'me tais !Tu fermes ta gueule et c'est tout."

- "J'dis plus rien."

- "Ça vaut mieux pour toi. Maintenant, tu la fermes pour de bon ou bien j't'écrase la tronche contre le camion."

- "Non ! Non, j'me tais. Non."

- "Ta gueule on t'a dit !"

Il allait encore parler, mais sa réponse contenue s'exprima en un pincement de lèvres.

Daniel aussi était silencieux, attendant la suite. Dans l'attente de celle-ci, le journaliste et lui restèrent maintenus par les policiers. Un autre policier pressait sa tête contre le sol, en s'appuyant des deux mains. Daniel subit cela pendant plusieurs minutes. Le journaliste n'était guère plus favorisé. Ce qu'ils endurèrent alors était aussi stupide qu'inutile puisqu'ils n'avaient pas résisté, n'en avaient pas manifesté l'intention. De surcroît, ils avaient des menottes aux poignets et aux chevilles.

Un fourgon de police vint jusqu'à l'endroit où ils avaient été arrêtés. Il était temps. La suffocation lente qu'on leur faisait subir allait leur faire perdre connaissance. Daniel et le journaliste furent alors soulevés et jetés dans le fourgon, comme des paquets. Ce n'est qu'à cet instant qu'ils purent se sentir mieux et bouger ce qui pouvait se mouvoir sans douleur.

Ils étaient tous les deux seuls à l'arrière du fourgon, ce qui les étonna aussi. Pas un seul policier n'avait été laissé avec eux. Ils purent s'échanger quelques mots, leur surprise avant tout.

- "Mais qu'est-ce qui se passe. Qu'est-ce qui leur prend. Ils sont devenus fous ou quoi ? Vous savez vous, m'sieur Arnaud ?"

- "Je ne sais pas. J'aimerais bien savoir justement."

- "C'est invraisemblable. On se croirait dans un pays totalitaire. Je leur ai dit pourtant que je suis reporter. Alors là, je vais pas les louper. Je vais les assaisonner dans un article. J'y mettrai tout ce que je veux."

- "Est-ce que vous avez bien votre carte de presse ? Parce qu'à mon avis, ils ne vous ont pas cru."

- "Quoi ? Vous croyez ? Je regarde... mais .... mes papiers, ma sacoche... mon portefeuille ! Où sont-ils ?  !"

Il en était presque à pleurer. Il était au bord du gouffre, ses nerfs craquaient et cette dernière mauvaise surprise l'achevait. Il ne se voyait plus relâché.

- "Ne pleurez pas, ils ne pourront pas vous garder bien longtemps. On n'a rien fait, ni vous ni moi. Et puis il vous suffira de téléphoner au journal, ils s'occuperont de confirmer."

- "Téléphoner !? Mais s'ils me laissent. Vous croyez que c'est comme dans un hôtel chez les flics vous ? Je veux rentrer chez moi."

Avec ces derniers mots, il faisait vraiment de la peine à Daniel. Il essayait de lui remonter un peu le moral.

- "C'est après moi qu'ils en ont. Vous, ils vous relâcheront dès qu'ils sauront qu'on a rien à voir l'un avec l'autre."

- "Ah ben vous êtes marrants, vous. Nous on le sait, mais pas eux. J'étais avec vous derrière le camion. Ils vont croire qu'on est en relation pour quelque chose."

- "Mais on n'a rien fait. Qu'est-ce qu'ils pourraient retenir contre nous ? Ils vont nous garder un moment peut-être, mais ils nous relâcheront vite."

- "Moi, s'ils m'emmerdent, je demande la présence d'un avocat."

- "Ça voudrait dire alors que vous auriez quelque chose à vous reprocher."

- "J'm'en moque. Au moins si un avocat est alerté, ils pourront pas faire d'abus de pouvoir."

- "Très juste. Vous avez raison. C'est mieux. Ils en auront peur, au moins autant que des caméras."

Sur ces derniers mots ils arrivaient à destination. Mais, ils ne savaient pas où. Ils descendirent du fourgon dans une espèce de grande cour. Daniel regarda autour de lui pour savoir ce que pouvaient être ces lieux. Ils avaient l'aspect d'une caserne. Il n'eut pas le temps de regarder davantage, il fut conduit dans un des bâtiments qui entouraient la cour. Il fut séparé du journaliste, chacun d'eux fut emmené dans une direction différente, sans rien savoir de plus.

Quelques secondes après, Daniel se retrouva seul dans une cellule grillagée. Il était dans une très grande pièce qui faisait toute la longueur de la construction, sans aucune cloison. Toute la vaste pièce était vide. Il n'y avait ni policier ni quelqu'un d'autre. On n’y voyait que des cellules grillagées. Il resta seul un long moment. Il n'y avait pas un bruit. On n'entendait rien dans l'immeuble ni à l'extérieur, pas même un bruit lointain.

Après environ une heure, il entendit quelque chose au dehors. On marchait sur du gravier, dans la cour. Des voix s'entendaient aussi, mais il ne pouvait comprendre la discussion. Puis, sans la voir, il entendit la porte d'entrée s'ouvrir. Des voix s'introduisirent alors. Elles devenaient audibles, mais elles ne parlaient plus de la même façon. Des policiers entrèrent, puis d'autres, accompagnés du journaliste. Moralement, ce dernier était maintenant complètement effondré. Lui aussi fut enfermé dans une cellule, mais dans une autre, loin de celle de Daniel. Ensuite, tous les policiers ressortirent, laissant seuls les deux hommes.

Daniel essaya de parler au journaliste. Il fallait crier pour y arriver, car le bâtiment était construit sur une grande longueur et ils étaient chacun à une extrémité de la construction. Daniel cria quelques mots qui résonnèrent.

- "Qu'est-ce qu'ils vous ont dit ? Que s'est-il passé ?"

- "Comment ?"

- "Que vous veulent-ils ?"

- "Je sais pas. J'ai encore dit que je suis reporter. Je leur ai donné l'adresse du journal, et le téléphone, et mon nom, et tout et tout. Mais ils m'ont rien dit, rien répondu. Ils m'ont juste emmené ici, et c'est tout. J'en ai marre. Je veux partir. Je veux rentrer."

Il n'eurent pas le temps d'échanger d'autres mots, que déjà la porte s'ouvrait encore. D'autres policiers entraient. Daniel regarda dans leur direction. Ils semblaient avoir des uniformes un peu différents. Ils conduisaient deux hommes menottés. Les quatre personnes se dirigèrent vers la cellule de Daniel, dont on ouvrit la porte. Les deux hommes menottés furent accompagnés jusqu'à l'intérieur de la cellule par l'un des policiers, pendant que l'autre se tenait à l'entrée du grillage. Ensuite on retira leurs menottes aux deux hommes, ainsi qu'à Daniel. La porte se referma, les policiers sortirent et aussitôt Daniel se tourna vers les deux hommes. Jusque là ils avaient gardé la tête baissée ou regardé ailleurs que vers Daniel. Il ne les avait pas encore reconnus. Il leur demanda.

 …/…

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/…

- “Ecoute bien, et pige c’coup là. La fois dernière on n’a rien fait de plus. Ce coup là, t’as dérouillé juste un peu. Si tu continue tes conneries avec les miteux et tout le reste du bordel que tu parles, alors là on se fâche encore plus.”

- “Ouais. Si on évite les cannés, c’est parce qu’on nous a dit de faire comme ça. Ça fait trop de questions les défunts. On t’a déjà expliqué. Mais, s’il le faut, on descendra encore quelqu’un.”

- “Et toi on te gardera pour la fin.”

- “Mais fait gaffe. La fin arrive vite.”

- “Très vite même. Les politicards aiment pas trop attendre. Leur temps est compté.”

- “Ouais ! Et toi tu les emmerdes un peu trop, les politicards.”

- “Une dernière chose avant qu’on se barre. L’abruti que les poulets ont cueilli avec toi, on savait pas trop quoi en faire.”

- “Ouais. Ils sont cons ces poulets. Personne leur avait demandé de le ramener.”

- “Tais-toi Mano, laisse moi parler. Cette espèce de con qui fait le mort, là-bas, finalement il va servir de témoin à la version officielle. Officiellement, t’as été tabassé par des types mis en cellule avec toi. C'est la vérité vraie, hein, Arnaud ? T'as pas besoin de dire qu'on nous a mis là exprès, hein ?”

- “Ouais. Et t’as intérêt à t’y tenir à la version officielle.”

- “Finalement c’est encore mieux qu’on l’ait ramassé avec toi c’lui-là. Sans ça t’aurais encore tout raconté à la télé, et les journaleux auraient accusé les flics de passage à tabac.”

- “Ouais. Mais avec ce con là pour témoin, c’est la bonne occase. Tu peux plus rien dire à la téloche. Y’a un journaleux pour dire que t’as été dérouillé par des voyous dans ta cellule. Comme ça, même les flics sont blanchis."

- “Alors tiens-t'en à cette version. Ça aussi, on nous a dit de te le dire. T’as été arrêté parce que t’as fait une manif pas autorisée. C'est ça que tu dois dire. Et t’as été malmené par des loubards pendant ta garde. C’est vu ?”

- “Il a vu."

- "Ça vaut mieux pour toi Arnaud.”

- “Allez, on s'casse maintenant.”

Sur ces mots, l’un des deux hommes se retourna pour ne pas être vu par le journaliste. Son partenaire se mit aussi entre lui et le journaliste. Ainsi, ce dernier ne put le voir sortir de sa poche un téléphone mobile. L'homme composa un numéro et eut une brève communication. Il dit seulement.

- “On a terminé.”

Rapidement les policiers qui avaient accompagné les deux hommes furent de retour. Arrivés devant la cellule ils regardèrent Daniel, sans rien dire, l’air moqueur. Puis ils ouvrirent la porte grillagée et firent semblant d'emmener ailleurs les deux voyous. Toute la mise en scène avait été jouée sous les yeux du journaliste.

 

            Un peu plus tard, lorsqu’il fut remis de ses émotions, le journaliste s’adressa à Daniel.

- “Est-ce que ça va ?”

Daniel l’entendit, mais le journaliste n’avait pas crié assez fort pour que sa question soit comprise. Les mots résonnaient dans l’espace vide, en étant déformés en plus.

- “Vous m’entendez ?” essaya encore le journaliste.

Trop faible pour crier, Daniel lui fit un signe du bras. Le journaliste reprit.

- “Qu’est-ce qu’ils vous ont mis, hein !”

Daniel ne pouvait pas encore répondre. Le journaliste ajouta.

- “Si on avait été tous les deux, ç’aurait pas été pareil. A deux contre deux ils n'auraient pas osé. Les lâches !”

Avant qu’il n’ait eu le temps de parler encore, la porte d’entrée s’ouvrit de nouveau. Quatre policiers entrèrent. Les bruits de pas résonnaient dans la pièce. Deux par deux, les policiers se dirigèrent vers Daniel et le journaliste. Ils ouvrirent les cellules.

- “Allez ! Tout le monde dehors.”

Le journaliste fit un bond.

- “C’est pas de refus messieurs. On va pouvoir rentrer chez nous maintenant ?”

- “Ta gueule ! Tu montes dans la saladière, et c’est tout. Les questions c’est nous qu’on les pose.”

- “La saladière !? Mais qu’est-ce que c’est ?”

- “Tu sais pas c’est quoi la saladière ? C’est la où qu’on met la salade.”

- “Ah j’ai compris. C’est un nouveau nom pour le panier à salade. C’est ça ?”

- “Oh, toi t’es doué, toi. Tu serais pas savant des fois ?”

- “Journaliste. Je suis reporter sur ....”

- “Oh ta gueule, hein ! Va pas nous raconter ta vie encore, hein !”

Prenant un air penaud, le journaliste termina.

- “Excusez-moi. Je me tais. Voilà. Je ne dis plus rien.”

- “Ben tu fais mieux ! Sinon je vais te botter le cul, tu vas monter direct comme ça.”

- “Non, non. J’y vais tout seul. Ça va.”

Lorsqu’ils furent dans la cour, une camionnette s’y trouvait déjà. Ils marchèrent jusqu'au véhicule. L’air frais était bon à respirer. Ce fut un véritable reconstituant, autant que la vue du ciel bleu. Ils avaient l’impression de sortir d’un cauchemar, surtout Daniel. Ces quelques pas lui firent grand bien, physiquement et moralement. Ils montèrent à l’arrière de la camionnette, sans savoir où ils allaient être conduits. Mais, même sans le savoir, cela ne pouvait être pire que ce qu’il y avait déjà eu. Daniel le savait. Quant au journaliste, il était déjà suffisamment heureux de sortir de cet endroit. Deux policiers prirent place à l'avant de la camionnette. Elle démarra et quitta cette supposée caserne.

- “Enfin ! On s’en va d’ici ! Ben c’est pas trop tôt. C’est sinistre cet endroit. Vraiment ils pourraient se moderniser, dans la police. Enfin bon. Le principal c’est qu’ils nous relâchent. Cette fois je pense qu’ils vont prendre nos dépositions. Je vais pouvoir leur expliquer la méprise....”

Trop bavard au goût des policiers, celui qui ne conduisait pas se retourna brusquement vers l’arrière, où se trouvaient les deux prisonniers. Le policier qui s'était retourné était très en colère. Il cria à en faire sursauter le journaliste.

- “Tu vas fermer ta gueule maintenant, oui !? T’as intérêt si tu veux que je te relâche vivant !”

Se tournant vers son collègue, il se justifiait tout en se calmant.

- “Non mais, c’est vrai quoi. Il a une voix ce gars là… c’est insupportable. Ça s’est mal passé pour lui à l’adolescence. Je vois que ça. S’il cause encore je lui tords le cou.”

 …/…

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/…

Régulièrement il y avait toujours un des policiers qui sortait accompagné d’un autre. Puis ils revenaient tous les deux, quelques instants après. Ensuite c’est le troisième qui sortait à son tour, avec un des deux autres. Daniel comprenait qu’ils sortaient pour se concerter sans le faire devant le journaliste et lui. Mais le va et vient perturbait nerveusement le reporter, qui ne tenait plus assis. Se tournant vers la porte, il criait son courroux.

- “Mais qu’est-ce qu’ils font encore ces deux là !? Faudrait savoir une bonne fois pour toutes si vous voulez entrer ou sortir. Cette porte qui s’ouvre sans arrêt c’est pas possible. Ça fait courant d’air, et je suis délicat moi.”

Dès qu’il retourna la tête, sans comprendre ce qui arrivait, le délicat reçut une gifle aussi sonore que violente. L'explication ne se fit attendre.

- “Ta gueule ! Assieds-toi ! Non mais ! Où tu te crois ? T’es à la PJ ici, pas dans un pub ! Tu veux pas qu’on t’amène un sandwich et un verre de vin, aussi ?”

Il se tenait la joue, qui gardait la marque des doigts. Les policiers revenus complétèrent.

- “T’en fais du bruit, à toi tout seul. Continue et on appelle Presse-Agrumes. C'est un collègue. Si on te met dans ses bras, tu sauras pourquoi on l'appelle comme ça.”

Calmé par la gifle et les perspectives qui le pressaient, le journaliste se tut. Les policiers en profitèrent pour questionner de nouveau.

- “Bon, on reprend ! Toi t’es Arnaud, on te connaît. Vous avez été embarqués tous les deux et emmenés on sait pas où. Après, les deux flics que j’ai vus en bas vous ont amenés là, et puis voilà.”

Sans pouvoir retenir ses mots, le journaliste reprit avec ardeur.

- “Ah mais, c’est vite résumé ça ! C’est pas que ça. Il a été tabassé, monsieur Arnaud. J’suis témoin, j’ai tout vu. Tout ça n'est pas normal. Depuis le début rien n’est normal. La manière dont on a été arrêtés, et le lieu où on était, où y'avait personne en plus, et les deux méchants en cabane, et puis notre transfert ici, et personne qui est au courant, et tout et tout ! Rien ! Y’a rien de normal ! Je vais faire un article saignant. Ça va saigner, vous allez voir ! C’est de l’abus de pouvoir tout ça ! De l’abus de pouvoir ! On n’est pas dans un état policier ! Non mais !”

Etonnamment, les policiers restèrent stoïques pendant qu'il finissait de crier. Puis ils reprirent la parole.

- “Ça y est ? T’as fini ? T’as causé ? Bon. Alors, maintenant, tu la fermes ! Av’é les collègues on va s’renseigner. Pour l’instant vous allez r'tourner en cabane, le temps qu’on sache pourquoi vous êtes là.”

Mais, le journaliste ne l’entendait pas ainsi. A cette idée, son agitation reprit.

- “En cabane ! Ah non ! Il n’en est pas question…”

Il n’eut le temps de dire un mot de plus. Une autre gifle lui rougit l’autre joue.

- “On t’a dit ta gueule ! Tu comprends rien ? Cause encore, et c’est nous qu’on va te saigner. Le dernier envoyé spécial qu’on a eu, il est en train de sécher dans la cave. Celui d’avant on l’a bouffé sur l’balcon. Et ç'ui d'avant encore on l'a fait équarrir. Il a fini en glycérine. Avec toi, j’sais pas encore c’qu’on va faire. T'es tout maigre.”

A cet instant le téléphone sonna dans le bureau. Le silence se fit pendant la communication. Au fur et à mesure de celle-ci, le ton du policier qui répondait se fit de plus en plus réduit. Puis, l’étonnement se lut sur son visage. Ses propos ne laissaient rien comprendre, sinon qu’il recevait des instructions auxquelles il devait se conformer. Vers la fin de la conversation il ponctua ses phrases par des “bien”, “d’accord”, “ça s'ra fait”, “sans délai monsieur”. Dès qu’il eut raccroché, il se leva d’un bond et tapa du plat des mains sur le bureau.

- “Bon ! Vous deux, suivez-moi !”

- “En cabane ?”

- “Non, pas en cabane. Faut que j’vous emmène chez le commissaire Fineau. Paraît qu’il est au parfum. J’suis bien content de trouver quelqu’un au courant. Je sais pas de quoi il est au courant, mais je vais lui refiler le bébé. Allez ! On y va !”

Ils suivirent. Après encore quelques mètres de couloirs, ils se retrouvèrent dans un autre bureau. Le commissaire les reçut, et les autres policiers s’en allèrent, laissant Daniel et le journaliste seuls avec le commissaire.

- “Bien. Alors messieurs ? On m'a dit que vous auriez été victimes d’une bavure. C'est bien ça ?”

Daniel et le journaliste se regardèrent. Durant un instant, même le journaliste ne sut que répondre. Tous deux attendaient la suite. Mais, le commissaire semblait lui aussi vouloir en savoir plus de leur part. Les voyant surpris, il continua.

- “C'est ça ou c'est pas ça ? En tout cas, c’est ce qu’on vient de m’expliquer.”

- “Mais on vous a expliqué quoi ? On ne sait plus où on en est, nous.”

- “Vous avez bien été arrêtés et transférés ici par erreur, non ?”

Le journaliste redevenait lui-même.

- “Quoi !? Alors c’est ça, le fin mot de l’histoire !? On a été embarqués et transférés ici par erreur !? Alors on a subi tout ça par erreur ? Et monsieur Arnaud et moi, on s’est fait tabasser par erreur ? Je laisserai rien passer, vous allez voir. Je vais tout détailler dans un article, moi…”

Il ne cessa de parler. Pendant ce temps, le commissaire semblait se retenir de l’interrompre, cherchant à rester poli après la “bavure”.

Entre deux crises le journaliste eut l’air pacifié. Le commissaire s’empressa alors.

- “Bon ! On m’a bien spécifié de vous exprimer nos regrets pour cet incident. Alors, au nom de tous ceux pour qui je dois parler, je vous adresse nos regrets.”

Se levant pour abréger rapidement cet entretien, il ajouta.

- “Messieurs, vous êtes libres, avec les regrets de la police.”

Cette dernière phrase déclencha alors une réaction en chaîne chez le journaliste. Surexcité, il ne voulut cesser de faire scandale. Tout en le laissant crier, le commissaire accompagna ses deux visiteurs jusqu’à ce qu'ils furent sortis du bureau et que la porte soit refermée. Vociférant encore dans les couloirs, Daniel et le journaliste regagnèrent alors la sortie.

Dehors les propos continuèrent, de la part du journaliste surtout.

- “Non mais, vous vous rendez compte ? On est arrêtés, emmenés on sait pas où, et ils nous disent qu’ils se sont trompés. Alors là, c’est invraisemblable. C’est encore une chance que l’information ait circulé entre eux pour qu’on puisse sortir. Sans ça on croupissait au fond d’un cachot. Non mais, c’est pas vrai. Mais je rêve. C’est un cauchemar.”

Et il continuait. Daniel le laissa parler, jusqu’au moment où il voulut poursuivre son chemin sans ce bruyant et nerveux personnage. Mais, le journaliste n’avait pas ainsi envisagé la fin de leur aventure.

- “Ah non ! Ecoutez, on a été camarades d’infortune. Prenons un taxi ensemble. Je vous dépose chez vous et je vais directement au journal.”

- “Non, merci. Et puis il faut que vous en trouviez, un taxi. Et quand on en trouve, ils ne veulent pas toujours vous emmener.”

- “Mais si. Pour aller à Paris ils veulent toujours, en général. C’est dans l’autre sens qu’ils se permettent ce qu'ils veulent. Ils n’ont pas le droit, mais ils le font. Bon ! C’est vrai que j’en vois pas de taxi, mais on va finir par en trouver. C’est quand même Versailles ici, c’est pas seulement ravitaillé par les corbeaux."

- “Moi, je n’ai pas les moyens de prendre un taxi. Et vous n’avez pas de quoi payer, votre sacoche a disparu.”

- “Ah, oui, c’est vrai. Mince alors ! ... Mais ce n’est pas grave. J’ai une idée. On trouve un taxi, je vous dépose, et une fois au journal ils paieront le taxi. Entre temps je prends des notes pendant le trajet, et votre interview en plus.”

- “Ah je comprends. C’est pour ça que vous tenez à me ramener.”

- “Oh, comme vous êtes, vous alors ! C’est pas que ça. C’est seulement le côté professionnel qui revient.”

- “Si ça peut vous faire plaisir, d'accord. Moi ça me permettra de rentrer chez moi plus vite.”

- “Ah ben je suis bien content. Ça va saigner, moi je vous le dis.”

Cette fois c'est Daniel qui commençait à s'énerver. Le journaliste avait réussi à le faire sortir de ses gonds, malgré les maux de têtes terribles qu'il avait.

- “Ça va saigner, ça va saigner. Mais pourquoi ça n’a pas saigné avant ? Dites-le-moi. Hein ? Ça fait des mois maintenant que le mouvement des sans-abri a commencé, mais ça n’a pas été relayé par les médias,… à peine un peu. Et les violences policières ? Il y en a eu dès les premières manifestations. Pourquoi ça n’a pas saigné dans la presse, à ce moment là ? Hein ? Et après, il y en a eu encore des violences, et la presse était là. Alors pourquoi tout a été relayé si platement jusqu’ici ? Hein ? Pourtant, on a bien dit à la presse qu’un meurtre a été commis, et que la police est peut-être manipulée. Alors, pourquoi ne pas s’intéresser à tout ça et tout mettre sur la place publique ? Vous pourriez faire une enquête journalistique et tout révéler au grand public, tout dire au grand jour. Vous en avez les moyens. Ça nous aurait bien servi un peu d'aide des médias. Vous auriez pu faire saigner depuis un moment.”

Interpellé, le journaliste ne savait quoi répondre.

Daniel, en colère, insista encore sur ce qui venait de se passer.

- “Vous n’avez donc pas compris ce qui nous est arrivé ? Vous avez déjà vu ça quelque part vous ? On vous embarque sans motif valable et on vous relâche en disant que c’était une erreur. Vous n’avez pas encore compris que tout ça est bidon ? La police est manipulée ! Vous n’avez pas compris qu’on nous a trimbalés et prétexté l’erreur, juste pour donner une explication ? Vous y croyez, vous, à l’erreur ? Oui, vous y croyez, je le vois bien.”

Le journaliste le regarda fixement, sans rien dire. Il se tut devant cet accès de colère, évitant de contrarier son interlocuteur. En même temps, Daniel comprit qu’il se discréditait aux yeux du journaliste. Son ton et sa colère jouaient en sa défaveur, et il n’avait aucune preuve. De plus, l'explication que la police avait donnée à leur arrestation semblait assez possible pour être crue. Daniel comprit que s’il persistait encore, il détruirait le peu de crédit que la presse accordait à ses affirmations sur l’assassinat de Georges. Il se résolut alors à ne plus rien dire, au moins pour l'instant. Après quelques secondes le journaliste reprit la parole.

- “Allez, vous en faites pas mon vieux. Ça ira mieux dans pas longtemps. C’est normal que vous ayez les nerfs à vif comme ça, surtout après tout ce qu’ils vous ont mis les deux loubards. Je comprends, ça remue toutes ces choses là. Ça vous passera.”

- “Ecoutez, si vous voulez me ramener en taxi, on y va. Si vous avez des questions à me poser, je verrai ce que je peux faire. Mais allons-y sans plus attendre. Je veux rentrer.”

- “Ah ben, c’est pas moi qui dirait autre chose. Allez ! On y va. Mais, l'interview, on verra ça plus tard. On est assez fatigués pour aujourd’hui. Je me sens comme si on m’avait passé à tabac. Vous me promettez de m’en donner, une interview, n’est-ce pas ?”

- “Non je ne promets rien, mais je n’ai pas souvent l’occasion de parler à la presse, alors je ne risque pas de faire des manières.”

- “Ah ben ça c’est sympa. Vous voyez quand vous voulez. Vous savez, vous m’avez inquiété en disant que la police est manipulée. Je vais peut-être pas trop les saigner alors. On sait jamais, hein.”

- “Et merde. J’aurais mieux fait de me taire.” grommela Daniel.

- “Quoi ?”

- “Non rien. Je me suis mordu la langue.”

- “Ah ben ça c’est pas drôle alors. Ça me fait penser à une fois, quand j’étais gosse, ...”

Daniel ne l’écoutait plus.

Une bonne heure après, le taxi qu’ils avaient fini par trouver déposait Daniel devant son domicile. Il était bien content de pouvoir rentrer chez lui, conscient qu'il aurait pu ne jamais y revenir.

 

            Après une nuit réparatrice, il fut réveillé par la sonnerie de l’interphone. Il répondit, et reconnut aussitôt la voix d'Anne.

- “Ah ! Daniel ! T’es enfin là ! On s’est rudement inquiétées. Lise est avec moi. On peut monter ?”

- “Oui, je vous ouvre. Mais, je viens de me réveiller, j'en suis encore au petit-déjeuner. On le prendra ensemble.”

Quelques instants après, tous les trois se retrouvaient dans l’appartement.

Daniel avait le visage très tuméfié. Lise et Anne ne s'attendaient pas à le voir ainsi.

- "Mais qu'est-ce qui t'est arrivé ? Qui est-ce qui t'a fait ça mon gars ?"

- "Les assassins de Georges."

- “Les assassins !? On est encore plus contentes de te revoir. Mais qu'est-ce qui s'est passé ? Où t’étais ?”

- “Chez les flics.”

- “Les flics ?  !”

- “Oui, ils m’ont embarqué pendant la pagaille qu’ils ont semée.”

Il leur raconta ce qui s’était passé, sans oublier de détail. Lise et Anne furent très énervées de ce qu'il leur apprit.

- “Les salauds ! Les salauds ! Déjà, on n'a pas arrêté de pester pour ce qu’ils ont fait à la manif, mais là c’est encore plus".

- “Ils ont le bras long. Ils nous lâcheront pas comme ça.”

Daniel aussi avait besoin de s'informer.

- “Et pour la manif, qu’est-ce qu’ils ont laissé derrière eux ? Je ne sais même pas s’il y a eu des morts.”

- “Aucun mort, du moins pour l'instant. Quelques blessés graves et beaucoup de blessés légers.”

- “La presse les appelle des blessés graves quand ils sont à l’article de la mort, mais être blessé même légèrement c’est grave quand même. Y’en a beaucoup qui en garderont des séquelles.”

- “Et toi, Daniel, t’es sûr que t’as rien ?”

- “Je ne crois pas. J’ai bien cru que ma tête avait explosé. J'imaginais même des morceaux de mon crâne tomber comme des fragments de faïence. Je pensais avoir aussi des fractures aux côtes. Mais ils savaient quoi faire pour ne pas me casser, comme ils ont dit.”

- “C’est qu’un avertissement tout ça, Daniel. Ce qu’ils ont fait à la manif et ce qu’ils t'ont fait, c’est qu’un avertissement de plus.”

- “S’ils avertissent, c’est qu’ils craignent quelque chose. Ils ne peuvent pas en faire trop contre nous, sinon ils n'avertiraient pas, ils passeraient à l'action directement.”

- “Mais si on menace trop ce qu’ils ont à défendre, alors là ils n’hésiteront pas.”

- “C’est ça. Et leur jeu est bien fait. Ils n’ont pas besoin d’en faire plus, on passe déjà pour des rigolos auprès de la presse. Plus personne ne nous croira avec cette histoire de meurtre et de police manipulée. Pour tous on n’est que des ploucs qui revendiquent. Ils croiront jamais qu'on est la proie de pourris.”

- “Mais qu’est-ce qu’on doit faire alors ?”

- “Je ne sais plus. Maintenant je me demande si on a bien fait de continuer.”

- “On le savait plus ou moins, on s’y est engagé. De toute façon on était plongé là-dedans avant même de le savoir. Georges est mort comme ça. Alors, on va quand même pas baisser les bras et laisser ce merdier. Cette société pourrie ne fera jamais rien, même pas pour elle-même.”

- “Mais qu’est-ce qu’on est, nous, pour redresser la société ?”

- “On est ce qu’on est. Ça ne veut pas dire qu’on ne peut rien. Regarde, on a quand même fait des choses. Elles n'ont pas été relayées, mais elles auraient pu l’être. Si les baveux avait pris le relais, ç’aurait pu marcher.”

- “Et les autres ? Tous ceux de l’opinion publique, ça fait du monde. Qu’est-ce qu’ils ont foutu ? Et qu’est-ce qu’ils foutent, maintenant !?”

- “Ça fait des dizaines d’années qu’elle s’en fout l’opinion publique. Ça changera pas comme ça mais ça viendra peut-être. En tout cas, faut pas dire qu’on ne peut rien faire. On n’est rien, mais on peut faire quelque chose quand même.”

- “Si vous voulez qu’on continue, moi j’ai pas peur, j’avancerai encore. Mais j’ai peur pour les autres. Parce que c’est pas à nous qu’ils s’en prendront, ils veulent pas attirer l’attention. Mais j’ai peur pour Elodie, par exemple. Ils s’en prendront à des innocents comme elle.”

- “C’est le problème, en effet. On ne doit pas le cacher à nous-mêmes, on risque la vie d'innocents. Mais on n'a pas d'autre choix si on ne veut pas céder au chantage.”

- “C’est un vrai cas de conscience.”

- “C’est un vrai cas de conscience aussi si on arrête tout. C’est laisser la pourriture se maintenir dans une société, et c’est des morts aussi. C’est moins manifeste, mais c’est pareil.”

- “C’est pas pareil, c’est pire. Quelqu’un d’assassiné, ça lui prend pas longtemps pour crever. Crever lentement dans la rue c’est pire.”

- “Oui. Et quand quelqu'un est assassiné, on fait une enquête, on n’admet pas. Mais, pour nous, si on crève dans la rue on ne fera rien. On crève lentement, personne s’en rend compte, et une fois canné on nous débarrasse de la rue comme des rats crevés. Alors, ne rien faire à cause des morts qu’il pourrait y avoir, c’est faire des morts aussi. C’est pas manifeste, c’est la seule différence.”

- “Va donc expliquer ça à l’opinion publique. Elle est belle tiens, l’opinion publique !”

- “Bon sang ! Y’a des fois où j’ai envie de remuer tout ça comme on attrape quelqu’un et qu’on l'secoue pour lui faire comprendre. J’arrive pas à croire que tout un pays s’en fout à ce point, et depuis si longtemps.”

Nul ne put répondre à cette dernière phrase. Une minute s’écoula avant que quelqu’un ne reprenne la parole.

- “Qu’est-ce qu’on fait alors ?”

- “Moi, je crois qu’on doit se réunir comme d’habitude, et décider comme d’habitude. Ceux qui seront pour pourront continuer, ceux qui ne voudront pas ne seront obligés en rien, comme toujours. Daniel, comme c’est toi le premier visé, si tu veux te retirer, il faudra le dire pour que les pourris le sachent, et qu’ils te lâchent.”

- “Je n'ai pas l'intention de me retirer. … Mais j'attends les avis de tout le monde.”

- “Alors, à mon avis, t'as droit au même choix que chacun de nous. Si tu ne veux pas risquer ta vie, on le comprendra, faut pas que tu penses le contraire. Mais, pour toi, faudra que les pourris sachent bien que t’as laissé tomber.”

- “Pour l’instant mon choix est fait. Je n’ai pas envie de céder au chantage. J’ai pas envie de laisser la pourriture se maintenir dans une société. Tant que j’aurai les moyens de faire quelque chose, je ferai ce qui est en mon pouvoir. Si je dois en crever, j'espère seulement que ça ne sera pas pour rien.”

Il n’avait fait qu’exprimer son point de vue, mais il avait aussi rehaussé le moral des ses amies.

- “Bien dit Daniel !”

Elles avaient clamé ensemble leur approbation.

- “Qu’est-ce qu’on fait avec les copains ? Je ne sais pas ce qui s’est dit pendant que j’étais chez les flics.”

- “On ne s’est rien dit encore. Après le bazar que les flics ont foutu, les copains ont dû partir. On ne s’est pas encore réuni.”

- “On peut se réunir après-demain, peut-être. Le temps que la nouvelle se propage.”

- “D’accord. On le dit dès qu’on peut à tous ceux qu’on verra.”

- “On leur dit ce qui s’est passé chez les flics ? Moi je crois qu'on le doit.”

- “Oui, t’as raison. Et puis pourquoi on le dirait pas ? Tout le monde doit savoir la vérité. Pour ceux qui doivent choisir, ils doivent le faire sans qu’on leur cache quelque chose.”

- “Alors on va les mettre au courant de tout.”

- “Faut peut-être pas trop détailler, sinon, dit d'une personne à l'autre, ça risque d’être déformé. On s'en tiendra à l’essentiel.”

Il en fut ainsi décidé.

Pour s'informer des dernières nouvelles, Daniel alluma le téléviseur. Il passa d'une chaîne à l'autre sans trouver de journal. Ce n'était pas l'heure. Il s'arrêta quelques instants sur un magazine. Une femme s'exprimait à l'écran.

- "…évidemment, personne ne sera d'accord avec moi, mais je le dis franchement, je regrette qu'il n'y ait plus de machos… … Non, mais, ça va… ne riez pas… C'est pas la peine de me conspuer… Mais… attendez……Laissez moi parler……Ce que j'entends par macho…"

Amenée à hausser le ton pour surmonter sifflets et rejets en tous genres, elle parvint à poursuivre.

- "…Vous pouvez me huer et vous moquer, mais des hommes qui sont capables de décider, qui assument, sur qui on peut s'appuyer, je regrette que ces hommes ne se trouvent plus. … C'est ça, moquez-vous de moi. … Vous pouvez crier, je n'ai pas honte de ce que je dis. C'est vous êtes une honte… Moi, des hommes qui font la vaisselle et passent l'aspirateur, ça ne me fait pas fantasmer. Des hommes amoindris, je n'aime pas ça, pas plus que les femmes asservies. Les hommes toutous-carpettes c'est pas mon truc, mais c'est tout ce qu'on trouve aujourd'hui… Le temps des vrais hommes, on l'a oublié, et je le regrette…"

Elle tentait de garder le sourire, mais son visage exprimait les émotions causées par le public. Le débat continua.

- "Vous pouvez crier, je continue à dire ce que je pense. J'en ai assez aussi des femmes victimes ! Non mais c'est vrai quoi ! Hier soir, j'allume la télé, je vois quoi ? Des femmes qui se posent en victimes. Il m'a mise enceinte, c'est terrible pour ma vie, c'est fini pour ma carrière… et on y va sur la condition terrible des femmes d'aujourd'hui… Ce matin j'allume la télé, je vois quoi ? Des femmes qui se plaignent. Il est parti il m'a laissée, le salaud, le lâche, les hommes ne sont bons qu'à se débiner, jamais à assumer. Je trouve que ça suffit avec ces discours. C'est nul ! On ne voit pas les hommes s'apitoyer sur leur sort à la télé, c'est pas dans leur style. Pourtant ils pourraient se poser en victimes, eux aussi, et dire, elle m'a cocufié, elle me pousse à bout, elle ment, elle crée des embrouilles, elle m'a tout piqué, elle veut tout pour elle, les femmes sont calculatrices, manipulatrices, vénales… Mais, ils ne disent pas ça, les hommes. Faire toujours la victime n'est pas dans leurs façons de faire. Et, est-ce qu'un homme pourrait tenir aujourd'hui un tel discours sur les femmes ? Non, il se fait bouffer avant d'avoir fini. Les femmes peuvent tout dire sur les hommes, et en généralisant. Mais on ne permet pas à un homme de dire quelque chose sur les femmes. Il se fait traiter de tous les noms, macho en premier. J'ai des frères, j'ai vu ce qu'on leur a fait. Je vois la vie autrement, maintenant…"

Elle résistait tant bien que mal au public qui tentait de couvrir ses paroles par du chahut.

- "… Laissez-moi parler ! J'ai pas honte de dire que les femmes sont d'éternelles insatisfaites. D'hier, on dit que c'était terrible d'avoir des gosses, la contraception n'existait pas. Aujourd'hui ça existe, elles font des gosses comme elles veulent, mais elles se plaignent quand même. Si elles n'ont pas d'enfant, elles en veulent pour l'épanouissement de leur vie de femme, comme elles disent. Mais lorsqu'elles sont enceintes, elles se plaignent pour leur couple qui ne sera plus le même, pour les répercussions dans leur vie quotidienne, pour leur travail. Alors, faudrait savoir ce qu'elles veulent ! Elles veulent se défaire de la maternité, mais elles s'accaparent la maternité, et gare aux hommes qui n'ont mot sur la question que de loin, sur ce qu'elles veulent bien. Elles ont fait de la maternité et la petite enfance leur domaine privilégié. Il y a des émissions quotidiennes sur ça, de quoi épuiser le sujet et recommencer. Aujourd'hui, fait nouveau, on entend des femmes que la maternité est un problème, que ça ruine leur vie, leur corps, leur carrière, leur liberté, leur couple… Mais est-ce qu'on peut encore parler de couple ? Non, parce qu'aujourd'hui on ne raisonne que pour son individu, c'est un monde d'individualistes, vous n'allez pas dire le contraire."

Le public présent n'avait pas l'intention d'être d'accord avec elle. Elle continua.

- "Maternité-féminité, maternité-problème, ça change comme la direction du vent… Je pense que beaucoup de femmes se comportent en enfants gâtés. Leurs idées partent dans tous les sens, une fois l'un, une fois l'autre. C'est la preuve de leur bien-être. Parce que si elles savaient, celles qui s'expriment, ce que sont les difficultés de la vie, elles n'auraient pas le temps ou la possibilité d'être cérébrales au point de s'éparpiller dans toutes les directions et s'égarer. Dans d'autres pays, des femmes ont de grandes difficultés, elles manquent d'argent, elles manquent de liberté, elles manquent d'éducation. Là il y a une lutte à mener pour que les femmes ne soient plus des esclaves. Et malgré tout, ces femmes là ne sont pas des égarées du ciboulot, elles connaissent la vie, les difficultés, la valeur des choses, et la valeur des êtres. D'autres ont un sens moral devenu marginal de nos jours. Elles sont elles-mêmes devenues marginales, ignorées, comme leur droiture et leur élévation. Elles sont remplacées par de pseudo-intellectuelles à qui on donne la parole pour dire tout et n'importe quoi. Ces intellos n'ont rien de bien en tête, elles ne savent que se poser en victimes pour leurs petits problèmes de tous les jours, ou poser en victime une de leur consœur, pour soi-disant la défendre, défendre les femmes… Les femmes, les femmes ! J'en ai assez d'entendre parler des femmes ! Si on veut l'égalité, c'est pas en parlant sans cesse d'un des deux sexes qu'on va y arriver. S'il y a des trucs à dénoncer, des combats à mener, c'est OK ! Mais, faut pas déborder du sujet ! Faut parler du problème à résoudre, pas des femmes !"

Elle ne put résister davantage. Pleine d'émotion et de larmes contenues, elle quitta le plateau en tentant de conserver un air digne.

- "Hé ben !" dit Anne. "Ils l'ont pas laissée parler, mais elle y est arrivée quand même. C'est pas con tout ce qu'elle a dit."

- "Pas con du tout." reprit Lise. "On croirait entendre Georges. Malheureusement, je crois qu'elle en a trop dit. On ne reverra pas quelqu'un de son acabit à la télé."

- "C'est vrai, Georges disait les mêmes choses."

- "Les mêmes causes produisent les mêmes effets, chez Georges et chez les autres."

- "Elle regrette le temps des vrais hommes, qu'elle a dit. Elle parlait des foyers, mais moi je dirais bien la même chose de nos hommes politiques."

 

 

            Le lendemain, le même petit groupe de résolus se retrouva comme les fois précédentes. La situation ayant déjà été exposée de bouche à oreille, il restait encore à en débattre.

- “Si je comprends bien, on ne peut plus compter sur personne. Les flics nous referont à chaque fois la même chose. Les baveux ne croient plus aux tueurs, et encore moins qu'y'a des pourris au-dessus. Et si un jour ils nous croient, les baveux, ça fera qu’ils auront les jetons, et là, ils font plus rien. Alors, qu’est-ce qui nous reste ?”

- “Hé ouais ! C’est ça le problème ! Qu’est-ce qui nous reste ? Et qu’est-ce qu’on peut espérer dans ces conditions ? Là maintenant, on n’a plus de soutien, même les baveux servent plus à rien contre les flics. Les pourris sont contre nous, et les flics sont avec eux. Et dans le meilleur des cas on a affaire à soixante millions de gugusses qui s’en foutent de nous. Alors quoi ? Hein ?”

- “Faut pas trop dire que les baveux servent plus à rien contre les flics. S’ils z'avaient pas été là, on n’aurait peut-être pas eu que des blessés. S’ils seront plus là, ça s'ra la porte ouverte à tous les abus. Encore pire que maintenant.”

- “Elle a raison. Si on présente les choses comme ça, en se disant qu’on n'a plus personne et qu’on n'a rien à espérer, alors c’est même plus la peine de respirer. Faut qu’on fasse tout ce qu’on peut faire, et c’est tout.”

- “C’est vrai. Tant qu’on a quelque chose à faire, on le fait. Sinon on serait même coupable d’avoir abandonné ce qu’on aurait pu faire. Qui sait si la fois suivante sera pas la bonne ? On peut jamais savoir. Mais si on laisse tomber, c’est sûr qu’y aura rien.”

- “Mais tout ça c’est bien gentil, mais on a déjà essayé pas mal de choses. Alors tu proposes quoi pour la fois suivante ?”

- “C’est pas les endroits qui manquent dans Paris. Mais, faut plus jamais se foutre dans un cul-de-sac comme dans la rue de Varenne, devant Matignon. Les flics avaient bouclé la rue, et on se trouvait comme dans une boîte à rats. On a fait deux fois c’t’erreur. Deux fois là-bas on a été coincé, par les casseurs la première fois, et par les flics la fois dernière.”

- “Bien vu ! T'as raison ! J’arrête pas d’y penser, et quand j’y repense, je me demande si les flics n’avaient pas fait exprès de rabattre les casseurs vers nous, la première fois. Parce que y’a rien dans ce coin là. Les casseurs c’est dans les quartiers commerçants qu’ils vont, pour dévaliser. Mais autour de la rue de Varenne, y’a pas trop grand chose par là-bas. Alors, hein ? C’est t'y pas bizarre ça ?”

- “Tu crois que les flics auraient fait ça ?”

- “Un peu que j’y crois mon gars ! Une manif foutue en l’air, et sans qu'ils soient tenus pour responsables, pour eux c’est du servi sur un plateau. J’serais pas étonné qu’ils l’aient fait exprès. Et comme ça ils continuent à passer pour des super-cracs qui défendent le brave populo.”

- “Mais, ouais. T’as peut-être bien raison.”

- “Un peu qu’il a raison ! On est con de pas y avoir pensé avant ! Mais, excuse-moi camarade, dans c'que tu dis, tu crois que c'est les flics qu'auraient fait ça d'eux-mêmes. Moi, j'crois qu'ils sont trop couillons pour penser ça. C'est sûrement les pourris qui leur ont demandé. Les flics sont les marionnettes et y'a des pourris qui tirent les ficelles. On l'a bien pigé avec c'qui est arrivé à Daniel. Ben c'est pareil pour les manifs. Les pourris ont sûrement donné des ordres aux flics, histoire de s'débarrasser de nous.”

- “Ben bien sûr ! On est con de pas y avoir pensé. Et je me demande même si c’est pas eux qui l’ont organisé la descente des casseurs. Ils peuvent l’avoir fait aussi. C’est pas compliqué, ils mettent des taupes chez les casseurs et ils les manipulent eux aussi. Ça me travaillait tout ça. J’arrivais pas à comprendre. Mais j’ai pas arrêté d’y penser depuis. Et j’en suis arrivé à ces conclusions.”

- “Putain c’qu’on est bête de pas y avoir pensé. C’est vrai qu'on est pas habitués à tout ça, mais on aurait pu y penser avant. Heureusement que t’es venu là pour le dire, sinon on n’aurait pas encore pigé.”

- “Il a raison le copain. Si on manifeste, faut le faire dans un lieu ouvert. C’est pas les endroits qui manquent dans Paris.”

- “Vous voyez qu’il faut qu’on reste soudés, et qu’on continue à faire tout ce qu’on peut. Si on n’avait pas continué, on serait pas là aujourd’hui et on saurait pas tout ça.”

- “Au moins comme ça, on aura avancé, même si c’est que pour piger ce qui arrive. On n’aura peut-être rien, mais si on meurt, on mourra moins bête.”

- “Bordel ! Y'a des millions de gens qui savent rien de tout ça ! Ils z'imaginent pas, rien du tout.”

- “Et comment on peut s'y prendre pour leur faire comprendre ? C’est ça la question.”

- “Même sans comprendre, ils pourraient nous aider quand même.”

- “Ben, s’ils nous aident pas, c’est tant pis pour eux. C’est pour leurs pieds s’ils meurent plus bêtes.”

- “Qu’est-ce qu’on fait alors ?”

- “Moi je propose devant le Palais Bourbon. C’est l’Assemblée nationale là-bas. Si je dis pas trop de conneries c’est là-bas qu’ils votent les lois, enfin je crois. Alors on râle devant, pour en obtenir une pour nous.”

- “Moi je suis d’accord. C’est pas comme le cul-de-sac de Matignon. Si les flics nous emmerdent, on aura de la place pour se tirer.”

- “Alors on vote. Qui est d’accord ?”

Toutes les mains étaient levées.

- “Alors, banco pour le Palais Bourbon ! On dit après-demain. C’est le jour où qu’y a du beau monde à l’Assemblée.

- Et ça me laisse le temps d’avertir les baveux pour qu’ils se préparent.”

- “Banco, mais faut aussi qu’on garde bien en tête que ça s'ra pas du gâteau. Autrement dit, dès qu’y s'passe quelque chose, on se tire tous, et en vitesse.”

- “Ouais, mais, ça veut dire aussi qu’on n'aura pas gagné cette fois non plus. Ça sera pas gagné en une fois, faut qu’on le sache bien. Ça nous évitera d'être découragé à la fin de la manif.”

- “Mais alors, on va où comme ça ? Jusqu’à quoi ? Combien de manifs à faire encore, et sans se décourager en plus ?”

La question était pesante. La réponse tardait à arriver. En l'attendant, le silence était assez mauvais pour le moral. Finalement une personne prit la parole.

- “Personne peut dire quelque chose à l’avance. On veut plus être dans la rue, on lutte pour ça, c’est tout ce qu’on peut dire.”

Un nouveau silence se fit. Une autre personne dit encore.

- “Je pige bien qu’on peut rien dire, mais il a un peu raison le gars. Si on pouvait en savoir un peu plus, ça s’rait pas plus mal.”

- “On n'en sait pas plus que ça. On lutte, jusqu’à ce qu’on obtienne quelque chose. Je pense qu’on est encore loin d’avoir quelque chose avec une prochaine manif, mais, en continuant, on peut espérer qu’ils vont finir par nous recevoir, et nous filer des miettes. Ça sera des miettes, mais on aura fait un pas. Et on continuera jusqu’à ce qu’ils aient compris que ça peut plus durer, et jusqu’à ce qu’on nous accorde un peu plus, et un peu plus encore tant que c’est pas assez.”

- “Moi j’suis d’accord. C’est ce qu’on a déjà dit.”

- “Moi aussi. Et j'dis qu'on doit décider maintenant du coup d’après. Parce qu’à la manif on sait pas trop comment ça va se passer. On pourra peut-être pas se regrouper et décider du coup suivant.”

- “Tu veux décider de quoi ? Faudra bien qu’on se regroupe et qu’on discute de ce qu’il y aura eu.”

- “T’as raison, mais est-ce qu’on peut juste savoir c’est quoi le prochain endroit d’après.”

- “T’en poses des questions toi. Pourquoi tu veux déjà savoir tout ça ?”

- “Ben comme ça. J’sais pas moi.”

- “Ben quand on saura, on te le dira.”

Sur ces derniers mots la séance fut levée, et tous s’en retournèrent une fois de plus, vers leurs lieux habituels d’errance.

 

            Entre deux actions pour les sans-abri, il tentait de retrouver le calme de sa vie personnelle. Si elle pouvait l'être, c’était déjà une énorme satisfaction pour lui. Ces moments devenaient de plus en plus rares, car il pensait et repensait à ce qui arrivait, tentait de comprendre ce qu'il ignorait encore. Il aurait voulu vivre et mener ses actions plus tranquillement, mais les événements dans lesquels il était entraîné bouleversaient tout. Il n'aurait jamais pensé être directement confronté à des mafieux. Outre ceux-ci, il prenait toujours plus de recul sur la société. Il en comprenait mieux les rouages, les acteurs, leur talent, le degré d’hypocrisie que peuvent atteindre certaines personnes, ce qu’elles sont capables de faire ou non. Au fur et à mesure, son expérience des gens s’enrichissait. Il repensait aussi à ses expériences professionnelles passées. Le milieu d’une entreprise est un théâtre de bien des découvertes, surtout lorsqu’on débute. Il repensait régulièrement à son parcours, aux problèmes qu’il avait eus, aux personnes qu’il avait croisées, aux rares qui l'avaient aidé, et aux autres. Des derniers il comprenait bien mieux, maintenant, leur comportement d’alors, leurs raisons et motivations. Il comprenait aussi la chance qu'il eut d'avoir rencontré la valeur et la bienveillance de quelques-uns, à l'inverse d'autres plus nombreux.

En faisant ces retours dans le passé, il dressait en même temps le bilan de sa vie, un bilan à chaque fois ajusté, grâce à ce qu’il apprenait de nouveau. De plus en plus il se sentait las, las de tant de batailles déjà menées, depuis son enfance. Il se rendait compte, aussi, de ses trop faibles possibilités. En pensant au présent, il se sentait trop brisé pour faire face aux nouvelles batailles qui se profilaient. Cependant, à ces sentiments de lassitude et de faiblesse, se mêlait celui d’injustice, et, de là, celui de révolte. Des personnes sans intégrité avaient tous les moyens d’action qui lui manquaient. Outre celles-ci, d'autres qui ne faisaient que des choses de peu d’importance s’en trouvaient énormément enrichies, non seulement par l'argent, mais aussi par le respect et l'admiration qu'on leur portait. Elles trouvaient sympathie, affection, richesse,  influence, et plus encore. L'enrichissement outrancier de certains sportifs, des vedettes de la télévision, de la chanson, des top-models de bien d'autres personnes, les sommes brassées, payées, dans le domaine de l'art, qu'il voyait souvent sans complaisance, sans intérêt, les stars qui vendaient à prix faramineux leurs images, celles de leurs mariages successifs, toutes ces sommes si ahurissantes et facilement récoltées, pour des choses ou des sujets sans importance, sinon futiles, tout cela l'indisposait, l'indignait, l'irritait, l'excédait. Et il avait encore un sentiment d’injustice parce que des personnes carrément malhonnêtes pouvaient avoir tout ce qui lui manquait, à lui qui s’en serait servi pour améliorer tant de choses pour tant de gens. Et de ce qu'il aurait fait, d’autres organisations sociales, d’autres pays, auraient pu adopter son modèle, si seulement il avait pu le réaliser.

Il n'avait rien, mais d'autres avaient, pour servir à des causes moins importantes, voire sans importance ou même malhonnêtes.

Ces moments de réflexion étaient austères, pleins de dépit et de souffrance. Pour s’en échapper, de temps en temps, il se forçait à communiquer par l'Internet, par le chat. Sans cela, ses pensées seraient revenues sans cesse aux mêmes sujets, aux mêmes préoccupations.

Sans envie, un soir il chercha un dialogue. Il savait qu'à l'inverse d'être divertissant, un échange pouvait le ramener à ses soucis, voire ajouter à son amertume. Il en prit le risque, espérant avoir la chance de communiquer agréablement. Il se promena d’un salon thématique à l’autre, lisant ce que les uns et les autres avaient écrit sur les espaces publics. Avant d'engager un dialogue privé, il voulait lire les propos comme on regarde de loin une cité et ses habitants. Il passa de salon en salon, de tranche d’âge à une autre. Dans les âges les plus jeunes les conversations tournaient autour des divertissements.

Il ne voulait pas encore de dialogue privé, mais il en eut un. Quelqu’un lui adressa un message.

<suzon> salut

<strange> Salut. On se connaît ?

<suzon> si t’as tjrs ce pseudo,  je crois pas

<strange> j'ai parfois le pseudo hector aussi

<suzon> alors on se connait  pas

<strange> non

<suzon>  h ou f

<strange> h. Et toi ?

<suzon>  f bien sur !

<strange> bien sur !

<suzon> hetero ? homo ? bi ?

Il ne fut qu'un peu interpellé par la question, il devenait habitué aux chats et ce qu'on pouvait y trouver. Il répondit.

<strange> hetero

<suzon> pas normal

<strange> ah ? pourquoi ?

 <suzon> homo c’est  normal . bi je tolere

<strange> la normalité est hetero, pour moi comme pour d’autres

<suzon>  va te faire foutre

<strange> et toi ? hetero ? homo ? bi ?

<suzon> je t’en pose des questions moi ?

<strange> a peine

<suzon>  va te faire enculer sale pd  !  !

 

Il oublia ce dialogue aussi rapidement qu’il lui était arrivé. En d’autres temps, il ne l'aurait pu si vite. Hélas, ce genre de propos était devenu banal, et il savait devoir l'ignorer.

Il se remit à parcourir les salons, sans réelle envie de converser. Il craignait de se retrouver dans de similaires discussions. Lassé, il allait se déconnecter lorsqu'un message publicitaire s'afficha à l'écran. Le message indiquait l'adresse d'un site. Sans savoir ce dont il s'agissait, il s'y rendit. Quelques secondes plus tard, à l'écran un message lui souhaita la bienvenue sur un site dédié à la masturbation féminine. Cherchant ce qu'il pourrait trouver d'intéressant il se mit à le visiter. Il arriva ainsi sur un forum ouvert au public. Il lut au hasard quelques messages. Le site étant en principe interdit aux mineurs, il pensait trouver des messages d'adultes, comme il en existe tant. Mais, il fut très surpris.

 

Message de  : petitelilie

10 novembre 2001 22H53

salut j'ai 15 ans et hier j'ai surpris mon frere de 17 ans en train de se masturber sur son lit.Je voulais voir mais je suis vite sorti de sa chambre. Maisc'est la premiere fois que je voyais un mec se masturber.5mn plus tard il est venu me voir dans ma chambre et il m'a dit qu'il le faisait souvent et m'a demander si moi je le faisait.J'ai repondu que oui et j'ai commencer a degraffer mon jean et caresser devant lui et il m'a doigtee.Juste apres je l'ai branler. C est la première fois que ca m'arrivait;ca ma vraiment excitee mais a la fois aujourd'hui je trouve ca malsain.J'aimerais savoir si ca vous etes arriver de vous masturber avec vos frere et soeur et est ce que ce vous afait vraiment excitee ou degoutee.

ne t'inquiètes pas - de Guénni (12/08/2002)
Message de  : Goremini

11 novembre 2001 12H23

Je penses qu'il n'y a rien de malsain de se masturber avec son frêre ou sa soeur, ça m'est souvent arrivé avec la mienne (je suis un mec), si tu veux qu'on en parle discrètement, donne moi ton mail, ou bien écrit moi

 

Message de  : Maud

11 novembre 2001 20H29

jai 16 an ca m'es arrivé vers ton âge avec mon frère.

 

Message de  : carole

12 novembre 2001 00H03

salut j'ai 19 ans et j'ai vécu cette expérience mais avec ma soeur, jusqu'à l'age de 14 ans nous dormions dans la même chambre et elle étant plus agée que moi a découvert le plisir avant moi. Un soir je l'ai entendu, puis 5 minutes après l'arret de ses soupirs je lui ai demandé ce qu'elle avait fait, elle a allumé la lumière et m'a expliqué. Elle m'a demandé de retirer ma culotte et a pris ma main pour que je me caresse avec elle a joué avec ma main sans qu'elle touche mon sexe, et c'est comme cela que j'ai découvert le plaisir sans réellement jouir la première fois. Ensuite j'ai renouveller l'opération seule, mais aussi parfois l'une face à l'autre dans nos lits respectifs. pour finir je t'avouerais que je n'ai jamais trouvé cela malsain ni dégoutant, mais aau contraire sensuel. conseil ne pratique pas toujours avec ton frêre et gardes ton jardin secret fais cela seule ds un lieu bien à toi en toute discrétion. je t'embrasse. caro.

 

Il arrêta là cette lecture, envahi de divers et confus sentiments, allant du gâchis à la colère, en passant par le dégoût, la révolte et d'autres émotions encore. Ni chaste, ni libertin, il avait sur la sexualité et son épanouissement des  idées différentes de celles du moment.

Il passa à d'autres sites, d'autres sujets, d'autres chats, cherchant un dialogue sympathique. Il eut une certaine chance. On lui adressait encore un message en privé.

<f-cherche-h> slt

<strange> Salut

<f-cherche-h> t'es h et libre ?

<strange> oui et oui. Mais je ne cherche pas de f

<f-cherche-h> je suis f et je cherche un mec mais pas que pour coucher

<strange> alors pour quoi ?

<f-cherche-h> pour coucher et vivre avec si afinité

<strange> tu cherches depuis quand ?

<f-cherche-h>  dpuis que je suis libre: 1 semaine

<strange> t'as rencontré des h ?

<f-cherche-h> oui un max mais ils veulent que coucher ou ils veulent des gosses

<strange> t'aimes pas les gosses ?

<f-cherche-h> non  ! je veux un mec c tout  ! j'm pas les gosses  !  !

<strange> c rare de la part d'une f

<f-cherche-h> pas si rare. mais ls femmes disent jamais la vérité

<strange> Pas si rare ? Explique STP

<f-cherche-h> elle veulent des gosses pour faire comme les autres  !  !

<strange> conformisme ?

<f-cherche-h> exactement  ! elle le font par conformisme mais elles le disent jamais

<strange> je te crois et je suis bien content de lire ça d'une femme. Quand c moi qui le dit, on ne me croit pas et je me fais jeter.

<f-cherche-h> laisse tomber c des cones. elles s'imitent et veulent se rendre jalouses. moi aussi elles me jettent quand je le dis

<strange> J'ai mal pour les gosses faits par conformisme. Souvent ils subissent leur mère dès l'enfance.

<f-cherche-h> Oui  ! moi j'm pas les gosses et je le dis. Et je m'en voudrais d'en faire souffrir un. Je veux pas en avoir alors je me suis fait ligaturé les trompes

<strange> t'as pas peur de le regretter un jour ?

<f-cherche-h> j'ai pris le risque. T sympa, tu veux pas qu'on se voit ? je suis très belle tu sais

<strange> j'en doute pas, mais je ne cherche personne pour l'instant.

<f-cherche-h> dommage moi je cherche un mec bien qui m'emm… pas. En + t'as l'air de tout piger. Je suis sure que t'aurais fait l'affaire surtout que je suis pas exigeante

<strange> si tu veux juste un mec, et qu'il t'emm… pas,  c mieux de ne pas vivre avec.

<f-cherche-h> ?? je comprends pas. Explique stp

<strange> on pourrait/devrait réinventer la façon de vivre en couple. On peut faire un couple et vivre séparément par exemple, et avec fidélité. On se voit comme on veut quand on veut, etc… Tu comprends ?

<f-cherche-h> g tout compris et toi aussi. t'es pas con toi  !  c ça qu'il me faut. j'ai bien fait de te causer

<strange> merci

<f-cherche-h> et toi? tu cherches une f qui t'emm… pas? c pour ça que tu veux pas vivre avec?

<strange> non c pas pour ça, mais j'ai compris que pour certaines personnes ça peut être l'idéal

<f-cherche-h> toi tu pourrais vivre comme ça?

<strange> oui

<f-cherche-h> tu veux vraiment pas qu'on essaie avec ta méthode? je suis fidèle tu sais.

<strange> ça m'aurait plu, mais je suis libre sans vraiment l'être. j'espère que tu trouveras quelqu'un de bien qui t'emm… pas

<f-cherche-h> j'espère aussi. laisse moi ton adresse mel stp

<strange> hector@halo.fr

<f-cherche-h> c noté. si j'en trouve pas un autre j'insisterai jusqu'à ce que tu me voie. bye

<strange> bye

Ce dialogue le divertit.

Il finit par aller se coucher, se préparant à une nouvelle nuit de tourments. Plus rien n’allait dans sa vie. Il se réveillait chaque nuit en se demandant dans quel cauchemar il était plongé. Tout ce qui se produisait était bien éloigné de sa personnalité aimant la sécurité, la tranquillité.

 

            Le lendemain, la sonnette le réveilla. L’heure était déjà avancée dans la matinée. Epuisé par des nuits durant lesquelles il n’avait qu'un mauvais sommeil, il ne s’était pas réveillé à son heure habituelle. Il n’avait pas encore les idées claires. Ni totalement réveillé, ni présentable, il laissa sonner. Se sentant trop fatigué, il voulut rester allongé quelques instants avant de se lever. Mais, en fait de rester allongé, la fatigue l’emporta dans un nouveau sommeil. Une heure plus tard, le lever fut pénible, encore plus que d’habitude. Il se sentait comme un vieillard, avec des douleurs partout, physiquement affaibli. Ce n’était pas totalement nouveau pour lui, mais il n’y avait jamais prêté attention, sauf ce matin là. Cette fois c’était pire que d’habitude, ce qui enfonçait son moral en plus. C’était comme d’avoir mis le pied dans la vieillesse, bien avant l’âge.

Péniblement il prépara un bol de café, et prit le temps de le boire. Au fur et à mesure revenait la clarté de ses idées. Il s'interrogea.

"D’où peut bien venir une telle fatigue, une telle faiblesse."

Il trouva les réponses.

"Il n'y a pas de quoi s’en étonner, avec la vie que je mène."

Il comprit encore que son moral bas avait sûrement une influence sur son état physique, outre ses nuits peu reposantes, en plus d'avoir été battu quelques jours plus tôt par les assassins de Georges. Il ne pouvait qu'avoir mal partout, mais il s'étonnait de sa fatigue et s'en voulait comme s'il avait eu un accès de paresse.

En finissant son café, il revenait vers un état physique moins difficile à supporter. Il finit de se préparer, puis, se souciant de savoir qui avait sonné, il pensa au facteur. C'était sa façon de sonner. Cette heure était celle du courrier recommandé. Cela signifiait aussi qu’il s’agissait d’ennuis supplémentaires qui se profilaient. Le courrier recommandé n'était généralement envoyé que pour signifier officiellement des ennuis potentiels ou à venir. Il se rendit au rez-de-chaussée. Dans sa boîte aux lettres, il trouva en effet un avis, l'invitant à aller retirer ce courrier au bureau de poste.

 

A la poste, après avoir longuement fait la queue, on lui remit le courrier en question, qui effectivement n'augurait rien de bon. Cette fois c'était le fisc qui lui réclamait des explications sur son "activité professionnelle concernant la vente de livres", et sur des "revenus" déjà présumés "non déclarés" que cette "activité professionnelle" lui aurait rapportés sur "l'exercice fiscal écoulé". On attirait son attention sur le fait de devoir déclarer de tels "revenus, honoraires, droits d'auteurs", en mentionnant aussi quelques précisions sur le "régime spécial qui s'applique, que l'activité soit principale ou accessoire, avec la possibilité d'opter pour l'application d'un abattement calculé sur 25 % de la valeur du SREDS, ne pouvant en aucun cas dépasser la valeur de 450 fois le taux du TIR, plafonné à trois fois le RME". Tout cela sans oublier la "VAT", sur quoi il était aussi bien renseigné, et sur laquelle il avait le droit de "renoncer au système de retenue à la source, si le régime s'applique à l'égard des artistes ou auteurs situés dans le champ de la franchise, si celle-ci n'est pas dans l'assiette des cotisations dues à la CCE". On lui précisait encore qu'en vertu de "la réponse ministérielle n° AZ258, alinéas c et d, et de f à i, parue au journal officiel du quinze juillet de l'an 1999 et reprise dans le CGDI," il ne pouvait bénéficier de quelque chose, mais sans savoir quoi. Il fut assommé par une telle lecture.

Il dut relire plusieurs fois l'ensemble de ce qui était formulé pour tenter de comprendre, mais sans véritable succès. Bien que juriste, néanmoins mal réveillé, il relut encore pour le plaisir de déguster de telles phrases. Cependant, c'était bien, en effet, des ennuis.

Avec ce divertissement, qu'il prenait très au sérieux car le fisc ne plaisante pas, son amertume le reprit très vite. Il ne pouvait en être autrement en songeant à ces ennuis de plus. Il y était déjà entraîné, bien malgré lui.

 

Après une rapide collation, il passa le reste de la journée sur les quais de la Seine, en s'interrogeant sur lui-même, sur les perspectives qu'il avait devant lui. Il se demandait vers quoi tout cela pourrait bien le mener, présumant qu'avec ses faibles moyens, sans aide, il ne pourrait que s'enfoncer davantage dans les ennuis. Même avec les meilleures idées du monde à défendre, il ne pourrait rien obtenir de constructif, ni pour lui, ni pour les sans-abri, ni pour personne. Lorsqu'il n'y a personne pour relayer de bonnes choses, celles ci ne peuvent être.

Ces interrogations le tenaillaient de plus en plus. Et, de plus en plus il était las, découragé, dépité, non sans bonnes raisons hélas.

C'est dans cette lassitude morale et physique que la journée passa.

 …/…

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/…

Il rentra chez lui, le cœur un peu plus léger après cette conversation. Elle avait un peu chassé les idées tristes qu'il avait eues toute la journée. Mais, malgré cela, le soir fut pire que le jour. Ses raisons d'amertume l'assaillirent sans cesse. Pour tenter de penser à autre chose il s'installa encore devant son ordinateur, sans intention de s'y attarder. Comme souvent, il chercha à dialoguer. A peine arrivé dans un site de chat, une personne s'adressa à lui en conversation privée.

<ptite-puce> salut je cherche du monde

<strange> pour faire quoi ?

<ptite-puce> un salon

<strange> quel sujet ?

<ptite-puce> j'ai un bon topic

<strange> lequel ?

<ptite-puce> l'echangisme

<strange> c pas pour moi, merci

<ptite-puce> allez me dis pas que t as jamais eu envie d'échanger ta femme

<strange> j'ai pas ce fantasme, bye

 

Quelques secondes plus tard.

<ptite-puce> alors c koi ton truc ?

<strange> quel age as tu ?

<ptite-puce> 21 f Lille. Quel rapport ?

<strange> a 21 ans tu pratiques l'échangisme ?

<ptite-puce> je vois pas le problème. j'aime filer mon mec et que d'autres me prenne moi

<strange> c pas mon truc du tout, bye

<ptite-puce> ouais je vois t un con de macho tu veu pas partagé ta nana

<strange> c ça, t'as tout compris, je la garde dans un placard

<ptite-puce> connar

<ptite-puce> macho

<strange> bye

Il ignora ce néo-romantisme et poursuivit son virtuel chemin. Quelques minutes plus tard, quelqu'un d'autre établit un dialogue privé avec lui.

<nanani> salut

<strange> bsoir

<nanani> t'as ete contacte pour l echangisme?

<strange> comment tu sais ?

<nanani> j'ai ete contactee aussi et j'ai refuse

<strange> mais comment sais tu que moi aussi

<nanani> on se fait insulter ts ls deux en salle

Il vérifia l'information. En effet, sur un espace accessible à tout le monde, son interlocutrice précédente avait mis des mots très déplacés. Après elle, d'autres personnes avaient pris la suite.

<strange> je m'en moque

<nanani> t'as raison de le prendre comme ca

<strange> ton asv stp

<nanani> 19 f carcassonne. et toi ?

<strange> 32 h paris

<nanani> c'est rare un mec qui refuse

<strange> peut-être

<nanani> comment ca se fait ?

<strange> des trucs comme ça, c contraire à l'amour

<nanani> l'echangisme ?

<strange> pas seulement l'échangisme. Faire passer beaucoup de personnes dans sa vie c un peu pareil

<nanani> C contraire à l'amour ?

<strange> je le crois

<nanani> tu veux dire qui faut pas changer

<strange> il faut bien choisir pour eviter de devoir changer.

<strange> t'aimerais pas que le premier soit le bon et le seul ? l'amour à vie ?

<nanani> C le reve de toutes

<strange> bé non justement pas toutes

<nanani> ha ouai c vrai j'oubliais ce qu'on vient de voir

Temps d'attente

 

<nanani> explique pkoi c contraire à l'amour

<strange> quand t'm vraiment qq'un et que t'apprend qu'y en a eu d'autres, ben t'm pas ça

<nanani> t'as tou dit

<strange> c une question ?

<nanani> non c pour dire que t'as tout dit. on n'aime pas ca c tout

<strange> quand tout le monde a eu qq de passage parce que c la mode, quand tu supportes plus que la personne que t'aime a eu des gens de passage, quand tu trouves plus personne qui en a pas eu, alors y'a plus de place à l'amour  : c contraire à l'amour

<nanani> c vrai

Temps d'attente

 

<nanani> T'es pour l'amour a vie alors

<strange> si possible, oui. Il y a des moments qu'on ne doit pas donner à qq de passage

<nanani> la prmière fois ?

<strange> surtout la première fois

<nanani> je ne voulais pas la donner a qq de passage.

<strange> c ce que t'as fait ?

<nanani> oui mais c pas ce que je voulais.

<strange> explique stp

<nanani> on fait tous des erreurs

<strange> tu la regrettes ?

<nanani> oui

<strange> pourquoi l'avoir fait ?

<nanani> comme t'as dit  : quant t'apprend qu'y en a eu d'autres alors t'm pas ça

<strange> Tu veux dire que c'est toi qui a rompu ?

<nanani> oui quand j'ai appris qu'il avait eu des filles avant moi

<nanani> il m'a menti

<nanani> moi j'était vierge

<strange> c moche ce qui t arrivé

<nanani> oui

<strange> c donc pour ça que tu comprends bien mon opinion.

<nanani> je suis passée par là alors je comprends ce que tu dis

<strange> c l'expérience qui le fait comprendre et c dommage.  On devrait pouvoir en parler sans se faire jeter.

<nanani> ha oui alors

<strange> on devrait en faire un salon

<nanani> c'est bon comme idée ca ! C'est un bon topic pour un salon !

Il allait lui répondre lorsque soudain un problème technique interrompit la communication. Il en fut désolé. Il chercha à se reconnecter et retrouver son interlocutrice, mais en vain. Le temps de rétablir la communication fut trop long, et il ne savait comment la retrouver. Après quelques tentatives il finit par abandonner.

Dépité, il poursuivit une virtuelle errance. Il suivit un message publicitaire qui s'afficha à l'écran, et celui-ci l'amena sur un site de rencontre. Ce dernier faisait aussi la promotion d'un groupe d'exhibitionnistes. Il le visita également. Des particuliers le composaient. On y trouvait leurs photos et vidéos, érotiques ou pornographiques, toutes faites par eux-mêmes. Il voulut savoir quelles personnes participaient à ce type de groupe. Il pouvait accéder à la liste des membres et au profil succinct que chacun inscrivait. Parmi ceux qui indiquaient leur profession, celles-ci étaient variées. Les âges ne dépassaient pas la cinquantaine, sauf quelques inscrits qui mentionnaient un âge de septuagénaire. Parmi les plus jeunes, le profil d'une inscrite raviva ses ressentiments déjà plusieurs fois éprouvés, comme après la visite d'un site dédié à la masturbation féminine. Il lut le profil.

 

Pseudo  : jessy.mimi

Nom réel  : Jessica

Ville  : Arras

Âge  : 15

Situation de famille  : Célibataire en chaleur et en chasse

Sexe  : Femme

Profession  : Lycéenne

En savoir plus sur moi  :

Centres d'intérêts  : Bocoup de chose mais surtout Amelie, ma cousine ke jaime d'amour a en mourir ! et pis Marine, ma cop du net. au lit je la kiff a mort, elle es tro cool.

Actualité  : CA Y EST, JE SUIS TRO HEUREUSE, JE SUIS PLUS VIERGE !  !  !  ! MERCI AMELIE, JE T AIME TRO !  !  !  !  !

Citation préférée  : Amelie je taime tro.

 

Encore écœuré, il chercha quelque chose de plus agréable. Hélas, sa prospection le conduisit ailleurs.

Femmes  : bienvenue dans le Groupe Gynarchiste. Hommes  : au revoir. Ce groupe est créé pour exposer les idées Gynarchistes, pour échanger avec celles qui partagent nos convictions, enfin pour éduquer selon nos idées  : celles des Lesbiennes Suprémacistes. Les Femmes ont des droits  : Plaisirs, jouissances, confort, bien-être, autorité, voire même sévérité. Et les hommes leur doivent  : Politesse, disponibilité, chasteté, obéissance, servitude. Accès restreint, aux adeptes sincères de la pensée gynarchique.

Le nombre important des inscrites le renseigna sur l'intérêt portée à ces idées.

Il cessa là. Il aurait préféré s'arrêter après son dialogue avec "Nanani".

 

Le lendemain était le jour de la manifestation devant le Palais Bourbon. Comme d'habitude, il arriva sur le lieu bien avant l'heure. Il n'était pas le seul à le faire. Lise et Anne ne tarderaient pas à arriver. Peut-être étaient-elles déjà là. Daniel les cherchait du regard, tout en marchant. Il se faisait discret, tentait de ne pas se faire remarquer, pas plus qu'un banal passant. Il savait des sans-abri étaient sûrement aussi en train de passer et repasser dans le secteur, pour savoir ce à quoi ils devaient s'attendre. Les fois précédentes les avaient habitués à se méfier de la police et ce qu'elle réserverait.

Les journalistes n'étaient pas présents, le mouvement s'essoufflait. Toutefois, Daniel espérait encore que les médias arriveraient. Son moral s'affaiblissait aussi. Il ne croyait plus parvenir à quelque chose. Après tout ce qu'il avait fait avec les sans-abri, il n'avait obtenu la moindre avancée. Ils étaient dédaignés par la société, n'arrivaient même pas à obtenir d'elle des voix de soutien. Daniel pensait aussi aux hommes politiques, passés et présents. Parmi ceux-ci, on n'avait jamais trouvé personne pour s'employer à ce qu'il n'y ait plus d'habitants des rues, ni de si graves accidentés de la vie. Il comprenait les hommes politiques, comprenait leurs difficultés, comprenait aussi qu'ils devaient s'occuper d'abord de ce que leur électorat attendait. Il comprenait encore qu'une fois investis d'un mandat quelconque, ils devaient se trouver embourbés dans une multitude de tâches et d'obligations, au point d'être déjà noyés dès leur arrivée. De plus, de droite ou de gauche, les hommes politiques en place étaient toujours la cible du minable jeu politique usuel. Il consistait à dénigrer toutes les actions des adversaires. Dénigrer n'empêchait pas de leur mettre aussi des bâtons dans les roues, autant à leurs projets qu'à leurs réalisations. Tout était la cible d'attaques, au détriment des résultats, et en l'occurrence au détriment des sans-abri.

Il comprenait les difficultés, cependant, en comprenant tout le monde il ne pouvait accepter l'inacceptable. Il ne pouvait s'y résoudre et s'en gardait bien. Ce qu'il défendait, pour les sans-abri, et d'autres sujets abordés dans son livre, aurait dû faire l'objet de priorités, et depuis longtemps. Bien des décisions avaient été prises, votées, concrétisées, pour des choses bien moins pressantes, bien moins importantes. Souvent, il y avait des groupes électoraux qui réclamaient des lois pour eux, lois qu'on qualifiait parfois de "progrès social". Cependant, le plus urgent des progrès sociaux, celui pour les sans-abri qui mouraient encore dans les rues, surtout l'hiver, ce progrès pour eux ne se faisait pas. A la différence des autres, les sans-abri, trop marginaux, ne constituaient pas un groupe électoral.

Il observait les lieux tout en continuant sur ces réflexions. Parfois il voyait au loin des sans-abri, venus comme lui pour faire du repérage. Sans s'échanger de signe, sans se faire repérer, ils se signalaient leur présence en se regardant. Chacun regardait l'autre furtivement, comme pour lui dire "j'ai vu que tu es là".

Daniel continuait à déambuler aux environs du Palais Bourbon pour voir s'il ne s'y trouvait pas des véhicules de police. Tout semblait calme, bien calme.

Revenant vers la Seine, les premiers journalistes arrivaient en même temps que des cars de police. Voyant les cars, il se sentit quelque peu rassuré, car l'absence de la police aurait été anormale. Il aurait fallu s'en méfier plus que d'ordinaire. Quant aux journalistes, s'ils n'étaient pas venus, Daniel et ses amis auraient été moralement atteints par un tel désintérêt.

Police et journalistes étaient présents, cependant il était étonné. Les cars de police semblaient peu nombreux. Il s'attendait à ce qu'il y en ait autant que la fois précédente, devant l'Hôtel Matignon. Mais, tous les effectifs n'étaient peut-être pas arrivés, et peut-être se faisait-il des idées. Le nombre des policiers lui semblait peut-être moindre du fait de l'étendue du lieu. Il avait la même impression à propos des journalistes. Eux aussi semblaient moins nombreux. Daniel se demandait pourquoi ils avaient si peu mentionné les derniers événements devant Matignon. Pourtant, ils avaient eux aussi subi la charge des policiers et le mouvement de panique. Ils avaient eux aussi été blessés. Pourquoi alors avoir si peu rapporté les faits ?

 …/…

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/…

Daniel répondait par l'ironie, s'arrêtant sur ces quelques mots. Sans pouvoir se retenir, une jeune femme sans-abri prit la parole. C'était la même personne qui avait déjà parlé lors de la manifestation sous l'Arc de Triomphe. Comme cette fois là, elle tenait son bébé dans les bras, sans toutefois le faire exprès pour apitoyer. Les questions des journalistes enflammaient son indignation, comme ce fut déjà le cas.

- "Non mais, vous vous fichez de qui à la fin ? Une demande officielle. Faut faire une demande officielle pour secourir quelqu'un ? Faut la faire en triple exemplaire ? Ça se voit pas assez ce qu'on est, et ce qu'on demande ? Vous êtes vraiment cons ou quoi ? Vous êtes toujours là à poser des questions à la con, au lieu de nous aider en parlant de nous comme il faut. On aurait dû être reçus dès la première fois. C'est quoi cette histoire de demande officielle encore ? C'est quoi cette question imbécile ?"

Ses camarades soutenaient la jeune femme. Le journaliste reprit en précisant sa question.

- "Mais connaît-on vos revendications ? C'est le but de ma question, madame."

- "Alors vous, vous avez le pompon ! La médaille en chocolat des journalistes. Un vrai benêt ! Ça m'étonne pas que vous faites ce métier. Ça fait des fois et des fois qu'on en cause devant les caméras, et y a eu des articles dans les journaux, et un site Internet qui explique tout, et encore le bouquin de Daniel, et avec tout ça vous vous demandez encore ce qu'on revendique ? C'est pas assez clair, même sans tout ça ? Faut rester journaliste mon gars ! Venez surtout pas dans la politique, on est déjà assez dans la merde !"

Avec ces derniers mots, elle avait détendu l'atmosphère. Des rires se firent entendre, mais moins nombreux que les grondements de colère qui s'entendaient aussi.

Daniel aussi perdait de son sang froid.

 - "Vous êtes pénibles. Vraiment fatigants. Je regrette de devoir vous le dire. Avec de telles questions, posées pratiquement à chaque fois, on passe complètement à côté du sujet. C'est presque toujours pareil. On perd du temps d'antenne à s'expliquer sur les petites imbécillités que vous lancez, et on passe à côté du plus grave. En plus, en demandant si on connaît nos revendications, ça signifie que tout ce dont on a déjà parlé a été dit en pure perte. Ce n'est pas possible de continuer ainsi. Il est inutile de répondre à vos questions."

Les grondements des sans-abri se faisaient entendre davantage. Ils étaient excédés.

- "Laisse tomber Daniel ! Ça sert à rien de parler en l'air."

Daniel répondit à cette remarque en même temps qu'aux journalistes.

 -"Si je parle, c'est pour les téléspectateurs. J'aimerais bien répondre à des questions si elles sont plus judicieuses que ça. Sinon il vaudrait mieux mettre fin à cet entretien ou me laisser tenir un monologue."

Les questions se pressaient de nouveau, jusqu'à ce que l'une d'elles émerge et se fasse audible.

- "Comment expliquez-vous ce qui s'est passé lors de votre dernière manifestation, monsieur Arnaud ?"

- "Pourriez-vous préciser la question, s'il vous plaît ?"

- "Ce qui s'est passé devant l'hôtel Matignon était assez inhabituel. Les forces de police ont été particulièrement violentes. Pensez-vous que la police a reçu des ordres de ceux que vous prétendez haut placés et qui auraient commandité le meurtre de votre ami ?"

- "Je suis bien content qu'on puisse revenir sur ces événements, et que vous ayez constaté la violence de l'action policière. Effectivement je pense que la police a reçu de tels ordres. Mais de qui ? De personnes haut placées ? Ça je ne sais pas. C'est précisément ce sur quoi nous vous sollicitons. Nous voulons une enquête, et vous, journalistes, avez les moyens de la mener. Si la police est manipulée, il n'y a que vous pour révéler la vérité. En unissant nos forces et en les employant à cela, nous pouvons y arriver. Il y a beaucoup de choses à révéler. A la suite de cette manifestation j'ai été enlevé, et un de vos confrères avec moi. J'ai été mis en cellule, battu, et menacé par les meurtriers de notre ami Georges. Tout ce qui s'est passé ce jour là était organisé par les commanditaires. Mais qui nous croira sans preuve ? Je n'en ai aucune. C'est pourquoi nous faisons appel à votre aide. Enquêtez pour nous, on vous apportera toute l'aide qu'on pourra vous donner. Sans vous nous n'avons aucun moyen. Comment pourrait-on savoir ce qui se passe dans les bureaux, alors qu'on ne nous accepte même pas dans une boulangerie pour acheter de quoi manger ? Oui, c'est aussi cela la réalité de la rue."

- "Concernant notre confrère, que vous dites avoir été enlevé avec vous, il n'a fait aucune déclaration dans votre sens, monsieur Arnaud. Comment expliquez-vous cela ?"

- "Tout simplement parce que ce n'est pas à lui que les tueurs se sont adressés. Ils n'allaient pas lui tenir une conférence de presse, ni signer des aveux écrits. Qu'est-ce que vous croyez ? … Il n'a pas pu entendre nos conversations, il était trop loin, et tout était fait pour lui faire croire qu'il s'agissait de deux voyous communs. Mais ça ne tient pas debout. Pourquoi deux voyous en cellule avec moi m'auraient ainsi battu ? Pourquoi précisément moi, et pas entre-eux, par exemple ? En fait tout ça était une mise en scène, et je pense que nous nous trouvions dans une caserne ou une base désaffectée, et pas dans un véritable poste de police. Mais, je n'ai pas de preuve, évidemment. C'est pourquoi nous en avons à peine parlé."

- "Nous voudrions bien croire à cette histoire, monsieur Arnaud, mais elle est peu crédible. Beaucoup d'entre nous voudraient en parler comme d'une supercherie faite pour attirer l'attention."

- "C'est pour cela que nous en avons peu parlé. Nous vous l'avons fait savoir, pour que la vérité soit dite, mais nous sommes conscients que, loin de nous aider, cette vérité sans preuve nous discrédite. Alors, nous n'avons pas insisté. Peut-être qu'ainsi on ne dira pas que nous affabulons pour attirer l'attention."

- "Et pour aujourd'hui, monsieur Arnaud ? Comment expliquez-vous la faible présence de la police, et le fait qu'elle n'intervienne pas. Cela ne va pas dans le sens de ce que vous prétendez. Vous voyez bien que la police vous laisse manifester."

- "La police est peu présente aujourd'hui, en effet, vous l'avez constaté aussi. Mais pourquoi est-ce différent aujourd'hui, ça je ne sais pas. Quant à prétendre qu'elle nous laisse manifester, c'est faux. Nous en avons eu la preuve les fois précédentes, surtout la dernière fois. Vous manquez de recul pour prétendre qu'elle nous laisse manifester. Vous ne raisonnez que sur l'immédiat, en ayant oublié ce qui a précédé. Avec ce que vous dites, vous faussez la réalité. Elle s'établit mal dans l'esprit des gens. C'est toujours le même problème avec vous, les journalistes, et c'est souvent pire que cet exemple. Ce n'est pas de l'information, ça."

Daniel répondit encore aux questions durant un long moment. La police lui en laissa le temps, à son étonnement et celui de ses amis sans-abri. Tous avaient la même impression et s'interrogeaient sur cette attitude trop normale de la police. Pendant que Daniel parlait, ils s'attendaient à une charge de la police, mais ce ne fut pas le cas. Contrairement aux fois précédentes, rien ne se produisit. Ils avaient pu manifester dans le calme, et dire ce qu'ils avaient à dire sans être inquiétés. C'était tellement normal, et tellement inhabituel par rapport aux fois précédentes, qu'ils en étaient méfiants. Quelque chose n'allait pas.

 

Une fois la manifestation dispersée, l'habituel petit groupe de déterminés s'assembla. Ils discutèrent de leur dernière action étrangement calme.

- "T'en penses quoi Daniel ?"

- "Dis-moi plutôt ce que toi t'en penses, pour savoir si c'est la même chose."

- "J'ai trouvé ça bizarre. J'sais pas comment dire."

- "Alors on pense la même chose."

- "Qu'est-ce qu'il y a derrière, à ton avis ?"

- "Je ne sais pas. C'est ce qui m'inquiète."

- "Tu crois pas qu'on se fait des idées, et qu'on a tort de s'inquiéter ?"

- "Faut l'espérer."

- "Mais oui, vous vous faites des idées. Nous cassez pas le moral, pour une fois que ça se passe comme ça ! Moi, ça me donne l'impression qu'on a progressé. C'est peut-être qu'ils ont décidé d'arrêter de nous faire chier. Ils ont compris qu'on s'arrêtera pas. C'est tout."

- "Si c'est ce que tu dis, c'est bien. C'est pas impossible. On ne sait pas. Si c'est vraiment le cas, ils ont peut-être compris qu'il faut faire quelque chose. On est peut-être en voie d'être reçus."

- "Ça m'étonnerait. On fait pas le poids. On représente pas grand chose. D'accord, on parle un peu de nous à la télé. Mais, quand même, on se fait pas recevoir comme ça. Moi, je me rappelle du conflit des routiers, les routes qu'ils avaient bloquées, les marchandises qui n'arrivaient plus, et tout et tout. Pourtant, avec tout ce qu'ils ont fait, et ça a duré longtemps, ils ont quand-même eu du mal à se faire recevoir. Et après, ils se sont fait couillonner. Et on leur a présenté ça comme des merveilles."

- "C'est ça. Moi je pense pareil. Et y'en a qui se sont jamais fait recevoir, comme les infirmières par exemple. Je sais pas qui c’est-y qu'en a parlé des infirmières la fois dernière. Ben on les a jamais reçues comme il faut. Elles aussi se sont fait couillonner. Elles ont fait le pied de grue pendant des années, sans rien avoir au bout. Finalement, maintenant y'a pénurie d'infirmières, et ils en font venir d'Espagne qui sont au chômage là-bas. Résultat en clair, on les a pas écoutées, tout le monde a perdu. Alors moi j'vous le dis, on sera pas reçus, ça sera pareil pour nous. Et même si on est reçus, on n'aura pas grand chose. C'est pas si facile."

- "Il a raison. C'est comme ça que ça se passe. On f'rait mieux de parler à un mur. Et même les grandes grèves qu'y a eues en 1997 ou 98, j'sais plus, même tout ce bazar ça a pas été assez. Pourtant c'était quasi-général dans tout le pays, la fonction publique, le privé, tout. Alors, nous à côté, on n'est rien."

- "Ça veut dire que même si on avait l'opinion publique pour nous soutenir, on n'aurait rien."

- "Parce que t'y crois encore à l'opinion publique toi ?"

- "Ben, ç'ta dire que si on l'avait beaucoup plus avec nous, les gars y s'raient obligés de faire què'que chose. Sinon, au prochain vote y' sautent. Parce que, quand y' voyent que leurs électeurs y' grognent, alors y' font ce qu'y' demandent."

- "Mais, on l'a dit et redit que l'opinion elle est pas assez avec nous. Ça fait des années que l'opinion n'a jamais rien fait. Faut plus y compter. Si on l'a c'est tant mieux, mais faut penser qu'on l'aura pas."

- "Bon, c'est pas le tout ça ! On va pas redire toujours les mêmes choses. Qu'est-ce qu'on décide ? C'est de ça qu'il faut qu'on discute."

- "Alors moi je dis que si on a pu faire la manif aujourd'hui, faut qu'on continue à réclamer. Moi je dis que la permanence qu'on voulait faire devant Matignon, on doit la faire devant l'Elysée. On sera pas dans un cul-de-sac, là-bas."

- "Devant l'Elysée on pourra pas. Le coin est réservé aux altesses qu'on a mis là-bas. Si on s'y plante on finit à la Bastille. Mais, y'a les jardins entre l'Elysée et les Champs-Elysées."

- "Ben c'est bien là. On a les touristes par là-bas. Et le coin est pas moche."

- "Alors on s'y met, on fait une permanence, et fini les manifs."

- "Qui n'est pas d'accord ?"

Aucun bras ne se levait, mais quelqu'un prit la parole.

- "Moi c'est pas que j'sus pas d'accord, mais qu'on f'rait mieux d'attendre un peu p'têt' bien. Si on en fait trop à la fois, ça va trop faire chier tout le populo."

- "Qu'est-ce que tu proposes alors ?"

- "Ah ben chépa. J'ai rien à proposer moi. Mais j'vous le dis pour que vous y pensez. Je propose que c'est mieux si on attend un peu."

- "Je crois bien qu'il a raison le copain, là. C'est la première fois qu'on a pu faire une manif normale aujourd'hui. Pas de baston, rien. Avant c'est nous qu'on passait pour des emmerdeurs à force qu'y s'passe què'que chose. Alors ce coup là qu'y s'est rien passé, faut laisser un peu tout le monde oublier les bastons, et qu'y' réfléchissent un peu au problème."

- "Ouais. On fait comme ça, c'est mieux."

- "Alors on y va quand, à l'Elysée ?"

- "Je propose qu'on laisse passer une dizaine de jours. Faut pas trop attendre, sinon tout le monde va croire que tout est réglé. Qui est pour ?"

Tous les bras étaient levés, sans exception.

- "Alors c'est décidé."

- "C'est quand la date ? Faut dire la date, pour qu'on y soit."

- "On est le dix aujourd'hui. Alors on s'y met le vingt. Rendez-vous dans le coin le vingt. Entre temps on s'organisera. Si y'a du nouveau, on fait circuler les nouvelles."

Sur cette décision le groupe se dispersa, chacun retournant à son quartier, sa rue, ses habitudes et ses repères, comme en ont la plupart des êtres vivants, même à la rue.

 

Daniel resta seul avec Lise et Anne. Leurs inquiétudes n'étaient pas dissipées. Ils en discutèrent en retournant eux aussi à leurs habitudes de vie.

- "C'était pas normal, cette manif d'aujourd'hui."

- "Non, c'était pas normal. Est-ce que tu penses comme moi ?"

- "Je sais pas. Dis ton avis, pour voir."

- "Je crois qu'on va avoir droit à un coup fourré."

- "C'est ce que je crois aussi."

- "Tu crois qu'ils vont s'en prendre à l'un de nous."

- "Pas à nous mais à quelqu'un d'autre, ça oui. La dernière fois, ils ont dit que trop de choses autour de moi soulèverait trop de questions. Alors ça ne sera pas l'un de nous. Je ne sais pas ce qu'ils vont faire, mais je pense qu'ils préparent quelque chose."

Effrayée par une idée qui lui traversait l'esprit, Anne s'arrêta de marcher. Elle s'inquiétait.

- "Elodie ?" dit-elle. En même temps elle regardait Daniel, tentant de comprendre la réponse par l'expression de son visage. Mais il ne se crispa point.

- "Non, je ne crois pas qu'ils la toucheront. Ça ferait trop bizarre qu'il arrive quelque chose au père et à la fille. Ça prouverait l'assassinat de Georges. Même s'ils font passer ça pour un accident, ça serait encore bizarre, un soi-disant accident à lui et un autre à sa fille. … Je téléphonerai quand même à Elodie. Je prendrai de ses nouvelles et je lui dirai de faire attention."

- "Mais qu'est-ce qu'ils vont faire les pourris, alors ? Tu sais Daniel ?"

- "Non, je ne sais pas. Il y a mille et une choses qu'on ne peut pas imaginer. … Il y a des fois où je me dis qu'on ferait mieux d'arrêter avant qu'il y ait un drame. Ce sont des tueurs, et, surtout, il y a peut-être toute une mafia derrière. On n'est pas seulement dans une lutte sociale."

- "T'as peut-être raison. Ça m'arrive aussi de penser ça. Ça me révolte, mais maintenant je me dis moi aussi qu'on devrait arrêter, avant qu'on ait à le regretter."

- "Moi aussi ça m'arrive de le penser. Y'a pas si longtemps, on était tous les trois d'accord pour continuer. Mais, maintenant, je change d'avis. C'est pas à cause des morts qu'y aurait, parce que si on arrête y'aura quand-même des morts à cause de la rue. Ce qui me fait changer d'avis c'est que personne nous aide comme il faut. Ça me fout en l'air, ça ! Y'a presque personne avec nous ! Quand je pense à tout ce qu'on fait alors qu'on n'a rien ! Et tous s'en foutent ! Alors je me dis qu'ils méritent pas qu'on se fasse tuer pour eux."

- "T'as raison, Anne. C'est ça qui m'a fait réfléchir aussi. Ce qu'on réclame, c'est des avancées pour tout le monde. Personne n'est à l'abri des problèmes. Et puis y'a pas que pour les gens de la rue qu'on propose des avancées. Mais s'ils s'en foutent, s'ils n'en veulent pas, alors pourquoi crever pour eux ?"

- "On risque de crever pour rien surtout. Moi crever je m'en moque. Mais crever pour rien, ou pour des cons qui comprennent rien, ça me donne pas envie de continuer. … Tu leur proposes du bien, et ils en veulent pas. Ben merde alors ! Et c'est pas seulement qu'on nous refuse, on prend sur la gueule en plus. C'est ça qui me donne envie de laisser tomber, pour rester tranquille et les laisser crever dans leur connerie. Ils me donnent envie de gerber. Si on crevait pour eux, ils le comprendraient même pas."

Plus personne ne répondit. Les derniers propos étaient convaincants. Il continuèrent à marcher dans le silence de la résignation, mais l'idée d'arrêter n'arrivait pas à être admise. Ils ne faisaient que réagir au désintéressement, un désintéressement qui les surprenait encore, mais ils n'avaient pas envie de baisser les bras pour autant.

 

            Le lendemain Daniel fut réveillé par le téléphone. Il avait encore eu une mauvaise nuit, ce qui l'avait obligé à prolonger son sommeil dans la matinée. C'était le journaliste à qui il avait promis une interview. Daniel répondit en faisant de son mieux pour avoir la voix claire.

- "Allô."

- "Allô, monsieur Arnaud ? C'est bien vous ?"

- "Oui."

- "Vous allez sûrement vous souvenir de moi. Je suis Anselme Beaubar de Lacour, le journaliste avec qui vous avez été embarqué. Vous voyez qui ?"

- "Bien-sûr, je me souviens bien de vous. Votre voix vous présentait déjà."

- "Ah oui ? Ma voix ? Tiens, c'est nouveau ça. Bon, bref. Je vous téléphone pour l'interview dont on a parlé. Vous n'avez pas oublié la promesse ?"

- "Chose promise, chose due. Je n'avais pas oublié. On ne vous a pas vu hier, à la manifestation. J'aurais pu répondre à vos questions."

- "Ah ben non ! Je veux une exclusivité moi, pas au milieu des autres. Et puis j'étais arrêté jusqu'à hier. Vous pensez bien que j'allais pas reprendre le boulot après ce que j'ai subi. J'ai demandé à mon toubib. J'ai encore besoin de m'en remettre moi. Vous comprenez ?"

- "Je comprends. C'est sûr. Il faut vous en remettre. Ça été très dur pour vous."

- "Ah ben ça fait plaisir de trouver quelqu'un qui vous comprend. Les collègues c'est pas comme ça. Mais quand c'est eux, là ils s'arrêtent un max. Bon, quand est-ce qu'on peut se voir ?"

- "Eh bien quand vous irez mieux."

- "Aujourd'hui ça va mieux. Ça vous dit ?"

- "Pas maintenant, je ne peux pas. Cet après-midi peut-être ?"

- "OK. Ça roule. Je viens chez vous, j'ai noté votre adresse la fois où je vous ai ramené."

- "Ah oui ? C'est encore un réflexe professionnel ? J'aimerais mieux vous voir ailleurs. Je peux me rendre au journal."

- "Ah mais, c'est génial, encore mieux !"

- "Faisons ainsi, alors."

- "C'est parfait. Vous serez au journal à quelle heure ?"

- "Après la sieste."

- "La sieste !? Et vous la finissez à quelle heure ?"

- "Moi ? Je n'en ferai pas aujourd'hui, je me suis levé tard. Je parlais de la vôtre."

- "Oh c'est très drôle ça, monsieur Arnaud. Vous croyez qu'on rigole, nous, dans les rédactions ? On n'a pas de temps pour la sieste."

- "Je peux venir à seize heures. Est-ce que ça vous convient ?"

- "Ah ben non. Si vous venez à l'heure de partir, on n'aura pas le temps."

- "Ah, c'est l'heure de partir. Alors à quatorze heures. D'accord ?"

- "Parfait ! Comme ça je pourrai rentrer de bonne heure pour ma première journée."

- "Vous m'en voyez heureux."

- "A tout à l'heure alors."

- "A tout à l'heure."

 

            Après son déjeuner il s'empressa de sortir, il en avait très envie. Ce n'était pas pour le journal, mais pour le beau temps qu'il faisait à l'extérieur. Les bureaux de la rédaction étaient assez loin, mais il voulut s'y rendre en marchant, afin de profiter du soleil.

Il regardait les gens, les rues, tout ce qui l'environnait, se disant que la vie pourrait être bien plus belle. En supprimant des maux de société, les plus vifs d'abord, la vie pourrait être douce pour tous. C'était bien ce qui le préoccupait, la vie devait être belle pour tout le monde, pas seulement pour une partie. Comme il se le disait souvent, "bonheur n'a de sens que lorsqu'il est partagé par tous". Il continuait encore par "bonheur des uns au détriment des autres n'est pas un bien". Certes, le bonheur de la plupart n'était pas construit au détriment des autres, comme ce fut le cas dans des temps passés, cependant, au présent, il y avait des délaissés. Il pensait à bien des sans-abri qui en étaient arrivés là, non par leur faute, mais par celle d'une société mal équilibrée, qui, pour beaucoup, ne leur permettait plus de pouvoir gagner leur vie par leur travail. C'était un des constats sur lesquels aboutir, mais hélas un constat trop peu établi. Pourtant c'était bien la situation. Des milliers de personnes qualifiées, compétentes, volontaires et travailleuses pouvaient se trouver sans emploi. Il n'y avait plus de travail pour tout le monde, et même en travaillant ce n'était plus toujours une source de revenu. Ce dernier cas était souvent celui de personnes qui travaillaient autrement que dans le salariat. Des artisans pouvaient s'y trouver, d'autres professions encore, ne pouvant vendre le fruit de leur labeur. C'était aussi le cas des agriculteurs, et bien d'autres métiers. Leur travail, leur labeur, ne leur permettait plus d'en tirer un revenu, même modeste. La faillite s'ensuivait rapidement. C'était un des maux les plus insidieux de cette société. Même dans celles antérieures, qui avaient pourtant un grand lot de misère, cette plaie n'existait pas. En règle générale, qui avait un métier et travaillait, pouvait gagner sa vie. Certes il y avait à faire pour réduire des disparités, des injustices, mais cette règle du travail source de revenu existait, dans des modèles bien plus archaïques. La société du vingt et unième siècle devint donc plus archaïque en ce domaine.

Il pensait à tout cela en se rendant au journal, se disant qu'il aimerait bien faire passer ces messages. Mais, il ne savait comment se passait une telle interview, ni sur quoi on le questionnerait.

Il se ressaisit un peu de ces pensées, se disant qu'il se gâchait un peu trop le plaisir d'une belle journée. Il continua à marcher en appréciant de voir des gens qui semblaient heureux. Il s'émerveillait de voir une jeune fille marcher en écoutant de la musique, les écouteurs de son baladeur dans les oreilles. Un rien pouvait le rendre heureux, pour peu qu'un instant il ait l'illusion que tous pouvaient profiter de bienfaits, chacun à son gré. Sans oublier que ce n'était pas le cas, il se laissait aller à la rêverie en faisant semblant de croire qu'elle était vraie. C'était réconfortant, non de manière purement illusoire, mais au contraire en pensant que c'est accessible et qu'il faut lutter pour y parvenir, ou au moins s'en rapprocher. Issues des rêves et des rêveries, se réalisent tant de choses.

Il marchait encore, respirant, regardant les arbres bordant les avenues. Il se disait qu'il avait oublié de vivre, durant trop longtemps.

 

            Arrivé au journal, il trouva à l'entrée un comptoir d'accueil. Il y annonça son rendez-vous avec le journaliste.

- "Bonjour, j'ai rendez-vous avec monsieur de Lacour."

L'hôtesse d'accueil se pinça les lèvres pour retenir le rire qui allait en sortir. Daniel se demandait ce qui pouvait bien l'amuser autant.

- "Qui dois-je annoncer, monsieur ?"

Elle le demanda en laissant passer un souffle de rire qu'elle ne put contrôler davantage.

- "Monsieur Arnaud. Daniel Arnaud."

Son nom la fit réagir. Elle le reconnut et le regarda alors davantage. D'un regard bref et furtif elle le toisa de la tête aux pieds.

- "Je vous annonce, monsieur Arnaud." dit-elle en décrochant le téléphone.

- "Je n'ai pas eu le temps de bien noter son nom. Pourriez-vous me le rappeler, s'il vous plaît ?"

- "Anselme…" commença t-elle, maîtrisant une nouvelle envie de rire, puis compléta

- "…Beaubar de Lacour" en riant dans sa main, ne pouvant se retenir davantage. Elle retrouva une attitude convenable en composant un numéro. En attendant une réponse ses yeux cherchaient dans le vague quelque chose, n'importe quoi pouvant supplanter les pensées qui la rendaient hilare.

A l'autre bout du fil, le journaliste décrocha à ce moment. Péniblement, et en se pinçant le nez pour ne pas éclater de rire, elle annonça le visiteur.

- "Mons… hmfff… …Monsieur Arnaud………Monsieur Arnaud est à la réception."

 - "Ah ! Je l'attendais ! Je descends l'accueillir ! Immédiatement !"

L'hôtesse raccrocha en faisant de son mieux pour se contrôler. Mais, sans effet.

- "Mais qu'est-ce qui vous fait rire ?" demanda Daniel.

Sans répondre, elle remua la tête comme pour dire non, et se pinça encore le nez. Il n'insista.

Moins d'une minute plus tard, le journaliste était là, comme surgi de nulle part, ce qui déclencha une nouvelle crise chez l'hôtesse. Après Daniel, le journaliste en était alors intrigué.

- "Mais qu'est-ce qu'elle a encore, celle-là ? Elle est toujours en train de ricaner dans ses mains. Remarquez, ça nous change de l'ancienne. Cette demoiselle est nouvelle. L'autre, la vieille, c'était un vrai chien de garde. Fallait voir le molosse ! Un jour elle est sortie de derrière son comptoir pour aller cogner un gros costaud qui n'avait rien dit de mal. Elle l'a traité de macho et lui a bourré le pif. Le gars saignait du nez. Tout costaud qu'il était, il a fini par s'enfuir. Il s'est même pas défendu. Il a pas osé lever la main sur une femme. Ça, il a eu raison remarquez."

Il était reparti sur un des ses récits d'anecdotes, ce qui inquiéta Daniel. Le journaliste continua.

- "La vieille cerbère, elle, elle a toujours bien profité de sa condition de femme. C'est pas la seule bonne femme à en profiter d'ailleurs. Y'en a quelques-unes comme ça, qui en profitent pour insulter les types, et même taper dessus. On ne leur dit rien, mais la même chose de la part d'un homme, ça ferait monter la mayonnaise à la puissance dix. Ce n'est pas normal, n'est-ce pas ?… Heureusement qu'elle n'est plus là, la bouledogue. Maintenant, on est gâtés avec la demoiselle. Ah, c'est pas le même genre de femme ! Ça va mon bichon ? Avec tes cheveux blonds t'es belle comme un p'tit poussin, tu sais."

La crise de la jeune femme atteignait un sommet. Elle tournait le dos pour ne pas rire à la face des autres personnes. Pouffant dans ses mains, ses épaules qui tressautaient trahissaient les éclats de rire qu'elle contenait pour ne pas se faire entendre.

Le journaliste se faisait prometteur.

- "Allez ! J'ai pas le temps pour l'instant, mais on fera connaissance !"

Retrouvant son sens professionnel il ramena son attention vers Daniel.

- "On y va monsieur Arnaud ?"

- "Allons-y. Mais, c'est dommage d'abandonner rire et bonne humeur derrière soi."

- "Oh, c'que vous êtes de bonne composition, monsieur Arnaud. Mais, on n'est pas là pour rire. Allez ! Pas de regrets !"

Ils se rendirent ensemble dans un vaste bureau où ils rejoignirent deux autres personnes.

- "On y est, monsieur Arnaud. On s'est mis dans cette salle de réunion, on dirait pas mais c'en est une. Comme ça, on sera plus au calme. Je vous présente mes collègues techniciens qui vont enregistrer la conversation."

- "Je ne savais pas que vous procédiez ainsi."

- "Toujours. C'est plus commode pour nous. Bon, j'ai préparé quelques petites questions. On fait une discussion comme elle vient, on vous enregistre dès maintenant, et les gars vont repérer au fur et à mesure tout ce qu'on peut prendre. Après, on remoulinera tout ça pour décider de ce qu'on prend et de ce qu'on laisse. C'est ma méthode. Ça vous va ?"

- "A priori, oui, ça me va. Mais j'espère que vous n'aurez pas jeté trop de choses intéressantes. Pour le reste, j'espère que ce sera bien rapporté et pas trop déformé."

- "Oh, comme vous êtes méchant. On n'est pas comme ça, nous. Les concurrents sont comme ça, mais pas nous. Nous, on fait un travail digne du plus grand professionnalisme. C'est le gage d'une information honnête et de qualité, qu'on fait en toute indépendance, et avec la liberté d'expression pour laquelle on se bat. On n'a peur de rien ! On dit tout avec courage, et rien ne nous arrête ! On n'est pas comme nos minables confrères, nous."

Daniel l'avait écouté avec attention, étonné de tant de bonnes idées. Durant un court instant, il avait même cru que ce qu'il entendait pouvait être vrai. Mais il revint très vite à la raison, répondant, narquois.

- "C'est très bien. … Bravo. … Je vous félicite. Vous êtes certainement les seuls. Vos confrères sont des minables, mais pas vous. Je n'ai aucun doute là-dessus."

- "Des minables, je vous le dis. Je le sais, j'ai travaillé chez les autres avant."

- "Je comprends. Ici c'est différent, ça ne fait aucun doute."

- "Ben je vois qu'on est sur la même longueur d'onde, monsieur Arnaud. On va faire du bon boulot."

- "Un article saignant. C'est ça que vous aviez dit l'autre fois. Il est paru quand, cet article ?"

- "Oh, m'en parlez pas monsieur Arnaud. J'aurais bien voulu, hein. Vous pensez bien, je m'en serais pas privé. Mais alors, comme vous m'avez dit que la police est manipulée, ça m'a fait réfléchir, vous pensez bien."

- "Expliquez-moi ça, que je sois bien sûr de ce que je comprends déjà."

- "Ben, c'est pas compliqué. Vous avez bien compris. Qu'est-ce que vous voulez que je vous dise d'autre ?"

- "Expliquez-moi. Peut-être que je me trompe."

- "Ben qu'est-ce que vous voulez que je vous dise encore, moi ? Si vous dîtes qu'il y a eu un meurtre et que les flics sont manipulés, alors ils peuvent faire ce qu'ils veulent."

- "Alors ?"

- "Ben alors, j'ai pas envie qu'ils s'en prennent à moi. Vous comprenez pas ? Faut vous faire un dessin ou quoi ? Vous pensez bien que j'allais pas écrire un article saignant. Je tiens pas à avoir des emmerdes moi. Faut quand même pas donner le bâton pour se faire battre. On n'est pas des masos."

- "Ah oui, je comprends. Vous avez raison ! Il faut faire comme vous l'avez dit. Surtout ne changez pas. Continuez à donner une information honnête et de qualité, en restant bien indépendants et libres d'expression. Vous faites tout ça avec courage, vous n'avez peur de rien. Faut pas confondre ça avec prendre des risques surtout."

- "Non, surtout pas. C'est inutile. Heureusement que vous êtes compréhensif. C'est pour ça que j'aime bien parler avec vous. Vous comprenez, y'a un tas de collègues qui se sont fait tuer un peu partout dans le monde."

- "Ça oui, hélas, je dois dire que c'est une horrible vérité, un fait contre lequel nous devons tous faire ce que nous pouvons."

- "Comme vous dites bien, une horrible vérité. Ben pour moi, j'ai pas envie que ce soit pareil. C'est pas parce qu'on est en France qu'on a peur de rien. Des copains se sont fait descendre par des snipers au milieu de combats, par exemple. Ou alors on les nettoie parce qu'ils ont une trop grande gueule. Tout ça sont des trucs évidents, mais c'est pas le seul problème. J'y pense vous savez, j'y pense. Si je me fais virer, par exemple, alors je servirai à quoi, hein ? D'accord j'irai travailler dans un autre journal, pas un minable comme ici, mais c'est pas si facile, hein. Bref, faut faire gaffe."

- "Ah, je comprends. Je comprends bien."

- "Heureusement. C'que c'est agréable, comme vous comprenez tout, monsieur Arnaud."

- "Oh dites, ça va ! Ça suffit comme ça vos flatteries. La première, ça va. Deux, passe encore. Mais là, vous avez dépassé toutes les limites."

- "Ben vous fâchez pas. C'est vrai ce que je dis. Vous comprenez tellement bien."

Et il recommençait à le dire. Daniel faisait de son mieux pour ne pas se fâcher réellement.

- "Si vous pouviez comprendre un peu mieux, vous aussi, ça nous ferait du bien."

- "Oh là ! Vous m'en demandez trop là, monsieur Arnaud. Si je me mets à essayer de comprendre tout le monde, alors j'ai pas fini, moi."

- "Je vois."

- "Vous comprenez, on fait ce qu'on peut, nous. Et on se fait engueuler en plus."

- "C'est peut-être que vous l'avez mérité. Non ?"

- "Oh, c'est vite dit ça. C'est pas si simple pour nous. On est obligés de composer avec tout. Souvent, on dit même tout le contraire de la vérité."

- "Le contraire de la vérité ?"

- "Oui, je sais que pour vous c'est surprenant, mais ça s'explique. Vous êtes surpris parce que vous n'êtes pas dans le métier. Tenez, par exemple, on peut pas parler des assassins dans votre cas."

- "Parce que je n'ai pas de preuve ?"

- "Même si vous en aviez, on le dirait pas. On va pas désigner comme ça des assassins."

- "Ah bon ? Et pourquoi ?"

- "Ben parce qu'ils sont dangereux, tiens. Si c'est des assassins, on risque de se faire assassiner. Alors on ferme sa gueule."

- "Ça je comprends qu'on puisse avoir peur et qu'on s'abstienne, mais ce n'est pas très compatible avec votre métier, tout de même. Et pourquoi parliez-vous du contraire de la vérité ?"

- "Oh, c'est quand même pas tout le temps, je vous rassure. Mais ça arrive."

- "Mais dans quel cas ?"

- "Ben je sais pas, moi. Attendez que je réfléchisse. Par exemple, imaginez une grosse organisation dangereuse, avec des tentacules dans le monde entier, et qui frappe un peu partout, sans vergogne. Ben ceux-là on va pas les traiter d'assassins. On ferme sa gueule ! Forcément, sinon on se fait assassiner. On va quand même pas mettre notre tête sur le billot avec ceux-là !"

- "D'accord, vous l'avez déjà dit. Mais ce n'est pas dire le contraire de la vérité. Ce serait quoi alors, dire le contraire de la vérité ?"

- "Ben, faut tout vous apprendre vous ! Vous êtes né d'hier, ma parole ! C'est pas grave, je vais vous expliquer. C'est le cas quand on traite d'assassins ceux qui n'en sont pas, par exemple. Vous comprenez ?"

- "Non. Pas vraiment. Pourquoi traiter d'assassins ceux qui n'en sont pas."

- "Parce que ça fait vendre ! Si c'est ce que les gens veulent entendre, alors on le dit ! C'est du solide ! Du béton ! Du bronze, mon ami ! Et comme c'est pas des assassins, alors on peut dire qu'ils en sont. Vous comprenez mieux, là ?"

- "Beaucoup mieux."

- "Là j'ai pris un exemple flagrant, mais tous ne le sont pas autant."

- "Je m'en doute. Quoi d'autre encore ?"

- "D'autres trucs, y'a pas que les assassinats. Y'a un tas d'autres trucs moins évidents. Remarquez, avec les assassins et les organisations c'est jamais évident, alors c'est le plus facile pour nous. Mais on n'emmerdera jamais les assassins. Par contre, comme c'est jamais évident, on peut écrire tout et son contraire. Mais y'a d'autres trucs encore."

- "Mais quoi ?"

- "Ben j'sais pas, moi. Un tas de choses. Tous les trucs sur la santé, par exemple. C'est à la mode un max, ça. Faut filer aux gens ce qu'ils veulent qu'on leur dise. Regardez tout le bazar qu'on fait avec les téléphones portables, par exemple. Tous les articles de presse sont ficelés comme des rôtis pour faire croire que c'est dangereux. En fait personne ne peut le dire aujourd'hui, et quand vous lisez bien les articles, on ne s'avance pas non plus. On va pas se mouiller tout de même. Mais tout est écrit pour donner l'impression qu'on révèle un tas de trucs. En réalité on n'a rien dit de nouveau, encore moins de sérieux. Faut pas déconner quand même. On fait que dire des trucs sur le caquètement des poules dans les basses-cours, par exemple. On le met dans un article sur les téléphones mobiles, et ça marche. Tout le monde croit que les poules sont hyper sensibles et révèlent des troubles. On pourrait même vous faire penser que les coqs se sont mis à pondre, à cause des relais téléphoniques. Mais lisez bien les articles, en réalité on n'a rien affirmé ni sur les poulets ni sur autre chose. Ces trucs sur la santé on les laisse aux scientifiques, quand ils pourront dire quelque chose. C'est qu'ils pondent eux-aussi. Vous comprenez mieux, là ?"

- "Beaucoup mieux. Beaucoup de choses."

- "Ben mon p'tit père c'que vous êtes naïf, j'en reviens pas. Vous êtes un personnage public, maintenant, mon vieux. Faut vite vous y mettre, à savoir tout ça, comme les autres. Y'en a, on croirait qu'ils le savaient à la naissance. Surtout les hommes politiques. Ils roulent comme ça aussi, ceux-là, plus que nous encore. Ils doivent dire ce que leurs électeurs veulent entendre. Sinon, ils se font pas élire. Vous pigez bonhomme ?"

- "Je pige. Je pige, très bien. Je vois surtout comment sont faits les choix électoraux."

- "Ben tiens ! C'est que ça vote tout ce monde là. Et alors quand c'est des scientifiques qui sont passés à la politique, et qu'ils se mettent à dire ce que les électeurs veulent entendre, alors ils sont encore plus entendus, même s'ils disent vraiment n'importe quoi. Dans l'exemple des relais pour téléphones, les électeurs vont être encore plus farouches. Ils ont un scientifique ! Ils vont se retrancher derrière. Les médecins et d'autres corporations qui se sont mis à la politique, y'en a un paquet."

- "Je vois, je vois. Et ça ce n'est qu'un exemple assez simpliste. Le reste doit être bien moins évident à comprendre."

- "Bien-sûr ! Là c'est pour vous expliquer. Ah ben ça me fait bien plaisir de vous avoir appris tout ça, sinon, les autres, ils vont vous croquer tout cru. Tiens, je vous donne un autre exemple. Il y a quelques temps j'ai fait un reportage filmé sur l'état des constructions modernes. Dans les images on montrait un éclat de maçonnerie, un fer à béton rendu apparent, un peu de rouille. Bref, que des choses comme ça. On y a mis une musique sinistre derrière, et tout faisait croire que les immeubles en béton vieillissent mal et risquent de gros problèmes. Alors, vous savez quoi ? Dès le lendemain les cabinets d'architectes étaient assaillis de coups de fil. Certains voulaient faire expertiser leur appartement, les présidents de copropriété voulaient un audit de l'immeuble. Que ça ! Vous suivez toujours ?"

- "Toujours ! Mais, qui vous l'a demandé ce reportage ? Une chambre professionnelle ?"

- "Ce coup là, non, mais ça arrive. C'est comme ça mon vieux. C'est comme ça. On le dit pas, mais faut le savoir. Maintenant que vous êtes connu, faut que vous sachiez tout ce que je vous explique."

- "C'est très aimable à vous."

- "Bon, c'est pas le tout ça, mais maintenant faut qu'on travaille. On doit vous interviewer."

- "A vrai dire, avec ce que vous venez de m'expliquer, j'ai peur du résultat."

- "Non, ne vous affolez pas. On va guider, comme toujours. Faites-nous confiance, on sait faire."

- "Ça, j'avais bien compris. Je répondrai à tout en disant ce que je pense, et j'espère que vous le reporterez fidèlement."

- "Ah ben, je vous dirai ça quand on aura fait l'article. Je peux rien vous promettre maintenant, sinon faut faire du direct, et du direct sans vous laisser emmener par le journaliste. Vous faites ça assez bien remarquez. Vous arrivez des fois à les remettre en place comme il faut. Mais l'opinion n'aime pas trop en général."

- "L'opinion. C'est pourtant elle que j'aimerais sensibiliser. Ça me met le moral à plat tant c'est difficile."

- "Oh oui, ça je m'en doute. Faut dire aussi que les confrères vous font bien passer pour un salaud."

- "Mais ça n'explique pas tout. Les gens dans la rue sont quand même un problème évident. On pourrait leur venir en aide tout de même. Et puis il n'y a pas que les sans-abri. Il y a aussi d'autres sujets de société dont je parle. Même si vos confrères me font passer pour un salaud, j'en appelle à la raison dans ce que je dis. Ça devrait suffire à faire comprendre."

- "Je suis bien d'accord. Je ne dis pas que je me mets à votre place, parce qu'il faut vraiment y être pour vous comprendre, mais j'imagine ce que ça doit être. Je comprends que vous n'ayez pas le moral, à votre place, je ne l'aurais pas non plus. Pour être franc, je n'aurais jamais fait ce que vous faites. Je ne parle pas seulement des sans-abri. Je parle de tous les sujets de société que vous mettez en évidence. Et même si j'avais fait un peu de ce que vous faites, j'aurais vite laissé tomber. C'est ce qui arrive quand ça devient trop difficile, trop compliqué, que ça vous engage trop, et que les gens n'en valent pas la peine. S'ils veulent pas comprendre, alors on laisse tomber."

- "Je n'arrive pas à me résoudre à laisser tomber. J'ai encore espoir de parvenir à quelque chose. Pour ça vous pourriez nous aider dans la presse. Vous ne l'avez pas beaucoup fait."

- "Mais on est pris nous aussi dans le même étau. On a le marché et la concurrence, on doit faire avec. C'est tout un contexte, une énorme machinerie, et tout est basé sur l'opinion publique. Je vous le répète ça marche en grande partie avec ce qu'elle veut entendre. Comprenez-ça, bon sang ! On n'a jamais vu un journal qui réussisse en disant le contraire de ce que les gens veulent entendre. Vous pigez, ça ? Ils ne résistent pas, ces journaux. Même s'ils disent la vérité. Dans le meilleur des cas, ils sont marginalisés, ce qui ne sert à rien. Et après un temps en marge de tous, ils finissent par couler. Alors on n'a pas progressé."

- "Mais alors on n'en sortira jamais !"

- "Pour arriver à raisonner toute une population il faudrait un séisme, mon p'tit père. Et même avec ça, il y en aurait encore pour refuser l'évidence. Quant à ceux qui comprendraient, je ne sais pas s'ils comprendraient tout. C'est comme ça. Ne me demandez pas de l'expliquer, je ne peux pas. Mais, je l'ai toujours vu. C'est pour ça qu'on parle toujours des moutons. Elle n'est pas apparue sans raison, cette expression."

- "Mais… Mais alors… L'opinion publique… qui vote… Mais ce sont les fondements même de la démocratie que vous mettez en doute ! C'est gigantesque ce que vous me dites  là !"

- "Ben oui ! Qu'est-ce que vous croyez ! Des cons,  y'en aura toujours pour remplir les urnes. Tant qu'il y aura une majorité pour bien voter, ça ira, sinon, j'vous dis pas. C'est le risque, mais on ne le dit jamais. Regardez un peu dans les copropriétés. Ce sont des microcosmes de démocratie. Souvent, on n'y fait rien du tout ou rien de bien, à cause de ceux qui n'ont rien compris, ou ceux qui défendent n'importe quoi, et il y a aussi le cas de ceux qui magouillent avec le syndic et des entrepreneurs. Alors, quand on passe au vote, la bonne résolution n'est pas votée. Vous avez sûrement vu ça, dans votre copropriété."

- "Bien sûr. Je le subis et j'en fais les frais tous les jours. C'est dit au sens propre."

-"Eh bien c'est pas mieux au niveau d'une nation ! Je vais vous dire ce que je pense de la démocratie. C'est trop souvent l'expression de cons qui votent pour en placer un comme eux au dessus d'eux. Et, très souvent, c'est le plus con d'entre eux. Forcément. Ça, c'est ce qui concerne la foule, la plèbe comme l'appelait les Romains. Quant à ceux que la plèbe a plébiscités, c'est à dire ceux que la foule a choisis pour la diriger; dans une démocratie comme la nôtre, les députés, les sénateurs, et j'en oublie, je les vois comme des aristos. L'aristocratie d'aujourd'hui ce sont eux, pour moi. Je pense au Sénat, par exemple, avec son riche patrimoine immobilier, ses comptes opaques, et là encore j'en oublie. Et ce n'est pas la seule institution qu'on pourrait citer, ni les seules personnes. Je pense particulièrement aux académiciens. Ils sont tranquilles, les pépères, jusqu'à la fin de leur vie. Ils ont de quoi être insouciants, et s'la couler douce. Tout ça, c'est le peuple qui le paie, qui trime pour supporter les frais de ces privilégiés modernes. Des aristos, je vous dis. La foule est aveugle sur sa démocratie. Personnellement elles m'emmerdent, la foule et la démocratie. Et puis, la démocratie, c'est l'écrasement d'une une minorité par une majorité. Pourtant, tout le monde a le droit de vivre, les minorités aussi !"

- "Alors là ! De la part d'un journaliste c'est très surprenant. C'est incroyable d'entendre ça."

- "Ben remettez-vous, mon bon monsieur Arnaud. Beaucoup de gens le pensent, même si personne ne le dit. Faut bien reconnaître qu'on a fait la révolution pour refaire la même chose avec des élus. Mais, lorsqu'on parle d'élus, ça anesthésie la plupart des Français d'hier et d'aujourd'hui, même si c'est pas les mêmes qui ont fait la révolution."

- "Vous m'épatez. C'est tout le contraire de ce qu'on lit et ce qu'on entend dans les médias. Ce que vous dites est aussi audacieux qu'intéressant."

- "Oh mais… du calme, hein… Là, je vous le dis entre nous. Mais, ne comptez pas sur moi pour en faire une conférence de presse. Jamais de la vie ! Et puis, laissez-moi continuer. Ce modèle antique, romain, qu'on a repris et transposé pour l'appliquer à nous, ce n'était pas le choix du peuple. Il fallait être instruit pour savoir tout ça. Ce n'était pas le cas du peuple. Ce sont des instruits, des élites, qui ont voulu ce modèle, et l'ont fait passer en disant à la population que c'est elle qui vote et choisit. On a anesthésié le peuple, je vous le dis. On a floué le peuple. Des plus instruits l'ont spolié, lui ont volé sa révolution, et l'ont manipulé jusqu'à nos jours."

- "Je ne sais plus quoi dire. Ça m'arrive rarement, mais vous me laissez coi."

- "Je vous ai dit que vous êtes un naïf, mon vieux. Pourtant, naïf, c'est même pas le mot pour vous. Je l'ai dit plusieurs fois, mais c'est même pas ça. En fait, vous êtes trop intègre. C'est ça. Trop intègre. A la place où vous êtes, vous ne pouvez plus vous le permettre."

 …/…

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/…

- "Je vais essayer avec l'exemple de tout à l'heure. Comme je l'ai dit, il faut bien interdire le meurtre, par exemple. Mais, imaginez quelques beaux parleurs, comme c'était le cas en mai soixante-huit. Imaginez ce slogan disant qu'il est interdit d'interdire, repris en chœur par toute une foule derrière un leader d'opinion. Un leader qui dirait des mots pleins d'artifices, comme on en a entendus. Des mots comme, par exemple  : "pourquoi est-il nécessaire d'avoir des lois ? Abolissons les lois, supprimons les contraintes sociales, toutes les contraintes qui pèsent sur chaque individu. Laissons la place à la liberté". De telles paroles, surtout ponctuées par l'idée de liberté, sont très réjouissantes. Elles portent, transportent. De nombreuses personnes voudraient se rallier à cette idée. Elle faisait partie de ce qui se disait. Mais, c'est une idée impossible. On ne peut abolir toute contrainte dans une société. L'interdit de tuer en est une, et elle est nécessaire. En fait de telles idées de liberté sont autant de miroirs aux alouettes. Elles fascinent par des apparences trompeuses et beaucoup sont attirés par ce qui est impossible sinon dangereux. C'est encore le cas aujourd'hui. On est toujours attiré par les idées de liberté et celle de pouvoir faire tout ce qu'on veut. Mais, encore une fois, on ne peut faire tout ce qu'on veut comme on veut dans une communauté humaine. Donc, comme je le disais, ce n'est pas applicable, pas réaliste. Ce ne sont que de belles idées, dont l'application serait dangereuse pour une vie en société. Or, nous sommes dans la continuité des idées de soixante-huit. Les jeunes de l'époque sont des grands-parents aujourd'hui. Ils ont eu des enfants qu'ils ont élevés de façon plus ou moins laxiste. Et ces enfants ont eux-mêmes eu des enfants qu'ils ont élevés aussi de la même façon, voire pire. Le résultat donne des professeurs qui n'en peuvent plus dans les collèges et les lycées, de la délinquance, des valeurs qui se perdent. Tout n'est pas lié à soixante-huit, mais une part importante vient de là."

 - "Tout ça c'est un peu compliqué pour un article, monsieur Arnaud. Moi je vois bien la relation entre soixante-huit et aujourd'hui, mais d'autres auront du mal à la voir. Mais j'essaierai de le faire passer quand même, Daniel. Vous permettez que je vous appelle Daniel ? C'est moins pompeux, et plus sympa surtout. Hein, Daniel ?"

- "Si ça vous fait plaisir, je n'y vois pas d'inconvénient."

- "Revenons à ce qu'on disait. Vous étiez en train d'attirer l'attention sur les dangers des idées un peu trop anars de l'époque soixante-huit. C'est bien ça, n'est ce pas ?"

- "Oui, on peut le dire comme ça. Je n'aime pas vraiment parler d'anarchie, ou de mouvement anarchiste, car selon ce que j'ai compris ce n'était pas exactement de l'anarchisme en soixante-huit. Et puis, l'anarchie fait penser aux idées politiques qu'il y avait en Europe à la fin du dix-neuvième siècle, et aux attentats qui ont été perpétrés. Mais, ce que vous dites est vrai, ce dont on parlait en soixante-huit se rapproche de l'anarchie, y compris au sens littéral du terme. Il signifie absence de chef, et l'anarchie prône l'absence de lois, en disant que l'humain est capable de s'en passer. C'est cette dernière idée qui est une profonde erreur. Et c'est autour de cette erreur que se sont construites les idées anarchistes. Peut-être que l'homme parviendra un jour à un degré de maturité et de sagesse, suffisamment pour se passer d'autorité et de lois. Mais, aujourd'hui nous sommes encore loin d'y être."

 - "Alors ça, je suis bien d'accord avec vous. Moi je crois que c'était bien puéril de leur part de croire à de telles idées. C'était vraiment n'avoir aucune expérience de l'humain, de la vie, et des cas qu'on peut y trouver. Enfin, bon ! On n'est pas là pour entendre mon avis. Mais, ça me fait plaisir de vous le donner, Daniel. Ça me donne l'impression qu'on a une conversation d'amis."

- "Merci. Ça fait toujours plaisir."

- "De rien, de rien. Mais… Revenons, revenons, revenons ! Qu'on ne perde pas le fil. On en était aux idées soixante-huit, totalement décalées de la réalité mais qui ont plus ou moins perduré jusqu'à nos jours en nous mettant dans la … je ne dis pas quoi."

- "C'est bien ça. Mais, le problème, c'est que les exemples que j'ai pris ne semblent pas correspondre à quelque chose qu'on voit aujourd'hui. Je ne sais pas comment on pourrait expliquer dans l'article qu'actuellement les opinions suivent ce modèle, à la poursuite de belles idées impossibles et qui font du tort. Mais ce n'est jamais évident à faire comprendre."

- "C'est bien là le hic. Ce n'est jamais évident. Mais je mettrai au moins ce que vous venez de dire, Daniel. Ça attire justement l'attention sur le manque d'évidence."

- "Il ne faudrait peut-être pas trop s'étendre sur ce sujet. Mai soixante-huit n'explique pas tout. Et ce n'est propre qu'à la France, alors qu'il y avait aussi d'autres mouvements d'idées qui venaient des Etats Unis, de Grande-Bretagne ou d'ailleurs, des mouvements d'idées qui ont été récupérés en France. C'est le cas du phénomène hippie par exemple, mais ce n'est pas le seul. Mai soixante-huit s'inscrivait dans ce contexte général."

- "Mouvements d'idées d'ici ou d'ailleurs, tout ça nous a bien mis dans le caca en tout cas. Ces jeunes cons de l'époque ont fichu leur merdier pour finalement se mettre à faire de la politique eux-mêmes. Ils sont maires, conseillers généraux, magistrats, professeurs, et je ne sais quoi encore. Y'en a plein, jusqu'au parlement européen de ces vieux jeunes. Parce qu'ils sont vieux maintenant. Y'en a aussi outre-atlantique. Ils peuvent être sénateurs ou davantage."

- "Ça c'est bien vu, en effet. De ce côté de l'océan, les jeunes anars aux idées tordues qui voulaient interdire d'interdire se sont mis ensuite à faire des lois. Interdire d'interdire était déjà une loi et un interdit. Mais, ça, ils étaient trop cons pour le comprendre."

- "Ben on n'est pas dans la merde ! C'est moi qui vous le dis, Dany. Parce qu'ils sont toujours aussi tordus que leurs idées. Vous permettez que je vous appelle Dany. C'est sympa Dany."

- "Si vous voulez. Vous avez bien fait de souligner que ces personnes ont totalement retourné leur veste, comme on dit. Moi j'appelle ça des girouettes. Hier ils manipulaient les esprits en prônant l'absence de lois, aujourd'hui ils manipulent les esprits pour faire passer leurs lois. Et le monde ne voit rien de tout ça. Il se fait manipuler, un coup comme ci, un coup comme ça."

- "Ben oui. J'vous l'ai dit, c'est suivre comme des moutons. C'est pas pour rien qu'on le dit."

- "Hélas."

- "Bon ! On va peut-être arrêter là pour cette partie soixante huit. On a déjà assez des soixante-huitards qui sont restés attardés, et qui ont fait des petits en plus. On passe à un autre sujet. D'accord Daniel ?"

- "OK. Vous allez vraiment faire un article fidèle de tout cet entretien ?"

- "Ah ne me vexez pas comme ça, Dany, quoi ! Bien-sûr que je vais le faire. Je n'y mettrai pas tout, ça je ne vous l'ai pas caché. Mais ce qui y sera, seront vos paroles. Promis."

- "En ce cas, si j'ai votre promesse…"

- "Bien-sûr que vous l'avez ! Mais vous savez, pour aujourd'hui je crois qu'on va arrêter là. On a largement débordé sur l'horaire, on a dépassé l'heure de partir. On a fait du rab, là. Et puis faut encore qu'on bosse sur ce qu'on a enregistré, et on sait pas si on nous accordera assez d'espace sur le prochain numéro."

- "Je suis curieux de voir ce que ça va donner."

- "Ça ne tardera pas. Demain on boucle tout pour le prochain tirage. Ça sera dans les kiosques lundi. Alors, voilà ce que je vous propose. Venez lundi prendre le prochain numéro, et si on ne nous a pas accordé assez d'espace, on reprendra l'interview pour un autre magazine du groupe. On y mettra ce qu'on n'a pu aborder aujourd'hui."

- "Je suis d'accord si vous mettez aussi ce qu'on a abordé mais qui n'aura pas été mis dans l'article."

- "Ah ! Vous ne perdez pas le nord, vous Daniel. Quand vous avez quelque chose à dire, y'a rien à faire, faut que ça passe. Allez, c'est d'accord."

- "Bien. Vous ne perdez pas le nord non plus, avec la deuxième interview."

- "Mais c'est bon pour vous, ça, Daniel ! Ça vous fait deux reportages qui vous sont consacrés, dans deux titres de la presse écrite. Ça donne l'impression que tout le monde parle de vous. C'est la popularité, quoi !"

- "C'est bien, je ne m'en plaignais pas."

- "Ah ! Je vous reconnais bien là. Bon, on se revoit lundi alors ?"

- "Oui, sauf si votre article est détourné. Dans ce cas vous pourrez toujours courir pour une autre interview."

- "Bravo ! C'est comme ça qu'il faut faire Dany ! Faut être méfiant et autoritaire. Toujours, et avec tout le monde. Mais avec moi, c'est pas la peine. On est des camarades de combat nous deux, après ce qu'on a vécu lors de notre arrestation. C'est grâce à moi que vous êtes en vie tout de même."

- "Oh oui. Certainement. Je vous dois la vie, sans aucun doute."

- "Ah ! C'est bien que vous le sachiez. Et puis comme je vous l'ai dit, nous on n'est pas comme nos confrères. On donne une information de haute qualité, vérifiée, libre, et didactique, pas comme tous les autres qui impriment des torche-cul !"

- "Je lirai le vô… je veux dire le prochain numéro avec intérêt."

- "J'y compte bien. Bon allez, je ne vous retiens pas davantage, on a du boulot. On doit encore ranger le magnétophone et les stylos avant de partir, c'est encore du boulot. Alors à lundi, d'ac ?"

- "D'ac."

 

            En sortant du journal, il retrouva avec plaisir la rue et son animation. La journée était encore belle, elle lui inspirait un peu de gaieté. Mais, plus profondément, il était froissé par quelque chose d'indicible. La longue conversation qu'il avait eue avait dressé le bilan de la vie sociale des dernières décennies. Il était assez pessimiste sur l'amélioration pouvant être espérée. Il marchait avec le cœur gai en surface, mais aux espoirs meurtris à l'intérieur.

Sur le chemin du retour il s'attarda sur un banc public, dans un petit parc. Il y resta pensif pendant un long moment, réfléchissant à ce qui pourrait être entrepris. Mais, les réalités qu'il connaissait de la vie politique et économique ne lui laissaient guère de conviction.

Il était dans ses pensées lorsqu'il sentit quelqu'un s'approcher derrière le banc où il était assis. Il tourna la tête brusquement. Il ne s'était pas trompé. En fait, ce n'était pas une seule personne mais deux. C'était les deux mêmes sinistres individus, une fois de plus, les assassins de Georges. Les reconnaissant, Daniel eut un sursaut et un indescriptible sentiment. Un dégoût profond l'envahit. L'expression de son visage se crispa. Leur seule vue le faisait basculer dans un autre univers. Il ne croyait pas à l'enfer, mais pour lui ces deux personnes étaient de celles qui font de la vie un enfer. Parfois, il pensait que débarrasser l'humanité de tels individus serait une bonne action. C'est avec ces sentiments qu'il les regarda s'approcher, puis s'asseoir à côté de lui, l'un à droite, l'autre à gauche.

Ils s'assirent sans mot dire, allongèrent les jambes, prenant une confortable position. L'un d'eux croisa les mains sur son torse, l'air ravi. L'autre prit des inspirations comme un promeneur content. C'était leur manière d'être moqueurs, augmentant ainsi le ressentiment de Daniel. Il les regarda du coin de l'œil, tournant un peu la tête de chaque côté. Il attendait qu'ils parlent, disent le message qu'ils avaient à porter. Mais, rien n'arrivait.

Vite excédé par cette situation, et surtout par leur présence, il se leva et s'en alla. Hélas, les deux autres firent de même, bien entendu. Son aversion monta encore. La présence de ces deux êtres abjects qui le poursuivaient et le poursuivraient encore ne lui était plus tolérable. Dans un éclair de pensée, il vit en image ces deux hommes continuer à perpétrer leurs crimes, et revenir sans arrêt dans sa vie pour le harceler avec un plaisir cynique. Plus ils reviendraient, plus cela deviendrait pour eux une habitude, un divertissement. Daniel pensa aussi à leurs victimes, et à l'horreur de tuer des êtres humains de sang froid pour d'infâmes raisons. Comment pouvait-on ainsi ôter la vie à des personnes ? Il ne le comprenait pas.

Les deux hommes le talonnaient et ne le lâcheraient pas, il le savait bien. Ils marchaient à sa vitesse derrière lui, jouaient à l'irriter, et il se soumettait de fait à ce jeu qui lui était imposé.

Ils étaient encore dans le parc. Daniel cherchait un moyen de se débarrasser d'eux. Il commençait à maîtriser ses émotions, sa colère. Il n'était plus surpris par leur présence. Il connaissait ces deux hommes et ne les craignait plus, malgré ce qu'ils étaient. Sachant bien qu'ils allaient faire durer ce jeu, il préféra y faire face pour l'abréger. Il repéra alors à quelques mètres devant lui un massif de fleurs bordé de pierres ornementales. Elles étaient de taille parfaite pour servir d'arme de main. Il marcha encore jusqu'au massif, et, arrivé à sa hauteur, il saisit très vite une des pierres de la bordure. Brandissant la pierre, il se retourna alors vers les deux acolytes.

- "Qu'est-ce que vous voulez ?  !" lança t-il.

Les deux hommes réagirent avec la même agaçante moquerie.

- "Oh, mais, c'est qu'il va nous faire peur." railla l'un des deux.

- "Tu crois que tu vas faire quelque chose avec ça ?" continua l'autre.

- "Viens essayer pour voir !" répondit Daniel.

Il l'avait dit avec force et sans hésitation, sa voix laissant comprendre sa détermination. Il avait été convaincant, car un moment de silence s'ensuivit. Les deux tueurs l'observaient avec sérieux cette fois.

Les fois précédentes, et surtout lors de leur dernière rencontre, le comportement peu offensif de Daniel les avait confortés dans leurs attitudes. Sans résistance, c'était devenu un jeu, et Daniel un déversoir. Dans la cellule où il avait été enfermé avec eux, il n'avait pas eu le temps de réagir. Mais, cette fois, la situation n'était plus la même. Il ne les craignait pas, il les observait, les dévisageait.

Il y avait quelque chose de suranné dans leur aspect. Ils avaient des cheveux longs, étaient habillés de blousons de cuir noir et de bottes de style western. L'un d'eux avait un pantalon de cuir aussi, et des chaînettes argentées pendaient d'une poche à une autre. Cette mode pour voyous était plus répandue plusieurs années auparavant. Celle du moment avait d'autres tenues. En les dévisageant il situa leur âge dans la trentaine. Cet âge expliquait leur aspect. Les traits de leurs visages, leurs expressions surtout, témoignaient de leur cynisme. Intuitivement on se sentait averti de leur malveillance, du plaisir bête et méchant dont ils étaient capables et qu'ils prenaient en faisant du mal à autrui. L'ensemble de leur allure indiquait qu'ils avaient accumulé une bien trop longue expérience de malfrats.

Daniel leur faisait face sans relâcher sa détermination. Les deux hommes ne s'attendaient pas à ce retournement. Ils avaient pensé qu'il ne ferait que fuir. Ils étaient un peu surpris, restaient silencieux, ce qui n'échappa à Daniel. Ils laissaient apparaître une faille, un côté faible. Daniel l'avait bien compris, ce qui l'éloigna encore de craindre les deux hommes. Il regardait les deux voyous, la pierre toujours serrée, la main toujours levée. Une fois de plus il se dit que le moment avait assez duré. Il provoqua encore la suite du dialogue.

- "Alors !? Tu viens essayer pour voir ? Ou tu causes de loin ?"

Les deux tueurs ne plaisantaient plus du tout, ne répondaient rien, regardaient avec sérieux. Daniel reprit.

- "Qu'est-ce que vous avez à me dire cette fois ? Pourquoi vous êtes là ?"

- "Tu l'sauras bientôt, ce qu'on est venu dire. Achète un journal régional de l'Est, lis les faits divers, tu vas piger."

- "Accouche ! Si t'es là c'est pour le dire, alors dis le."

- "…OK. …On va te dire. …Ta manif d'hier c'était une manif de trop. Un de tes potes SDF s'est fait canner. On s'en est chargés, tu penses bien. Il a été retrouvé avec une bonne dose d'alcool dans le sang. De quoi buter un chameau. Une petite piqûre, on laisse une bouteille vide à côté, et puis voilà. Il passe pour un alcoolo qu'aurait pas dû finir la bouteille. Comment qu'ils appellent ça, les toubibs ? Tu sais toi Mano ?"

- "Ah, un peu que je sais ! C'est un nom à la con. Ils causent de coma éthylique, et ils expliquent que le mec crève dans le coma. Il s'en rend même pas compte. C'est chouette, hein ? Tu meurs en pleine cuite." Et il ponctua ses propos par un ricanement.

Daniel sentit de nouveau les émotions l'envahir. L'expression de son visage le trahissait. Elle fit ricaner davantage les deux assassins. Le voyant réagir ainsi, ils avaient ce qu'ils étaient venus chercher. Daniel le comprit trop tard. Il allait dire quelque chose lorsque l'un des deux hommes reprit.

- "C'est encore un avertissement, Arnaud. On a choisi un type qu'a rien à voir avec toi. Il est même pas de Paris. On l'a jamais vu dans tes manifs, rien. Tu pourras toujours aller raconter c'que tu veux, tu passeras encore pour un con. … Mais ça rigole plus chez les patrons. La prochaine fois, c'est ta peau qu'ils voudront. Ça aussi ils nous ont dit de t'le dire. Y'a plus personne après. Ça sera toi direct, c'est prévu. Arrête tes conneries, et t'as une chance de t'en sortir."

- "Dis leur merde de ma part." répondit Daniel.

- "On leur dira. Toi, t'es déjà mort. On n'attend qu'ça."

Daniel était plus résolu que jamais. La nouvelle d'un autre assassinat l'avait mis hors de lui. Plus que jamais il aurait voulu supprimer de tels individus de l'existence. C'était la seule chose qu'ils méritaient à ses yeux, et aussi la seule solution pour être sûr qu'ils ne nuiraient plus jamais. Il voyait ces deux hommes comme des cellules cancéreuses au sein d'une société qui chancelait, par leur faute et celle des corrompus qui commanditaient leurs crimes. Il était envahi d'un désir de vengeance auquel il se laissait aller avec soulagement, convaincu de son bien-fondé. "Les donneurs d'ordres sont coupables autant que ceux qui les exécutent." pensait-il. Les uns pour avoir eu la capacité de fomenter de tels actes, et les autres pour avoir eu la capacité de les accomplir. Songer à la vengeance le soulageait aussi du sentiment d'impuissance, impuissance aussi à cause de tous les droits que la justice accorde aux crapules, droits qu'ils utilisent et qui leur permettent de continuer à sévir.

Toutes ces pensées lui traversaient l'esprit à la vitesse de la réflexion, c'est à dire très vite dans de tels moments. S'adressant au dernier qui avait parlé, il dit avec encore plus de conviction dans la voix.

- "Ecoute bien conard ! La prochaine fois que vous serez dans mon secteur, méfiez-vous. Parce que cette fois là, ce sera peut-être moi qui vais vous descendre. Moi aussi, j'attends que ça. Donnez-moi seulement une raison pour le faire."

- "Tu crois que tu vas nous faire peur Arnaud ? T'es qu'un con. T'as pas de cran. T'as jamais tué, t'en es pas capable."

- "Approche qu'on voit ça !"

Il y eut un instant de silence.

- "On est armés, et on est deux. Tu crois que tu vas faire quelque chose avec une pierre ?"

- "Armés, je m'en doute. Mais faut encore me toucher. Et, même à moitié mort, je trouverai encore la force de te buter, toi d'abord, et ton copain après. Viens maintenant, viens. Essaie. Viens. Sors ton arme."

Il y eut un autre instant de silence.

- "T'es fou, Arnaud. Un vrai con."

- "Raison de plus pour te méfier. On ne sait jamais avec les fous."

Les deux hommes ne prenaient plus la menace à la légère. Ils fixaient Daniel, étaient moins hardis. Daniel profita de ce moment sans réponse pour finir cette discussion.

- "Foutez le camp maintenant. On s'est dit ce qu'on avait à se dire. Rapportez tout à vos patrons. Et dites leur bien aussi que si on me retrouve mort un jour, ça sera curieux. C'est pareil avec les sans-abri. Encore un mort et ça sera bizarre. Allez ! Foutez le camp !"

L'un des deux hommes fit signe de partir à son partenaire. Tous deux se retournèrent et s'éloignèrent d'un pas rapide. Daniel les observa jusqu'à ce qu'ils ne soient plus visibles. Ce n'est qu'à ce moment qu'il lâcha la pierre, une simple pierre, que sa détermination avait transformée en arme.

 

             Il était encore sous l'effet de l'émotion. Il voulait aussitôt en parler avec Lise et Anne. Il marcha très vite vers le lieu où il pensait les trouver, espérant rencontrer l'une ou l'autre. Elles allaient souvent s'asseoir dans un autre petit parc, à côté des Invalides. En y arrivant, il les trouva toutes les deux. Elles étaient toujours là, fidèles à leurs habitudes de rue. De loin, elles avaient déjà vu Daniel venir vers elles. Son pas rapide et son attitude les avaient renseignées sur son état d'esprit. "Quelque chose ne va pas." dit Lise à Anne.

Tentant d'être clair, Daniel leur raconta tout dans l'ordre. Il parla brièvement de son arrivée au journal et de l'interview. Puis il en arriva aux tueurs. Il mentionna qu'ils l'avaient probablement suivi, puisqu'ils l'avaient rejoint dans un parc où il était allé par hasard. Il raconta dans le détail ce qui s'était passé et ce qui s'était dit entre lui et eux. Lise et Anne n'en furent que peu surprises. Elles étaient surtout révoltées par le dernier meurtre qui avait été commis.

- "Les salauds ! Les salauds ! Je savais qu'ils allaient faire quelque chose, je le savais. Depuis la dernière manif, je le sentais."

 - "T'as bien fait de leur parler comme ça Daniel. T'as bien fait. Comme ça, ils savent qu'on veut pas se laisser faire."

- "Mais comment ça se fait que t'as dit ça, mon gars ? On a pensé à pas mal de choses, mais on n'a pas pensé qu'on peut réagir comme ça."

- "C'est bien ça. On a pensé à pas mal de choses, mais pas à nos émotions. Devant ces deux salauds et ce qu'ils m'ont dit, j'ai réagi comme ça m'est venu. Les salauds ! Je les aurais tués !"

- "Ça je te comprends ! Elle a raison Lise. T'as bien fait de leur parler comme ça. Ça t'est sorti du cœur."

- "C'est vrai. On n'avait pas bien prévu nos réactions face à ces salauds. On a réfléchi froidement, sans penser au côté émotionnel. On n'a pas pensé à tout."

 - "Il faut en tenir compte maintenant."

- "Ça oui alors. Si on veut réfléchir sans se tromper, y'a que ça. J'ai encore du mal à penser que t'as réagi comme ça, Daniel. Ça te ressemble si peu."

- "Je n'en reviens pas moi-même. Tu sais, c'était juste après le journal. On avait parlé de pas mal de choses, ça m'avait fait prendre du recul sur la société et les causes de problèmes. Alors, quand ils sont arrivés, je les ai vraiment vus comme une de ces causes. Ce sont des destructeurs de tout, des empêcheurs de vivre en paix. C'est ça. Ces gars là, ce sont des types qui tuent et détruisent tout ce qu'on peut faire de bien. C'est à cause des types comme ça et de leurs patrons qu'on n'arrive pas à progresser. Tous ces salauds pourrissent le monde et le font croupir avec leurs sales affaires, leurs magouilles."

- "T'as bien raison. C'est ça qu'ils font. Sans ces pourritures on pourrait avancer."

- "C'est bien ça. Et puis, tu vois, il y a ceux que j'appelle des constructeurs, ceux qui améliorent tout ce qu'ils peuvent. Il y a aussi ceux qui les suivent ou qui aident de bonne volonté. Aider, participer, c'est aussi bien. Mais il y a aussi ceux que j'appelle les parasites. Ils se greffent à tout ce qu'ils trouvent, quitte à tuer comme des parasites peuvent finir par causer la mort de l'organisme qui les fait vivre. Ces gens là sont comme ça. Ils pourrissent tout, pervertissent tout ce qu'on fait de bien. On fait quelque chose, et eux arrivent avec leurs truanderies, leurs petites affaires. Alors, les deux salauds dans le parc, quand ils sont venus, je les ai vus comme ça. Je sais bien qu'ils ne sont pas les patrons, mais je les ai vus comme une des causes de ce merdier, même s'ils n'en sont pas les patrons."

- "Je comprends mon gars, t'as raison."

- "Oui t'as raison. Même si c'est pas eux les patrons, eux ils sont une part de saloperie quand même. Si les patrons ne trouvaient pas de salauds, ils pourraient pas faire leurs sales affaires. La tête ou les jambes c'est pareil, ça fait partie d'un tout qui fout la merde. Y'a pas à voir plus de mal chez des patrons et moins chez les hommes de main. Ils sont tous coupables, c'est pareil."

- "C'est bien ce que je voulais dire, Anne. Tu lis dans mes pensées des fois."

- "Qu'est-ce qu'on doit faire maintenant, alors ?"

- "Je ne sais plus à vrai dire. J'ai besoin d'y réfléchir."

- "Et le gars qu'ils ont tué, on ne sait pas qui c'est alors ?"

- "Ils n'ont rien dit d'autre. Les salauds ! Ils n'en savaient sûrement pas davantage sur lui, ni son nom ni rien. Je ne sais même pas où c'était. Il n'y aura même pas d'enquête. Ils vont boucler le dossier d'un SDF soûlard qui est mort dans la rue, et ça sera tout."

- "Les salauds. T'as raison, mais faut dire la vérité à tout le monde. Faut que ça se sache. Tant pis pour ceux qui nous croiront pas."

- "On va le dire. Parole ! On va faire courir l'information, on finira par savoir qui c'était, même si ça prend des semaines. Et on rendra un peu de justice en disant la vérité."

- "Bien dit, Anne. Ce sera au moins un peu de justice, le peu qui est en notre pouvoir."

- "Et les baveux ? On leur en parle aussi ?"

- "Ils ne nous croiront jamais. Ils vont nous rouler dans la farine et nous faire passer pour des tarés. Il vaut mieux qu'on fasse passer la mauvaise nouvelle nous-mêmes, de bouche à oreille."

- "Et pour la suite alors ? Qu'est-ce qu'on doit faire maintenant ?"

- "Pour moi je ne change rien. Ce qu'on a prévu pour l'Elysée je le ferai. Mais je ne vous cache pas qu'il y a des fois où j'ai envie de laisser tomber. Je comprendrais si vous voulez laisser tomber."

- "Je te comprends Lise. J'ai le même sentiment des fois."

- "Je ne suis pas si sûre que tu me comprennes, mon gars. C'est pas que je manque de courage. Je ne sais pas comment dire. C'est que des fois je raisonne en me disant qu'on n'est pas assez réaliste. Y'a rien à faire avec des cons. C'est ça qui m'écœure. C'est pas que je baisse les bras, mais faut voir les choses en face. Et en plus, il y a des fois où je me dis que tous ces cons qui ne font rien pour nous, eh ben ils méritent même pas le bien qu'on fait pour eux. C'est nous qui sommes dans la rue, on se bat pour eux, on crève pour eux, et ils ne s'en rendent même pas compte. C'est pour ça que j'ai envie de laisser tomber. Qu'ils restent tous dans leur merde s'ils la veulent !"

- "J'avais bien compris, Lise. J'avais bien compris. J'ai les mêmes réflexions des fois. Parfois j'ai même envie de vendre ce qui me reste et me tirer loin d'ici."

- "Alors fais le mon gars. Faut pas te priver de faire ta vie, surtout si tu t'en prives pour ne rien obtenir au bout."

- "C'est ce que je me dis parfois. Dans un tel cas, ce ne serait que pure perte, de A à Z. Me priver pour quelque chose d'important, je le ferais sans problème. Ce ne serait même pas me priver, je le ferais avec joie. Mais si c'est perdre ma vie inutilement, ce serait lamentable."

- "C'est ça aussi que je voulais dire, tout à l'heure. Faut qu'on reste réalistes, avec les yeux en face des trous, pour justement ne pas se trouver dans cette situation de gâchis à tout point de vue. Si un horizon est bouché mais qu'un autre ne l'est pas, faut aller vers le bon. Tu comprends, mon gars ?"

- "Parfaitement. Je ne me le disais pas de la même manière, mais je me raisonne aussi comme ça, pour ne pas tout gâcher dans ma vie."

- "Si tu veux mon avis, mon gars, si on voit qu'on n'aura rien de plus, faudrait qu'on sache arrêter pendant qu'il est temps. S'entêter stupidement ne fera que nous enfoncer, et pour rien. Alors, dans ce cas, c'est plus intelligent de savoir se retirer."

Un nouveau moment de silence se fit, un de ceux qui pesaient lorsqu'il n'y avait rien de mieux à dire. C'était aussi le temps de la réflexion, de l'acceptation, bien que tous trois avaient autant de mal à accepter l'abandon.

Daniel reprit la parole.

- "Pour le moment je fais comme tu l'as dit, Lise. Je ne change rien, moi non plus. Ce qu'on a prévu pour l'Elysée je le ferai aussi. On verra ce que ça donnera, et ensuite j'aviserai."

- "Moi c'est pareil. J'attends de voir, comme vous. Mais après je ferai le point, moi aussi. Si c'est pour ne rien obtenir, autant crever peinard sans emmerdements."

Tous trois venaient de prendre une résolution qui concluait la discussion. Pour la première fois ils envisageaient sérieusement d'arrêter leur lutte. Le dépit et l'amertume avaient déjà été avalés, digérés, dépassés, laissant place à la résignation.

 

            Les jours suivants Daniel pensa réellement à s'en aller. Auparavant ce n'était qu'une idée qui lui traversait l'esprit sans assez de conviction. Mais, la discussion qu'il avait eue avec Lise et Anne avait renforcé cette envie. Il ne croyait plus à un aboutissement. Il sentait qu'il perdrait son temps, tout en voyant les choses se détériorer encore. Il pensait à ceux qui étaient déjà morts dans cette lutte. Deux innocents l'avaient payé de leur vie, directement tués par les assassins, en plus de ceux qui avaient perdu la vie lors des manifestations. Le tribut était déjà trop cher. Il savait qu'il le verrait encore s'alourdir, pour n'arriver à rien. Car, le manque d'intérêt pour son action et le manque de soutien laissaient ses amis et lui en situation d'échec. Plus grave encore, cela les laissait en danger face aux tueurs. Il ne voyait aucune perspective de réussite, mais uniquement des perspectives de lutte infructueuse avec des pertes humaines.

Le bilan fut difficile à admettre, mais il se força à raisonner en conséquence. Il réfléchit à tout à la fois, mit tout en balance. Il pensa aux tueurs, à ses amis sans-abri, à la prochaine action prévue, autant qu'à un éventuel départ. Il avait envie de tout quitter pour tout redémarrer. En même temps, il craignait de se mettre encore plus en difficulté. Il cherchait que faire, où aller, mais sans trouver de réponse. Il repensa alors au présent, revint à ce qui était en cours, considéra encore la menace. Ces pensées ne le quittaient plus. Tout au long de ses journées il s'affairait à ses occupations habituelles en y réfléchissant sans cesse. S'il s'efforçait de ne plus y penser, c'était pour mieux les reprendre un peu plus tard.

Lors d'un de ces moments, il voulut écouter la radio pour divertir ses pensées. Il chercha une station, au hasard des fréquences. Il s'arrêta sur une conversation. A l'antenne, une auditrice parlait par téléphone à l'animateur.

- "… Ben je pouvais pas !"

- "Ben pourquoi qu'tu pouvais pas, ma belle ?"

- "Ben, parce que les Anglais ont débarqué."

- "Quoi ? Ils ont débarqué où ? En Afghanistan ? Tu confonds pas avec les Américains ? Et quel rapport avec toi ?"

- "Eh, mais… … qu'est-ce-tu racontes !?"

- "Ah ben ché pas, j'comprends pas."

- "Non, mais, hé… T'es vraiment un con d'mec, toi… Les Anglais ont débarqué, c'est quand on a ses ra-nia-nias !"

- "Ah bon ! Aah booooon ! Les Anglais ont débarqué, c'est quand on a ses ra-nia-nias ! Ah, ben, j'le sais maintenant."

- "Ouais, ben… t'es nul."

- "Ben, écoute… J'avais jamais entendu cette expression. Ou bien j'ai un trou de mémoire."

- "Ouais, ben… tu parles d'un trou !"

- "Ah, elle est bonne ! Alors donc, tu pouvais pas coucher avec lui parce que t'avais tes ra-nia-nias."

- "Ah ça y est ? T'as compris."

- "Oh ben ouais, hé, j'suis pas si con, même si j'suis qu'un mec. Mais, tu sais, y'en a qui s'en foutent, des Anglais."

- "Ouais, ben, c'est des connes ! Le mec est pas mieux !"

- "Ben pourquoi qu'tu dis ça ? C'est que de l'amour."

- "Oh, ouais, hé, quand même, merde, y'a des limites, merde. Faut quand même pas trop se prendre pour des chiens. Merde."

- "Ok, on respecte. On écoute tout le monde, on tolère tous les points de vue, même 'çui-la. Merci pour ton témoignage. J'te fais un gros poutou, et on passe à la personne suivante."

- "Eh attends, quoi ! J'voulais dire encore un truc !"

- "Ah, OK. Pas de problème, même si t'es sévère en amour."

- "Non, mais, attends… Ne pas coucher quand j'ai mes ra-nia-nias, c'est pas être sévère, ça."

- "Bon, OK, on tolère. Alors, tu voulais dire quoi ?"

- "Alors je voulais dire à toutes les filles de venir à la manif, samedi prochain, pour soutenir les filles des banlieues qui sont soumises aux mecs. Elles vivent pas comme nous. Venez toutes, les filles  ! Elles ont besoin de vous, de moi, de nous, de nous toutes ! C'est nous, les filles, qu'on doit soumettre les mecs."

- "On n'a pas le droit de faire de la promo ! Mais, bon, voilà. Le message a été entendu, maintenant. Allez, on enchaîne. A qui le tour ? Quelqu'un en ligne ?"

- "Salut ! Moi c'est Yann. J'ai vingt-deux ans, je suis étudiant en informatique."

- "Salut Yann ! On t'écoute."

- "Ben voilà. Je voulais réagir à ce qu'on a entendu tout à l'heure. Le préservatif qui reste coincé dans le vagin de la gonzesse, ça m'est arrivé aussi, et plusieurs fois. A croire qu'elles font ça exprès."

- "Ah ouais ?  ! Tu crois qu'elles serrent les fesses, juste pour rigoler ?"

- "Ben… maintenant qu'on a entendu les autres, je suis sûr qu'y a des meufs qui font exprès de serrer le vagin. C'est p'têtre la mode chez elles. Va savoir."

- "Et comment qu't'as fait ensuite ? T'es allé le repêcher dans le vagin, avec l'équipement spéléo ?"

- "Ouais, ben, rigole pas… On est mal, moi j'te le dis. En tout cas j'suis bien content d'savoir que j'suis pas le seul. Parce que ça m'a foutu vachement mal, quoi. J'croyais qu'y'a qu'à moi que ça arrive, quoi."

- "Eh ben non ! Rassure-toi, Yann, t'es pas le seul. On a aussi demandé à tout le monde ici, à ceux qui bossent au studio, et au public. Y'a personne à qui c'est jamais arrivé, sauf peut-être ceux qui font rien d'leur vie."

- "Ouais, mais alors, je veux dire aussi que les nanas elles feraient mieux de pas trop enfoncer le mec, quoi. Parce que, ma parole, franchement elles se foutent de ta gueule que c'est trop, ma parole, quoi. T'as envie de les taper même, tellement à force, quoi."

- "Ah … les nanas du studio, elles reconnaissent. Tiens, y'en a une qui veut parler au micro. Salut Mariana. T'as pris une tarte de la part d'un mec, toi ?"

- "Meuh non… Qu'est-ce-tu racontes, encore ?  ! … J'veux dire que les exemples comme Yann, t'es pas le seul. Jamais y'a une nana qui s'met pas à rire et qui se fout pas du mec, et c'est ça qu'j'voulais dire que c'est pas bien. Moi aussi j'suis une meuf, et ça m'a fait rire aussi, j'admets. Mais ça m'a fait rire qu'une fois. Quand j'ai vu la tête du gars, j'ai compris qu'y' faut arrêter, quoi. Ché pas c'qu'il est devenu, le mec, mais vraiment j'ai cru qu'il allait pas s'en remettre que je me suis moquée de lui. Sur le coup j'ai cru qu'il allait sauter par la fenêtre. Il s'est peut-être flingué le lendemain, j'sais pas. Entre temps j'ai compris. Et p'is c'est vrai qu'y'a des mecs qui s'retiennent de mettre une claque à la meuf, et ça j'les comprends. Parce que, moi, si j'étais un mec, ben la gonzesse je l'aurais calmée avec ma main sur la gueule, et peut-être que j'l'aurais finie à coups de savate, c'est sûr. Voilà, c'est ça que j'voulais dire. Tiens, j'te rends le micro, l'animation."

- "Bé…l'animation, on lui dit que Yann redemande la parole. Fais vite, Yann, on n'a plus l'temps."

- "OK. Bé… c'est juste pour dire que moi aussi j'lu' aurais bien mis une tarte. Mais, frapper une gonze, c'est quelque chose que j'veux pas faire. Mais, faudrait pas qu'y en ait une qui dépasse les bornes, ma parole. Et je dis aux mecs, continuez à vous retenir, les gars. C'est mieux comme ça. Pas de violence. Et puis les meufs, c'est pas la peine de ricaner, quoi. Ça veut dire quoi, quoi ? Y'a pas de raison de rigoler, quoi. Vous rigolez pour tout et rien, quoi. Vous passez pour des débiles, ma parole, quoi. Vous l'avez pas compris ou quoi ?"

- "Merci Yann. On comprend ton coup de gueule. On revient à la musique maintenant. On a qui en ligne ?"

- "Salut, je m'appelle Yves."

- "Salut Yves. Qu'est-ce-tu nous demandes comme titre ? Tu le dédicaces à qui ?"

- "Ben, je voudrais écouter "femme, comment que je t'aime", que je veux le dédicacer à la fille que j'ai rencontrée la semaine dernière, mais j'sais pas son nom."

- "Comment ça, tu sais pas son nom ? Tu peux pas en dire plus ? Elle va pas se reconnaître, et toi non plus. Si ?"

- "Ben, voilà, c'était la semaine dernière, on s'est rencontré à la discothèque, au Rose Girl. Alors, je sais que t'écoutes l'émission, t'as dit que tu la loupes jamais. Je suis le mec avec qui t'a dansé, celui qui vient du Mans. Alors, je veux te dédicacer ce titre, que tu m'as dit que t'aimes beaucoup. Et puis je voulais te dire que je t'en veux pas que tu m'as laissé tomber après qu'on a couché ensemble. Je suis sûr que tu voulais pas que coucher avec un mec et c'est tout. Alors voilà, moi, j'ai comme qui dirait… ben j'sais pas moi… j'sais pas comment dire…"

- "Comme qui dirait des sentiments, Yves ?"

- "Ben, ouais, voilà, comme il dit, quoi… et puis alors, ben, t'appelles quand tu veux, t'as mon numéro de portable et chez moi. Alors tu peux appeler j'ten voudrai pas que t'as plus donné des nouvelles. J'dirai rien, c'est promis."

- "Merci, Yves. On va passer ton titre. Elle va sûrement te téléphoner, y'a aucun doute."

- "Ah, excusez-moi, je peux encore dire quelque chose ?"

- "Vas-y , mais tu fais court."

- "Ouais, promis. J'voulais dire juste qu'elle a raison la fille de tout à l'heure, celle qu'elle a dit qu'on n'est pas que des chiens, quoi. Moi, j'suis d'accord avec elle."

 …/…

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/…

Le journaliste revint vers Daniel qui regardait la scène, intrigué.

- "Vous avez vu, monsieur Arnaud, ces deux charmantes hôtesses ? Quelle différence avec le chien d'attaque qu'on avait avant. On s'amuse, on s'amuse !"

Le regard au loin, tentant de penser à autre chose, l'hôtesse de secours arrivait difficilement à se contenir. N'y pouvant plus vraiment, elle commença à se mordiller les lèvres. Suppliant Daniel du regard, elle attendait qu'il emmène le journaliste au plus vite, ce qu'il fit.

- "Allons-y, monsieur de Lacour. Sinon nous risquons de manquer de temps."

- "J'allais justement vous le dire. Mais, que voulez-vous, ces deux mignonnes, on n'arrive pas à se décrocher d'elles. Allez ! On y va !"

Ils se rendirent ensemble dans la même salle de réunion. Là, attendaient encore les deux techniciens de la fois précédente.

- "Bon, vous savez comment ça se passe, monsieur Arnaud. Allez, on enregistre. C'est parti ?"

- "C'est parti." répondit le technicien qui venait de mettre en route son appareil. Mais Daniel attendait autre chose d'abord.

 - "Ah, mais, attendez ! Comme vous y allez ! Je regrette mais, la dernière fois j'ai bien dit que je voulais voir le premier article."

 - "Mais, pas de problème. On vous a gardé un exemplaire. Tenez."

- "Mais je ne l'ai pas encore lu, et j'aimerais le faire d'abord. Si l'article n'est pas fidèle, je ne suis pas d'accord pour un deuxième."

- "Bon, ben, vous le lirez chez vous. Sinon c'est trop long. On vous enregistre, et si ce qui est paru ne  vous plaît pas, alors on ne fera pas le second. Mais je sais qu'il n'y aura pas de problème. On a été fidèle jusqu'à la moindre virgule."

- "Je le parcoure rapidement et je le relirai chez moi."

- "Bon, d'accord. Alors ça me laisse quelques minutes pour aller voir les girls, en bas. Je reviens dans cinq minutes."

Il n'avait pas fini de le dire qu'il était déjà sorti.

Pendant ce temps Daniel lut rapidement des passages de l'article qui venait de paraître. Bien que ses propos y étaient assez fidèlement écrits, certaines tournures étaient néanmoins équivoques. A la lecture on pouvait les comprendre dans un sens qui lui était favorable, autant que dans un sens contraire. Daniel le regretta, mais il était cependant relativement satisfait. Il s'attendait à pire. Il en fit la remarque aux techniciens qui étaient restés dans la salle avec lui, mais ces derniers ne se sentirent pas concernés.

- "Ah ben, faut voir ça avec Beaubar. Nous, on s'occupe pas de ça."

Daniel attendait qu'il revienne, mais les cinq minutes passées, le journaliste ne réapparaissait pas. Il sollicita les techniciens.

- "Est-ce qu'on pourrait lui dire de revenir ? Il faudrait téléphoner à l'accueil pour le lui demander."

- "Pas de prob, on l'appelle. Mais, il va pas dégager comme ça."

- "J'imagine que non. Eventuellement j'irai le chercher."

L'un des techniciens téléphona, et le journaliste revint plus rapidement qu'attendu.

- "J'ai pas eu de bol avec mes pretty babes. Le big boss était en bas qui recevait toute une équipe de Japonais. Il en a profité pour me présenter à tout le monde. Si encore c'était des geishas, j'aurais bien aimé. Bon alors, cet article ? C'est pas trop moche, hein ?"

- "Non pas trop. Mais par endroits c'est quand même équivoque. Vous l'avez fait exprès j'imagine."

- "Ben bien sûr ! Faut mettre un peu de piquant dans l'affaire, sinon je reste trop de votre côté, et c'est pas du boulot."

- "C'est bien dommage. Dire ce qui est juste c'est du boulot."

- "Pas dans le métier, Daniel, pas dans le métier. Faut être à double tranchant, pour que tout le monde puisse trouver matière à récupérer. Mais, contrairement aux confrères, je n'ai pas déformé ce que vous avez dit. Comme ça, ça reste un peu juste. De toute façon ceux qui vous aiment se mettront toujours de votre côté, et les autres, ça sera toujours le contraire. Faire de l'équivoque ne changera rien."

- "Je vois. Entre ceux qui déforment et les autres qui font leurs articles avec leur avis personnel tordu, on n'a pas fini."

- "Ça, mon vieux, c'est encore un autre problème. Dans un article c'est presque toujours l'avis du journaliste, vous avez raison. C'est ce qu'ils appellent être objectif. Mais, moi, avec l'équivoque, j'ai pas fait dans ce goût là. C'est équivoque, mais équilibré dans le déséquilibre."

- "Dans le déséquilibre, en effet. Vous faites bien de le dire. Sans l'équivoque vous pourriez faire changer d'idée à ceux qui ont une mauvaise opinion de moi."

- "Oui, mais avec des articles comme ça, le canard ne se vendra plus, et je me ferai taxer de partialité. C'est pas possible."

- "On n'a pas le choix alors, on aura toujours une information altérée dans ces conditions."

- "A moins de bouleverser la profession, ça changera pas comme ça, mon pt'it père. Bon ! Alors ? On continue pour un autre article ou pas ?"

- "Comme on dit pour rigoler, c'est ce que j'ai trouvé de moins pire jusque là. Alors allons-y, on continue."

- "Bon, alors moteur les gars ! On met dans la boîte !"

- "C'est parti. On enregistre" répondit un des techniciens.

Le journaliste reprit son interview.

- "Bien ! La fois dernière on a abordé pas mal de sujets sociaux, Dany. Vous vous en souvenez, n'est-ce pas ?"

- "Bien sûr que je m'en souviens."

- "Depuis j'ai relu des passages de votre livre. Vous ai-je dit que je l'avais lu ? J'ai compté parmi vos premiers lecteurs, dès que ce bouquin a été connu. Vous y abordez vraiment pas mal de choses. On ne se rend pas bien compte au début. C'est la relecture qui permet de mieux vous comprendre."

- "Peut-être parce que vous l'avez faite avec un esprit moins critique, et en cherchant à saisir. Voyez-vous, la plupart des gens lisent mon bouquin avec une mauvaise opinion de moi, et même de la méfiance. C'est une opinion qu'ils ont a priori. Tout ça a été causé par la mauvaise image qu'on a donnée de moi."

- "C'est vrai qu'on ne vous a pas aidé dans ce domaine. Même pas les lecteurs. Les bouquins se font aussi connaître par ceux qui en parlent. Vos lecteurs ne vous ont pas beaucoup aidé non plus pour ça."

- "Je ne vous le fais pas dire. Si j'avais été un peu aidé, il y aurait peut-être des améliorations concrètes aujourd'hui. Vous comprenez, si tout avait marché comme il faut, on devrait se trouver emporté dans un engrenage, l'engrenage des améliorations possibles réclamées par la volonté du peuple."

- "En effet. Mais, voyez-vous, je ne sais comment vous dire, Daniel… mis à part le problème de votre image, j'ai surtout l'impression que rien n'a été compris de vos idées, ou très peu de choses. Peut-être qu'on ne les a pas acceptées, et on s'en méfie comme vous le dites bien."

- "Peut-être. Je pense qu'il doit y avoir un peu de tout. Il n'y a pas si longtemps j'avais la naïveté de penser que tout semblerait évident, et que des améliorations seraient réclamées. Mais, il n'y a rien de tout ça. Pour prendre l'exemple des sans-abri, des gens vivent encore dans la rue. Même pour ça on n'a pas reçu d'aide, alors que c'est assez évident. J'espère que des articles pas trop moches, comme les vôtres, feront réagir dans le bon sens."

- "Ça devrait, en toute logique. Mais entre la logique et la réalité, il y a une différence. Si vous ne comptez que sur la logique, mon cher Daniel, vous allez vous ramasser."

- "Je me ramasse déjà. J'ai du mal à comprendre pourquoi. C'est en effet contre toute logique."

- "C'est parce que les gens raisonnent avec une seule partie du problème, Daniel. Vous devriez le savoir maintenant. Ils ne prennent pas tout en compte. Il n'y a que le plus apparent qui les fait réagir. Et ils réagissent très souvent sur-le-champ, avec ce qu'il y a d'actuel. Alors ça échappe à toute logique, en tout cas à la vôtre. Votre logique prend en compte tout ce qui est en amont, et vous vous projetez vers l'aval, le futur. Ce n'est pas du tout ce que fait le gros de la population."

- "Il m'est souvent arrivé de le penser. Vous avez raison. Mais, vous avez l'air de savoir ça comme une évidence. En ce qui me concerne, j'ai eu du mal à atteindre cette conclusion, et ensuite à l'admettre."

- "C'est à dire que, nous, on est bien obligé de savoir comment raisonnent les gens, comment ils réagissent, pour pouvoir tourner nos articles. Alors, on fait pareil, on ne s'occupe que de la partie visible de l'iceberg."

- "Mais c'est de la manipulation."

- "Oui et non, Dany. Il est vrai qu'avec ce qu'on dit, on fait et on défait des opinions, on canalise les raisonnements. Mais, bon sang, on ne fait que jouer avec ce qui vient des gens. Ça ne vient pas de nous. C'est ça qui fait la différence."

- "Mais c'est ignoble. Vous parliez d'un pouvoir didactique, la fois dernière. C'est ça qu'il faut exercer, et avec toute l'objectivité et l'intégrité qui s'imposent, mais pas en tournant constamment dans le sens du vent démagogique."

- "Mais on n'y peut rien ! C'est comme ça dans tout ou presque. C'est pareil en politique, comme dans les sujets sociaux. Les conflits mondiaux c'est pareil. On doit faire avec ce qui marche. On est une entreprise commerciale, Dany. Commerciale ! On le dit jamais, mais on ne peut pas ignorer ça. Alors on fait ce qui marche."

- "Et qu'est-ce qui marche, en gros ?"

- "Ce qui marche toujours, c'est quand quelqu'un se pose en victime. Ça, ça marche. On vous ferait prendre la victime pour le méchant, et le méchant pour la victime."

- "Avec les sans-abri, je n'ai rien vu marcher, moi. Pourtant ce sont bien des victimes. Non ?"

- "C'est bien ce que je vous dis. Les vraies victimes on ne les voit pas, on les prend pour des méchants. Et en plus, dans votre cas vous ne vous présentez même pas comme des victimes. Ce n'est même pas nous, journalistes, qui avons retourné la situation, ce coup là."

- "Mais comment ça ?"

- "Mais parce que vous ne pleurez pas assez. Vous venez avec trop de dignité, trop de fierté. Vous êtes trop combatifs. Et dans tout ce que vous dites vous avez raison. Alors, ça ne marche pas ça. Ça emmerde le monde ceux qui ont raison, les gens supportent pas d'être mouchés. En plus vous leur tendez un miroir pour leur montrer qu'ils sont cons. Ça ne marchera jamais, ça. Faut pas arriver en disant "bande de cons, réveillez-vous !". Je sais bien que vous avez raison, mais ça ne plaît pas. C'est comme ça. Ce qui marche, c'est de brosser les gens dans le sens du poil. Et puis faut pleurer, mon pote. C'est ça, la recette, Dany. Et aussi, pointez du doigt des méchants. Pleurez en disant, regardez ce qu'ils nous ont fait les méchants là-bas. Ça, vous verrez, ça marche. C'est ce que font les vrais méchants, ils accusent les autres de l'être. Ça marche quasiment à tous les coups."

- "Vous avez raison sur un tas de choses que personne n'ose dire. Dommage qu'il n'y ait que nous. Pourtant, ça mettrait les yeux en face des trous si ça se disait plus souvent."

- "C'est gentil ça, Dany. Ça fait du bien d'entendre dire qu'on a raison. C'est pas souvent. J'ai plus souvent affaire à des têtes de mules, aujourd'hui."

 - "C'est bien vrai. On ne s'écoute plus, on ne cherche plus à se comprendre. On reste entêté dans son idée en cherchant obstinément à la faire admettre aux autres. De la part de ceux qui ont raison c'est normal, mais il y en a beaucoup qui ont tort et le savent. Avec eux, on ne risque pas d'avancer, sans parler de ceux qui croient avoir raison mais qui ont tort."

- "C'est ce que vous expliquez dans votre bouquin. Je l'ai relu, ça aussi. Au fait, où en êtes-vous avec la diffusion de ce bouquin ? Il est toujours vendu uniquement par les sans-abri ?"

- "Oui, principalement par eux. Cependant j'ai fini par être enregistré chez TRAP. Mais, il faut démarcher et convaincre chaque responsable, en magasin, pour qu'il veuille bien m'en acheter. Si ma tête ne lui revient pas, il n'y aura rien en rayon."

- "Mince. Ce n'est pas drôle pour vous. Et les autres ? Il n'y a pas que TRAP tout de même."

- "Ce n'est pas mieux avec les autres, c'est même pire. J'ai passé des tas de coups de fil. A chaque fois c'est la même rengaine. On me prend de haut, on me dit de rappeler parce que le responsable n'est pas là, ou parce qu'ils n'ont pas le temps, ou pas de budget, ou ce n'est pas la procédure, ou autre chose encore. On n'en finit pas, et on est traité de petit éditeur en plus."

- "Et quand vous arrivez à avoir un responsable, je parie qu'il n'en veut pas."

- "Vous avez gagné. Ils veulent des best-sellers, des choses qui se vendent bien. Pour le reste ils rechignent. Mais si on n'avait que des best-sellers en rayon, on serait dans une belle pauvreté intellectuelle."

- "Tu l'as dis Dany ! Oups…Excusez pour le tutoiement, mais ça sonnait bien et c'est parti tout seul. Revenons au bouquin. Finalement, il n'arrive pas â être vendu autrement que par les SDF alors."

- "Hélas non. Je dis hélas pour les idées qu'il n'y a plus moyen de diffuser. Mais, en l'occurrence c'est une chance pour les sans-abri. S'il était vendu par des libraires ou des magasins, ils en tireraient tous marge et profit que n'auraient pas les sans-abri. Ce que les professionnels exigent mangerait tout."

- "En entendant ça, je comprends à quel point la pilule vous est amère, Dany. Et, je parie que s'il était diffusé par un réseau professionnel, ce serait pire."

- "Vous voulez parler des distributeurs qui travaillent avec les maisons d'édition ? Avec ceux-là rien n'est envisageable. Ils veulent de grosses quantités, ils fonctionnent en dépôt vente, ils paient à soixante jours ce qu'ils ont vendu, et à un prix très bas. Dans notre cas ils nous paieraient les bouquins moins que leur coût de production. En plus, ils imputent des frais de publicité et un tas d'autres encore. Avec tout ça, on ne récolte que des dettes, en plus de nos emmerdes du fond du trou."

- "Ah çà ! Ceux-là n'ont pas l'intention de prendre le moindre risque, c'est clair."

- "C'est bien ça. Les risques et les emmerdes, c'est toujours pour les autres, c'est à dire pour nous. En plus, on nous ferait imprimer à tours de bras, mais, comme ils fonctionnent en dépôt-vente, s'ils ne vendent rien ou s'ils font faillite, on se retrouverait ennuyés avec nos bouquins sans savoir quoi en faire, outre l'imprimerie à payer en plus. Alors, pour nous, tout cela est hors de question. On ne peut que continuer à vendre les livres comme on le fait. On en vend très peu, mais le peu profite aux sans-abri. On ne se force pas pour vendre autrement."

- "C'est vraiment dommage que le public ne sache rien de tout ça, Dany. J'essaierai de mettre une ligne là-dessus, mais je ne pourrai pas plus. Plus serait trop barbant."

- "Mettez ce que vous pourrez, ce sera déjà ça. Il y a aussi un système vicieux bien en place. Lorsque les grosses librairies, les hypermarchés et autres grands commerçants ne vendent pas les livres en rayons, tout est rendu à l'éditeur. De grosses maisons bien connues reprennent leurs tonnes d'invendus, et ils les fichent au pilon, c'est à dire à la destruction. Déjà, c'est pas très écolo. Mais, aussi, ces bouquins font l'objet d'un avoir pour les librairies qui ne les ont pas vendus. Cet avoir est à déduire d'une prochaine commande, donc les librairies commandent encore. Il y a des invendus, ils sont rendus, il y a un avoir, une nouvelle commande, et ainsi de suite. C'est vicieux, n'est-ce pas ? C'est un système en vase clos qui laisse beaucoup de monde sur la touche. Il y a des sommes importantes entre les grosses librairies, les hypermarchés, et les géants de l'édition. Ces géants tiennent ainsi en laisse leurs clients, et apparemment ces derniers le veulent bien. Ils sont aussi obligés de s'y soumettre pour remplir leurs rayons. Nous, nous sommes bien minuscules au milieu de ces grosses entreprises commerciales. On ne peut s'y insérer. Il n'y a plus de place que pour les grosses entreprises, maintenant. Elles travaillent entre elles. Parfois elles fusionnent entre elles aussi. Ça fait alors des monstres de puissance commerciale."

- "D'énormes machines, sans aucun doute. Et concernant les idées, Dany ? Vous avez dit le mot hélas, à propos des idées qu'il n'y a plus moyen de diffuser. Voulez-vous dire qu'il n'y a plus de place pour les bons penseurs ? Je dis les bons parce qu'il y en a beaucoup qui ne sont pas bons du tout. On parle d'eux, on fait de la promo, mais on devrait les cantonner à la corvée de chiottes plutôt que les laisser dire leurs inepties. J'en sais quelque chose."

- "Je crois qu'il est sûrement très difficile à un bon penseur d'avoir la place qu'il mérite. Je pense même que les meilleurs sont laissés sur la touche, pour ne pas dire évincés. En plus des problèmes commerciaux dont on vient de parler, il y a aussi un problème de reconnaissance de compétence. On a plus de chances si on a suivi un parcours universitaire ou quelque chose comme ça. Ceux qui ne l'ont pas suivi, sont considérés comme faisant partie de la plèbe, au sens le plus péjoratif du terme. Dans mon cas, on m'a souvent demandé si j'étais économiste, ou sociologue, ou quelque chose de ce genre. N'étant rien de cela, j'ai toujours été déconsidéré, écarté. Pourtant, il n'y a pas que les sociologues pour être capables de réfléchir en ce domaine. Et, on peut aussi avoir de bonnes idées en économie sans y avoir fait d'études. Ce ne sont que des exemples, mais ils s'exercent ainsi dans beaucoup de domaines, à commencer par celui de l'emploi. Les autodidactes sont très peu considérés en France."

- "C'est encore vrai, Dany. Ce n'est pas normal, je suis bien d'accord avec vous. Des monsieur et madame tout le monde peuvent avoir des compétences sans avoir mis les pieds dans une fac ou une université. Et, à l'inverse, il y a des universitaires qui disent beaucoup d'âneries."

- "Je ne vous le fais pas dire. Si on passait à autre chose, à présent. Ce serait dommage de parler uniquement de mon bouquin dans votre article."

- "Passer à autre chose ? Il n'en est pas question. Je tiens à aborder ce que vous avez écrit sur la justice. Il n'y a que quelques lignes sur ce sujet dans votre livre. On passe très vite dessus. Pourtant, quelle remise en question ! Quel condensé !"

- "Vous voulez parler du système en général ? Je pense qu'il doit être fondamentalement revu."

- "C'est bien ça, fondamentalement. C'est ce que vous avez écrit. Expliquez-moi ça, je ferai un résumé dans l'article sans mettre ce qui est déjà dans votre bouquin."

- "Eh bien, je ne sais que vous dire de plus."

- "Essayez de m'expliquer votre point de vue, comme si je n'avais rien lu. Ça vous aidera à mieux développer le sujet."

- "D'accord, je vais essayer. De mon point de vue, le système de justice, tel qu'il existe encore de nos jours, est celui d'un temps totalement dépassé."

- "Oh, c'est bon, ça, Dany. Je mettrai la phrase exacte, sans rien changer. Continuez, continuez."

- "Je continue. C'est un système dont les bases sont très anciennes, et il n'est même pas en totale harmonie avec la laïcité du pays."

- "Quoi ?  ! C'est pas dans le bouquin ça."

- "Non, mais puisque vous m'avez demandé de développer, je développe."

- "Allez-y ! Développez, Dany."

- "C'est un système basé sur la vision qu'on avait de la justice il y a longtemps. Elle remonte loin en arrière, bien avant la séparation de l'Eglise et de l'Etat. Ce système a été conservé sans jamais être remis en question, bien qu'il le devrait."

- "Ah ? Expliquez-vous."

- "J'y viens. Dans le temps, la manière de rendre justice était largement inspirée du modèle religieux, celui enseigné par l'Eglise. C'est ce modèle qui est toujours en application. On ne le sait plus, mais c'est pourtant ça. C'est le cas en France comme dans bien d'autres pays."

- "Je vous suis avec intérêt, Dany."

- "Ce serait bien de mettre toutes mes explications dans votre article."

- "Pas de prob, Dany ! Je mettrai tout ce qu'il faut y mettre. J'ai déjà négocié l'espace. Continuez."

- "Dans ce système de justice, il y principalement deux côtés. D'un côté il y a la défense, et de l'autre l'accusation. Les deux s'opposent. C'est en fait la transposition de ce qu'on trouve dans certains écrits bibliques, avec l'ange du mal qui est l'accusateur, et l'ange bienveillant qui est le défenseur. Mais, ça, c'est une vision très particulière de la justice. C'est celle de l'Eglise. Et, en plus, il s'agirait de la justice céleste, celle qui s'exercerait devant le Divin. On peut déjà se poser une première question. Ce qui s'exercerait dans les cieux, les hommes en sont-ils capables ? Pour moi, cette question dénonce à elle seule ce modèle."

 - "Je commence à comprendre Dany. Vous voulez dire que le système actuel, pourtant laïque, est la continuité de ce qui vient de la pensée religieuse. Et, avant même la laïcité, le modèle religieux était une aberration parce qu'il n'est pas accessible aux hommes comme il l'est au Divin."

- "Vous avez bien compris. On a évincé beaucoup de choses venant de l'Eglise, surtout lors de la séparation. Mais, ce mode de justice n'a pas été reconsidéré. On l'a conservé dans le système laïque."

- "Mais comment aurait-on pu faire autrement !?"

- "En faisant comme je le suggère dans mon livre. Je donne la recette pour un changement fondamental."

- "Vous m'épatez drôlement. … Je trouverai le temps de replonger dans votre bouquin et d'y réfléchir. Mais, pour l'instant, je préfère que vous me disiez tout pour que ce soit enregistré. Continuez, Daniel."

- "Je continue. Je disais donc qu'on a l'accusation et la défense, transposition des anges accusateurs et défenseurs. Entre eux, au centre, il y a aussi le juge. C'est lui qui est la transposition directe de la représentation Divine vue par des hommes d'Eglise. Tout ça est pourtant dans la justice laïque, je le répète."

- "D'accord. Faut pas qu'on se prenne pour le Divin, le Créateur. Je comprends. Mais, êtes-vous bien sûr de ce que vous dites ? Etes-vous sûr que ça vient de l'Eglise ? Et je n'ai toujours pas compris comment on pourrait rendre la justice autrement."

- "Je vais y arriver. Pour répondre à la première question, je dis que oui, ça vient de l'Eglise. C'est une certitude, en tout cas pour moi. Observez bien. Dans ce mode, le juge est supposé entendre la défense et l'accusation, c'est à dire entendre le bien et le mal. Ensuite, il est censé se prononcer de manière juste, autant que le serait le Divin. Mais, bien entendu, le juge ne l'est pas. Le juge n'est pas le Divin. Le juge est aussi faillible qu'il est humain. Toute cette mise en scène est grotesque à mes yeux."

- "Je vous suis tout à fait. Vous allez dire que je suis ignare, mais j'ai du mal à penser que tout ça vient de l'Eglise. C'est peut-être parce que c'est nouveau pour moi. Je dois encore laisser mûrir l'idée."

- "Ça, certainement. C'est aussi vrai pour bien d'autres choses dont je parle. J'aimerais compléter ce que je disais. Vous pourrez constater encore que le juge prononce une condamnation. C'est la transposition de la damnation, qui est sans nul doute une vue de l'Eglise. Vous observerez aussi l'orthographe analogue des deux mots, condamnation et damnation. La damnation a été transposée au juge, c'est une certitude. On retrouve encore les marques de l'Eglise dans le mot pénitencier, qui vient des pénitents et de la pénitence. On est dans la continuité d'un système religieux, c'est une évidence. Observez aussi l'habit des magistrats. Il est quasiment identique à celui des hommes d'église. Les robes noires actuelles sont composées à l'origine d'une soutane. Elles ont à peine bougé depuis. On s'attache parfois encore à ce que la robe judiciaire actuelle  porte le même nombre de boutons que la soutane d'origine. Et il y a aussi le rabat blanc. Il me rappelle toujours les hommes d'église. Est-ce plus convaincant ainsi ?"

- "Alors là, vous m'épatez ! Vous m'épatez, vous m'épatez Dany ! Jamais je n'aurais fait ces rapprochements. Voyez-vous, les choses sont parfois si instituées qu'elles sont… je ne sais comment dire… on ne les remet pas en question, on n'y pense pas. On est à des lieues de… Je n'arrive pas à trouver les mots."

- "Il le faudrait, pour votre article."

- "Oh, ce que vous êtes drôle, Daniel ! Vous ne manquez jamais d'humour, même quand c'est sérieux. Bon, pour l'Eglise, j'ai pigé. Mais, vous expliquez sommairement dans votre livre qu'il faudrait aussi se passer des avocats. C'est invraisemblable !"

- "Mais non. Pourquoi est-ce invraisemblable ? Ce qui l'est vraiment, c'est d'avoir des avocats."

- "Expliquez Daniel, expliquez !"

- "Je ne sais par où commencer. Avant, je ferais bien une parenthèse sur la laïcité. Je reviendrai sur la justice."

- "Pas de problème, Daniel ! La laïcité, alors ?"

- "Alors, la rue est aussi laïque que le pays, et on ferait bien de s'attarder sur les innombrables noms de saints qu'ont les rues et les communes, sans parler des signes religieux trop ostensibles ou trop audibles. Occuper l'espace par un son, un son de cloches par exemple, c'est s'imposer aux oreilles des autres. On pourrait au moins faire un effort pour les noms de rues et de communes qui révèrent des saints."

- "Mais enfin, Daniel, il y a toute l'histoire de France derrière ces noms. Historiquement, la France a été chrétienne. Elle est encore majoritairement chrétienne."

-"Historiquement elle a été un royaume aussi. Lorsque la royauté a été balayée, on a eu la volonté de renommer tout ce qui était royal, comme le Fort Royal, au large de Saint-Malo. Voilà un bon exemple, et avec un nom de saint, encore. Ce fort a été renommé Fort Impérial, durant l'Empire. Il a encore changé de nom pour devenir le Fort National, comme aujourd'hui."

- "Vous voulez dire qu'on n'a pas eu autant de volonté de laïciser, lors de la séparation de l'Eglise et de l'Etat."

- "C'est bien ce que je veux souligner. Cependant, laïciser ne veut pas dire rejeter tout ce qui est religieux. Il ne s'agit pas de stériliser ou s'opposer à toute religion."

- "Alors là, je ne vous comprends plus. N'êtes-vous en contradiction avec vous-même ?"

- "Pas du tout. Laïque ne veut pas dire anti-religieux ou anti-religion. Laïque signifie neutre de religion. Donc, parce que l'état est laïque, tout ce que qui est national doit être neutre, sans religion particulière, tout en les acceptant toutes. C'est plus clair pour vous ?"

- "Tout à fait. Cette fois je vous suis."

- "Très bien. Alors, je continue. Pourquoi Noël, Pâques, l'Ascension, la Pentecôte ou la Toussaint sont-ils encore des jours fériés ? Pourquoi aucune administration ne fonctionne ces jours-ci ?"

- "Parce que la population est majoritairement chrétienne. C'est afin que les salariés puissent disposer de ces jours."

- "L'Etat étant laïque, ils ne devraient pas être fériés. Ou alors, les jours fériés devraient être ceux de toutes les religions. Mais ce n'est pas le cas. Il n'y a que les jours du calendrier chrétien. Je prends un autre exemple, les illuminations de fin d'année. Elles coûtent très cher aux commune et à la nation, donc au contribuable. Or, ces célébrations sont chrétiennes. Ce qu'elles entraînent ne devrait pas être payé par des fonds publics. Il y a aussi les arbres de Noël, les vœux du président de la république, les galettes des rois dans les mairies, les ministères, les préfectures, et j'en oublie. Noël est une fête religieuse. Elle célèbre la naissance de Jésus. Le Jour de l'An, huit jours après, correspond à sa circoncision. Ça n'a rien de laïque, tout ça. Pourquoi célébrer l'Epiphanie et manger de la galette des rois au frais du contribuable ? Ce pays est laïque à sa façon, comme il veut, comme ça l'arrange. C'est ce que je pense de cette laïcité qu'on nous brandit sans cesse. Tout le monde s'agite, s'offusque, comme toujours, mais, ni les institutions ni les citoyens ne respectent la laïcité qu'ils prétendent défendre. Les citoyens sont aussi attachés à ces célébrations. Il ne faut plus se dire laïque, alors."

- "Oh-la-la ! C'est bon pour l'article, tout ça ! Ça détonne ! Allez, on reprend sur la justice. Vous disiez que c'est invraisemblable d'avoir des avocats. Expliquez-moi ça."

- "Ces hommes en robe, et même avec des perruques, ils me font voir le tout comme une mise en scène, et c'en est une. Ces perruques, qu'on met dans certains pays pour se donner une allure de vieillesse, de sagesse, me font vraiment l'effet d'un déguisement. Tout ça, la robe, la perruque, c'est un accoutrement que je trouve ridicule. Ils ont plutôt l'air débile avec ces affublements. Ce travestissement serait d'un ridicule risible s'il ne s'agissait pas de justice."

- "Ah ah ! Des travestis ! C'est excellent, ça, Dany ! Continuez ! Continuez ! Vous enregistrez bien, les gars, hein !?"

- "Pas de problème, Anselme !"

- "Oh hé, ta gueule ! Te fiche pas de moi, hein ! S'cusez Dany. Reprenez, reprenez, reprenez ! Vous en étiez au ridicule risible."

- "C'est ça. Mais si on m'interrompt tout le temps, ça me casse la suite des idées. Je perds le fil et les affects qui sont à la base de l'expression."

- "Ah ! T'as vu ce que t'as fait ! Gros malin, va !  Allez, on reprend, Dany. C'est pas ça qui va vous arrêter, quand même."

- "Pas cette fois. Pour en revenir à cette comédie et ceux qui la jouent, eh bien, avocat et autres, je les vois tous comme des gens aux idées courtes, pour ne pas s'apercevoir de ce burlesque évident. Ce sont aussi des personnes imbues d'elles-mêmes, au point d'aimer porter robe et perruque. L'accoutrement sert leur orgueil, et celui-ci les rend aveugles. C'est pour moi une bouffonnerie d'un autre âge."

- "Aaaahhhh aaah ! C'est excellent, excellent, Dany ! Une bouffonnerie ! Elle est bonne ! Excellente ! Hein, les gars !? Hé ! Rigolez pas si fort, j'ai peur que ça abîme l'enregistrement. Reprenez Dany, reprenez !"

- "Je vous le disais sérieusement. Je sais que ça fait rire, mais je le disais sans vouloir me moquer. C'est grotesque cette parodie de justice."

- "A chaque fois que je les verrai, je repenserai à ce que vous venez de dire. Vous avez raison, Daniel. Continuez donc."

- "Tout ça, c'était pour l'aspect, la forme. Mais ce n'est pas le plus important. Ce qui est important, c'est la justice, bien sûr. Je trouve débile de se mettre à défendre de manière partiale, autant qu'accuser de manière partiale. C'est ce que font les avocats, et aussi des magistrats. Ils se mettent à défendre à tout prix, ou accuser à tout prix. Est-ce une justice, ça ? Cherche t-on à rendre justice ? Ou cherche t-on à accuser absolument, ou à défendre absolument ? Il ne faut ni l'un, ni l'autre. Il faut que tous ceux qui ont un procès à faire cherchent à savoir et à faire savoir la vérité, avec la plus profonde et la plus rigoureuse intégrité. C'est ça qui devrait être fait, par tous. Or ce n'est pas ce qui se passe dans les mises en scène qui donnent des représentations chaque jour dans le monde entier. On y voit, au contraire, l'un accusant de tout, même de ce qui est faux, et l'autre défendant de tout, même de ce qui est répréhensible. C'est débile. Parfois, il y a même de totales inventions qu'on ne peut ni contredire ni confirmer. Elles sont lancées pour faire pencher le procès dans un sens ou un autre, selon le côté pour lequel on travaille. Calomniez, il en restera toujours quelque chose, dit-on. C'est ce qui se fait dans les audiences, et je crois bien que cette phrase vient du nazisme. Vous rendez-vous compte ? Est-ce une justice ?"

- "Mais… Bon sang ! Personne n'a jamais osé attaquer ainsi la justice. C'est bon, ça ! Ne vous arrêtez pas, Daniel, ne vous arrêtez pas !"

- "Pour l'instant c'est vous qui m'arrêtez. Où en étais-je ?"

- "A ceux qui accusent ou défendent, selon pour qui ils travaillent, et leurs calomnies pour ainsi faire pencher la balance."

-"Ah oui. C'est aussi un des problèmes. Un avocat peut autant défendre qu'accuser quelqu'un, selon qui le paie. S'il est payé par monsieur X, contre Y, il va défendre X en accusant Y. Mais il pourrait faire l'inverse aussi bien. S'il est payé par Y, il va le défendre en accusant X. C'est ce qui se passe dans les procès. C'est ça, les avocats. Ils peuvent prendre un air indigné, révolté, sembler vouloir défendre un client avec une sincérité qui ne fait aucun doute. Ils donnent l'impression de lutter pour une juste cause, un juste idéal. En fait, tout a été déclenché par la démarche du client qui les a engagés. Qu'on demande un avocat, et il fait sa scène. Ça me fait penser aux pleureuses qu'on demande encore dans certains pays. Lorsqu'une personne décède, on envoie quérir une pleureuse professionnelle. Elle pleure le mort sur commande. Souvent, elles ne connaissent même pas le défunt, mais elles pleurent toutes les larmes de leurs corps comme si elles l'avaient connu. Elle le font parce que leur salaire en dépend."

- "Alors là ! Je bois vos paroles, Dany. Vous êtes d'un magnétisme exceptionnel, pour qui sait vous comprendre. Excusez-moi. Revenons à ces comédiens d'avocats. "

- "Ce sont d'excellents comédiens, en effet, les avocats. Mais, contrairement à ceux qui travaillent pour le spectacle, les avocats ont plus de chances de gagner de l'argent avec ce qu'ils jouent dans les tribunaux. S'ils faisaient du théâtre ou du cinéma, ce serait souvent moins rémunérateur pour eux. Ils ont beaucoup plus de boulot dans ce qu'on appelle la justice, une justice rendue par des emperruqués qui entendent des avocats habillés d'un bavoir."

- "Aaaah aahh aaahhh, vous me faites rire, Dany !  ! C'est vraiment très drôle et excellent, excellent ! Continuez !"

- "Si ça vous fait rire, moi non. La justice est chose sérieuse. Hélas, les comédies jouées m'écœurent. Où est donc la justice dans tout ça ? Et je n'ai pas parlé des procédures encore. Dans bien des cas, les procédures finissent par protéger les pires crapules. Gare à l'innocent. On en est là, parfois. En définitive, avec le jeu des avocats, les procédures les y aidant, c'est le plus convaincant ou le plus loquace qui l'emporte, mais pas forcément la partie qui a raison."

- "Vous ne pouvez pas savoir comme je vous comprends, Dany. Je n'avais pas fait toute cette réflexion, comme vous, mais j'avais aussi noté qu'un même avocat peut aussi bien plaider pour l'une ou pour l'autre des parties, et avec autant de virulence."

- "C'est bien ça. Il mettrait la même indignation dans le ton, la même véhémence, le même spectacle, contre l'une ou contre l'autre. Des comédiens ! Pire encore, certains avocats disent que la loi est faite pour être contournée, c'est leur devise. A mon sens la loi est faite pour être respectée. Vous voyez qu'il y a une différence fondamentale entre les avocats et moi, de même qu'entre les avocats et la justice."

- "Alors là, Daniel, vous soulevez un drôle de lièvre. Vous avez déjà des ennemis, mais, là, en vous attaquant à un tel sujet et ces institutions tellement établies, autant dire que vous faites une déclaration de guerre à de biens gros poissons, un gros Goliath."

- "Vous avez raison. Je suis bien petit, face à eux. Mais il faut bien dire ce qui doit l'être. Il faut attirer l'attention, ouvrir les esprits. Je sais bien que beaucoup s'abstiendraient de parler, et même entreraient avec joie et orgueil dans de tels systèmes. Mais, faire ça, c'est hurler avec les loups. Et on peut aussi hurler par son silence. Ça, je ne pourrais l'admettre de ma part. Tant pis pour les ennuis que je pourrais avoir, de toute façon j'en ai déjà beaucoup."

- "Vous alors ! Vous n'avez vraiment pas froid aux yeux, Daniel. Remettre ainsi en question la justice !"

- "C'est une énorme affaire, en effet. Mais ce doit être fait. Le mode actuel a été une bonne chose, mais il l'a été à une époque où il n'y avait rien de mieux. Aujourd'hui nous devons le revoir. Lorsqu'on met en évidence les bases de ce système, on comprend qu'il n'a plus lieu d'être à notre époque. Nous devons progresser et améliorer. Et puis, je n'ai pas parlé des insatisfaits de la justice. Si on entendait tous ceux pour qui justice a été mal rendue, on se rendrait mieux compte de la nécessité d'une réforme."

- "Une réforme ! Nous y voilà ! Comment voyez-vous la justice alors ? Il n'y a pas trente-six solutions, non plus. Comment faire autrement ?"

- "C'est plus simple qu'il ne semble. Il faudrait déjà supprimer purement et simplement ces deux entités, l'accusation et la défense. Elles n'ont pas lieu d'être. On doit chercher à rendre justice, mais pas à accuser absolument, ni à défendre absolument."

- "En résumé, vous mettez au chômage tous les avocats ?"

- "C'est bien ça. Et certains magistrats aussi, selon les systèmes et les pays, parce qu'il n'y a pas que la France."

- "Et alors ? Comment se fait la justice ?"

- "Mais, très simplement. Chaque affaire doit être instruite au mieux. Jusque là, ce principe n'est pas modifié. Ensuite, elle doit être examinée par une assemblée de magistrats. Je pars du principe qu'ils sont tous là pour examiner, déterminer, mettre en balance ce qui est à charge et ce qui est à décharge, pour ensuite se prononcer. Et tous doivent chercher à déterminer ce qui est faux, savoir ce qui est vrai, ce qui est juste. C'est par ce qui est juste que l'on rend justice. Avec un tel système on évince toute la comédie pour ne laisser que la recherche, le sérieux et l'intégrité. On se rapproche de la justice, autant qu'accessible aux hommes. Dans ce système, on n'a pas l'esprit pollué par les uns qui s'obstinent à accuser, et les autres qui s'obstinent à défendre. Tous les magistrats d'une assemblée doivent tous chercher à rendre justice. Plusieurs esprits sont plus efficaces qu'un seul. Ils doivent tous chercher, plaider et mettre en évidence les éléments, défendre les idées justes. Tous ont le même rôle, et sont tous détachés de tout paiement et de toute relation de clientèle. Leur rôle est de chercher à connaître et faire connaître la vérité, tout ça au mieux, et dans une audience publique si possible. Une fois les éléments connus et mis en balance, l'assemblée peut ensuite se retirer pour débattre, se mettre d'accord entre magistrats sur le jugement à rendre ou le voter. Vous comprenez ?"

- "Entièrement, Daniel. C'est assez clair. Tout ça est tellement nouveau que ça me semble farfelu. Mais, à la réflexion, je comprends que ce qui est vraiment farfelu c'est ce qui existe aujourd'hui."

- "Vous comprenez bien. Mais, je sais que pour beaucoup, leur réflexion et leur recul ne seront pas suffisants. Ils ne comprendront pas ou ne voudront pas comprendre."

- "Continuez donc à m'expliquer. Si j'ai bien compris, il n'y a plus d'avocat, ni même de juge. A la place d'un seul juge il y a toute une assemblée, qui, toute entière, instruit, recherche, examine, juge et prononce son jugement."

- "C'est bien ça. Ce sont tous des gens de justice, des professionnels qui y sont formés, et soucieux d'avoir le discernement nécessaire. Toutes ces personnes sont des gens de justice qui la recherchent, sans prendre parti pour accuser ou défendre. En fait, ils doivent faire les deux, instruire à charge et à décharge, comme je l'ai dit, de même qu'ils doivent juger. Je pense qu'il doit s'agir d'une assemblée qui ne doit pas compter moins de sept ou huit personnes, sinon ce serait trop peu. S'il n'y avait qu'une personne, par exemple, ce serait inacceptable. Tout reposerait sur le jugement d'une seule, qui peut se tromper ou ne pas penser à tout. Mais, avec plusieurs personnes, les réflexions se complètent. Les débats, l'examen de la situation et le jugement ne reposent plus sur les épaules d'une seule personne. Les risques sont amoindris."

- "Je vois, je vois ! Mais, mais, mais… vous avez parlé d'autre chose encore. Vous avez dit une phrase importante. Vous avez parlé de professionnels de la justice, des gens formés à ça. Cela exclue totalement les jurys populaires alors."

- "Ah complètement ! Oui ! La justice n'est pas rien, et ne s'improvise pas. Ce sont des gens formés et compétents qui doivent la rendre. Je sais bien que les jurys populaires sont populaires, c'est le cas de le dire, mais je pense que c'était un tort de les instituer, et encore plus de les maintenir. Parce qu'on peut trouver de tout dans des jurys populaires, des personnes compétentes, des personnes capables de réfléchir dans le bon sens, mais aussi, hélas, des personnes totalement incompétentes, complètement dépassées par ce qu'on met en leur jugement. Il y en a qui arrivent avec une idée déjà faite à l'avance, et elles n'en changeront jamais durant le procès, qu'importe ce qu'on y aura dit. Ces personnes peuvent arriver en considérant coupable la personne jugée, en voulant sa tête absolument. Le procès pourrait démontrer l'innocence, elles ne l'admettraient pas. C'est ce qui arrive très souvent dans les jurys populaires. L'inverse peut se produire également. Il peut y avoir des personnes qui ne peuvent admettre la culpabilité, même si des preuves accablantes sont là. Entre les deux, il y a des personnes qui cherchent réellement à juger. Mais, souvent elles savent la difficulté en ce domaine. Elles ont conscience de leur manque de connaissance ou de formation adéquate. Elles savent aussi leur manque d'expérience. Elles sont souvent déstabilisées, et cherchent leur voie du début à la fin. Dans l'inexpérience du jury populaire, on comprend qu'expérience et jury populaire n'ont pas été faits pour se rencontrer. C'est un comble, en matière de justice."

- "Mais alors, Dany, vous allez faire l'unanimité contre vous. Une telle réforme serait très impopulaire. Vous touchez même à la révolution française. Vous avez parlé de vouloir la tête de quelqu'un, et ça m'y fait penser."

- "C'est tout à fait ça ! Dans ce type de procès, on peut trouver des raisons qui remontent à la révolution française. On veut souvent la tête de quelqu'un parce qu'il est haut placé, et surtout s'il est haut placé. Mais, on ne peut vouloir la tête d'un innocent sous prétexte qu'il est haut placé. Or, on a vu des procès engagés contre des personnes parce qu'elles dirigeaient quelque chose, un service, une fonction. On se focalise sur les haut-placés plus que sur ceux qui ont travaillé sous leur responsabilité. Pourtant, c'est parfois plus bas dans la hiérarchie qu'on trouve ceux qui ont vraiment commis des fautes. On oublie toutes les personnes qui ont fait leurs sales affaires dans l'ombre. Pour elles, qui ne sont pas à la tête de quelque chose, on ignore plus facilement leur responsabilité et leur culpabilité. Mais on veut la tête d'un haut placé parce qu'il est haut placé, même si ce sont ses subordonnés qui sont en faute ou coupables. C'est un comble, mais c'est la réalité. Or, on peut être haut placé et honnête, ignorant des sales affaires faites par ses collaborateurs. … Vous l'avez bien dit, vouloir la tête d'un haut-placé remonterait en effet à la révolution française, lorsqu'on voulait la tête du roi."

- "Mais, il ne faut pas faire cette confusion en matière de justice. Je suis bien d'accord avec vous, Daniel."

- "Mentionnez bien dans l'article que la justice est chose grave. On ne peut, du jour au lendemain, y mettre des personnes qui vont juger autrui, et ce sans la moindre compétence ni formation en ce domaine. On fait un tas de difficultés pour l'exercice d'un tas de professions. On exige des titres, des années d'études, des diplômes et je ne sais quoi encore pour des choses bien moins graves que la justice. … J'ai du mal à concevoir qu'en matière de justice on puisse y mettre n'importe qui, pratiquement du jour au lendemain."

- "Je comprends Dany, je comprends tout à fait. Et, concernant les procédures dont vous parliez, celles que les avocats font souvent valoir, qu'est-ce que ça devient dans votre modèle ?"

- "En principe l'assemblée doit tout faire en conformité avec la loi et les procédures. Il n'y a pas besoin d'avocat pour ça. Toute personne de l'assemblée est en mesure, et en devoir, de veiller à l'application des procédures. Je dirais aussi que toute personne du peuple pourrait dénoncer un défaut de procédure s'il y a lieu, voire un défaut de justice éventuellement. Bien sûr, il devrait y avoir des formes à cela. Il ne s'agit pas de laisser n'importe qui dire n'importe quoi. On a déjà vu ça. On lance n'importe quoi, et ça oblige à revoir un jugement, ou à donner des réponses, et on bloque tout. Certains ont bien compris qu'ainsi on peut retarder ou bloquer bien des choses. Ces personnes ne se gênent pas pour employer ces stratagèmes."

- "Je vois que vous avez pensé à tout, Daniel."

- "Non. Bien sûr que non. Ce sont les principes généraux. Il y a bien des points et des détails qui doivent encore être réfléchis. Je pense que pour passer à une telle réforme, une énorme révolution en ce domaine, il faudrait examiner et discuter de tout avec toutes les personnes concernées."

- "Y compris les avocats ?"

- "Les avocats ? Non, pourquoi ? Ils ne sont pas concernés par ça, ils n'en font plus partie. Comment discuter de ça avec eux ? Ils ne vont pas scier la branche sur laquelle ils sont assis. Il faut les tenir à l'écart sinon ils vont tout pervertir. Sans eux on aurait déjà une bien meilleure justice."

- "Vous avez une évidente animosité envers les avocats. Pourquoi donc, Daniel ?"

- "Animosité ? Pourquoi ? Mais ce sont d'odieux comédiens, comme je l'ai dit. Ne les avez-vous jamais entendus, jamais vus à l'œuvre ? Dans les audiences, les procès, ils se livrent aux sarcasmes et à l'ironie, dans les questions à la partie adverse comme dans les plaidoiries. Ce manque de respect est indigne, inadmissible. Les avocats se montrent irrespectueux. S'ils accusent, ils sont irrespectueux envers qui n'est pas encore jugé, et peut-être innocent. Innocent, mais sali. Même un coupable doit avoir droit à un certain respect. On doit s'adresser à la personne jugée avec neutralité, sans propos orduriers, sans ton passionné, sans colère et emportements comme on peut en voir, souvent mimés par les avocats, et d'autres personnages de ces comédies appelées procès, jugement, justice. Ce qui se fait est inqualifiable, d'un autre monde, d'un autre temps. La justice, la vraie, doit être dépassionnée et sereine. Voyez-vous, je n'ai pas vraiment côtoyé la justice, mais le peu que j'ai pu en voir m'a assez écœuré. Et puis, personnellement, la seule fois où je me suis trouvé dans un tribunal, j'étais le plaignant dans une affaire de prud'hommes, à propos de mon travail donc. Là, je me suis trouvé face à l'avocat de mon ex-employeur. La seule chose que cet avocat avait trouvé à faire était de m'accuser, de faux bien-sûr. Faute de pouvoir défendre son client, il mentait et m'accusait. C'est une méthode d'avocat. Celui-ci me parlait comme si j'avais assassiné sa mère. Il me jetait des regards comme si j'étais le plus immonde des hommes. Il parlait de moi sur un ton grinçant, comme si c'était la seule chose que je pouvais inspirer. Ça fait un drôle d'effet, croyez-moi. Eh bien, c'est ça, les avocats. Je dois dire qu'ils me dégoûtent. Par la suite, j'ai entendu, de la bouche d'un autre avocat, qu'il refusait de plaider dans les affaires prud'homales, à cause des magouilles qu'il y aurait. Magouilles, c'est le terme qu'il a employé. Alors, en effet, les avocats je ne les porte pas en mon cœur. Et puis, encore à propos de ce procès qui me concernait, je dois dire que c'était une véritable pitrerie. Je me suis trouvé devant un greffier qui m'interrompait sans arrêt pour me poser des questions. C'est du jamais-vu dans le rôle des greffiers. Durant l'audience, l'avocat de mon ancien employeur persiflait en disant que je me prenais pour une sorte de justicier masqué. Il me traitait de je ne sais plus quoi. C'est ça, les avocats. Ils peuvent tout dire ou presque dans une audience, un procès, devant l'auditoire, le président. Ils peuvent dire des insultes à peine contournées, voire directes, ou se livrer aux outrages. Je vous parle d'expérience. Et, lorsque est arrivé mon tour de parole, le président m'a interrompu pour me dire qu'il était dix-sept heures et que l'audience s'arrêtait là. C'est à partir de cette fois que je n'ai plus jamais eu confiance en ce qu'on appelle la justice. Ce genre de procès est courant, paraît-il. Ils doivent s'arrêter à dix-sept heures pour statuer aussitôt et aussi vite que possible. Quant au greffier, je n'ai jamais compris pourquoi il pouvait poser des questions. Ce procès était une belle farce, sans aucune justice. Quant aux procès de droit civil, compte tenu des procédures, des avocats et de tout ce dont on a parlé, ils restent eux aussi pleins d'aléas. J'en ai l'expérience. Alors, où est la justice dans tout cela ?"

- "Mais pourquoi ne pas l'avoir dit plus tôt, tout ça, Dany. Je vous comprends bien mieux. Je comprends votre écœurement."

- "Mon écœurement m'a souvent servi de moteur. Et je vais vous en dire encore, sur la justice. Pour être plus franc et complet, il n'y a pas qu'envers les avocats que j'ai l'aversion que vous avez bien remarquée. J'en veux aussi à la France elle-même. Parce que, si vous êtes un jour en procès contre l'état, vous pouvez être sûr que vous perdrez, même si le droit est de votre côté. J'ai vu ça aussi, dans ma vie de juriste. J'ai vu des plaignants tenter de se défendre contre des organismes de l'état comme la FASSUR, le fisc, et d'autres organismes qui détiennent les deniers de l'état, comme on dit. Ces plaignants se défendaient avec des lois ou des articles de textes légaux qui étaient en leur faveur. Ou encore, ils se défendaient en dénonçant des lois mal écrites qui comportaient des passages contradictoires. Eh bien, de tels plaignants contre l'état, j'en ai suivi les procès dans la presse spécialisée. Ces affaires duraient souvent des années. Nul n'aurait pu les suivre aussi bien que je l'ai fait. Dans toutes celles que j'ai suivies, tous les plaignants ont perdu, jusqu'au dernier recours. Les lois ont été bafouées, les articles ou passages en faveur des petites gens ont été purement et simplement ignorés. Voilà la réalité ! Mais elle est très difficile à suivre. Parce que, comme je l'ai dit, les procédures traînent, et elles sont compliquées. Pour le public il est donc impossible de suivre les affaires et tout y comprendre. Cependant, vous pouvez me croire. Des jugements iniques sont rendus. Vous ne pouvez gagner contre l'état. C'est rare. Exceptionnel. Si ça arrive, c'est souvent parce que l'état y a été obligé, ou qu'il trouve un intérêt quelconque. Et j'ai oublié l'armée, aussi. Un procès qui implique l'armée est rarement gagné par quelqu'un du public. Prenez le cas des pêcheurs dont le chalutier a été entraîné au fond de l'eau par un sous-marin. Ça arrive plus souvent qu'on le croit. Ça arrive à chaque fois qu'un sous-marin accroche le filet d'un chalutier. Dans de telles affaires, l'enquête elle-même va nier la présence d'un sous-marin. Tout est bafoué dès le début. Les autorités essaieront d'étouffer l'affaire pour qu'on ignore la position d'un bâtiment de guerre, pour qu'on ignore qu'il n'a pas fait surface afin de secourir les pêcheurs. Le secret militaire sera toujours le bon prétexte derrière lequel se cacher. … Dans de tels cas, le public n'a pas les moyens de mener sa propre enquête et apporter ses preuves. Le public ne peut que la laisser entre les mains des institutions de l'état, dont l'armée. Et si quelque chose est admis, c'est parce que des preuves irréfutables sont publiquement connues. Sinon, les autorités nient et se cachent comme se cachent leurs navires. On ferme les yeux sur les marins morts. Ce sont pourtant des citoyens, des êtres humains qui laissent une famille, une veuve et des enfants. Comment une nation, une mère patrie, peut-elle se comporter ainsi avec ses propres enfants ? J'en veux à l'état français qui ne montre qu'une belle vitrine, comme toujours. L'arrière boutique est bien moins reluisante, et elle devrait être connue. Malheureusement, on la connaît très peu, pratiquement pas. On répète sans cesse qu'on est dans un état de droit, mais je n'en suis pas si sûr. Ça, l'état ne l'avouera jamais. Je reviens à la FASSUR, le fisc et autres. J'estime qu'on est rançonnés de manière légale. Et si on ne paie pas, si on ne le peut, on est dépossédés, dépouillés comme on le serait par des voyous. C'est la même chose qu'avec le racket. Si on ne paie pas l'état, ça nous coûte plus cher. On doit encore des intérêts au taux légal, des frais d'exécution, et je ne sais combien d'autres choses légales qui peuvent décupler la dette. Nos biens sont saisis, on en est dépouillés. C'est ainsi, si on ne paie pas sa rançon à l'état. On peut finir à la rue ! C'est inadmissible, mais nul ne s'en révolte ! Jamais je n'ai vu de juge donner raison à un particulier, et condamner un organisme d'état à payer des intérêts au taux légal à un particulier. Je n'ai jamais entendu parler de frais d'exécution ou des frais de tant d'autres choses imputés à un organisme de l'état. Les juges sont souvent partiaux lorsqu'il s'agit de défendre les caisses de l'état, surtout si on les dit vides, comme on l'entend toujours. Les juges s'en défendront, bien entendu, mais ils n'ont même pas conscience de ce qu'ils font. Cet usage se perpétue depuis des siècles, et les juges ont été moulés pour le reproduire. Si un juge tentait de faire mieux, il subirait des pressions internes, de ses confrères et supérieurs. On irait jusqu'à le révoquer s'il insistait. Et s'il rend une seule fois un bon jugement, le parquet, par exemple, pourrait faire appel.  Ce bon jugement serait annulé ou cassé au recours suivant. Voilà pourquoi j'en veux à l'état français. C'est ça, l'arrière boutique dont on ne parle jamais assez. Les médias ne s'y intéressent jamais. De manière générale je vois que l'état exploite ses habitants. Si je le pouvais, j'aimerais connaître la proportion de toutes les taxes, impôts et prélèvements qu'il y avait à l'époque de Louis XVI. J'aimerais quantifier ce qui était pris aux habitants et aux industries de l'époque, les manufactures, les chantiers navals, les hauts-fourneaux, les cristalleries, les petits commerçants et autres petites entreprises. Je comparerais tout à nos jours, et je suis sûr que j'y trouverais moins de prélèvements pris sur le dos des Français et de leur travail, moins qu'il n'y en a aujourd'hui. En résumé, on aurait davantage de raisons de faire la révolution aujourd'hui ! L'état, de nos jours, est trop gourmand ! Napoléon y est peut-être pour quelque chose, lui aussi. Mais, on n'est plus à l'époque de l'aristocratie, ni à celle de l'Empire. Et pourtant, ce qu'on prend aux citoyens est pire aujourd'hui ! Les citoyens ne doivent pas être le fonds de commerce de l'état, un état qui, en plus, laisse vivre ses citoyens dans la rue !"

Il était visiblement courroucé, emporté. Il prit une profonde inspiration pour se calmer, et dit

- "Je crois qu'on ferait mieux d'arrêter là cette interview. Sinon les lecteurs vont me prendre pour un écorché vif, en plus d'un type bon à soigner en psychiatrie."

- "En psychiatrie ! Elle est bonne. Y'en a beaucoup d'autres qui devraient se faire soigner, ça oui. On va arrêter là en effet, Dany. Nous en avons bien assez pour le prochain article. Faut pas que ce soit un roman, non plus."

- "Vous avez du pain sur la planche avec tout ça, en effet."

- "On ne pourra pas tout mettre, Dany, vous le savez bien. Mais, on mettra le plus important. Tout ce que vous avez dit sur la justice est déjà un scoop."

- "C'est même trop d'idées à la fois. Je pense qu'il faudrait les laisser cheminer un peu, pour être cogitées. Sans cela, elles risquent d'être mal comprises, et donc d'être rejetées."

- "Je crois que c'est bien ce qui caractérise toute votre action, Daniel. Vous y avez mis trop de bonnes idées, trop novatrices, et trop vite. On ne vous a pas compris, Daniel. Alors, rien n'a suivi. Pire encore, on s'est méfié de vous. Et, il y en a beaucoup à qui vous faites de l'ombre, Daniel. C'est le pire de vos crimes."

- "C'est un bon résumé. En effet. C'est aussi un constat ahurissant. Il signifie que la logique et le bon sens ne peuvent l'emporter. D'autres raisons sont les plus fortes. Je le sais bien, mais j'ai du mal à l'admettre."

- "D'autres raisons, en effet, parmi lesquelles la bêtise, la carrière, les intérêts, et j'en oublie."

- "Vous avez raison. Je n'avais pas assez tenu compte de ces paramètres. Je croyais naïvement qu'en disant des choses sensées, elles apparaîtraient ainsi aux yeux de tous. Mais, non."

- "Allez, Dany. Ne vous tracassez pas davantage. Je vois dans vos yeux que vous vous torturez. Je pense que vous devez en avoir beaucoup, des moments de torture."

Sur ces mots Daniel se ressaisit. L'espace d'un instant il était en effet retourné à ses pensées. Ses yeux et l'expression de son visage l'avaient trahi. Il reprit le cours de la conversation, mais pour y mettre fin.

 …/…

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/…

Ils se rendirent donc à la tente, où tout le monde attendait Daniel. Avant même qu'ils ne soient arrivés, des journalistes s'étaient rendus au devant de lui pour tenter de recueillir ses déclarations. En même temps ils l'empêchaient de passer et retardaient beaucoup son arrivée. Qu'avaient-ils à gagner à agir ainsi, se demandait Daniel. S'ils comptaient s'approprier ainsi l'exclusivité des déclarations, ils se montraient bien naïfs, et donnaient des coups bas à leurs confrères. Peut-être espéraient-ils seulement devancer leurs homologues. Mais, quel était l'intérêt de les devancer de quelques secondes ? D'ailleurs, l'ensemble méritait-il de se précipiter ainsi, comme pour une urgence où chaque seconde compte ? Daniel ne comprenait vraiment pas leur attitude, il n'y voyait que stupidité et bassesse. D'autres journalistes avaient compris que les déclarations se feraient symboliquement depuis le seuil de la tente. C'est donc là qu'ils attendaient.

Péniblement, Daniel et ses amis se frayèrent un chemin entre les journalistes qui criaient leurs questions. Puis ils arrivèrent devant la tente. Là, les autres journalistes se précipitèrent à leur tour. Faire une permanence devant l'Elysée ne s'était jamais fait, et les journalistes comptaient bien s'intéresser à l'événement. Les questions étaient des plus diverses, parfois sans aucun rapport avec la circonstance. Daniel tentait de répondre, d'abord à celles concernant l'action en cours.

- "Combien de temps les sans-abri vont rester ici, monsieur Arnaud ?"

- "C'est pour une durée indéterminée, madame."

- "On aimerait mieux avoir des contrats de travail pour une durée indéterminée !" lança un sans-abri.

- "Ça existe plus !" répondit un autre.

Dans une atmosphère à la fois joviale et sérieuse les questions étaient posées et les sujets débattus.

Daniel ne manqua pas d'insister encore sur le rapport de causalité entre être sans-emploi et être sans-abri, le premier conduisant au second.

- "Le plus curieux, c'est que ceux qui nous gouvernent, de droite, de gauche, du centre, ne semblent pas avoir compris qu'ils tuent la poule aux œufs d'or en laissant cette situation. Le pays est moins prospère pour tout le monde, y compris pour eux-mêmes."

- "Voulez-vous dire qu'il y a ainsi moins d'impôts récoltés, monsieur Arnaud ?"

- "C'est bien à ça que je pensais. Et ceux qui font carrière en politique dans le but de s'enrichir s'enrichissent moins."

Il développa encore longuement, répondant aux questions, précisant ce qui lui semblait mal compris. Il finit en complétant encore par ses réflexions toujours en recul.

- "Voyez-vous, nous sommes ici devant l'Elysée, le palais présidentiel, pourtant j'ai le sentiment que nous sommes encore et toujours dans un système féodal."

Sans l'avoir voulu ni prévu, il venait de faire une déclaration choc, une de celles qui le faisaient passer pour un dangereux personnage subversif. Il n'avait pourtant voulu qu'exprimer son idée. La réaction des journalistes le renseigna sur ce qu'on ferait de ces déclarations, mais il ne s'en souciait plus. Il continua à exprimer son point de vue sans l'atténuer.

- "Nous sommes dans la continuité du système féodal. Dans le temps, un seigneur pouvait réclamer des impôts à ses serfs. Aujourd'hui, en réclamant des fonds à n'en plus finir, on est dans le même modèle. L'état s'est substitué au seigneur, mais le principe de l'imposition est resté. Avant il y avait des conseillers machiavéliques pour inventer des impôts, aujourd'hui il y a des technocrates à l'esprit tout aussi alambiqué. Rien n'a changé en la matière. Les raisons, les méthodes, les contraintes sont certes différentes, mais le principe de fond est resté le même. Des fruits du travail du peuple, on en exige et on en prend une partie. Il y a une énorme différence toutefois, c'est qu'au lieu d'enrichir une personne, les fonds sont en principe utilisés pour le peuple. En l'occurrence ils ne le sont pas pour les sans-abri, mais au contraire le système en produit."

- "Comment cela, précisez monsieur Arnaud !"

- "C'est pourtant assez clair, pour peu qu'on veuille l'observer.… Quand on crée des difficultés au point d'empêcher les gens de travailler, alors le système en produit. C'est clair, non ? Aujourd'hui, ceux qui travaillent sont rackettés en impôts, qui devraient en principe servir aux plus démunis. Pourtant, ils vivent toujours dans la rue. Il y a de plus en plus de monde aux soupes populaires.… Pour ceux qui voudraient créer leur propre activité afin d'essayer de travailler, la contrainte exercée par les organismes de recouvrement est la même que ferait la pire des canailles. Racket ou organisme de recouvrement, dans les deux cas on vous demande de payer, quelle que soit la situation, sinon on s'expose à de graves ennuis. … Pour ceux qui voudraient travailler, produire, embaucher, il y a aussi toutes les complications administratives en plus de ce qu'il y a à payer. Le travail est freiné, même rendu impossible pour trop de monde. Salarié ou travailleur à son compte, ceux qui travaillent doivent payer encore plus pour ceux qui ne travaillent pas. On avance donc vers deux solutions, soit travailler, payer ce qu'on exige de nous, et ne pas finir dans la rue. Soit alors c'est trop tard, on n'arrive plus à retrouver un emploi et on ne survit qu'avec les aides sociales. On est alors maintenu dans la dépendance, la pauvreté. Tout est là pour créer cette situation. Soit on travaille, en grande partie pour s'acquitter d'impôts, taxes, cotisations, prélèvements de toutes sortes, soit on ne travaille pas, et certains le font volontairement. Ce n'est pas qu'ils profitent de la situation, non, ils la subissent. Ils ne travaillent pas parce qu'ils ont compris que dans certains cas il est financièrement moins avantageux de travailler. Le cercle vicieux est là. En travaillant, avec tout ce qu'ils auraient à acquitter, il leur resterait moins d'argent, et en se mettant dans les ennuis en plus s'ils tentent de créer une activité. En restant sous le couvert des aides sociales, on est moins exposé. Voilà bien ce qu'est la situation. On ne favorise pas le travail mais bien le contraire, et la pauvreté qui va avec. Avoir créé des aides sociales, c'est très bien. Mais, avoir créé une situation qui ne peut qu'en rendre plus de gens dépendants, c'est aberrant. Les aides sociales doivent être là pour aider les personnes, pas pour pallier à un problème créé en parallèle, celui de l'inemploi. Or c'est le cas actuellement tant on a empêché l'emploi, et donc la situation socio-économique globale. Je le répète, c'est une aberration. Le système crée des démunis. En même temps il exige de plus en plus de contributions supposées leur venir en aide. En fait, tout le monde ne les a pas ou elles sont insuffisantes pour vivre décemment. Elles permettent de vivre dans la rue, ce qui n'est pas normal."

- "Votre point de vue est donc d'aider encore plus les démunis ?"

- "Mon point de vue est de permettre aux gens de travailler, dignement, et de ne plus créer de démunis. Mon action pour les sans-abri demande des aides pour que s'en sortent ceux qui y sont. Elle demande aussi que cette situation de l'emploi, du travail en général, ne soit plus et ne se reproduise plus. Est-ce que vous comprenez ?"

- "Tout à fait monsieur Arnaud. Selon vous, le système a créé des sans-abri, vous voudriez qu'on les assiste encore jusqu'à ce qu'il n'y en ait plus."

Avant qu'il ne réponde, Lise lui prit le bras. Elle lui chuchota.

- "Laisse tomber, Daniel. C'est de la provoc. C'est un jeune con qui cherche à grimper. Ne lui répond pas."

Il allait pourtant le faire, et vivement. Lise était intervenue à temps. Dès lors, il se mit à répondre brièvement aux autres questions. Il était temps de guider vers la fin cette conférence en plein air, teintée de provocation et de mauvaise volonté. Il imaginait déjà comment on allait le faire passer pour un dangereux anarchiste ou révolutionnaire, voire les deux ensemble, dans tous les cas un "fouteur de merde" comme le disait Lise.

Il répondit à tout, sans rien omettre de ce qui était important. Comme les fois précédentes, il avait toujours la même conviction dans le cœur et dans la voix, cherchant de son mieux les idées pour sensibiliser l'opinion publique. Durant un instant, devant le nombre plus important des journalistes, il se rappela les premières manifestations des sans-abri, plus d'un an auparavant. Ils s'exprimaient alors devant les caméras des touristes surpris, à défaut de journalistes pour s'intéresser à eux. Depuis, le chemin avait été long et infructueux. S'ils étaient parvenus à faire parler d'eux quelquefois, rien n'avait été fait. Cependant, ils avaient perdu des leurs. Quant à l'opinion publique, elle était toujours aussi plate.

Il eut cet instant de réflexion en une fraction de seconde, entre deux questions de journalistes.

Une fois toutes leurs questions posées, ils repartirent un à un pour préparer leurs articles et reportages. Rapidement, il ne resta plus sur les lieux que quelques techniciens. C'est alors que commença vraiment la permanence. Auparavant c'était encore une conférence de presse un peu singulière.

 

Les médias partis, Daniel et ses amis entrèrent dans la tente et y eurent leur premier conciliabule.

- "On a l'air d'un chef d'état major comme ça." dit quelqu'un.

- "Ben, c'est comme qui dirait un peu ça." dit un autre.

- "J'sus vraiment étonné que les flics ont fait que dalle."

- "C'est autant bizarre que la fois dernière. La fois dernière, y' sont restés calmes parce les pourris ont canné quelqu'un au lieu de nous faire des emmerdes. Alors, ce coup là, ça doit être pareil."

- "On s'est dit la même chose tout à l'heure. On a tous la même idée."

- "Qu'est-ce qu'on peut faire alors ?"

- "On sait pas ce qu'ils préparent, on peut pas deviner, alors on peut rien faire."

- "Faudrait dire aux copains d'essayer d'être en groupe, et de jamais rester seul."

- "Y'a qu'ça à faire. On fera circuler la consigne."

- "On sait toujours pas qui c'était, la victime ?"

- "Ben non. On a parlé à tous ceux qu'on pouvait, mais on n'a toujours pas d'info."

- "Tu sais, si le gars qu'ils ont tué était un solitaire dans une banlieue, on pourra pas savoir qui c'est. Personne pourra nous le dire."

- "C'est possible ça que tu dis. Parce que s'il avait des potes chez nous, forcément ils auraient fait circuler la nouvelle. Si on en a pas, c'est peut-être ben pour ça."

- "Y'a des chances. Et ils ont sûrement fait exprès de buter un solitaire. C'est plus facile, forcément."

- "Qu'est-ce qu'on fait alors ? On continue quand même à se renseigner ou quoi, Daniel ?"

- "Si on s'est déjà renseigné partout, on ne pourra rien faire de plus. Je pense que les copains peuvent arrêter de fouiner, mais quand même rester attentifs."

- "Je pense comme toi, moi aussi. Si quelqu'un apprend quelque chose, on le saura vite. Tous les copains veulent justice."

- "Et pour les baveux alors ? On en est où ? T'as été bien reçu, Daniel ?"

- "Oui, plutôt bien reçu. Le journaliste a été correct dans son premier article. Mis à part quelques phrases équivoques, ce n'était pas trop déformé. Ils jouent sur les mots les journalistes, et les tournures de phrases aussi. Faut accepter ça. C'est pas terrible, mais c'est comme ça dans leur métier. Le gars me l'a expliqué. Je crois qu'on doit même le remercier parce qu'il a fait un article assez long et assez complet, plus que tous les autres journalistes. C'est le seul qui ait fait ça, et un deuxième article est en route. Je pense qu'il sera aussi correct que l'autre."

- "Ben ça, pour le remercier, on le fera."

- "Si avec ça y'a toujours rien qui bouge, c'est que vraiment on a affaire à des cons qui s'foutent bien de la société où qu'ils vivent."

- "Parce que tu l'avais pas encore compris ?"

- "Si, mais à  ce point là, j'pensais pas."

- "Ça fait des dizaines d'années que ça dure. C'est pas d'hier qu'y a des gens à la rue. Si la société voulait nous aider ça fait des années qu'elle aurait fait quelque chose. Mais, y'a rien eu. Donc, ils veulent pas nous aider."

- "Y'a un tas de lois qui sont votées sur un tas de trucs. Nous, on est dans l'urgence, mais pas leur urgence."

- "Moi, les gars, j'ai pas caché que j'arrêterai si je sens que ça vaut plus la peine. Si les politicards font rien pour nous, si le populo fait rien pour nous, alors j'arrête. C'est qu'y a rien à en tirer, ni des uns ni des autres. Je laisserai les cons dans leur merde, leur connerie."

- "Moi aussi j'arrêterai."

- "Pareil pour moi."

- "Ils n'ont qu'à tous crever s'ils sont tous aussi cons. Moi aussi je crèverai, mais moi j'aurai fait de mon mieux. J'aurai cette satisfaction. Pas eux."

- "C'est bien dit."

- "Bon, pour l'instant c'est la permanence. Qu'est-ce qui nous manque pour ça ?"

- "Ben rien. On est dans un palace, mieux que d'habitude. Ici, au moins, on est à l'abri de la pluie et du vent."

- "On fera comme on a dit. Tous les jours on tirera au sort pour que tout le monde en profite."

- "Y'a plus qu'à laisser passer les jours."

- "Ben c'est ça. Y'a plus qu'à attendre. Reste à savoir combien de temps on va nous tolérer ici."

- "Ben, pour ça aussi, c'est comme j'ai dit. Y'a qu'à laisser passer les jours."

- "C'est dit. Y'a rien de plus à dire. Tu viens de donner la conclusion pour l'moment."

Ce fut sur cette conclusion que leur discussion fut close. Daniel resta jusqu'au soir en compagnie de ses amis, faisant avec eux la permanence, tout en discutant de choses et d'autres. Ces occasions de rencontre entre les sans-abri étaient devenues des moments privilégiés, durant lesquels ils parlaient de choses personnelles, celles qui pouvaient sortir de leurs bouches, de leurs coeurs.

La nuit tombée Daniel reprit le chemin de chez lui. Il était songeur. Depuis sa conversation avec Lise et Anne, l'idée de tout arrêter et changer complètement de vie le taraudait. Il sentait qu'ils n'aboutiraient à rien. La lutte des sans-abri menaçait les intérêts de beaucoup de gens. Il ne savait pas ce dont il s'agissait précisément, mais ce devait être des intérêts importants, et vraisemblablement pour plusieurs personnes. Quant à l'opinion publique, qui aurait pu les aider, son désintérêt le surprenait encore. Ils n'avaient aucun soutien, il n'y avait aucune mobilisation. Intérêts des uns, désintérêt des autres, ce jeu de mot résumait toute la situation. Il pensait à ce qu'il pourrait faire. Il n'avait pas d'idée précise, mais il avait envie de tout quitter, quitter Paris, et changer radicalement de vie. Cependant, il n'arrivait pas à savoir vers quel horizon se tourner, ni comment gagner sa vie. Seule l'envie de vivre tranquille était présente. Il savait seulement qu'il voulait changer de vie pour une autre, une autre où il pourrait vivre en paix, loin de la déraison des gens, qu'il n'arrivait justement pas à raisonner.

Il arriva près de chez lui, et abandonna provisoirement ses réflexions. En entrant dans l'immeuble il dit quelques "bonsoir" à des voisins croisés, ce qui le décrispa un peu. Il ouvrait la porte de son appartement lorsque, en une seconde, à côté de lui un homme surgit de nulle part. Très vite cet homme lui dit

- "Ne craignez rien ! Entrez vite, je veux vous parler !"

Daniel réagit très vite, mais pas pour entrer. Contrairement à ce que demandait l'homme, il lui résista et le repoussa. Il se tint devant sa porte, sur ses gardes.

- "Parlez." dit Daniel.

L'homme fit un geste pour demander le silence. Il chuchota.

- "Pas ici. Vite, entrons chez vous !".

En même temps il montra sa carte de police. Mais, loin de rassurer Daniel, cela attisa sa méfiance. L'homme perdait patience.

- "Bon sang entrez et allumez la lumière ! Si les types en bas ne voient pas de lumière, ils vont comprendre qu'il y a quelque chose."

Daniel réfléchit, alluma la lumière, mais resta sur le palier. Il faisait obstacle à cet homme qu'il n'avait pas l'intention de recevoir. Après lui avoir donné satisfaction pour la lumière, il reprit.

- "Qui est en bas ?"

- "Ceux qui ont tué votre ami. Vous allez entrer, oui ou merde ?  ! Je suis là pour en parler."

- "Parlez."

- "OK ! Je vous parle ici, invitez les voisins !"

- "Ça ne me dérangerait pas. Parlez."

- "Vous êtes con ou quoi ? Je suis là pour vous prévenir que vous êtes le prochain sur la liste. C'est vous qu'on doit descendre maintenant. Alors, on entre ?"

- "Si on entre, ceux d'en bas verront deux silhouettes."

- "Pas si on reste dans le vestibule. Entrez, bordel ! Faites un tour devant la fenêtre et revenez dans le vestibule."

- "Restez là. N'entrez pas."

Daniel marcha vers la fenêtre, tout en gardant un œil sur l'homme. Puis, il revint vers l'entrée. De retour sur le palier, il reprit la conversation. Lui parlait à voix basse, l'homme chuchotait.

- "Parlez ici."

- "Mais bon sang, qu'est-ce que vous croyez !? Si j'étais venu pour vous descendre, je l'aurais déjà fait. Je vous aurais tué même dans la rue. On entre ou je me casse ? Je peux le faire, maintenant que je vous ai  dit le principal."

De la tête Daniel lui fit signe d'entrer. Il n'était pas rassuré. Pour se défendre, si nécessaire, il pensait à l'armoire où il rangeait ses outils. En cas de besoin il s'y serait précipité pour saisir le premier objet venu. Sitôt la porte refermée l'homme s'expliqua.

- "J'ai pris des risques en venant ici. Si on m'avait vu dans le couloir, ma peau vaudrait pas plus que la vôtre."

- "Et les gars d'en bas ? Ils ne vous on pas vu entrer ?"

- "Je suis planqué là depuis que vous êtes parti pour la manif. Quand vous sortez, c'est le seul moment où ils relâchent."

- "Qu'est-ce que vous avez à me dire ?"

- "On est quelques flics à s'être dit qu'on ne veut pas tremper dans ce qui vous arrive. Si on ne faisait rien, ce  serait tremper avec les crapules. On ne peut rien pour vous, sauf vous rancarder sur ce qu'on sait."

- "C'est combien, quelques flics ?"

- "On n'est pas nombreux à se parler. Tout le monde se méfie, on sait que ça sent pas bon. Tout le monde évite le sujet."

- "Combien de flics ?"

- "Trois. Trois potes. On se connaît depuis des lustres, on se fait confiance."

- "Trois ! Seulement trois flics ! Qu'est-ce que trois flics peuvent faire ? On va vous accuser de tout, on va se débarrasser de vous. C'est pas avec trois flics qu'on arrivera à quelque chose !"

- "Eh, minute ! Trois c'est pas beaucoup, OK. Mais merde, je suis là, et mes potes aussi ! Alors faites pas chier avec des reproches. C'est pas à nous qu'il faut les faire."

- "Qu'est-ce que vous avez à m'apprendre ?"

- "Vous êtes le prochain sur la liste. Ils ont décidé d'en finir avec vous. Mais, on ne sait ni quand ni où. Si on fouine trop, c'est dangereux pour tous. On n'arrivera peut-être pas à en savoir plus."

- "Qui est derrière ?"

- "On n'arrive pas à le savoir non plus. Mais, ils sont sûrement nombreux. C'est du gros, pas du fretin. On le comprend parce qu'on reçoit tous des ordres. On les applique sans poser de question, parce qu'on nous demande de faire comme ça. Et des ordres, y'a du monde pour en donner. Il n'y a peut-être qu'une seule personne en haut d'une pyramide de sbires. On ne sait pas."

- "Et leurs intérêts ? Vous en avez une  idée ?"

- "On n'a aucune piste qu'on pourrait remonter. Mais je pense qu'ils ont des buts politiques pour servir leurs intérêts mafieux. On suppose que ces types ont de gros  moyens de pression. Dans la cascade des ordres, beaucoup les donnent sous la menace. C'est pas toujours des menaces de truands. Pour certains on leur fait comprendre qu'on peut les virer de leur boulot. Dans la plupart des cas, ça suffit à les faire avancer comme des ânes. Leur situation sert de carotte."

- "Je vois bien. On a de gros mafieux vers le haut de la pyramide, avec des menaces de truands. Plus bas, on fait pression sur de simples employés en les menaçant de les virer ou les mettre au placard."

- "Tout juste. On pense que ces pressions s'exercent à tous les niveaux hiérarchiques pour faire fonctionner les rouages. C'est ce qui nous fait penser qu'il y a du monde en haut."

- "Ce serait de très gros intérêts alors."

- "Sûrement. Qu'est-ce qui peut représenter un gros marché, à votre avis ?"

- "De la drogue ?"

- "Vous n'y êtes pas. Ça ne s'écoule pas si facilement, sauf pour les mafieux affichés. Mais pour des hommes politiques et mafieux, on ne peut rien faire avec de la came. Ça se dissimule pas sous quelque chose d'officiel."

Daniel observait l'homme, le dévisageait, se demandait s'il était sincère ou s'il le guidait vers un piège. En même temps il cherchait ce que pouvaient être ces intérêts politiques et mafieux. Il reprit.

- "Déballez ce que vous savez. Si vous pouvez dire que c'est pas un marché de came, c'est que vous avez une piste."

- "On n'a pas de piste, je vous l'ai dit. Mais en réfléchissant, on ne peut aboutir qu'à une chose. Réfléchissez. Un gros marché, pour lequel certains sont prêts à tuer, et qui peut se couvrir officiellement. Allons, Arnaud. Ça ne peut pas vous échapper."

Daniel cherchait, sans trouver. Le moment n'était pas propice à la réflexion. Il essayait de deviner mais, rendu impatient, il pressa son interlocuteur.

- "C'est quoi !? Des affaires de logements sociaux détournés ? Des fausses factures, avec des montants faramineux ? Des fonds juteux à justifier ?"

- "Tout ça c'est du déjà vu. C'est des miettes pour politicard véreux. Il y a plus gros pour des mafieux."

- "Du trafic d'influence ? … Des délits d'initié ?"

- "Encore des miettes. C'est la partie visible de l'iceberg, le quotidien du business politico-véreux. Mais, ce n'est pas un gros morceau de mafieux. Cherchez plus gros, même en dehors du pays."

- "C'est quoi ? Des otages qu'on fait libérer lors des élections ? Des affaires de rançons, officiellement jamais versées ?"

- "Ça, c'est bien vu, mais c'est pas la raison principale. Les affaires d'otages, j'y reviendrai. Cherchez encore."

- "Des détournements de fonds publics ? Des fonds secrets officiels ? C'est ça ?"

- "Vous tournez autour, Arnaud. Vous n'êtes pas loin."

- "Vous allez parler, oui ou merde !?"

- "Du calme, Arnaud. Je vous laisse y venir par déduction, comme nous. Vous verrez qu'on n'arrive qu'à une chose, une grosse branche avec un rameau."

Daniel cherchait. L'homme continuait à l'aiguiller.

- "Pensez à ce que je vous ai dit. Un gros marché… qui se couvre officiellement… opaque… une opacité jamais mise en question… le public ne le connaît pas, les médias ne veulent pas le voir, encore moins se mouiller à en parler. … Vous allez comprendre, Arnaud. Vous n'êtes pas le dernier des cons."

Il ne trouvait pas. Le policier continua.

- "Pensez à l'étranger, je vous l'ai dit."

- "L'étranger… Qu'est-ce qu'on y fait ? Du commerce… des coalitions… d'autres fois, un embargo…"

A cet instant le policier restait muet. Par ce silence qui ne l'aiguillait plus, Daniel comprit alors qu'il était sur la bonne voie. Il finit par comprendre.

- "Des armes ! Des ventes d'armes !"

- "Nous y voilà. Vous voyez, que vous trouvez. On a cherché comme vous, et abouti au même résultat. C'est pour ça qu'on ne peut pas enquêter davantage. Au delà d'un certain stade on n'a plus de pouvoir, on n'est que des flics. Après, c'est du domaine politique et militaire, avec tous les secrets qu'il y a derrière."

Daniel considérait la vraisemblance de ce qu'il entendait. Il restait cependant des liens à établir.

- "Mais quel est le rapport avec les sans-abri et moi ?"

- "Pour un tel trafic il faut maintenir des gens en place. Le problème n'est pas celui des sans-abri. C'est vous le problème, Arnaud. C'est toujours vous qu'on a cherché à atteindre. Vous faites de l'ombre. Les derniers articles sur vous emmerdent des gens en place, et ils doivent y rester. Avec une grande gueule comme la vôtre on peut s'attendre à tous les revers électoraux, d'un côté comme de l'autre."

- "Je serais une menace pour des gens en place, moi ? Des revers électoraux ? J'ai surtout vu de l'indifférence, ça oui. Qu'est-ce qu'ils ont à craindre d'une telle indifférence ?"

- "Indifférence aujourd'hui, mais peut-être pas demain. Vous croyez qu'ils vont prendre le risque ? Avec les intérêts qu'il y a derrière, ils n'en prendront aucun. L'indifférence, elle vous a permis de ne pas être liquidé avant. Mais, maintenant ils ne prendront plus aucun risque."

- "Si ce que vous dites est vrai, ils peuvent toujours truquer des élections."

- "C'est trop compliqué et ça se voit trop. Vous avez déjà vu comment ça se passe au dépouillement ? Tout le monde est suspicieux. Il faut des vraies élections qui élisent vraiment les mafieux qui sont prévus pour l'être."

- "Je vois. De la manipulation de masses, et de vraies élections."

- "Tout juste. Droite ou gauche vous faites chier tout le monde. Vous mettez en évidence leurs conneries. Les mafieux ont des truands introduits dans les deux bords."

- "Comment ça ? Continuez."

- "J'y viens. J'ai pas l'intention de dormir ici, figurez-vous. … Quand des truands veulent s'introduire en politique, vous pensez bien qu'ils mettent des candidats à droite comme à gauche. Si la gauche est élue, c'est un des leurs. Et si c'est la droite, c'est pareil. Comme ça, ils ne peuvent pas perdre. Mais, des candidats, ils n'en ont pas à la pelle non plus. Si, à la place des favoris qu'ils ont placés, c'est un tocard qui est élu, ils sont bien emmerdés. Vous comprenez le problème ? C'est ça que vous leur faites courir comme risque. Vous emmerdez leurs affaires. … Avec ce que vous dites, les gens pourraient en avoir ras le bol des figures politiques, et voter pour un tocard par réaction."

Daniel considérait ce qu'il entendait. En même temps des questions arrivaient.

- "Supposons que vous dites vrai. Dans ce cas, ils peuvent aussi craindre que les gens se mobilisent pour me soutenir et réagir en faveur des sans-abri."

- "Les gens ne vous soutiendront jamais, ni vous ni quelqu'un d'autre comme vous. Ça ne marche pas comme ça. Vous n'aurez que l'indifférence. Les gens se méfient de vous, ils ne feront rien. Ne rien faire, ça ils savent faire. Vous allez continuer à galérer et vous le savez. De ce point de vue, les mafieux ne sont pas inquiets. Ils le savent bien, eux aussi."

Daniel regardait l'homme, restant pensif devant toutes ces informations. Tout semblait plausible. Tout s'expliquait sur chaque point, cependant il restait méfiant, se disant que cet homme pouvait aussi lui donner de fausses informations pour le manipuler. Il continuait à le dévisager. L'homme pouvait voir ses yeux faire de rapides mouvements, scrutant la moindre expression sur son visage. Puis, Daniel reprit.

- "Pourquoi est-ce que je vous croirais ? Comment savez-vous que je suis le prochain sur la liste ?"

- "Pour me croire, je ne peux pas vous y forcer. On sait qu'ils ont prévu de vous descendre prochainement. On l'a su en fouinant ce qu'on pouvait sans se faire repérer. Un de mes deux potes a récupéré le contenu d'un destructeur de documents, un de ces trucs qui coupent les feuilles en lamelles. C'est pas compliqué à reconstituer quand on a tous les morceaux. C'est ce qu'on a fait. On a retrouvé un message qui parlait de vous descendre. On sait qui l'a reçu, mais pas d'où ça vient."

- "Qu'est-ce qu'il disait ce message ?"

- "Ça disait exactement, monsieur Arnaud se tient à votre disposition. Il n'y avait rien d'autre que ces mots. Est-ce que vous vous êtes mis à la disposition de la maison poularde, Arnaud ?"

- "Pas vraiment."

- "Alors vous devinez ce que ça veut dire."

- "Ça demanderait de me liquider ? J'ai du mal à trouver un autre sens, en effet."

- "Je suis flic depuis vingt ans, Arnaud. Ça ne veut pas dire autre chose."

Les deux hommes se regardaient. Daniel croyait en la sincérité de son interlocuteur. Il ne lui restait que des difficultés à admettre une telle chose envers lui-même. La conversation reprit.

- "Les truands n'ont jamais une seule affaire." Dit Daniel. "Ceux là n'ont sûrement pas le trafic d'armes en mono exploitation. Qu'est-ce que vous savez encore ?"

- "Je vous reconnais bien là, Arnaud, comme on le devine en vous voyant à la télé. Bien sûr qu'ils ont d'autres activités, comme tous les mafieux. La vente d'armes est la plus juteuse. Ils en ont une seconde qui leur demande de s'introduire par la politique. Vous en avez parlé."

- "C'est laquelle !? Pourquoi êtes-vous venu s'il faut vous tirer les mots de la bouche ?"

- "Si je vous déballe tout en vrac, sans vous laisser le temps d'assimiler, vous ne me croirez pas."

- "Continuez. Quelle autre activité ?"

- "Je vous ai dit qu'on y reviendrait. C'est la fausse prise d'otages."

- "Fausse… !? Qu'est-ce que vous voulez dire au juste ?"

- "C'est pas compliqué. Suivez bien. Comme pour les armes, en ayant des pions dans un gouvernement, ils peuvent diriger un tas de choses, surtout les services secrets. Avec ça ils paient de petites crapules dans un pays déstabilisé, un pays en guerre civile, par exemple. Les crapules font le boulot pour lequel on les paie, ils enlèvent des otages comme le font d'autres groupuscules pour diverses raisons. Les meilleurs otages sont les journalistes. Ils font la meilleure vitrine dans leur pays d'origine. Parce que leurs copains baveux, qui ne voient pas plus loin que le bout de leur nez, se mobilisent comme ils ne le font que pour leurs confrères. Ils mettent le pays en émoi, ensuite le gouvernement infiltré de mafieux intervient et entame de soi-disant négociations. On tient tout le monde en haleine durant des semaines, des mois. Tout est tenu secret, sous prétexte de protéger les otages. Tout restera secret, absolument tout, y compris une rançon exorbitante qui sera versée à un soi-disant groupe terroriste, un faux parmi les vrais. Les pions mis au gouvernement ont toute l'autorité et les moyens nécessaires pour effectuer un transfert de fonds. Ces fonds sont pris par les commanditaires, les mafieux. On a alors détourné des sommes importantes du budget d'un pays riche, sans avoir de compte à rendre à qui que ce soit. Tout se fait officiellement, par des canaux légaux, parce qu'un gouvernement à toute latitude pour l'ordonner, et tout tenir secret. On peut même dire au public qu'aucune rançon n'a été versée. Aucune contrepartie, qu'ils disent, c'est souvent la réponse officielle. Avez-vous déjà vu des terroristes qui enlèvent et retiennent des gens pour les libérer comme ça, sans rien obtenir, pour les beaux yeux des otages ou juste pour faire plaisir à un gouvernement étranger dont ils n'ont cure, si encore ce n'est pas un gouvernement ennemi ? Vous avez déjà vu des terroristes comme ça ?

- "Des terroristes qui prennent des risques et s'encombrent avec des otages durant des mois pour rien, non, jamais. Les terroristes veulent de l'argent, des libérations, des déclarations, des armes, toujours quelque chose, toujours plus. Ce sont des assassins qui peuvent tuer les otages même après remise de rançon…"

- "En effet, c'est bien ça les terroristes. Vous pigez comme nous, Arnaud."

Il était convaincu et muet. Le policier reprit.

- "Allez, remettez-vous. C'est peut-être plus surprenant, mais ça n'est pas le plus rémunérateur de leurs trafics. Les otages, c'est occasionnel. Ils ont plus à gagner avec des ventes d'armes sous couvert officiel."

- "Tout ça semble dingue…Des ventes d'armes, des otages, des fonds détournés…à l'échelle d'un pays…J'aurais mis les pieds dans tout ça."

- "Sans le savoir, oui. Faut le temps de s'y faire, tant ça semble extravagant."

- "Faut peut-être le temps de s'y faire, en effet. J'y réfléchis et je comprends alors pourquoi des otages sont souvent libérés juste avant des élections, par exemple."

- "C'est encore bien pensé, Arnaud. On en a vu aussi être libérés juste avant Noël, comme par hasard. Vous ne trouvez pas ça curieux, vous, de la part de terroristes qui ne sont pas Chrétiens ?"

- "Comme par hasard ils sont souvent libérés à un moment bien propice…ça pourrait bien être dirigé d'ici, en effet."

- "Eh oui, Arnaud. Vous avez la tête sur les épaules. Vous n'êtes pas du genre à faire comme tout le monde et chanter victoire à la libération des otages, alors que tout le pays s'est fait blouser. Tous ces ploucs le paient régulièrement de leurs impôts, mais ils se pavanent lors de la libération des otages comme s'ils avaient remporté une victoire, sans parler du fric que ça leur coûte en lâchés de ballons, affiches, concerts et autres conneries qu'ils organisent."

- "Vous pourriez difficilement mentir sur un tel ensemble sans qu'il y ait des incohérences. Mais, je n'en trouve pas. … C'est tout ça que je compromets alors ?"

- "En gros, oui. Je ne vous ai parlé que des principales activités qui impliquent la politique. On peut encore en supposer d'autres, les classiques comme le proxénétisme et les trafics en tous genres."

Daniel continuait à réfléchir à l'ensemble. Tout se faisait plus clair.

Le policier voulait conclure leur entretien.

- "Croyez-moi, Arnaud. Ne faites pas de vieux os ici. Foutez le camp pendant que vous le pouvez. Ils ne plaisantent pas. Ils vous descendront."

Daniel savait bien que tôt ou tard, ils chercheraient à le faire. Il ne répondait rien, mais son regard laissait comprendre qu'il était convaincu. Sans vraiment s'en rendre compte, il s'interrogeait déjà sur un éventuel départ. Il soupesait les différentes possibilités qui se présentaient à lui. S'il ne partait pas tout serait perdu. S'il partait, il avait des chances de survivre et éventuellement continuer sa lutte sociale, s'il le pouvait.

Cet instant de silence se prolongeant, le policier reprit la parole.

- "Je vous ai dit ce que je sais, Arnaud. En vous le disant, mes copains et moi on a les consciences plus propres. Maintenant, le reste est votre affaire."

- "J'y réfléchis déjà. Si vous mentez, je ne l'oublierai pas. Si vous avez dit la vérité, je ne l'oublierai pas non plus."

- "Ne passez pas trop de temps à réfléchir. On ne sait pas quand ils doivent venir, mais ça ne sera pas dans dix ans. … Je dois partir, maintenant. Si vous voulez m'aider à dégager d'ici, il faudrait que vous sortiez, comme pour aller faire un tour. Les gars qui vous surveillent vont vous filer et j'en profiterai pour me tirer."

- "Ils pourraient en profiter pour me descendre."

- "Quand ils l'auront décidé, ils le feront, même ici. C'est pas ça qui va leur faire peur. Allez faire un tour, mes copains sont postés à l'angle de la rue, vers les Invalides. On a prévu ça pour la sortie. Allez à l'opposé pour qu'on puisse dégager."

 - "Et si je ne veux pas aller faire un tour ? Jusque là je n'ai aucune preuve, aucune garantie. Aller faire un tour c'est peut-être ça le piège, après tout."

- "Vous avez raison de vous méfier, Arnaud. Continuez comme ça. Si vous ne sortez pas, on l'a prévu aussi. Je retournerai là où j'étais planqué en vous attendant, et je m'en irai demain, quand vous serez parti."

- "Je vais sortir. Mais, je n'irai pas à l'opposé des Invalides. Je prendrai une autre direction."

- "C'est bien Arnaud, méfiez-vous. Continuez, ça vous sauvera peut-être. … Je vais retourner à ma planque pour quelques minutes. Quand j'y serai, fermez votre porte comme d'habitude, et allez faire un tour. Ne revenez pas avant une demi-heure, sinon ça aura l'air bizarre."

Daniel ouvrit alors sa porte, laissant le passage à son visiteur. Ce dernier commençait à sortir quand, soudain, il fut violemment propulsé en arrière. Un mur dans l'appartement arrêta son élan. Daniel le regarda sans comprendre. Le policier se tenait la poitrine avec un rictus de douleur. Il resta adossé au mur une seconde, puis ses jambes flanchèrent. Il glissa vers le bas, toujours dos au mur, et il s'effondra sur le plancher.

Daniel ne comprit pas tout de suite. Il avait regardé, béat, ce qui arrivait. Il comprit en voyant du sang sur les vêtements du policier. Il leva alors les yeux, il y avait aussi du sang sur le mur. Il était horrifié. Il ouvrit complètement la porte restée entrouverte, et il vit le tueur, l'arme à la main.

Daniel et lui étaient maintenant face à face. L'homme était l'un des assassins de Georges, l'un des deux voyous qui le suivaient partout. Il venait de tirer froidement sur le policier et avait attendu, sourire aux lèvres, que Daniel ouvre entièrement la porte. Pointant alors son arme sur Daniel, il lui fit signe de reculer. Il recula vers le séjour de l'appartement. L'assassin entra et referma la porte, le même sourire cynique aux lèvres. Il fit encore un signe, demandant de lever les bras. Daniel ne pouvait rien faire. Son regard fixait l'arme à feu. Bien qu'inculte en la matière, il pouvait toutefois reconnaître un silencieux au canon.

- "Alors Arnaud ? On y est, maintenant. Je vais pouvoir te buter. Ça fait longtemps que j'attends ça. Mais avant, tu vas me dire qui c'est ce mec."

Daniel ne répondait pas. Le tueur se pencha, palpa la veste du policier, y plongea la main et la ressortit en tenant un portefeuille. Il l'ouvrit d'une main et fureta à l'intérieur.

- "C'est un poulet que je viens de descendre ! Ça me fait bien plaisir. Un bon début."

Il continua à regarder dans le portefeuille, sans jamais perdre Daniel de vue. Il lui dit encore.

- "Qu'est-ce qu'il faisait là, ce flic ? On nous a pas dit qu'il devait venir."

Daniel ne répondit davantage. Le tueur reprit.

- "J'te cause, Arnaud ! Qu'est-ce qui faisait là ce flic ?"

Toujours sans réponse, il continua à parler seul.

- "Tu veux pas le dire ? Tu dois le savoir pourtant, depuis le temps que vous causez, tous les deux. Ça fait un moment qu'on t'a pas vu bouger dans la baraque. Ben ouais, c'est pour ça que j'suis venu voir. Et ça fait un moment que j'entendais causer derrière la porte. J'sais pas ce que vous avez dit, mais j'sais que j'ai bien fait de venir. J'ai buté un poulet. Et maintenant je vais te buter, toi. Ça fait longtemps que j'attends ce plaisir. Tu viens de me filer l'occasion de le faire."

A ce moment le policier à terre émit un bruit de respiration. Il n'était pas mort mais grièvement blessé. L'assassin se tourna vers lui, et il pointa son arme pour un coup de feu mortel. C'est alors que Daniel eut une réaction incontrôlée. En voyant cette scène, et n'étant plus dans la direction de l'arme, il bondit, décolla complètement du sol en volant vers l'assassin. Il le percuta de tout le poids de son corps augmenté de la puissance du bond. En arrivant sur lui, il contrôla sa chute pour que sa tête ne heurte pas celle de l'assassin. Pendant la chute, la main gauche de Daniel saisit les cheveux du tueur, l'emportant en tombant. La tête de l'assassin fut violemment cognée contre le chambranle de la porte. Ainsi hébété un court instant, il relâcha son attention. Dans un effort très douloureux le policier blessé saisit alors l'arme encore dans la main du tueur. Il la saisit par le canon, ne craignant plus d'être atteint, se sachant mourant. Après plusieurs gestes il réussit à l'arracher de la main de l'assassin pendant que Daniel luttait contre lui, le frappant du poing pour l'affaiblir davantage. Mais, l'homme était rude, et Daniel peu habitué à ce genre de situation, bien moins que son adversaire. Ce dernier, dépouillé de son arme à feu, mit la main à la poche et en sortit un couteau à cran d'arrêt. Daniel s'écarta aussi vite qu'il le put. En même temps la lame surgit. L'assassin s'apprêta à lancer son couteau, mais son bras stoppa et retomba mollement. Le policier venait de tirer. Le tueur avait été atteint deux fois en pleine poitrine.

 

Daniel était pétrifié. Il y avait du sang un peu partout. Les murs en étaient maculés, le plancher encore plus. Il se passa de longues secondes avant que lui et le policier ne reprennent quelques forces, et leurs esprits.

Quelques secondes passées, le policier émit un murmure. Daniel se pencha vers lui. Mourant, il ne pouvait plus faire un geste. Il voulait parler. Les mots portés par un souffle, il dit à Daniel.

- "Il faut me croire…"

Daniel ne pouvait pas répondre. L'expression de son visage parlait pour lui. Le policier reprenait.

- "Je vais crever. … Croyez moi…foutez le camp …ce soir … sinon…"

Il s'arrêtait pour récupérer, puis reprendre.

- "… ils vont dire … que vous m'avez tué …et aussi…ce mec… barrez-vous…"

Daniel se rapprocha. Les mots du policier étaient à peine perceptibles.

- "Partez… ou… ils… vous auront… vous serez c…condamné à perpét… ils vont… vous…suicider… en cellule… Partez… loin… faut… me croire…"

- "Je vais partir. Je vous crois."

- "A… Att…"

Le policier tentait de parler sans y arriver. Il luttait aussi pour garder sa lucidité. Sachant qu'il n'y parviendrait plus bien longtemps, il rassembla ses forces et  reprit.

- "Le gars en bas… il… va monter… Planquez-v… tirez… hésitez pas… tirez… ou… il…vous… descend…"

- "Je vais me planquer dans le couloir. Dès qu'il sera devant la porte je m'enfuirai."

L'homme était à l'extrême limite. Il ne pouvait plus bouger, mais ses yeux laissaient comprendre qu'il disait non. En utilisant ses ultimes forces il dit avant de mourir, sans pouvoir finir.

- "Tuez le… ou… lui…vous… tue…"

Il sembla prendre une inspiration, mais elle s'arrêta. Elle ressortit en un léger souffle, son dernier. Il avait dit l'essentiel avant de le rendre, comme s'il avait retenu sa mort jusqu'à l'avoir fait.

 

            Daniel sentit la panique l'envahir. Elle lui faisait faire des gestes saccadés, comme des spasmes. S'en rendant compte, il se maîtrisa autant que possible. Tout en se redressant, il saisit la poignée de la porte et voulut s'enfuir. Mais, il pensa subitement à ce que le policier venait de dire. Il devait partir loin, ce qui signifiait devoir quitter la France. Il devait encore penser à ce qu'il devait emporter, mais il n'arrivait pas à réfléchir. Que devait-il prendre avec lui ? Il fallait faire vite. Il en était encore plus perturbé. Il pensa surtout à prendre de l'argent et ses papiers d'identité. Stupidement il pensa aussi à ne pas oublier ses clés. S'en rendant compte, il se moqua de lui-même. "Tu ne veux pas arroser les plantes aussi ?" se dit-il. Il réalisa qu'il perdait un temps si précieux qu'il pouvait lui coûter la vie. Il n'avait pas le temps de faire des bagages. Il devait seulement prendre l'essentiel. Sans plus penser à autre chose il prit son passeport dans un tiroir. Il vérifia le contenu de son portefeuille, sa carte d'identité y était, une carte bancaire aussi. Quant à l'argent, il n'en avait pas. Il pensa encore au policier qui avait recommandé de tuer le second assassin. Devait-il prendre l'arme à feu restée là ? Il était incapable de la toucher, ne voulait surtout pas que ses empreintes y soient. Il partit alors, descendant sans bruit les escaliers.

Malheureusement, il ne put aller bien loin. Le policier avait raison. L'acolyte du tueur se trouvait sur le chemin de Daniel. Effectivement, son partenaire ne revenant pas, il était venu à son tour. Inévitablement, dans ce seul passage vers la rue, Daniel et lui se rencontraient.

Tous deux se firent face, Daniel au milieu de l'escalier, l'assassin quelques marches plus bas. Alors que Daniel tentait de maîtriser ses émotions, à sa vue le tueur sortit son arme. Il comprenait déjà que si Daniel pouvait être là, et pas l'autre voyou, quelque chose lui était arrivé.

Tout en tenant Daniel en joue, du bout du canon il lui fit signe de monter.

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L'homme profita de la situation. Il mit la main dans la poche arrière de son jean et en sortit un couteau, comme l'avait fait son partenaire.

- "Je vais te saigner, te saigner comme un porc, Arnaud !"

Il attaqua. Daniel esquiva un coup de couteau en même temps qu'un réflexe le fit tirer encore. Mais, l'homme savait ce qu'il faisait. Lui aussi avait esquivé. Il savait que Daniel tirerait et avait fait un bond de côté. Avant d'attaquer, il avait déjà jugé son adversaire trop lent. Maintenant, il le menaçait de la pointe du couteau, et se livrait à une provocation cynique.

- "C'est raté Arnaud. Mais, moi, je vais t'avoir. Je vais te crever comme ton copain, et comme le vieux con de la dernière fois. Après toi, je vais m'occuper de la fille de ton pote. Ça sera un plaisir. Enfin… pour moi, pas pour elle."

C'était ce qu'il ne fallait pas dire, ou ce qu'il fallait dire.

Ces dernières phrases réveillèrent le dégoût profond qu'éprouvait Daniel pour de tels hommes, dont les actes et la bassesse en laquelle ils se complaisent sont un fléau pour ceux qui veulent vivre tranquilles.

Daniel prit l'arme à deux mains, et visa.

- "Fais encore un geste, un seul, et je tire dans ta sale gueule de merde !"

- "T'oseras pas, Arnaud. J'te l'ai déjà dit, t'es qu'un pauv' con. T'es bon pour causer, c'est tout."

Daniel le tenait en joue, en se servant du viseur de l'arme.

- "Tu vas voir si je le ferai pas ! Donne-moi seulement l'occasion, et je fais sauter ta tête. Et j'en serai content ! Parce que ça sera une bonne action. Débarrasser le monde d'un type comme toi, c'est une bonne action !"

- "Alors vas-y ! Qu'est-ce t'attends ? Hein !? Vas-y ! …Tire !"

Il tira, mais seulement pour montrer qu'il osait le faire. Ayant pris le temps de viser, le tir avait été précis, la balle avait éraflé l'oreille du tueur. Il porta la main à sa blessure. Son visage d'un seul coup s'était crispé. Toute sa haine, y étaient lisibles. L'expression était réelle, sans aucune comparaison avec celles souvent vue jouées par des comédiens.

Une dernière fois Daniel martela à une porte derrière lui, tout en gardant en joue l'assassin. Sachant que personne n'ouvrirait, il cria sur le palier.

- "Appelez la police ! Faites vite !"

Mais, le temps de le faire, il venait de commettre l'erreur que le voyou attendait. En criant nerveusement, il avait tourné la tête et relâché son attention. Le voyou en profita pour une nouvelle attaque. Il lança son couteau. Daniel n'eut que le temps de se jeter de côté. En tombant le coup de feu partit. Tout se joua en un éclair. Le couteau et la balle firent chemin dans le même laps de temps, avant d'atteindre chacun son impact. Le couteau fit un éclat dans le plâtre d'un mur. La balle, elle, atteignit le tueur en plein cœur, le transperça, et finit sa course dans une boiserie. L'assassin tomba à genoux, resta une seconde en équilibre, puis s'effondra à plat ventre.

Daniel se releva péniblement. Sa chute avait été mauvaise, il avait très mal au bras. Sa hanche et son épaule étaient aussi endolories. Mais, il ignorait sa douleur. Il était stupéfait, réalisait encore ce qui venait d'arriver. Pendant quelques secondes il resta penché devant le corps. Un silence sifflant s'entendit alors. Puis il sentit le malaise monter à sa nuque, emplir de coton ses oreilles. Les acouphènes augmentèrent leurs sifflements, sa vue se fit trouble, et tout cessa le temps d'un moment. A son tour il s'effondra, mais, lui, par le poids des émotions.

Il se réveilla à peine une minute plus tard, mais il avait perdu le sens du temps. En regardant autour de lui il recouvra la mémoire. Toute l'horreur lui revint à l'esprit. Durant son évanouissement il s'en était trouvé loin, bien loin, comme si l'esprit avait fui, était retourné se réfugier dans un ailleurs accueillant, sécurisant, confortable, où rien de mal ne se passe. Mais, il se réveillait, et la réalité le ramenait.

 

Il ne savait que faire. Dans un premier temps il pensa attendre la police, puis il se rappela les mises en garde du policier qui l'avait payé de sa vie. Il avait raison. Il fallait partir.

Bien que vacillant, il s'enfuit à toutes jambes. Dès qu'il eut ouvert la porte donnant sur la rue, il respira l'air frais. Il était revigorant, donnait un sentiment de liberté, une liberté pour s'échapper de l'horreur de cette tuerie qu'il laissait derrière lui. Encore sur le pas de la porte, il se demanda où aller. Il n'avait pas de réponse mais il devait quitter les lieux le plus vite possible, avant que la police n'arrive. Les voisins l'avaient certainement appelée. Il s'enfuit alors en courant, sans savoir où, serrant d'une main le col de sa veste. La froideur du soir le faisait frissonner, les émotions aussi. Après avoir couru et marché un bon quart d'heure, poussé par l'émoi, il se demanda encore où aller. Essoufflé, il s'assit sur un banc, et s'efforça de reprendre ses esprits. Sa respiration ralentit. Il s'apaisa et pensa tout raconter à ses amis, les sans-abri. Il fallait que quelqu'un sache la vérité, toute la vérité. Il craignait qu'on ne l'arrête et qu'il ne puisse plus jamais la faire entendre à des oreilles honnêtes. Il pensa à ses amis qui assuraient la permanence. Il allait se remettre à courir lorsqu'il se ravisa. Il voulut continuer à réfléchir, être sûr de ne pas faire une bêtise en allant vers eux. Son état émotionnel le faisait douter. Se sachant ainsi il redoublait de prudence. Il ne voulait pas se tromper et faire quelque chose qui le conduirait à un piège ou une arrestation. Car, la police pourrait le chercher aux abords de la permanence, et l'arrêter là. Durant cet instant d'accalmie il voulait aussi déterminer ce qu'il ferait ensuite. Stressé, pressé par le temps, dans un trouble terrible il tentait de se maîtriser pour raisonner de manière rationnelle. Ce qu'il venait de vivre l'amenait à accepter l'évidence. Il devait quitter la France, le plus vite possible. Le policier tué avait raison. Cette idée résonnait, se répétait sans cesse. "Il avait raison." "Je dois partir."

Il pensa alors perdre un temps précieux. Il devait faire vite. Il n'avait plus le temps de se poser des questions. Il devait rejoindre ses amis au plus vite, et tout leur dire avant que la police n'arrive.

Il se remit à courir, n'entendant plus sa fatigue, le manque de souffle, ni son cœur qui battait au rythme maximal. Avant d'arriver il ralentit pour aborder prudemment les lieux. Il ne devait pas être repéré. Il ne sut comment faire pour approcher la tente et y entrer. Il marcha alors dans les environs pour observer. Il vit un sans-abri non loin de la tente. C'était un jeune homme qu'il connaissait. Il était couché, endormi au pied d'un arbre. Il avait mis en place un stratagème fait de ficelles pour qu'on ne vole aucune de ses maigres affaires durant son sommeil. Lorsqu'on est démuni, tout est précieux, et convoité par d'autres.

Daniel le réveilla sans ménagement.

- "Hein ? Quoi !? Qu'est-ce tu veux ? Vas te faire foutre !"

- "Chut ! Crie pas ! C'est moi, Daniel."

Dans le noir, le jeune homme mit quelques secondes à le reconnaître.

- "Qu'est-ce qui se passe ? Y'a les flics ? On est délogés ?"

- "Vite, lève-toi, j'ai pas le temps. Prête-moi ton bonnet, ton manteau aussi. Viens avec moi. Je t'expliquerai."

Très vite Daniel mit le bonnet, enfila le manteau, releva le col, et marcha vers la tente. Son ami n'avait pas la même rapidité.

- "Attends-moi, Daniel ! Attends, je prends mes affaires !"

Daniel lui fit signe de se taire. Le jeune homme prit ses affaires à terre, et courut vers Daniel.

- "Qu'est-ce qu'y a ? On lève le camp, dis ?"

- "Pas vous. Moi oui. Je vais t'expliquer avec les autres."

Ils marchèrent ensemble quelques dizaines de mètres, jusqu'à la tente. Ainsi habillé dans ce lieu planté d'arbres et mal éclairé, Daniel passait pour un sans-abri anonyme accompagné d'un autre.

Une petite lampe à gaz donnait une faible lueur à l'entrée de la tente. Il s'annonça aussitôt à la personne chargée de veiller. Accoutré comme il l'était, on ne l'aurait reconnu dans la pénombre. Une fois entré il s'empressa de rendre les affaires empruntées. En même temps il promenait son regard, pour savoir qui était là. A part le veilleur, tous étaient déjà endormis.

- "Comment ça se fait que t'es là, Daniel ?"

- "Qui est là avec toi ?"

- "Ben… Y'a Antoine, et Martial. Et aussi Florence, et Emmanuelle."

- "Faut les réveiller, sans faire de bruit. N'augmente pas la lumière de la lampe."

Tout en le disant il commençait à réveiller l'une des personnes. Ses amis réveillèrent les autres.

- "Qu'est-ce qu'y' s'passe ?  ! Les keufs ?"

- "Non, chut. Lève-toi."

Un à un, tous furent réveillés.

- "Qu'est-ce t'as, Daniel ? Pour une fois qu'on pouvait dormir tranquille…"

- "C'est vrai ce qu'elle dit Manu. Je dormais bien moi aussi. J'avais un sentiment de sécurité. J'en avais plus depuis longtemps."

- "Moi pareil. Ça m'a fait drôle de me sentir entourée comme ça. C'est comme quand j'étais môme, dans ma famille."

- "Je suis désolé de vous avoir réveillés, mais ce que j'ai à vous dire est très grave. Il faut que je vous raconte tout, et j'ai peu de temps. Est-ce que quelqu'un peut guetter dehors ?"

- "J'y vais, ça me réveillera. Parle pas trop bas, comme ça je pourrai entendre."

- "Si quelqu'un approche, n'attends pas qu'il soit là. Dis-le vite. Les flics veulent sûrement m'avoir."

- "Pas de problème. Au moindre truc pas normal je te le dis. T'auras le temps de dégager."

Pendant qu'il le pouvait encore, Daniel raconta. Ses amis écoutèrent silencieux, étonnés par une telle histoire. Ils ne surent que dire, tant c'était inattendu et plein de morts. En même temps qu'ils écoutaient, tout semblait les assommer, les affliger. Ce qu'ils apprenaient était bien loin de ce pourquoi ils luttaient. Ils s'étaient engagés dans une lutte sociale, en avaient fait le choix sur la base de ce qu'ils savaient, mais, là, ils étaient complètement dépassés par de tels événements et pareilles révélations. Après le récit les questions se bousculèrent. Dans sa hâte, il avait été confus. Puis, les questions laissèrent place à des secondes de silence. Tous étaient déroutés, ne savaient que penser. Ils se sentaient aussi impuissants. De l'incroyable confusion policière et mafieuse, la conversation revint alors sur eux-mêmes.

- "Qu'est-ce tu vas faire maintenant, Daniel ?"

- "J'ai pas beaucoup de choix. Je dois me tirer ou ils me tueront en taule comme l'a dit le policier."

A ces mots, un nouveau silence se fit. Il dura moins d'une seconde mais pesa plus qu'une journée sans lumière.

Une voix pleine d'émotion, chevrotante, se fit alors entendre.

- "Mais non… Ne pars pas… On dira tout, nous. On la dira la vérité. Faut la dire, bon sang ! Tout le monde doit la savoir, tout le monde !"

Après ces mots elle cria son désespoir et pleura sur l'injustice. Elle frôla alors la crise de nerfs, car, dans son cas, ce qu'elle vivait remuait une fois de plus ce qui l'avait fait souffrir et précipitée dans sa condition. On tenta de la calmer, la faire parler moins fort, mais son besoin d'expression la dominait.

- "Meeeeeeerdeeeeeee ! C'est dégueulasse ! Y'en a marre, merde ! J'en ai marre ! Marre ! Marre !"

Des bras l'enlacèrent aux épaules, au cou. Des mains tapotèrent son dos, tentèrent de l'apaiser. Avec plus de lumière on aurait pu voir des larmes sur des visages. Ceux qui ne pleuraient pas n'en étaient pas loin. Le silence reprit, consommant l'instant. Puis, on entendit quelqu'un dire calmement, à voix basse.

- "Elle a peut-être raison. Si on disait tout ?"

- "A quoi ça nous a servi de tout dire ? On a toujours tout dit. Ça nous apportera quoi, si on dit tout ? Personne n'a fait quelque chose pour nous. Regarde, on n'est plus que quelques-uns."

- "Même si on dit tout, ça ne protégera pas Daniel."

- "Non ça le protègera pas, ni personne. Ils peuvent encore tuer comme ils veulent. Pour Daniel, y'a même pas besoin d'attendre de le foutre en taule. Ils peuvent le tuer n'importe quand et inventer n'importe quoi, une bavure des flics ou sa résistance pendant son arrestation."

- "C'est pour ça qu'il n'a plus d'autre choix que partir."

- "Tu vas aller où, Daniel ?"

- "Je ne sais pas. Mais je dois partir maintenant."

- "C'est sûr. A chaque seconde que tu passes ici, tu prends le risque que les flics viennent te cueillir. Tu ne dois plus traîner, sinon t'iras pas loin."

- "Il a raison. Tire-toi maintenant, avant qu'ils te coincent."

Il était déjà levé. Il embrassa chaque personne. Toutes les gorges étaient nouées, nul n'aurait pu parler. Faisant de son mieux pour ne pas céder à l'émotion, Daniel sortit de la tente. En sortant, il trouva Antoine, le guetteur, qui avait suivi la conversation depuis le seuil de la tente.

- "Je t'accompagne un bout de chemin, Daniel."

Il ne put répondre. Il l'en remercia d'une tape dans le dos. Ils s'éloignèrent ensemble.

Daniel observa l'avenue des Champs-Elysées en pensant qu'il la voyait peut-être pour la dernière fois, comme le reste de Paris.

 …/…

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/…

- "Je ne sais pas. D'habitude ils parlent même pas. C'est peut-être parce qu'on était les seuls au guichet."

- "Sûrement. Quand y'a la queue ils n'en font pas autant. A mon avis c'est pour se tenir éveillé qu'il a dit ça."

Aussitôt cette dernière formalité accomplie ils se rendirent au quai. Le train était déjà là. L'heure du départ aussi. Daniel eut à peine le temps de dire au revoir à son ami. Les portes se refermèrent, le train s'ébranla et se mit à rouler. Antoine resta seul sur le quai, faisant signe à Daniel. Du train lui aussi lui fit signe, en le regardant s'éloigner, devenir de plus en plus petit. C'est cette dernière image qu'il garda de la France, celle d'un ami, resté seul sur un quai, dans une froide lumière orangée.

 

La gare du Nord disparut. Le train traversa des banlieues parisiennes. Puis, la nuit ne laissa voir que des points lumineux. Quelques minutes plus tard, le train quitta la région parisienne. Là, la nuit ne laissa plus rien voir.

Daniel était dans ses pensées, à réaliser encore. Quelques heures plus tôt il n'était pas ce fugitif qu'il était à présent.

Il se sentait curieusement calme. Sa résignation en était la principale raison. A son étonnement, il se sentait en paix avec lui-même. Il avait tué un homme, mais il savait l'avoir fait dans un acte de défense. Sa propre vie était menacée. Il savait aussi qu'il avait tué un assassin. Il avait fermement raisonné sur ce fait.

"J'ai tué un tueur." "Justice est faite." pensait-il.

Il savait cependant que son calme ne serait bientôt plus. La résignation cédait déjà la place aux interrogations. Car, tout n'était pas établi. Avait-il tiré dans un geste intentionnel ? Ou était-ce un accident ? La réponse lui vint. Son acte n'était pas accidentel. Certes, le coup de feu était parti lors de sa chute. Mais, il n'avait pas été le fruit du hasard. Si la balle avait atteint son but, en plein cœur, c'est parce qu'elle y avait été dirigée. D'autres questions s'enchaînaient. Avait-il tiré avant d'atteindre le sol ? Ou était-ce le choc sur le sol qui avait fait partir le coup de feu ? Tout s'était passé très vite. La fuite, les émotions et ce qui a suivi avaient chassé ses souvenirs. Il se rappela alors avoir tenu l'homme en joue. Atteindre le cœur si précisément ne pouvait être un hasard. Il l'avait visé et avait probablement tiré avant d'atteindre le sol, ce qui expliquait la précision du tir. Si la chute l'avait fait tirer par l'impact du bras sur le sol, le tir aurait été dévié.

Il se redit alors qu'il avait tué un tueur, un tueur qui menaçait sa vie. Il ajouta qu'il l'avait fait dans un réflexe de défense, et pas de sang froid. A contrario, il se reprochait d'avoir tué un homme.

Il erra ainsi, entre culpabilité, raisons et questions sans réponse. Des raisons, il se rappela celles qui l'avaient conduit à un tel acte, depuis la mort de Georges. Tout ce qui s'était passé avait pesé, à chaque fois. Graduellement, tous les événements passés avaient joué un rôle pour le conduire à ce qui était arrivé. Son acte s'expliquait ainsi. Il n'était arrivé sans plusieurs raisons.

Il savait encore tout cela, et tenait à l'inscrire dans sa mémoire. Il lui fallait tout enregistrer, jusqu'aux moindres détails pour ne jamais oublier. Il craignait précisément que sa mémoire n'oublie des faits, des raisons importantes ou secondaires. Il craignait d'être plus tard submergé de remord. Car, poussé par un sentiment de culpabilité, même injustifié, son esprit pouvait déformer ce qui s'était passé. Il tenait alors à tout fixer en sa mémoire, pour ne jamais avoir à en souffrir, mais pouvoir s'en remettre.

Il réussit à établir les faits. Il avait tiré intentionnellement, avant d'atteindre le sol, dans un acte de défense. Le sachant, il retrouva alors une paix relative, libérée du tourment des questions importantes. Il en conclut une fois de plus

"J'ai tué un tueur. C'était l'assassin de plusieurs personnes. Justice est faite."

Il martela cette conclusion, mais pour s'en convaincre. C'était plus fort que lui, le remord était là. Il s'en défendait. Il savait que, tôt ou tard, il aurait à s'en relever.

Il s'efforça de ne plus y penser. Il parvint à rester calme, résigné, et à laisser les charges émotionnelles s'évacuer.

 

Le relâchement venu, après tant de turpitudes, il s'endormit sans s'en rendre compte, bercé par le train. Bien qu'assis et remué par le roulis, il fut emporté dans un profond sommeil. Il se réveilla lors d'un arrêt en gare. Toutefois, ce n'était pas encore l'arrivée, mais une étape sur le parcours. Alors, il se rendormit. Il devait récupérer. Il avait besoin de toutes ses facultés.

Le train arriva à Bruxelles en pleine nuit. Il dut s'extirper de sa torpeur autant que de la chaleur du train. Dehors, il faisait un froid glacial, et son réveil en augmentait la sensation. La gare était aussi triste que toutes les gares. Il se sentit davantage dans le trouble, encore plus affligé.

L'heure ne permettait rien. Tout était fermé. Des yeux, il chercha une salle d'attente, un endroit où rester. Il aurait aimé un lieu chauffé où il aurait pu somnoler quelques heures. Mais, sans connaître la gare, il ne put en trouver. Il s'installa sur un banc peu exposé aux courants d'air. Il n'avait pas de bagage, même pas de manteau. Le col de sa veste remonté, frigorifié, il s'endormit, engourdi par le froid. Il aurait aimé ne plus se réveiller, comme sont emportés les sans-abri qui décèdent en hiver.

Le matin arrivant l'activité de la gare reprit. Le bruit d'un engin de nettoyage le réveilla en sursaut.

Peu à peu ses pensées revinrent à la réalité. La faim, aussi, commençait à se faire sentir.

Que faire ? Cette première question s'imposa à lui. Il y réfléchit en cherchant les toilettes de la gare. Il lui fallait aussi changer de l'argent et acheter les affaires qui lui manquaient. Ses pensées furent celles-ci, dans un premier temps. Elles l'aidèrent à ne pas penser en arrière, à tout ce qu'il avait laissé.

Il fit une brève toilette dans des lavabos publics peu propres. Puis, il se mit en quête d'un bureau de change. Il évalua rapidement le montant des achats qu'il devait faire, et ne changea que cette somme. Les commissions de change la diminuèrent d'une partie. Une fois muni d'argent il s'empressa d'aller se restaurer, en dehors de la gare, où ce serait moins cher.

Bruxelles était sombre et triste. Le temps gris de plomb assombrissait le jour autant que son état d'âme. La ville entière semblait n'être que mélancolie. Les façades d'immeubles, les rues, les voies principales, tout semblait exprimer cette tristesse, être plongé dans une espèce de torpeur, un calme monotone, léthargique, autant qu'en inspirait ce climat du nord. Pourtant, les façades de briques mettaient une note chaude. Pourtant, l'activité matinale n'était pas somnolence. Il voyait cette ville pour la première fois. Il l'avait imaginée autrement. Ce qu'il en voyait n'améliorait pas son moral, mais ajoutait à son sentiment d'affliction. Pourtant, Bruxelles n'est pas plus triste qu'une autre capitale.

Il était envahi par un sentiment de solitude, et se sentait perdu. La grisaille amplifiait son désarroi autant qu'un sentiment d'injustice qui ne le quittait pas. Il se sentait évincé, déraciné, subissant une punition, celle de l'éloignement pour échapper à pire. Ce n'est qu'avec de premiers mots échangés que ses émotions s'équilibrèrent. Ce ne furent que quelques mots, mais il n'en avait plus entendu ni prononcé depuis Paris. C'est un passant qui lui adressa la parole.

- "Pardon monsieur. Est-ce qu'on sait aller à la gare du Midi par ce chemin ?"

Il fut interpellé par la question.

- "Comment pourrais-je savoir si savez y aller ?"

Cette fois, c'est le passant qui fut interpellé par la réponse. Mais, il comprit et reformula la question.

- "Je veux dire, est-ce qu'on peut aller à la gare du Midi par ce chemin ?"

- "Par celui-ci je ne sais pas, mais en prenant tout droit par là, oui."

Ces quelques mots d'un passant qui demandait son chemin lui rappelèrent que l'humanité se trouvait là, aussi. De ce bref moment, si banal, il se sentit moins perdu, moins étranger.

Il marcha encore un peu et entra dans un café. L'heure était matinale, le lieu était vide. Il se dirigea vers le bar, s'installa sur un tabouret. Le serveur vint vers lui.

- "Monsieur, bonjour."

- "Bonjour."

- "Qu'est-ce que ce sera ?"

- "Un café s'il vous plaît."

- "Un petit-déjeuner français ?"

Daniel s'inquiéta de la question. Sa condition de fugitif ne le laissait en paix. Comment cet homme savait-il qu'il était Français ? Etait-il connu en Belgique ? Savait-on qu'il était en fuite ? Il était troublé.

Il tenta de parler sans rien en montrer. Comme pour plaisanter, il demanda.

- "A quoi avez-vous vu que je suis Français ?"

- "Ah mais… ce n'est pas que je l'ai vu, c'est plutôt que je l'ai entendu."

- "Ah…Je vois."

- "Alors, si vous voyez, avec moi qui entend, ça peut aller, hein !"

L'homme était cordial, Daniel sourit. La réponse le rassura et entendre plaisanter lui fit un grand bien moral.

- "Alors ? Je vous sers un petit-déjeuner français ? Vous n'allez pas me dire que vous mangez des rollmops au matin, hein !"

- "Euh… des rollmops, non. Qu'est-ce qu'il y a dans le petit-déjeuner français ?"

- "Café ou thé, avec ou sans lait. C'est accompagné de croissants ou de tartines beurrées, et de la marmelade."

- "Alors, va pour un petit-déjeuner français. Je ferai connaissance avec la cuisine belge une autre fois, au déjeuner peut-être."

Tout en s'affairant à son travail le cafetier faisait la conversation.

- "Et c'est à quelle heure le déjeuner pour vous ?"

- "Pour moi ? Vers treize heures. Pourquoi ?"

- "Juste comme ça, pour savoir. Parce qu'il y a des Français qui disent déjeuner pour le matin. A midi c'est le dîner, et le soir ils appellent ça le souper."

- "Ah oui, en effet. Dans certaines régions c'est comme ça. Moi je viens de Paris."

- "Ah ! Paris ! Ça s'entend, mais sans qu'on le devine. On entend que c'est pas de Marseille en tout cas."

- "Vous allez souvent en France ?"

- "En France, oui je vais souvent. J'ai aussi de la famille dans le Pas de Calais. Ma sœur a épousé un Français de là-bas. A Paris aussi, j'y suis allé une fois."

- "Seulement une ?"

- "C'est déjà pas mal, hein ! Et les petits déjeuners que j'ai goûtés, ils ne sont pas aussi bons que le mien."

Il le servit en même temps.

- "S'il vous plaît."

Daniel remarqua cette dernière politesse, peu usuelle en France. Elle lui rappela que les Belges n'ont pas toujours les mêmes expressions que les Français. Le passant qui cherchait son chemin lui revint alors à l'esprit. Il comprenait que ce passant avait employé un belgicisme, utilisant le verbe savoir dans le sens de pouvoir. En se remémorant la réponse faite à ce passant, il rit de lui-même.

Des clients entraient au fur et à mesure. L'heure de pointe arrivait, et le café devenait plein de monde et de conversations. Daniel avait l'impression que tous les regards étaient sur lui. Pour ne pas y penser, il réfléchit à ce dont il avait besoin. Il en écrivit une liste, tout en prenant sa collation. Il cherchait surtout à se donner une attitude, la plus détachée possible. Ecrire lui permettait de tenir ses pensées ailleurs et ressembler à un quelconque voyageur affairé. Dès qu'il eut fini de se restaurer, il voulut partir au plus vite.

- "C'était très bon. Combien est-ce que je vous dois ?"

- "Vous savez payer en francs belges ? Sinon je sais prendre les francs français aussi. J'ai beaucoup de Français qui viennent par la gare."

- "Alors je veux bien payer en francs français. Je crois que je n'ai pas pris assez de francs belges."

- "Pas de problème. Pour moi c'est pareil, j'ai l'habitude. Franchement je vais vous dire, hein, j'attends l'euro avec impatience. Encore quelques jours, et je serai bien content. C'est tout de même plus simple, hein !"

Daniel paya pendant que les clients commençaient cette conversation sur la nouvelle monnaie européenne. Lorsqu'il partit, l'entretien entre les pour et les contre était déjà bien animé.

 

            Il se sentit revigoré, physiquement et moralement, et vit plus clair en lui-même. Les charges émotionnelles se dissipaient, améliorant sa faculté de raisonnement. Il réfléchit à la nouvelle vie qu'il aimerait mener, mais il abandonna assez vite. Cette réflexion ne pouvait encore se faire. La vie qu'il aurait dépendrait de ce qui serait à sa portée, mais en l'état des choses il n'en savait rien. Il devait d'abord penser à l'immédiat, éventuellement aux prochains jours, mais pas plus loin. Il y réfléchit tout en déambulant dans la ville, plus ou moins au hasard, plus ou moins à la recherche de commerces bon marché où faire ses achats. Entre deux nuages le soleil apparaissait sur Bruxelles. La lumière grise cédait sa place peu à peu. La ville montrait un autre aspect. La matinée passa ainsi, entre errance en pensées, errance en ville, et achats au hasard des magasins rencontrés.

En fin de matinée il avait acheté ce dont il avait besoin. Comme toute personne en voyage il s'était muni d'un bagage, d'affaires de toilette et de vêtements. Il n'avait pris que le strict nécessaire pour ne pas s'encombrer, ni trop dépenser. Il ne savait encore que faire, ni où aller. Ces questions étaient les plus difficiles. Il n'en avait même pas une vague idée, pas plus qu'une vague envie de quelque chose. Il évinçait ces questions à chaque fois que tout et rien l'y ramenait.

Les restaurants étant trop chers pour lui, il ne prit pas de déjeuner. Il pensa rattraper le soir ce repas manqué. Il continua à déambuler dans la ville, un peu comme un touriste, un peu comme un vagabond, tout en s'efforçant aussi de ne pas penser au passé. Chercher des magasins et faire des achats lui avait occupé l'esprit mais, inévitablement, par instants il était envahi par une quelconque idée qui le ramenait à Paris. Tout ce qu'il voyait pouvait lui rappeler quelque chose, l'envahir de nostalgie, de regrets. Il pensait alors avec amertume, à ceux qu'il ne verrait probablement plus, à tout ce qu'il avait dû abandonner, son appartement, ses meubles, ses affaires, sa lutte et ses amis sans-abri. Ce dernier sujet lui donnait un goût d'échec. Il n'avait réussi à rien, sauf à se mettre dans de graves ennuis, être la cible d'assassins et s'enfuir comme il l'avait fait après avoir tué l'un d'eux. Il était harcelé par les images des derniers morts, le policier et les deux malfrats. Il avait encore du mal à réaliser qu'il était mêlé à une telle histoire, des assassinats qui, en plus, lui seraient imputés.

Il aurait voulu tout appréhender avec logique, sans plus attendre, faire le point une bonne fois pour toutes. Pour tout ce qui était derrière lui, il aurait voulu se dire que c'était fini, se faire une raison. Mais, ce n'était pas possible. Même s'il avait réussi à juger toute chose qui le préoccupait, il restait encore les aspects émotionnels et affectifs. Eux ne passeraient pas en peu de temps. Il en était encore la proie, et, en début d'après-midi, une fois de plus les idées se bousculèrent dans son esprit. Elles s'entremêlaient, se poussaient, les unes introduisant les autres. Il en fut malmené durant de longues minutes. Il chercha des réponses à des questions qu'il n'arrivait même pas à formuler. Il fut submergé, chercha plusieurs choses, tellement qu'il ne savait plus vraiment quoi.

Fatigué par ces réflexions qui venaient à bout de lui, il choisit comme d'habitude de penser à autre chose, au moins momentanément. Les questions et les tourments, il y était hélas habitué. Leur éviction était son meilleur remède, en attendant de pouvoir les traiter.

 

Il voulut s'intéresser à Bruxelles. Il venait d'arriver sur la Grand-Place. Il n'aurait pu y rester indifférent. Il fit donc du tourisme, admirant les édifices du lieu. Il se promena dans les alentours, demandant à des passants ce qu'il y avait à voir. Bien entendu, il y a quelque chose qu'on ne peut ignorer à Bruxelles, surtout lorsqu'on est dans les environs de la Grand-Place. Un passant questionné ne manqua de lui en parler.

- "Avez-vous vu Manneken Pis ? Il est mondialement connu. Il faut voir ça puisque vous êtes ici."

C'était un monsieur d'un certain âge. Il avait marqué un long silence après que Daniel lui ait parlé. Il eut l'air terrassé par la question, et Daniel en fut très intrigué. Puis, d'un seul coup, le passant sembla ragaillardi et porté par le sujet dont il allait parler. Il expliqua que le célèbre Manneken Pis est un personnage de bronze. Il continua fièrement ses explications, en parlant lentement, posément.

- "Vous connaissez Manneken Pis, n'est-ce pas ? Je suis sûr que vous en avez entendu parler, au moins une fois. Voyez-vous, pour les Bruxellois, ce garçonnet qui fait pipi représente l'esprit bruxellois, c'est à dire espiègle avant tout. Certains y ajoutent frondeur, mais ce n'est pas mon point de vue. Et alors, …"

Il partit dans de longues explications.

- "… le bronze a été réalisé au début du dix-septième siècle, par Jérôme Duquesnoy. … Manneken Pis est aussi appelé le plus ancien bourgeois de Bruxelles. Il y a de nombreuses légendes à son sujet. Mais, en réalité, malgré des recherches, et même approfondies, on n'a pu déterminer avec certitude l'origine de Manneken Pis…"

Il n'en finissait plus d'explications.

- "… Il y en a qui prétendent que le gamin serait le fils d'un certain comte d'Hove. Il aurait fait pipi sur le trottoir. Je parle du petit, pas du comte, voyez-vous. Ce serait là, la source d'inspiration de Manneken Pis. Mais, ce n'est pas mon avis. Parce que, voyez-vous, il existe un document du quatorzième siècle, qui fait mention d'une fontaine au même endroit, la Juliaenekensborre, c'est à dire, pour vous en français, la fontaine du petit Julien. … Où en étais-je ?… Ah, oui. Et alors, au dix-septième siècle, les autorités de la ville ont demandé à Jérôme Duquesnoy, le père, de fabriquer une statue en bronze… C'est le Manneken Pis."

Il continua ses explications avec une précision rigoureuse. Daniel crut qu'il était tombé sur un historien. S'il n'en était un, il semblait être un spécialiste de ce personnage de bronze. Il approchait cependant de la fin de son exposé.

- "… Mais, ce qu'en retiennent les touristes, c'est que c'est touristique, justement. Alors ils prennent des photos, et puis voilà, ils sont contents. Ils sont encore plus contents lorsque Manneken Pis est habillé. Parce qu'il a des costumes, voyez-vous. On peut l'habiller en citoyen de l'Europe, avec le drapeau européen. On l'habille aussi d'autres costumes, selon les circonstances. Mais, je le préfère quand le bronze est tout nu. C'est normal, puisque c'est le travail du bronze qu'on doit voir, pas celui de la couturière. N'est-ce pas ?"

Après ces derniers mots il stoppa net et regarda sa montre.

- "Je vais me mettre en retard. Je dois prendre congé, maintenant."

En le disant, il relevait déjà son chapeau pour saluer. Daniel fut aussi ravi de ses explications que soulagé de ne devoir les interrompre.

- "Je vous remercie pour vos explications, monsieur. Vous êtes intarissable."

- "Intarissable !? C'est bien à propos. Intarissable comme Manneken Pis. J'apprécie bien votre humour, jeune homme. C'est amusant. Allez, bon séjour à Bruxelles !"

Toutes ces informations à l'esprit, Daniel prit la direction indiquée pour voir le monument.

Il longea une rue, puis une autre, regardant un peu tout au passage comme un touriste. Ne trouvant l'objet de son déplacement il crut s'être trompé. Il s'informa auprès d'un commerçant.

- "Manneken Pis ? C'est derrière vous. Il faut faire demi-tour."

Il rebroussa chemin en regardant encore un peu tout. Il marcha assez longuement et retrouva la Grand-Place. Il n'avait toujours pas vu ce qu'il cherchait. Il questionna encore quelqu'un.

- "Manneken Pis ? Vous lui tournez le dos. C'est dans l'autre sens."

- "L'autre sens ? Mais, je viens de l'autre sens."

- "Dans ce cas vous êtes passé devant, alors. Ça ne m'étonne pas. Vous n'êtes pas le premier à qui ça arrive. Retournez et regardez bien. Levez un peu les yeux."

C'est ce qu'il fit, et alors, à l'angle de deux rues, il vit en effet un petite statuette à une certaine hauteur du sol. Il s'attendait à voir quelque chose comme une fontaine, à peu près au niveau du sol, mais le personnage était plus haut, et assez petit. Il surmontait un piédestal à sa mesure, du haut duquel se déversait l'intarissable. Il était passé devant deux fois, sans avoir compris qu'il passait devant le célèbre Manneken Pis. Il aurait même pu passer encore sans le voir si des touristes ne s'étaient trouvés là à le photographier.

Il fut peu impressionné. En fait de monument, comme il pensait en voir, la hauteur de la statue n'était que d'une soixantaine de centimètres, et la distance depuis le sol la faisait voir plus petite encore. Heureusement, il avait les précises explications que l'aimable passant lui avait données. Elles lui permirent de mieux apprécier ce qu'il voyait.

 

Il continua à errer dans Bruxelles, sans véritable but. Il se dit qu'il s'établirait bien ici, à Bruxelles, ou ailleurs en Belgique. La francophonie était déjà beaucoup. Grâce à cela, il se sentait moins loin de chez lui. Et puis, la France et Paris n'étaient qu'à quelques centaines de kilomètres. Durant quelques heures il échafauda ce projet, se demandant ce qu'il pourrait faire, quel métier exercer. Ce fut un nouveau pincement au cœur pour lui. Il revoyait déjà les problèmes qu'il avait bien connus dans le domaine de l'emploi, un curriculum vitae à faire, et les refus pour n'avoir pas le profil, ou une autre réponse facile et toute faite, sinon un autre prétexte. De plus, il ne connaissait pas la législation belge. Il lui aurait fallu se former de nouveau. Il craignait aussi d'être rattrapé. On retrouverait vite sa trace. De là, un autre pincement au cœur l'emmena à sa nouvelle condition de fuyard, à laquelle il ne connaissait pas grand chose. Il ne savait plus comment diriger sa vie, vers quoi l'orienter.

L'heure avançant dans l'après-midi, il chercha un endroit pour la prochaine nuit. Il s'enquit encore auprès des passants, marcha d'un quartier à l'autre pour trouver un hôtel peu cher et convenable. Soudain, en passant devant un kiosque à journaux, il fut saisi. Il se reconnut en première page d'un quotidien. A cette vue il tourna la tête, comme pour se cacher des regards. Il n'eut le temps de lire le titre et n'osa acheter le journal. Comme un rôdeur, il repassa rapidement devant le kiosque, jetant un regard furtif. Le titre était suffisamment explicite. Acheter le journal pour lire l'article ne lui parut plus utile. En gros caractères le quotidien titrait  :

"Daniel Arnaud l'assassin"

La suite du titre se trouvait en dessous. En caractères plus petits le complément indiquait  :

"présumé de trois personnes".

Le journal avait titré ainsi son spectaculaire mensonge. En cas de problème la rédaction avait pour prétexte le mot "présumé" inscrit quelque part.

Il put lire les premières lignes de l'article.

"Après le triple assassinat survenu hier à son domicile, le dangereux agitateur français est recherché pour ces trois meurtres".

Il n'eut le temps d'en lire davantage. Il frémissait à la pensée de ce qu'il venait de voir. Ainsi, il était connu en Belgique. Il le savait à présent. Aussitôt ses pensées allèrent vers les personnes qu'il avait croisées, celles avec qui il avait parlé, ici à Bruxelles. Avait-il été reconnu ? Durant quelques secondes il paniqua. Puis il se ressaisit et réfléchit. Avoir été identifié lui parut alors peu probable. Il ne devait pas être une figure connue des Belges. On ne parlait de lui qu'à cause des derniers événements, il n'était assez célèbre ici pour qu'on reconnaisse son visage. La photo du journal était prise de loin, lors d'une manifestation à Paris. La rédaction n'en avait donc pas de meilleure. Toutefois, si ce journal n'en avait pas eue de meilleure pour ce tirage, il en aurait une bientôt. Il pensa encore à tous les autres médias qui le montreraient prochainement, surtout les chaînes de télévision. S'il n'avait pas encore été reconnu, il le serait rapidement.

Il fallait donc tenir compte de l'ensemble. On le connaissait déjà trop en Belgique. La proximité de la France et la francophonie reliaient les deux pays. Il fallait donc s'en aller au plus vite. Cette conclusion apparut clairement.

Il chercha une nouvelle destination. Cette question le pressa. Quelques minutes plus tôt, il cherchait un hôtel et tentait de penser à un choix judicieux pour une nouvelle vie qu'il aimerait construire en ce pays. Mais, il n'en était plus question. A cet instant, sa recherche ne portait plus sur un hôtel, pas plus que sur un choix judicieux pour une nouvelle vie. Elle portait sur un choix judicieux pour ne pas être pris.

Où aller ? Très vite il pensa aux pays limitrophes. Puis, il se dit qu'il devait penser à d'autres pays, plus loin. Mais, plus loin impliquait un voyage en avion, et il craignait de ne pouvoir passer inaperçu dans un aéroport. Il devait donc envisager des pays proches. Le Luxembourg fut vite éliminé, trop près de la France et francophone aussi. L'Allemagne et la Hollande furent envisagées, mais la langue s'avérait être un handicap. Il restait l'Angleterre. Il parlait moyennement l'anglais, ce qui était déjà bien. Ce fut le choix de sa prochaine destination, car il savait déjà qu'il devrait peut-être en changer encore. Il s'enfonçait au fur et à mesure dans les habitudes des fuyards.

 

Il ne savait où embarquer pour l'Angleterre. Il savait seulement devoir rejoindre la côte belge, sans savoir en quelle ville. Il reprit la direction de la gare du Midi, d'où il était arrivé. Il n'osait plus se renseigner, il se déplaçait en regardant le trottoir. Il s'arrêta pour consulter un plan de la ville trouvé en chemin. Il changea alors de route et se dirigea vers la gare du Nord de Bruxelles, supposant que ce serait la bonne gare pour sa destination. Arrivé là, il se dirigea directement vers un guichet et s'expliqua brièvement.

- "Je cherche à me rendre en Angleterre. Dans quelle ville pourrais-je embarquer sur un ferry ou n'importe quel bateau ?"

- "A Ostende." répondit le guichetier.

- "Alors, un billet pour Ostende, s'il vous plaît, dans le prochain train."

- "Départ dans un quart d'heure, arrivée à Ostende à vingt heures. Est-ce que l'horaire vous va ?"

- "C'est parfait."

Ce fut décidé et engagé. Sa fuite le conduisait maintenant là-bas.

Durant le voyage, il pensa aux éventuels contrôles de police qu'il rencontrerait. Il craignait une vérification d'identité trop appuyée. Il pensait à la traversée et l'arrivée en Angleterre. Au passage d'un pays à l'autre le risque était plus important. En y réfléchissant il pensa à soigner son aspect pour ressembler à un quelconque voyageur. En aucun cas il ne devait avoir l'allure d'un vagabond ou d'un fuyard. Avec celle d'un touriste ou d'un voyageur de commerce il espérait ne pas attirer l'attention. Ces pensées le préoccupèrent pendant que le train roulait vers Ostende, des pensées comme en ont la plupart des fugitifs. Elles occupèrent son esprit, formant et déformant celui-ci. A force de se méfier, il craignait de mal juger les choses.

Arrivé à Ostende, la nuit commençait à vider les rues. Il ne restait plus beaucoup de monde ni beaucoup d'endroits ouverts. Il ne savait où aller, ni même que demander à un éventuel passant. Il vit une espèce de pub encore ouvert. Il y entra, pensant se renseigner auprès du barman. Malheureusement, ce dernier ne parlait que flamand. Il était en Flandres, autre région de la Belgique, il n'y avait pas pensé. Durant une seconde ce léger incident l'accabla. Il se dit qu'il ne pourrait jamais penser à tout, et qu'il se ferait prendre tôt ou tard. Une véritable panique s'empara alors de lui les quelques secondes suivantes. Il pensa à se rendre et tout raconter, se réfugier au sein d'une justice quelconque en laquelle il pourrait avoir confiance. Il fut noyé dans cette panique qui l'avait enveloppé sans qu'il l'ait vue arriver. Elle devait se lire sur son visage, car le barman le regarda étonné.

Il se reprit. Il fit comprendre que son attitude était due à la langue, comme une nervosité pour n'arriver à s'exprimer. Le barman eut alors un geste d'apaisement. Daniel demanda simplement un sandwich et une bière, en espérant qu'il serait compris. Le mot sandwich ne posa aucun problème. Pour la bière il montra un verre. Pendant qu'on le servait il profita de l'instant pour maîtriser encore la panique qu'il avait eue. Il se raisonna davantage, se dit aussi qu'il ne trouverait aucune justice en laquelle il serait à l'abri. Toutes pouvaient se retourner contre lui. Toutes pouvaient l'extrader vers la France, vraisemblablement à la demande de celle-ci. Tous les mafieux qu'il avait dérangés en France l'auraient alors à leur portée pour le tuer en cellule ou ailleurs, d'une façon ou d'une autre.

Le sandwich arriva à ce moment de réflexion, mettant un terme à son trouble. Il essaya encore de se renseigner pour trouver un endroit où passer la nuit. Le barman sembla alors suggérer une certaine rue. Il compléta par des gestes biens connus, faits des deux mains pour dessiner grossièrement une silhouette féminine. Il ponctua par un autre geste bien connu, main fermée et pouce levé. Ils ne s'étaient pas bien compris.

Le maigre mais réconfortant sandwich avalé, il voulut s'en aller, mais sans savoir où. Il n'avait pas envie de quitter la chaleur du pub. Il partit en s'y forçant, retournant vers la gare. Il s'installa sur le premier banc venu pour passer une seconde nuit ainsi. Cette fois, au lieu de dormir assis bras croisés, comme il l'avait fait, il s'allongea, son bagage sous la nuque, cherchant même une position confortable. Dormir dehors devenait habituel.

Comme la veille, il fut réveillé par l'activité autour de lui. Il commençait à faire jour. Il prit quelques secondes pour mieux se réveiller. Puis, sans perdre de temps, il chercha des toilettes publiques comme au jour précédent. Ainsi que prévu il se rasa avec soin, se coiffa au mieux. Il ajusta ses vêtements, tira dessus dans l'espoir de les défroisser. Hélas, même avec le plus grand soin ainsi tenté, on ressemble encore à un homme qui a passé la nuit dehors.

"Si je ne veux pas ressembler à un vagabond, il faudra que je trouve un hôtel." Pensa t-il. "Une nuit de plus ainsi serait une nuit de trop."

Aussitôt prêt, il chercha à se rendre aux quais. Un chauffeur de taxi interrogé refusa de répondre. Il expliqua en français qu'il pouvait le conduire, sinon il ne donnait aucun renseignement. Daniel le remercia et passa son chemin. Il marcha quelques centaines de mètres et arriva simplement et par hasard aux quais. Il repensa alors au chauffeur de taxi qui voulait une course pour si peu de distance.

"Tous les mêmes." se dit-il. "Il m'aurait sûrement promené dans toute la ville avant de revenir ici."

En longeant les quais il parvint à ce qu'il cherchait. Un embarcadère indiquait en plusieurs langues l'Angleterre pour destination. Il acheta son billet, puis il déambula jusqu'à l'heure départ, en début d'après-midi.

Il passa de longues heures à observer les bateaux et les marins qui s'activaient. La plupart des embarcations étaient des  bateaux de pêche de taille moyenne. Un gros bâtiment était aussi arrimé au quai, un navire usine. Par sa taille on pouvait proportionner celle plus modeste des autres bateaux. En voyant faire les marins, il envia leur métier. Peut-être était-ce une soif d'évasion. Peut-être voulait-il rompre catégoriquement avec son passé dont il était excédé.

Entre deux pensées lui revenaient à l'esprit ses craintes d'être reconnu et arrêté. Mais, sans savoir à quelle situation il serait confronté, il repoussa encore ce qu'il ne pouvait deviner, et il s'efforça de penser à autre chose.

Le moment de l'embarquement arriva, puis celui du départ. Lorsque les amarres furent larguées, il eut un sentiment de liberté jamais éprouvé auparavant. Il ne put l'expliquer. La vue de la mer lui inspirait peut-être ce sentiment. Peut-être était-ce celle des câbles qui étaient retirés, ou encore celles du large et de la perspective, qui le sortaient des villes emmurées. Il ne sut, mais en fut pleinement heureux le temps d'un instant. Il profita de son émotion pour se raisonner autrement que d'habitude, se disant que le meilleur était devant lui, et qu'enfin il pourrait trouver une vie qu'il n'avait jamais pu vivre. Mais, en arrière plan, il pensa que ce n'était que des idées réconfortantes et illusoires, car il ne savait rien de ce qui l'attendait. La réalité n'était pas si optimiste, sinon le monde entier serait heureux. Il garda cependant son allégresse, ne voulant gâcher cet instant de joie par des pensées tristes. Une telle humeur devait être incluse dans un nouvel équilibre qu'il avait rarement pu atteindre, pour n'avoir pu connaître ce sentiment assez souvent.

Contrairement à ses craintes, la traversée fut aussi agréable qu'une excursion de tourisme. C'était effectivement le cas pour la plupart des passagers, sauf pour lui. Arrivé au port de Ramsgate, au sud-est de l'Angleterre, il fut étonné de ne voir ni policier ni douanier, pas plus qu'une quelconque autorité. La libre circulation des personnes dans la Communauté Européenne en était-elle la raison ? Peut-être. Il croyait cependant que des contrôles s'opéraient pour vérifier l'éventuelle présence de personnes en situation irrégulière. Il eut la surprise de ne rien en voir. Etait-ce un heureux concours de circonstances qui lui avait permis de ne pas être inquiété ? Il ne le sut jamais.

Une fois de plus, il ne savait où aller, ni que faire. Il savait cependant qu'il devait absolument trouver un endroit convenable pour la prochaine nuit. Deux nuits passées dehors avaient laissé leurs marques. Changer encore une fois de l'argent fut sa première démarche. Comme à Bruxelles les commissions de change l'amputèrent un peu plus de ses moyens. Muni de liquide, il employa le reste de la journée à se déplacer encore. Par les transports en commun locaux il s'éloigna des lieux fréquentés par les voyageurs, des endroits trop chers pour lui. Les déplacements devenaient habituels. Il ne regardait plus les alentours comme un touriste, cependant il s'imprégnait de ce qu'il voyait, mieux qu'un touriste dépaysé.

 

Il arriva dans une petite ville, toutefois assez peuplée et visitée pour passer inaperçu. Sur les indications d'un habitant il put trouver un hôtel à bon marché, un peu en dehors de l'agglomération.

Il posa son bagage dans la salle à manger d'une sorte de manoir transformé en hôtel. La tenancière l'accueillit, l'informa des tarifs, lui montra la chambre. Elle était propre, claire, lui convenait parfaitement. Il accepta avec joie.

Le soir venu, il prit plaisir à déguster une soupe chaude au dîner. Ce n'était que peu, mais pourtant beaucoup. La suite du repas fut plus consistante, mais c'est cette soupe, par laquelle il commença son repas, qui lui marqua l'esprit. Elle était bonne. Pendant plusieurs jours il avait mal mangé. Il dégusta donc sa soupe autant que la valeur qu'elle représentait alors.

Il fut enchanté de pouvoir passer une soirée au calme, au chaud. La nuit, il put dormir sans être réveillé plusieurs fois par un bruit quelconque. Il n'eut à sommeiller d'un œil pour rester attentif. Il dormit de tout son saoul sans devoir se réveiller.

Le lendemain, les mêmes questions se reposèrent encore. Que devait-il faire ? Où aller ? Peut-être devait-il inverser l'ordre de ces questions. Il y pensait ainsi, une question renvoyant à une autre. L'argent allait bientôt lui manquer, ses déplacements depuis Paris avaient été coûteux, et il restait encore l'hôtel à payer. Il s'interrogeait en prenant son "breakfast", son petit-déjeuner anglais.

A côté de lui s'affairait la tenancière de l'hôtel. Elle semblait vivre et travailler seule. Poussé par un élan qui n'était pourtant pas dans ses habitudes, il demanda si elle avait un travail pour lui, n'importe lequel. Elle n'en parut surprise. Elle lui répondit que le travail ne manquait pas, mais que les moyens pour le payer manquaient.

- "Si j'en avais la possibilité, il y a bien des choses que je ferais faire." dit-elle.

Elle avait employé un anglais un peu compliqué que Daniel ne put comprendre. Elle redit la même chose en termes plus simples. Il comprit. Après un court instant de réflexion il reprit, sans savoir comment se faire comprendre.

- "Je pourrais travailler… simplement… Je veux dire… sans complications. Vous me paierez avec ce que vous pourrez."

Craignant l'équivoque, il s'empressa d'ajouter.

- "Je veux dire, avec l'argent que vous pourrez donner."

Là, elle marqua un temps d'arrêt, tout en le regardant. Il voyait bien qu'elle s'interrogeait, et il craignait d'avoir suscité sa méfiance. Elle oscillait en effet entre divers points de vue. Elle comprenait qu'il avait besoin d'argent, mais craignait aussi qu'il soit malhonnête, voire dangereux. Avant qu'elle ne prit la parole il le fit.

- "OK. Je vois que ce n'est pas possible. Je proposais cela parce que … je n'ai plus beaucoup d'argent. C'était pour trouver une solution assez vite."

Sans l'avoir voulu, il venait d'induire la décision qu'elle n'arrivait à prendre. Elle s'empressa de répondre.

- "Non, non ! Il y a peut-être une solution. Mais…"

- "Mais vous êtes inquiète. N'est-ce pas ?"

Elle était embarrassée tout en étant intéressée par la proposition. Le problème était pour elle de savoir à qui elle avait affaire. Elle posa directement une question.

- "Est-ce que je peux avoir confiance en vous ? … Oh, je suis stupide. Tout le monde dit qu'on peut avoir confiance."

Il ne sut que répondre. Lui dire qu'elle pouvait avoir confiance semblait stupide, comme elle venait de le dire. Il baissa les yeux. Elle prit alors une inspiration, et dit d'un trait, sûre d'elle et décidée.

- "OK. Je ne vous demande rien, je crois que je peux avoir confiance. Il y a un tas de choses que vous pouvez faire. Pour aujourd'hui votre travail paiera votre nuit d'hier et vos repas. Après… nous verrons."

Il allait conclure ce marché, mais elle ajouta encore.

- "Mais…soyez honnête envers moi ! Sinon, j'appelle la police immédiatement !"

Les termes du marché étaient simples et compréhensibles. Il lui tendit la main pour accepter cet accord. Elle la serra.

- "Alors vous commencez maintenant. Est-ce que vous savez faire de la plomberie ?"

- "Ça dépend de ce qu'il y a à faire, et des outils que j'ai."

- "Il n'y a que des petites réparations que je n'ai pas le temps de faire. Je vais vous montrer. Il y a un robinet à remplacer, et un plus gros travail à l'étage du dessus. A cause de ça, il y a deux chambres que je ne peux louer. Ça vous convient pour aujourd'hui ?"

- "Très bien."

Il était ravi, avait le sourire, ce qui contamina sa patronne pour la journée. Il n'arrivait à donner un âge à cette femme robuste. Elle ne devait avoir plus de quarante cinq ou quarante six ans, bien que paraissant plus âgée.

La journée passa ainsi, en réparations diverses. A la fin ils conclurent le même accord pour le lendemain. Ce répit permit à Daniel de se sentir à l'abri d'un éventuel contrôle policier qu'il redoutait toujours. Il put surseoir aussi au choix d'une destination future. Pour un temps, il était quelque peu assuré d'un toit, de chaleur, y compris humaine, et de bons repas. C'était beaucoup.

L'heure du dîner venue, il prit son repas avec la tenancière. Elle avait quelque chose à lui dire.

- "Je voudrais vous dire merci pour le travail que vous avez fait. Je suis vraiment contente. J'ai laissé tout ça pendant longtemps. Je l'aurais fait, mais je ne sais quand. Faire venir une entreprise à chaque fois revient trop cher. C'est mon salaire qui diminue."

- "Vous faites la plomberie vous-même ?"

- "Plomberie, électricité, tout ce qu'il y a à faire. Il n'y a que comme ça que c'est rentable.  Je n'ai pas le choix si je veux avoir un salaire correct. … Et vous ? C'est votre métier ?"

- "Non, pas du tout. Moi aussi j'ai appris à faire des réparations chez moi. C'était par manque de moyens aussi."

- "Je vois. C'était une bonne idée de le proposer. Si les choses étaient toujours si simples, ce serait mieux."

- "C'est vrai. Mais… Ce n'est pas sans raison qu'on les a compliquées. Il fallait protéger les gens contre les accidents, contre l'exploitation abusive, et d'autres choses comme ça."

- "Oui, je sais tout ça. Mais… je pense qu'on les a trop compliquées. Je ne sais pas comment c'est en Belgique, mais ici, en Angleterre, j'ai parfois l'impression que tout est si compliqué, si absurde… Tout semble comme… comme bloqué. Je sais pourquoi des gens sont au chômage."

Daniel nota qu'elle le prenait pour un Belge, peut-être parce qu'il était venu par le car de Ramsgate, qui relie la Belgique. Il ne dit rien, et ce n'était pas le sujet.

- "En tout cas vous avez fait du bon travail, je le sais bien. Je n'ai pas le temps de m'occuper de tout et ça m'a bien aidée."

- "Mais… Je ne pourrai rester indéfiniment."

- "Je le sais. … J'ai pensé, pour vous payer, que je pourrais vous donner le prix des chambres que je peux maintenant louer. Tant que vous serez là, ça vous paiera de votre travail sans que ça me retire de l'argent. Vous aurez aussi votre chambre et les repas fournis. Qu'en pensez-vous ?"

Un franc sourire le montra.

- "C'est bien pensé. C'est une bonne idée. Ça me convient très bien."

Le nouveau marché était conclu. Il en était très heureux. Cela lui permettait d'être dans un endroit agréable sans avoir à errer, au moins le temps de réfléchir à ce qu'il pourrait faire. Il pourrait en plus avoir un peu d'argent. Tout ça était inespéré, bienvenu pour lui, tout en arrangeant autant l'hôtelière.

Plusieurs jours passèrent ainsi. A l'origine l'hôtel devait être une grande demeure familiale. L'essentiel de la construction était plutôt bien entretenu, mais beaucoup de choses restaient à faire. Daniel s'employa donc parfois à la plomberie, parfois à la menuiserie, d'autres encore à des travaux de maçonnerie ou de peinture. Au bout de deux semaines, plusieurs lieux prirent un nouvel aspect. Des placards redevinrent fonctionnels. Des endroits à la décoration défraîchie devinrent agréables, et non déprimants ou sinistres. Une grande salle fermée fut réouverte.

Au début des travaux il se sentit très fatigué, pensa ne pouvoir tenir longtemps. Il n'était habitué à faire de telles tâches durant de longs jours. Cette fatigue lui permit néanmoins de mieux dormir, sans être hanté par ses souvenirs et réveillé au milieu de la nuit. Car, il n'en avait fini avec les images de sa dernière soirée à Paris, et il n'avait tiré un trait sur le reste de son passé. Ses nuits restaient plus ou moins tourmentées, selon les fois.

Au fur et à mesure une routine s'était établie. La tenancière comprenait sa fatigue, et lui travaillait à son rythme. Les conversations avec elle concernaient les travaux à faire, le choix des matériaux et des couleurs, la faisabilité des projets. De part et d'autre on évitait les questions personnelles. L'hôtel et la clientèle étaient les sujets principaux, et, chose importante, toujours débattus dans la bonne humeur. Les jours passant il se sentit moins fourbu. Les muscles et le reste de son organisme s'habituaient aux nouvelles tâches, comme aux contorsions qui les accompagnaient souvent. Il était payé aussitôt que les chambres nouvelles ou réparées l'étaient elles-mêmes par des clients. Dans cet accord qu'il avait accepté, l'hôtelière avait judicieusement placé l'intérêt pour lui de bien faire son travail, le poussant ainsi en cela. Elle s'attachait par principe à verser immédiatement son salaire, pour le cas où il aurait besoin d'argent rapidement.

 

            Plusieurs semaines passèrent ainsi. Peu à peu, tous les projets de rénovation et les souhaits mis en attente furent concrétisés. La clientèle trouvait l'endroit ravissant, et de nouveaux clients venaient sur la recommandation de précédents.

Un soir, en dînant, la conversation prit une autre allure qu'à l'ordinaire. C'est Daniel qui l'engagea.

- "Je ne sais pas comment le dire, mais… les travaux que je pouvais faire sont finis, et… je n'ai pas vraiment de raison de rester davantage. … Lorsque je vais en ville, les gens parlent, me posent des questions… un peu trop. … Pour être franc, je vais bientôt reprendre ma route."

Elle eut du mal à continuer son repas. Elle tenta de ne rien en montrer et répondit.

- "Ce que des imbéciles peuvent dire, je m'en moque bien. Ils n'ont rien d'autre à faire. … Mais, je vous comprends. … Je ne suis pas étonnée. Je m'en doutais. … Pour être franche moi aussi………… je vous regretterai."

Elle avait la gorge serrée. Elle ajouta avec un demi-sourire.

- "Il n'y a pas beaucoup de personnes que je regrette."

Un court silence ponctua ces mots. Daniel, gêné, remuait la nourriture dans son assiette, ne pouvant manger lui non plus. Puis, il reprit.

- "Vous m'avez rendu un grand service en m'acceptant. C'est grâce à vous que j'ai de l'argent pour repartir. Sans votre aide je ne sais pas ce que j'aurais pu faire. Je tiens à vous dire merci très sincèrement."

Il parlait d'argent mais, sans le dire, il pensait à des forces morales qu'il avait pu recouvrer. Elle se défendit d'avoir quelque chose à son propre mérite.

- "Je n'ai rien fait de spécial. … C'est moi qui doit vous remercier. … J'avais oublié qu'on peut faire tant de choses avec de la bonne volonté et de l'honnêteté. Dans le temps c'était comme ça. De la volonté, de la réflexion et du travail. Avec ça, de belles choses se construisent. … Ça m'a fait du bien de m'en rappeler. Ça fait du bien de savoir qu'il y a des gens travailleurs, avec qui on peut se mettre d'accord, en qui on peut avoir confiance. Ce n'est plus comme ça aujourd'hui. Et il y a les complications, comme vous dites."

Ces paroles l'atteignaient. Un autre moment de silence se fit. Cette fois il fut interrompu par l'hôtelière.

- "Je dois vous remercier aussi pour tout le travail. Si je l'avais fait faire par des entreprises, tout ça m'aurait coûté une fortune. Je n'aurais jamais pu. Le salaire que je tire d'ici n'est pas gros. Une bonne part sert à payer un tas de crédits. J'ai pris des emprunts pour acheter cette grande maison et la transformer en hôtel. Avec ce que je rembourse, je n'aurais jamais pu payer des entreprises pour faire ces travaux. C'est votre proposition de travail sans complication qui a permis de les faire. Sinon, rien n'aurait été fait. Maintenant j'ai plus de clients, et ils viendront encore quand vous serez parti. Je vous dois beaucoup et pour longtemps."

Elle ajouta encore.

 …/…

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/…

Le lendemain la ville avait un aspect différent. En se rendant à des endroits touristiques, l'animation et les lieux laissèrent voir une ambiance plus joyeuse. La première matinée améliora son humeur, qui était aussi grise que la ville. Précédemment, il regrettait même d'être venu. La métropole avait des aspects de Paris, et ses souvenirs l'y ramenaient, détériorant son moral en même temps. Son séjour dans une petite bourgade lui avait fait découvrir un goût qu'il ne connaissait pas. Il n'avait jamais passé autant de temps dans une petite ville, dans un cadre plus en équilibre avec la nature. Il y avait vécu dans le bon sens, le calme, la logique. A Londres il ne voyait qu'un "rush", une ruée perpétuelle, une fébrilité constante, comme il aurait pu en voir à Paris ou ailleurs. Les gens semblaient prisonniers de leur travail, de leur vie installée ou à venir, de leur confort. Ils semblaient ne rien savoir d'autre, ou si peu qu'ils ne pouvaient imaginer vivre autrement. Il se découvrait lui-même en même temps, se demandant comment il avait pu vivre ainsi. Il trouva la réponse dans son parcours. Ses études de juriste et son travail l'avaient imprégné de législation. Mais, aussi, le milieu où l'on vit fait qu'on se comporte plus ou moins à l'image de son entourage. S'en distinguer met mal à l'aise, on adopte alors ce qui peut l'être. Dans son cas, sa profession et ses relations l'avaient conduit à adopter un certain mode de vie, autant qu'une tenue vestimentaire. Se distinguer d'une manière ou d'une autre est permis si cela correspond à quelque chose d'admis, sinon c'est mal perçu, comme si ce n'était permis. Les environnements sociaux, familiaux, culturels, sont à la fois moule et creuset, et la fonte n'y est pas toujours bien affinée. Il se sentit fait ainsi, d'une fonte mal affinée. Lui aussi avait tenu à vivre à Paris pour ne pas se distinguer. Lui aussi avait tenu à ressembler aux autres, à se fondre dans le moule. Il se dit qu'il avait été aussi intelligent que les punks et les cravatés qu'il avait croisés.

"Je me cherchais" en conclut-il. "J'aurais pu continuer comme ça et en être convaincu dur comme fer."

"Je connais d'autres choses à présent. Je me sens loin des mondanités parisiennes que j'ai connues. Chaque génération en amène une nouvelle et rend ringardes celles d'avant. A présent je vois autrement ces enfants gâtés pleins de fric et qui n'en font rien de bien, qui se droguent et dilapident … et ceux qui les imitent … et les frimeurs fauchés qui font semblant de faire de même. Leur univers est bien limité."

A la fin de la première matinée, il avait fixé les limites de son séjour à Londres. Il y ferait le circuit touristique classique pour en connaître les principaux lieux, mais pas davantage. Il voulait découvrir les autres richesses britanniques.

Trois jours plus tard, après avoir tranquillement visité et apprécié les monuments et sites touristiques londoniens, il songea à s'en aller. Il ne lui restait qu'à savoir où, perpétuelle question de sa vie nomade. Cette vie libre, il voulait d'elle un enrichissement culturel, une transformation, et qu'elle lui fasse dépasser son passé. Celui-ci l'avait dirigé, empêché de devenir lui-même. Son passé troublé lui avait fait faire ce choix d'études. Sa profession ensuite l'avait conduit. Le départ de sa compagne et le chômage avaient été des carcans. S'ensuivirent la chute sociale et la lutte. Les événements l'avaient entraîné, pressé. Il voulait alors laisser émerger de lui son naturel, sans être canalisé par diverses raisons ou contraintes. Il venait de se découvrir un goût pour une vie plus proche de la nature, le choix de sa destination ne pouvait plus l'ignorer. Il en tint compte et fit le raisonnement suivant. Du Royaume Uni, il avait vu un peu de l'Angleterre. Il voulait maintenant voir le Pays de Galles et l'Ecosse. Ce fut donc vers ces destinations que son choix se fit, en prévoyant d'éviter les grandes villes ou rendre leur visite aussi courte que possible.

 

            Il était de nouveau sur la route. L'autocar roulait vers Cardiff, capitale du Pays de Galles. En chemin, il y eut un bref arrêt à Slough, puis dans la région de Bristol. Un journal français, acheté avant de prendre le car, lui donnait quelques nouvelles de France. Elles dataient déjà de plusieurs jours, mais cela importait peu. Il était bien content d'avoir pu trouver un quotidien français.

La première page titrait en gros des banalités politiques qui ne l'intéressaient pas. Un autre titre captiva son attention.

"Un nouvel attentat a visé l'ambassade de France au Trakasthan."

"Des inconnus ont précipité une voiture bourrée d'explosifs dans l'enceinte de l'ambassade avant de prendre la fuite et déclencher à distance l'explosion. Les locaux sont entièrement détruits. Deux employées de l'ambassade ont trouvé la mort. Le porte-parole du gouvernement français indique avec prudence qu'il pourrait peut-être s'agir d'un attentat, et peut-être anti-français. Un dépôt de gerbes sera fait sur le lieu de l'explosion. Une cellule de soutien psychologique épaule les familles des victimes."

Après avoir lu les détails de l'article, le suivant retint aussi son attention.

"Bataille de gangs dans un Centre Commercial."

"Du jamais vu ! Le phénomène n'est pas nouveau, mais l'ampleur des affrontements n'avait jamais été aussi importante. La police estime à environ trois cents le nombre des jeunes qui se sont affrontés hier. Les bagarres, oserions-nous écrire les combats, ont utilisé toutes sortes d'armes, du cutter à la hache en passant par les chaînes de vélo. Six personnes ont été tuées, parmi lesquelles un vigile. Une opération rideau baissé a été organisée par les commerçants pour protester. Les autorités ont mis en place une cellule de soutien psychologique."

Il pensait lire tout le journal, mais l'écœurement l'en détourna. Il referma le quotidien et revint à sa réalité. Il était dans un car qui roulait vers le Pays de Galles. Il préféra profiter des paysages jusqu'à son arrivée.

 

Cardiff, important port maritime et centre industriel, avait précisément ce côté pour lui déplaire. Ce qu'il avait pu voir de la campagne anglaise, sur le trajet, lui avait donné l'envie de déguster les milieux naturels. Il repartit de Cardiff vingt quatre heures après y être arrivé. Il poursuivit sa visite galloise vers Swansea.

Comme Cardiff, Swansea est un autre port important du Pays de Galles. C'est aussi un autre centre industriel. Cependant, en dehors de cet aspect, les environs comptent parmi les plus belles régions galloises. Daniel put y admirer la péninsule de Gower, où l'action érosive des vagues et du vent a sculpté les falaises. Il passa des heures sur ces falaises, à regarder les mouvements de la Mer Celte, à l'ouest du Pays de Galles. L'immensité marine l'intriguait. Les oiseaux, leur formidable technique pour utiliser le vent et leur aisance, révélaient magnifiquement la perfection de leur évolution, la précision de leur adaptation. Ses convictions se renforçaient sur l'univers.

"Ce ne peut être le fait d'un hasard qui n'a d'existence, ni but, ni intelligence. C'est tout le contraire. J'en ai la certitude."

Tout le poussait au questionnement. La réflexion qui s'ensuivait était une formidable prise de recul par rapport aux événements de sa vie parisienne. Il n'en était pas complètement remis. Ce recul fut pour lui une excellent thérapie. En y songeant, à ce moment de sa vie, il voyait petite et limitée celle qu'il avait vécue, de même que celle qu'il aurait eue. Paris se faisait loin, et il était heureux de pouvoir réfléchir avec un horizon devant les yeux, à la place d'une cour d'immeuble.

Il ne resta aussi longtemps qu'il l'aurait voulu dans cette région. L'Ecosse et ses beautés naturelles l'attiraient également. Il devait aussi faire attention à ses dépenses, comptant toujours et encore ses moyens. Ils n'étaient pas sans fin. Il ne savait quand il pourrait retrouver un travail, de nouvelles ressources. Les transports, les hôtels, les repas, tout coûte cher lorsqu'on ne sait ce que sera demain. S'il voulait encore voyager, il devait dépenser le moins possible, pour continuer le plus loin possible.

 

Parti de Swansea, Glasgow fut la destination suivante. Il s'y rendit en admirant encore une fois la campagne anglaise au passage.

Il se trouvait donc en Ecosse. Il le réalisait difficilement, avec une espèce d'amusement comme une joie d'enfant. L'Ecosse était un pays dont il avait entendu parler, mais, sans vraiment savoir pourquoi, il n'avait jamais pensé qu'on peut s'y rendre comme ailleurs. Dans la représentation qu'il s'en faisait, il y avait quelque chose d'irréel et mythique. Etait-ce à cause des histoires de fantômes et de châteaux hantés entendues dans sa jeunesse ? Peut-être. Il n'était pas friand de ces histoires, et encore moins crédule, mais elles font partie de la réputation faite à l'Ecosse. Il devait n'en avoir retenu que l'aspect chimérique, ce qui ne l'invita à y voyager. A présent il avait envie de visiter le pays et découvrir sa nature qui en fait le renom. Avant même d'arriver à Glasgow, il pensait déjà que cette grande ville lui plairait moins que les beautés naturelles de l'Ecosse. Il songea à se rendre au Loch Ness, le fameux lac, si connu pour abriter un monstre, autre véritable mythe écossais.

Souvent il reprenait du recul sur sa situation, repensant à la chaîne d'événements qui l'avait conduit ici. Il se disait qu'il n'aurait jamais rien vu de tout cela, ni même fait quelque chose de sa vie, s'il n'avait dirigé la lutte sociale maintenant passée. Il regrettait fort de n'avoir pu la mener à bien. Mais, il se consolait en se disant qu'elle dépassait ses moyens. Il avait fait tout son possible. A présent il se trouvait là, et c'était heureux. Sans ce qui était arrivé, il serait probablement resté au chômage en France, et peut-être aurait-il fini comme les malheureux qu'il défendait. Comme pour adoucir son départ, il avait songé à abandonner la lutte avant d'être contraint à le faire. Il avait songé à quitter Paris et changer totalement de vie. Sans le savoir, il avait été psychologiquement préparé au départ. Il aurait pu mourir à Paris, assassiné par les truands, mais il était en Ecosse à présent, et il en était très heureux. Il réalisait mieux encore sa condition d'homme libre, en considérait la valeur, mais aussi les dangers et les limites. Vivre une vie de vagabond ne lui convenait pas du tout. Il n'en était pas question. Il aurait encore moins accepté de devenir un bon à rien, un inutile. La liberté est une chose, être un oisif, ou pire, en est une autre. La liberté est une valeur, et il faut se garder de la transformer en maux, pour soi-même comme pour la société.

Ces idées clairement établies, elles jalonnèrent ainsi la suite de son périple à venir.

 

            Glasgow le captiva plus que prévu. Il apprécia son héritage architectural doté d'un riche patrimoine victorien. Toutefois, il n'y resta longtemps, toujours avide de découvrir le reste. Il quitta Glasgow en lui souhaitant sa propre devise,

"let Glasgow flourish."

"que prospère Glasgow."

Poussé par son avidité, il se rendit ensuite à Edimbourg, plus à l'est. L'architecture locale n'avait rien à jalouser à sa sœur de l'ouest, tout y était aussi appréciable. Le château d'Edimbourg et en contrebas l'Hôtel Balmoral étaient particulièrement beaux à voir vers le soir, avant que la nuit ne se fasse. A cette heure où les éclairages électriques mettent en évidence leurs façades, ils se découpent alors sur un fond de ciel gris-bleu.

Il croisa des hommes de loi en habit de tribunal, chacun affublé de sa perruque poudrée, conformément à la tradition. Ils se pavanaient et posaient fièrement pour les touristes. Il aurait pu en être amusé, mais il ne voyait d'eux que le révoltant aspect "comédie-grotesque" d'une justice qui, partout dans le monde, devrait sans cesse poursuivre le but de s'améliorer et mériter de s'appeler ainsi, plutôt que s'attacher à l'apparence de ses habits ou l'apparence de sa justice. Comme expliqué lorsqu'il était à Paris, il les observa comme des comédiens, acteurs de bouffonnerie, ce qui aurait pu faire rire. Toutefois ses pensées n'en étaient pas amusées.

Il laissa Edimbourg pour se rendre plus au nord, vers Inverness. Il n'y resta qu'une journée. De là, il partit vers Lewiston, une plus petite ville à l'ouest du Loch Ness, le fabuleux lac sur les rives duquel il ne manqua de se rendre.

Il découvrit le loch qui s'étirait en longueur comme un fleuve élargi. Il n'imaginait pas cette forme au Loch Ness. Il lui croyait une forme plus ronde, plus commune. Celle qu'il a en réalité lui fit comprendre les idées émises pour le sonder. Il avait entendu parler de projets à dessein de le scruter grâce à une flottille de bateaux mis en ligne, afin de détecter le monstre légendaire par les échos sonar des appareils de bord. Il observa le lac sans savoir si de tels projets avaient été réalisés ou abandonnés.

 

Il fit de longues randonnées dans les paisibles environs du loch. Il passa des journées entières en pleine nature, de longs moments sans croiser quiconque.

Son temps de liberté, qu'il savait limité, lui servit de période de rétablissement, de reconstruction. Les troubles laissés par son ancienne compagne, sa solitude en plein Paris, puis le chômage, la lutte sociale et les assassinats, tout s'était enchaîné et l'avait psychologiquement ébranlé. Il s'en remettait. Il put aussi se plonger dans une introspection jamais faite auparavant. Dans cet apaisement il put voir clair en lui-même, mieux que jamais. Une nouvelle part de sa personnalité se faisait connaître, que son passé d'orphelin et sa vie d'adulte n'avaient jamais permis. Car, sa jeunesse avait été troublée par une construction personnelle difficile, faute de repères familiaux et identitaires. Son enfance et son adolescence avaient été marquées par ce vide qui pèse tant, dilapidées par le temps qui passe inexorablement et l'avait fait osciller entre périodes d'échec scolaire et de ressaisissement. Durant ces années, le mutisme et l'intériorisation furent ses refuges, et il se préserva instinctivement de séquelles psychologiques plus importantes, plus profondes, plus visibles et handicapantes.

Il voyageait ainsi dans le temps, en pensées. Parfois il allait jusqu'au passé lointain, parfois il n'allait qu'au passé récent. Il repensait encore et encore à l'enchaînement qui l'avait conduit où il était, et à cette période réparatrice. Il se disait que jamais il n'aurait pu s'atteindre lui-même, sans cet enchaînement qui l'y avait conduit, qui l'y avait contraint. Ces circonstances lui semblaient si malheureuses, mais aussi si propices, qu'il se demandait quelle force puissante avait pu orchestrer l'ensemble aussi bien. Il sentait dans tout cela quelque chose de bien singulier qu'il ne croyait dû à ce qui est appelé le hasard.

Il se sentait conduit par une force transcendante, mais à d'autres moments il se sentait en total échec, en toutes choses. Dans de tels moments il regardait les gens, des artisans ou des travailleurs locaux, et considérait ce qu'ils avaient entrepris et réalisé. Il pensait alors qu'ils contribuaient à l'essor de leur localité, de leur nation. Il respectait leur réalisation concrète, et se disait que lui n'était arrivé à rien. Il se sentait inutile, seulement bon à parler. Dans ces instants son amour propre était mis à rude épreuve, et il ne parvenait à se faire une juste opinion sur lui-même. Il se rappelait néanmoins ses difficultés, qui étaient bien au delà de son pouvoir, mais son sentiment d'échec persistait, et il continuait à s'imputer des fautes. Peut-être avait-il été trop cassant, peut-être avait-il été trop entier, trop intègre, comme le lui avait dit le journaliste. Ce dernier parlait de l'opinion publique et des politiciens, suggérant d'être plaisant avec tout le monde. Daniel lui donnait alors raison, et s'adressait ces reproches. En toute société humaine il y a des hypocrites et des charlatans à la poursuite de leurs intérêts. Ceux-là font invariablement partie du paysage et sont à des postes importants. Il y a aussi des malveillants et des malhonnêtes. Avec ces derniers il n'avait rien à concéder, mais il se disait qu'il aurait peut-être dû davantage composer avec les politiciens, les hypocrites, voire aussi les charlatans. Il pensait aussi aux systèmes de séduction bien connus et conseillés par des spécialistes, pour des ventes de produits comme pour la politique, à fin d'exercer une influence sur l'opinion publique. Il se disait alors qu'il aurait dû s'inspirer et user de ces stratagèmes, la fin justifiant les moyens, selon le dicton populaire. Il se reprochait de n'avoir usé de tout cela, de ces artifices qui l'auraient aidé à se faire une place pour œuvrer dans le bon sens. Il se le reprochait, mais il se rappelait alors les raisons qui étaient les siennes. Il se disait qu'employer cela aurait été soutenir ces méthodes, les maintenir, les prolonger, accepter l'incohérence, l'inacceptable. Quant aux personnes, il en est avec qui on ne doit composer. Composer avec elles est les conforter en leur pouvoir, faire qu'elles y restent, faire que d'autres y arrivent encore, par de mêmes méthodes. Composer ainsi est ne laisser aucune place à l'intégrité, d'où la perte des valeurs et l'effondrement de l'élévation, ne laissant place qu'à la duplicité pour parvenir aux intérêts personnels, au détriment de ceux d'un peuple, jusqu'à l'humanité. Il songeait aussi au fait, plus aberrant encore, de l'élection de telles personnes. C'est précisément par la voix du peuple que ces personnes se font élire, plébisciter. Le peuple peut ériger à sa tête le pire pour lui.

S'il existe des personnes intègres et compétentes, d'autres ne le sont pas et ne poursuivent que leur carrière, leur situation, leur pouvoir. Bonnes et mauvaises, toutes ces personnes doivent avoir en commun de savoir séduire les électeurs, suffisamment pour se faire élire par eux.

Ces stratagèmes n'avaient pas été les siens. Lui ne fit place qu'à ce qu'il y avait à dire, sans fioriture. Il se rappelait tout, se reprochait tout, puis se justifiait, se disait qu'il avait eu raison. Mais il s'accusait ensuite de n'avoir composé, de n'avoir obtenu, de n'être parvenu. Puis il se rétorquait que composer aurait été "hurler avec les loups", faire comme eux.

 

Il fit ainsi son jugement et tourna en rond dans ses pensées, comme souvent. Une fois tous les souvenirs exhumés, la balance pencha à la fin vers le sentiment d'avoir eu raison. En juste conclusion, il parvint à penser que l'échec n'était pas le sien, mais celui des sociétés qui ont érigé en valeurs éligibles des artifices, et se sont fourvoyées en ne retenant que ce qui les séduit, ce qui les fait rêver, ce qui sonne bien aux oreilles, ce qui fait plaisir à priori, sans se soucier des résultats, des perspectives, des répercussions futures. Ces vraies valeurs factices étaient le prix de la popularité, dans le domaine politique et en dehors. Politiciens, artistes et autres, devaient payer ce même prix, ce tribut, celui de la séduction. Ils ne pouvaient parvenir sans s'y plier, parfois jusqu'à terre. Ils le devaient pour être populaires, il fallait s'y adonner, s'y appliquer. Sans cela ils ne seraient parvenus à rien, seraient restés méconnus, voire marginaux.

Pour Daniel et d'autres comme lui, qui ne voulaient s'en rendre tributaires, un des résultats concrets était l'éviction. Les personnes comme lui, bien qu'intègres, étaient forcément écartées puisque trop peu plaisantes, trop peu séduisantes. Leurs vérités étaient trop vraies pour être admises.

"Les vérités qui font mal n'ont pas de place. On préfère les ignorer… et laisser le mal." en pensait-il.

Daniel avait en plus pour handicap de ne pas composer, ni transiger ni pactiser. Que ce soit en politique ou ailleurs, comme dans le monde du travail, les hypocrites et habiles négociateurs parvenus en poste ne laissent aucune possibilité à ceux qui ne s'abaissent pas à ces pratiques. Ces derniers constituant un obstacle pour la pérennité des premiers, tout est alors mis en œuvre pour l'éviction de qui ne pratique pas la même chose. Daniel avait été évincé d'une façon plus singulière que d'autres. Il était une des innombrables victimes parmi les personnes intègres qui, d'une manière ou d'une autre, sont fatalement mises à l'écart pour n'être pas assez plaisantes, pour ne pas assez négocier, accepter, composer. La coalition des compositeurs séducteurs aux intérêts communs venait toujours à bout des vilains austères pas beaux, pas normaux, et dont il faut se défaire.

Outre les raisons particulières qui l'avaient contraint à fuir, il avait été confronté à tout cela dans le monde du travail comme dans sa lutte sociale pour les sans-abri. Dans ce dernier domaine, l'opinion publique avait retenu de lui l'image d'un provocateur perturbateur qui ne voulait que se faire connaître. On s'était chargé de le présenter ainsi aux yeux du monde. Cela faisait partie des méthodes employées, surtout en politique. Si le diffamé arrivait à s'en défendre, la manœuvre pouvait toujours jeter le discrédit, faire perdre du temps aux bonnes réalisations concrètes que l'attaqué aurait réalisées. Daniel n'avait échappé à de telles manœuvres.

L'échec n'était pas le sien, mais celui des mécanismes d'une société qui les avait choisis. Il avait beau s'en convaincre, il lui restait cependant le profond regret de n'avoir réussi. Malgré tout, il aurait aimé surmonter les obstacles, faire mieux que brièvement passer dans l'histoire d'une nation.

Les deux sentiments qui lui restaient étaient ceux là. L'échec n'était pas le sien, mais il regrettait de n'avoir fait mieux.

C'est ainsi qu'il fit un bilan difficile à mettre en mots. Ce n'était que le bilan de son passé récent, celui des derniers événements de sa vie. Ils pouvaient maintenant être enterrés. Il avait pu trouver l'apaisement au bon moment, sur les rives du Loch Ness. La période passée chez l'hôtelière l'y avait préparé. Ce temps lui avait apporté recul et détachement, ingrédients utiles, sinon nécessaires, au raisonnement. Son passé plus ancien n'avait encore que les réponses qu'il avait pu trouver. Quant aux gouffres restés béants, qu'il n'était parvenu à combler, ils restèrent ainsi, volontairement ignorés, mis en attente pour ne pas perturber inutilement le reste de sa vie. Ses pensées restaient prêtes à y revenir si un élément de réponse se faisait connaître. Tout pouvait être repris, quitte à perturber de nouveau l'ensemble en le remettant entièrement en question, en chantier.

 

Un certain équilibre ainsi retrouvé, il se remit à penser aux perspectives qui pouvaient s'offrir à lui. Il avait envie de travailler pour son propre compte, à l'exemple de l'hôtelière et des artisans locaux qu'il avait pu voir. Au préalable il espérait trouver un nouveau travail, comme avec l'hôtelière. Il lui fallait d'abord gagner de l'argent. Ensuite, travailler pour son propre compte, même pour peu de sous, aurait été une belle et grande liberté, plus que celle offerte par ceux qui rechignaient sur son "profil". Il n'avait d'autre envie que de s'établir, créer une petite entreprise ou un artisanat et pouvoir travailler sans avoir de compte à rendre pour son passé ni être rejeté pour son profil qui ne correspondait jamais à celui d'un employeur. Il restait cependant à se faire admettre quelque part, par une population locale. Ce problème était peut-être aussi difficile à surmonter que celui de se faire une place de salarié dans une entreprise. A l'inverse, peut-être n'était-ce qu'un faux problème. N'en sachant davantage, il en conserva l'idée générale. L'idée de devenir son propre patron se profila en perspective accessible. C'était une ébauche qu'il n'avait pu faire auparavant.

Pour l'immédiat, il voulait continuer à voyager un peu, durant encore une semaine ou deux, pas davantage. Même s'il avait voulu prolonger, il n'aurait pu, à cause encore une fois du problème d'argent. Avec ce qui lui restait, il ne pouvait tout faire. Il voulait encore voir les Highlands, et s'il lui restait assez d'argent il retournerait peut-être en Irlande. Il avait quitté l'île frustré de n'avoir pu voir autre chose que Dublin. Il désirait compléter ce voyage avant de poser ses bagages quelque part, en Irlande, en Ecosse, ou n'importe où ailleurs dans le vaste monde.

 

Il quitta les bords du Loch Ness pour visiter d'autres petites villes des Highlands.

Il chemina ainsi durant quelques jours, faisant étape dans de petites auberges, changeant de lieu chaque jour, constamment ravi par d'autres paysages naturels, des localités rurales. Mais, il dut écourter son séjour. Son envie de revoir l'Irlande croissait, alors que ses moyens diminuaient. Il revint donc au Pays de Galles, d'où il pourrait prendre un bateau pour Dublin. Pour revenir au Pays de Galles, il fit le voyage tantôt par les bus locaux, tantôt en auto-stop, selon ce qui se présenta. Il n'avait jamais osé faire de l'auto-stop auparavant. Dans les petites bourgades des Highlands, où les moyens de transport manquent parfois, les habitants eurent l'amabilité de le transporter et même de le présenter à d'autres pour l'aider à poursuivre son chemin. Il était souvent vu comme un sympathique touriste français qui s'intéressait à la région. On se montra donc hospitalier, et on lui témoigna même de la reconnaissance. D'autres personnes eurent une réaction inverse, furent méfiantes, se crurent l'objet d'espionnage, avec une obscure menace d'envahissement touristique, voire pire. Ces réactions restèrent toutefois peu nombreuses.

C'est ainsi que tout en voyageant à son gré et en dégustant les lieux, il revint des Highlands au Pays de Galles.

Il se rendit à l'île Holy, pour embarquer à destination de Dublin. Il se sentit mélancolique à l'idée de quitter le Royaume Uni. Il ne pourrait peut-être jamais y revenir, ou pas avant longtemps. Il y avait passé une des meilleures périodes de sa vie, au calme, avec presque toujours de la sympathie envers lui. Ce furent des vacances prolongées, même lorsqu'il travaillait chez l'hôtelière. Cette période répara beaucoup de choses en son être.

Il se ressaisit de toute tristesse, et se dit qu'il n'y avait pas de raison de croire qu'il ne reviendrait pas. Il pensa à l'Irlande, sa prochaine destination, et cette dernière idée le réjouit.

 

            Il embarqua le lendemain pour Dublin. Il monta à bord d'un bateau avec la même crainte qu'en quittant la Belgique. Il redoutait un éventuel contrôle d'identité. Un avis de recherche ou un mandat d'arrêt international avait-il été émis ? Il ignorait si la justice française le recherchait hors de France. Il n'avait peut-être rien à craindre, mais ne pouvait en être sûr.

Un soleil d'hiver se montra lorsque les amarres furent larguées une fois de plus. Le vent battait les pavillons du bateau et semblait emporter toute cette masse flottante avec lui. Une fois de plus, Daniel se sentit libre, avec le monde entier devant lui pour l'accueillir, s'il le voulait. Il n'irait pas dans le monde entier, mais ces idées l'accompagnèrent durant la traversée jusqu'à Dublin.

Tout se passa aussi bien qu'en quittant la Belgique, sauf à l'arrivée. Ce qu'il redoutait était là. Des autorités portuaires, douanières, policières, il avait droit à tout. Il vit de loin les uniformes, pendant qu'il débarquait. Une peur panique l'envahit. Etaient-ils là pour lui ? Il en eut peur et n'osa même pas marcher. Son cœur battait vite et sa bouche était sèche. Le flot des personnes derrière lui le pressa et il dût avancer. Quelqu'un s'adressa à lui, pour lui demander s'il se sentait bien. Ces quelques mots l'amenèrent à comprendre qu'il se mettait en évidence. Il répondit oui poliment, avec un sourire forcé. Ces paroles arrêtèrent un instant les pensées qui le paniquaient. Ce fut assez pour qu'il se ressaisisse. La pensée va très vite en certains cas. A cette vitesse, il se dit que les policiers ne pouvaient être là pour lui. Personne ne pouvait savoir qu'il se rendrait en Irlande, ni par quelle voie, ni quand. Il aurait fallu que quelqu'un le reconnaisse sur l'île Holy pour que ce déploiement soit là pour lui. Dans ce cas, il aurait aussi fallu que des démarches internationales aient été entreprises par la police française, ce qui n'avait peut-être jamais été fait. Non, tout cela ne pouvait être pour lui, pensa t-il. Il avait quitté Paris depuis des semaines, l'affaire était certainement déjà oubliée des médias, son visage n'était plus montré, il y avait donc peu de chances pour avoir été reconnu. Il aurait fallu qu'une personne très physionomiste se soit trouvée précisément sur l'île Holy et au même moment que lui, pour qu'un tel déploiement ait été fait pour lui. Il aurait fallu aussi que de nombreux acteurs communiquent et interviennent très vite pour déployer des forces en Irlande avant son arrivée.

"Tout ça n'est pas pour moi. C'est très peu probable."

C'est ce qu'il en conclut.

Il avança de plus en plus rassuré, mais pas tout à fait confiant. Un élément quelconque pouvait toujours manquer à sa connaissance, et laisser une part de doute. Il arriva à l'entrée du hall où se tenaient les autorités. En avançant encore il vit que seules des personnes choisies dans la foule montraient leurs papiers. Il y avait aussi des maîtres-chiens, et on faisait renifler les bagages aux animaux. L'ensemble ressemblait à une opération de recherche de drogue ou d'explosifs. C'était vraisemblablement pour lutter contre les trafiquants et les terroristes, mais pas pour lui. Etait-ce une vaste opération de routine ? Ou était-ce une opération spéciale, à la suite d'informations reçues ? Il ne pouvait le savoir, mais il comprit que les mailles de ce filet pouvaient le retenir. Si des démarches internationales avait été faites pour l'arrêter, en cas de contrôle d'identité il risquait d'être pris, même si ce déploiement était là pour autre chose.

Il avança au milieu des autres passagers, tentant de ne pas se distinguer. Mais, ce qu'il craignait arriva. On a beau vouloir se fondre, les ondes cérébrales émises sont captées. Une jeune femme en uniforme se fraya un chemin à travers les autres passagers et s'avança précisément vers lui. La voyant, Daniel s'arrêta et posa son bagage spontanément. Elle lui demanda ses papiers, pendant qu'un maître-chien venait déjà vers eux. Les mécanismes de cette opération étaient huilés, c'était évident. Il se sentit une seconde réconforté à la pensée qu'il n'avait pas été arrêté pour lui, mais au hasard parmi les autres. Il se dit que c'était probablement parce qu'il voyageait seul, n'avait pas l'air d'un homme d'affaire, ni d'un vacancier, ce qui le différenciait des autres.

La jeune femme regarda son passeport pendant que le chien flairait le bagage au sol.

- "Quel est votre nom ?" demanda t-elle fermement.

- "Daniel Arnaud" répondit-il

- "Parlez-vous français, mister Arnahod ?" Elle dit ces quelques mots en français cette fois. Son accent l'empêcha de bien prononcer le nom de Daniel. Il n'avait pas entendu parler français depuis son départ de Belgique. Ce simple fait le ramena un peu à ses repères. La langue employée était un repère affectif. Il en fut heureux et conduit à sourire, encore aidé par l'accent ravissant de la jeune femme. Souvent, lorsque les gens s'expriment dans une langue étrangère non maîtrisée, leur voix indique une sorte d'humilité, ou un amoindrissement de leur force de personnalité. Cette position humble est le résultat de leur courageuse démarche en langue étrangère. De ce fait, la jeune femme se montra en jeune irlandaise plutôt qu'en autorité locale. Un rapport plus humain s'établit alors, faisant oublier à Daniel ses craintes. Il garda le sourire. Elle continua ses questions.

- "Pourquoi êtes-vous venu en Irlande, mister Eurnowd, s'il vous plaît ?"

- "Pour faire du tourisme."

- "OK" dit-elle, en feuilletant encore son passeport. Elle l'avait déjà fait, mais son français limité la rendait nerveuse. Elle cherchait ses mots. Daniel reprit alors.

- "Pourquoi m'avoir demandé si je parle français puisque je le suis ?"

- "Hmmm ?" Une panique contenue s'empara d'elle. Elle n'avait rien compris à la question. Daniel se demandait s'il devait la répéter en anglais ou continuer à parler en français. Il continua en français, lentement, avec le sourire, mettant en confiance son interlocutrice. Elle comprit alors, mais ne répondit. Elle resta méfiante et professionnelle. Il n'était pas question de se laisser hypnotiser par quelqu'un et le laisser détourner son attention. Elle continua.

- "Où allez-vous en Irlande … s'il vous plaît ?"

- "D'abord à Dublin, et ensuite visiter le reste du pays."

Daniel avait parlé lentement. Elle put comprendre. Elle regarda alors le maître-chien qui venait de partir, ce qui indiquait qu'il n'avait rien trouvé de suspect. Elle reprit.

- "Parlez-vous anglais ?"

Elle avait questionné en anglais cette fois. Daniel répondit oui, en anglais aussi. Elle lui rendit alors son passeport, et lui dit encore en anglais.

- "Je suis désolée de vous avoir dérangé, monsieur Arnow. Je pense que vous avez compris que nous faisons cela pour des raisons de sécurité."

- "Oui, je le sais bien. C'est normal."

- "Combien de temps resterez-vous en Irlande ?"

- "Je ne sais pas encore. Je veux visiter le pays autant que possible."

Il avait assez parlé en anglais pour confirmer encore sa francophonie, par son accent français cette fois. C'était attendu par la jeune femme. Toutes les voies de vérification étaient alors épuisées.

- "Bon séjour en Irlande" dit-elle, avant de partir aussitôt.

Il reprit son bagage et s'en alla à son tour, soulagé.

En marchant vers la sortie il en déduisit que rien n'avait été fait pour le rechercher hors de France. Si un ressortissant français était recherché, sa présence l'aurait rappelé à la jeune femme. Il aurait certainement été retenu. Cependant, il y réfléchit davantage.

"Il doit bien y avoir des Français recherchés. L'époque est malheureusement celle du terrorisme international. Des Français peuvent y être mêlés."

C'était aussi l'époque de la pédophilie, des affaires criminelles, des affaires politiques, des malversations, entre autres raisons de fuite à l'étranger. Il devait bien y avoir des Français recherchés. Il ne put donc être sûr de sa première déduction. Peut-être était-il recherché hors de France, y compris en Irlande, mais était passé entre les mailles d'un filet tendu dans un autre but. Il en rit et se dit que son profil ne devait pas correspondre à celui des personnes recherchées. Pour une fois, ce profil qu'il n'avait pas était bien celui qu'il fallait. Quant à savoir s'il y avait ou non un mandat international émis pour le retrouver, il pensa probable que rien n'ait été fait pour cela. Les mafieux qui avaient tout manigancé avaient ce qu'ils voulaient, Daniel était parti. Il ne fallait pas le rechercher, surtout pas le ramener. Une arrestation hors de France alerterait les médias, et ce qu'il pouvait dire serait dommageable pour leurs affaires. Les mafieux n'avaient pris aucun risque. Ils avaient sûrement veillé à ce qu'aucun mandat international ne soit émis.

Grâce à ce qui venait d'arriver, Daniel put le comprendre avec une quasi-certitude. C'était le plus probable, même s'il ne pouvait en être absolument sûr. Il s'en sentit encore plus libre. Il pouvait s'installer n'importe où et continuer tranquillement sa vie. Dès cet instant il pensa chercher un travail à Dublin, avec ou sans "complications". Il savait maintenant les deux possibles. Il ne craignait plus les formalités.

 

            La vie le ramena donc à Dublin, lui qui avait quitté l'Irlande à regret. Son parcours lui avait fait faire une boucle, comme si une promesse de retour lui avait été faite. Cette promesse était maintenant tenue. C'est ce qu'il ressentait. Il reprit une idée déjà eue, à propos une force puissante qui aurait orchestré sa vie, et non sans raison. Convaincu de cette idée il passa à celle d'être manipulé comme un pantin, ce qui le fit sourire et presque rire.

"Quels abrutis nous sommes." pensa t-il. "On se croit forts mais on ne l'est pas. Imbus de nous-mêmes on s'attribue nos actes et leur mérite, alors que bien des choses nous dépassent. Nous arrivons à peine à l'entrevoir."

Sur cette conclusion il mit ces réflexions de côté.

Il venait d'arriver à Dublin et devait trouver un hôtel. Il chercha jusqu'à en trouver un convenable et à bon marché, comme il en avait maintenant l'habitude. Connaissant déjà la ville, ce fut fait en peu de temps. Comme d'habitude encore il posa juste ses bagages, puis il sortit marcher un peu. En chemin il changea encore une fois son argent. Il eut la surprise d'avoir dans les mains la toute nouvelle monnaie européenne, des euros. Au Royaume Uni, où il avait séjourné, cette monnaie n'avait pas encore cours, mais elle avait cours en Irlande, il l'avait oublié. Il observa avec curiosité ces billets qu'on lui avait donnés. Il reprit ensuite sa promenade dans les rues de Dublin, en touriste content.

Après une longue marche il entra dans un pub, pour renouer avec l'atmosphère locale. Il s'installa au bar et commanda une boisson. Quelques minutes après, il demanda au barman.

- "Je viens d'arriver à Dublin. J'aimerais bien travailler. Est-ce que vous auriez un job pour moi ?"

- "Un job ? Je suis le barman. Mais, je peux appeler le patron, il est là."

Ce fut fait aussitôt. Poussé par l'optimisme, Daniel cherchait un nouvel élan à sa vie. La conversation reprit, avec le patron cette fois.

- "Je suis français. Je voudrais travailler. Je n'ai jamais travaillé dans un pub, mais je peux apprendre. Peut-être auriez vous du travail ?"

- "Français ? C'est intéressant. Il y a beaucoup de touristes à Dublin. Est-ce que vous parlez une autre langue encore ?"

- "Non, seulement français et anglais. C'est déjà bien."

- "Ça m'intéresse. … Montrez-moi vos références."

C'était précisément ce qui exaspérait Daniel.

- "C'est à dire… hmmm… Mon métier n'a rien à voir avec un pub. Rien du tout."

- "Quel est votre métier ?"

- "Je suis juriste. Mais, je ne connais pas le droit irlandais. Ici ça ne peut plus être mon métier."

- "OK, je vois. … Est-ce que vous êtes en règle ? Vous avez bien tous vos papiers français ?"

- "J'ai tout ça. Je suis européen, et j'ai mes papiers."

- "Mais, pourquoi avez-vous quitté la France, alors que votre métier est là-bas ?"

- "J'avais justement du mal à travailler. Je ne sais pas comment c'est en Irlande, mais en France tout est devenu très compliqué. Il faut avoir un tas de diplômes, être jeune et avoir de l'expérience. Ce n'est pas possible. Même pour faire n'importe quoi tout est compliqué, et on vous dit que vous n'êtes pas assez bien."

- "Je vois. …Nous avons aussi certaines choses comme ça ici. …Maintenant je comprends mieux."

Il disait ces mots tout en réfléchissant, fixant Daniel. Puis il se décida.

- "Bon, c'est OK ! Nous avons du travail au pub. Ce n'est pas la peine de vous embêter avec des références puisque vous n'en avez pas. Et puis ça m'embête aussi. Tout se complique, on perd du temps et de l'argent pour rien."

- "C'est bien vrai. Le temps passé à lire des références, voir des personnes, les questionner et faire tout un tas de manières, c'est du travail pour rien, au lieu de faire autre chose."

Le patron eut un petit rire amusé, accompagné d'un léger haussement d'épaule. En même temps il mit fin à la conversation.

- "Bien ! Voyez avec Jack. Vous serez barman avec lui pour apprendre. Quand vous saurez le boulot, vous serez barman le soir, avec John. Il y a beaucoup de touristes le soir. Pour salaire, c'est le même pour tous. Jack vous expliquera. Est-ce que ça va ?"

- "Ça me va très bien."

- "Alors vous commencez quand vous voulez. Ce n'est pas la peine de compliquer plus que ça. N'est-ce pas ?"

Il avait dit ça avait le même petit rire amusé. En même temps il tendit la main, autant pour sceller cette embauche que pour prendre congé. Il s'en alla juste après cette poignée de main, et en disant encore.

- "Bienvenue en Irlande …  et dans mon pub."

Daniel le remercia et serra aussi la main de son nouveau collègue, de l'autre côté du bar. Sa première journée en Irlande était heureuse. Il y avait encore peu de temps, lorsqu'il était en France, il n'aurait même pas osé rêver à un nouveau départ tant la situation était bloquée.

 

            Une seule journée suffit à apprendre le plus courant du travail. Jack expliquait tout, le faisait bien et avec sympathie. Cette nouvelle expérience ramena Daniel à son premier emploi. C'était un court emploi d'été. Le premier jour de travail, le chef de service s'était disputé avec ses collaborateurs qui refusaient d'apprendre à Daniel ce qu'il avait à faire. Ils prétextaient n'avoir pas le temps, disaient que ça ne faisait pas partie de leur travail, que ce n'était pas dans leur "définition de fonction" ni dans leur "description de poste". A cette époque, Daniel avait dix-sept ans. Il avait ainsi fait son premier pas dans le monde du travail. Les personnes n'avaient pas eu le moindre égard envers lui. Elles ne lui avaient pas adressé la parole, ne l'avaient pas regardé. Il s'était senti comme un intrus détestable, ce qui s'ajouta à ses traumatismes d'orphelin rejeté. Ce fut pour lui une mémorable toute première journée de travail. Celle qu'il vivait maintenant au pub la contrebalançait. Ses collègues comme les clients étaient amicaux, rendant le travail plaisant.

Rapidement, Daniel se trouva au bar le soir, en duo avec John. Les soirées n'avaient rien à voir avec les journées. Le monde se bousculait, les pintes de bière aussi, autant que les touristes. C'était un travail éreintant qui faisait faire une rotation aux trois barmans, dont Daniel. Régulièrement, l'un d'eux faisait la journée, et les deux autres servaient le soir. Il craignait toujours d'être reconnu par un éventuel touriste français. Il avait alors laissé pousser ses cheveux. Il avait aussi une moustache et une barbe assez rases, du contour des lèvres au menton. Son aspect était devenu celui d'un chanteur de rock à la mode du moment, et plus du tout celui d'un juriste au chômage. Il aurait été bien difficile de le reconnaître. Parfois, un Français oubliait un journal ou un magazine au pub, ou bien le laissait volontairement à Daniel. Les articles le captivaient toujours autant. Il tenait à savoir comment le climat social évoluait. Un titre le ramena aux tristes nouvelles qu'il avait l'habitude d'entendre.

"Un enfant de sept ans agresse son institutrice."

L'article renseignait davantage sur les circonstances. C'était sidérant.

"Mécontent d'une note, un enfant de sept ans s'est jeté sur son institutrice, l'a rouée de coups et griffée au visage. Les parents ont été aussitôt convoqués, mais le père aussi s'en est violemment pris à l'institutrice de même qu'à la directrice de l'école. Cette dernière a ensuite été brûlée au visage par la mère de l'élève. Pendant que le père tenait la directrice par les cheveux, sa femme a passé un briquet sous son menton et sur ses joues. Le couple et l'enfant sont repartis en mentionnant que ce n'était qu'un avertissement. Ils ont menacé d'asperger d'essence leurs victimes s'ils devaient revenir."

Daniel resta incrédule quelques secondes, avant d'avoir le regard attiré par un autre titre. Le reste des nouvelles était tout aussi ahurissant.

"Un hélicoptère attaque trois véhicules de transport de fonds."

"Avant-hier un commando de malfaiteurs a attaqué une base militaire dont l'emplacement reste encore secret. Un hélicoptère et des missiles air-sol y ont été volés. Le lendemain les malfrats ont utilisé l'hélicoptère volé pour attaquer trois véhicules de transport de fonds. Les trois fourgons blindés avaient quitté Paris en même temps, quelques minutes avant l'attaque. Ils se dirigeaient tous vers la même destination, mais par trois itinéraires différents. Un premier fourgon a été atteint, puis l'hélicoptère est allé aussitôt assaillir le deuxième fourgon pendant que sur place une équipe au sol dévalisait le premier véhicule. Le même scénario s'est reproduit pour les trois fourgons, le tout en l'espace de quelques minutes. Le nombre des victimes est très important, les militaires ont été surpris par une telle attaque en temps de paix. Parmi les convoyeurs de fonds, aucun n'a survécu. En tout, vingt-neuf personnes sont mortes, ce qui laisse autant de familles cruellement touchées. On ne sait toujours pas comment les valeurs contenues dans les véhicules blindés n'ont pas été détruites. Selon certaines sources, ce serait de l'or en lingots qui était transporté, ce qui apporterait un début d'explication. La police enquête. Une cellule d'aide psychologique a été mise en place."

 

 

Au pub, Daniel s'entendait bien avec ses collègues et le patron. Les clients l'aimaient bien aussi. C'était "Dany" pour tout le monde, surtout pour les clientes. Jamais il n'avait été tant remarqué des femmes. Un Français à l'étranger s'y trouve souvent avec une aura. Les clientes n'auraient pu l'ignorer.

Une fin d'après-midi, à l'heure où les barmans se relaient, les trois collègues se retrouvèrent ensemble. Le patron et des clients familiers étaient là aussi. Parmi les clients se trouvait surtout une cliente. Depuis plusieurs jours elle venait spécialement pour Daniel. Il l'avait bien compris mais ne voulait pas la conforter dans cette voie. Ses collègues le plaisantaient souvent à ce sujet. Cette fois, tous étaient en conversation à une extrémité du bar, la jeune femme à l'autre, sans quelle puisse entendre.

 - "Je n'arrive pas à comprendre comment Petra ne te plaît pas, Dany !"

- "Est-ce que tu es gay, Dany ? Tu n'es pas gay n'est-ce pas ?"

- "Non, je ne suis pas gay. Oubliez-moi un peu, et oubliez Petra aussi."

Il était un peu agacé et ses réactions poussaient encore les plaisanteries de ses collègues. Le patron riait d'aussi bon cœur.

 - "Un tas de types n'attendent que ça avec elle ! C'est une fille superbe qui n'attend que ça avec toi ! Et toi tu n'en veux pas !?"

- "Mais je ne la connais pas moi !"

A cette réponse, une seconde de silence suivit, un temps de stupéfaction avant que tous n'éclatent de rire en même temps. Embarrassé, Daniel voulut s'expliquer.

 - "Je ne vois pas ce qui vous fait rire. Comment est-ce qu'on peut faire quelque chose avec une fille qu'on ne connaît pas ? Hmmm ? C'est débile. On ne la connaît pas, on n'éprouve rien pour elle, et d'une seconde à l'autre on se met à l'embrasser, et… beaucoup plus… comme si on avait de l'affection pour elle. C'est débile. Ceux qui font ça imitent bêtement les autres, comme des singes. En réalité il y a des choses qu'ils n'aiment pas dans ce qu'ils font, mais ils ne voient même pas clair en eux. Réfléchissez ! Tout ça est absurde."

Il n'y croyait pas mais avait marqué un point important. Le plaidoyer avait été entendu. Les rires cédaient la place à quelques interjections, lesquelles cachaient une réelle prise en considération. Sa surprise passée, il en profita pour continuer encore.

- "Et puis tout le monde est passé sur cette fille, ça me rebute et…"

Il s'arrêta net. Petra venait vers le petit groupe qu'ils formaient.

- "Alors ? Qu'est-ce qui se passe ? D'habitude vous m'appelez pour rire avec vous."

D'un seul coup, autour de Daniel tout le monde eut à faire, ce qui arrangeait bien Petra. Il dut répondre à sa conversation, avant d'être sauvé par un groupe de clients qui venait d'arriver. Cette fois il s'en était sorti comme ça, d'autres fois il s'en sortait autrement. Chaque jour était ainsi, jusqu'à ce que Petra comprenne qu'elle n'avait rien à attendre. Mais, elle resta prête à tout et le disait clairement et sans contour.

- "Quand tu me voudras, tu auras juste à le dire, Dany. N'importe quand."

Daniel répondait par un laconique "OK, message reçu", ou encore par "tu me l'as déjà dit". Petra riait alors, sûre d'elle, sûre de n'avoir qu'à attendre. Les jours passant, elle finit par espacer ses venues au pub, sans toutefois abandonner. Elle vint moins souvent, mais assez régulièrement pour qu'on ne l'oublie pas.

 

            Le temps commençait à passer, et Daniel n'avait pas encore vu le reste de l'Irlande comme il en avait l'intention. Mais plus rien ne le pressait maintenant. Auparavant il voulait le faire avant que l'argent ne manque, et avant de s'établir quelque part. Maintenant il n'était plus dans la même situation. Il se renseignait afin de devenir citoyen irlandais. Il voulait s'installer en Irlande où il se trouvait bien et avait pu recommencer sa vie. Il avait retrouvé un travail alors qu'en France il aurait difficilement changé de métier et retrouvé un travail dit normal.

Il songeait parfois au Royaume Uni, où il aurait pu s'installer aussi. L'itinéraire qu'il avait suivi avait placé l'Irlande à la fin. S'il avait pu voir davantage de l'Irlande lors de son premier voyage, il n'y serait pas revenu. Il serait alors resté en Ecosse, en Angleterre ou au Pays de Galles.

En attendant de visiter le reste de l'île irlandaise, il avait plaisir à travailler, à être en contact amical avec les clients, à discuter et plaisanter avec eux. Ses heures de travail au pub étaient fatigantes mais sans stress. Il pouvait rentrer le soir et dormir tranquille, sans se sentir menacé par un patron ou des employés qui l'auraient accablé. C'était souvent le cas lorsqu'il travaillait en France. Il y avait toujours quelqu'un pour l'accuser dans son dos, lui imputant une prétendue faute pour un délai non tenu ou un travail mal fait. Son nouveau travail avait la particularité d'être exempt de tout aspect conflictuel, contrairement à certaines professions ou certains emplois qui le sont par définition. De son travail Daniel était donc physiquement fatigué, mais moralement heureux. Il avait rarement eu de telles relations avec autrui, des relations uniquement plaisantes. Son métier précédent et les situations où il avait été mis lui avaient donné d'autres états d'âme, qui eux-mêmes lui faisaient avoir d'autres relations avec autrui, des rapports moins plaisants. Dans une situation différente, comme celle où il était maintenant, il était un autre et se découvrait lui-même.

Les difficultés professionnelles, les fourberies, les calomnies, les rapports de force, les conflits, il n'y avait rien de tout ça dans sa nouvelle situation. Il pouvait s'en aller l'esprit tranquille et ainsi profiter du reste de sa vie. Grâce à cette paix il avait aussi trouvé l'oubli, un oubli nécessaire à la cicatrisation de plaies de son passé. Il se gardait bien de les rouvrir. Mais, il gardait l'intention d'y revenir un jour, pour mieux les comprendre, lorsqu'elles ne le feraient plus souffrir. Quelquefois il se remémorait ce qui pouvait l'être. Il se rappelait sa lutte sociale, qui lui avait donné un visage acariâtre. Il se rappelait aussi des difficultés que certains collègues lui avaient fait dans sa vie professionnelle. Il comprenait alors ses réactions passées, des réactions qu'il avait pu se reprocher. Il savait maintenant qu'elles étaient légitimes. Il voyait mieux la différence entre les situations précédentes et la vie normale qu'il avait maintenant. Il comprenait qu'il n'avait fait que réagir à ce qu'il avait subi, et que c'était une réaction normale. Il se disait aussi qu'il n'avait jamais donné de coup, mais seulement tenté de s'en défendre. Surtout, malgré tout ce qu'il avait eu, il était heureux de n'être jamais tombé dans la méchanceté, ce que font beaucoup de gens. Il n'avait jamais reproduit ce qu'il avait subi, jamais usé des mêmes méthodes. Ce qu'il avait subi n'avait pas fait de lui un homme méchant, ni révélé un fond méchant. Il y avait ce fait, mais en plus il avait même essayé de conduire ses contemporains à améliorer ce qui pouvait l'être, à commencer par le problème des sans-abri.

Les quelques retours dans le passé qu'il pouvait faire ainsi, sauf dans le passé douloureux, lui permettaient de comprendre, puis de restaurer son amour propre qui parfois doutait, chancelait. Dans sa nouvelle vie, il était toujours le même tout en étant un autre. Sa vie était meilleure, de là son sourire aussi, comme sa bonne humeur et son contact avec les autres. Il était davantage lui-même.

De cette nouvelle situation, il commençait maintenant à penser à ne plus rester seul, à rêver d'une compagne. Auparavant il n'y songeait même pas. Sa situation ne lui permettait pas de l'envisager, il ne l'envisageait donc pas. En fait cette idée n'avait pas pu s'établir, il ne s'en était pas rendu compte. C'était le résultat de la situation qu'il subissait. Il le comprenait maintenant. Il voyait cela comme si l'organisme réagissait de lui-même. "On n'envisage naturellement une compagne que si la situation s'y prête", c'est ce qu'il en déduit. Il supposait qu'un mécanisme naturel, ancien et profond, devait diriger l'envie d'avoir une compagne. Il pensait à un probable mécanisme remontant aux origines de l'homme. Dans le cas de conditions de vie ou de survie trop rudes, aucun souhait de compagne ne pouvait s'établir, limitant ainsi la progéniture. Il supposait qu'il avait été dans ce cas là.

Au pub, les conversations venaient quelquefois sur le sujet du couple et de la vie à deux. Pour ça aussi Daniel était souvent questionné. Ses fans-clientes voulaient absolument connaître ses pensées. Certaines s'y seraient immiscées au plus intime et au plus indiscret si elles l'avaient pu. Malheureusement pour elles, Daniel était bien plus réservé que leurs attentes. Une fois cependant, lors d'une conversation entre clientes, il finit par y participer et avec un engagement qu'il ne voulut pas. Cela avait commencé alors qu'une cliente faisait part de sa dernière expérience de couple. Elle concluait.

- "Je veux rester seule. Les hommes n'en valent vraiment pas la peine."

Ses interlocutrices l'écoutaient, mais toutes ne partageaient pas ce point de vue.

- "Pourquoi dis-tu ça ? Ça n'a pas marché avec ce gars, mais tous les hommes ne sont pas pareils."

Quelqu'un d'autre complétait encore.

- "Et puis tu as des torts. Si j'étais un homme, moi aussi je t'aurais quittée."

Ce qui avait été dit l'avait été gentiment, un peu pour détendre l'atmosphère, un peu pour faire comprendre une erreur. Mais, ces propos ne pouvaient pas être admis. La réaction n'était pas prévue, le ton commençait à monter.

- "Comment ? …Qu'est-ce que tu dis ? On ne s'est connus qu'un mois et ce type m'a brisé le cœur ! Et tu dis que tu aurais fait la même chose !? Pourquoi prends-tu sa défense !?"

- "Elle ne prend pas sa défense. Ne te fâche pas. Tu dis que tu n'étais pas sûre, que vous n'aviez rien en commun. Il a pensé la même chose et il a préféré arrêter. Personnellement je crois aussi que c'est mieux de rompre rapidement."

- "Oui. Et tu dis aussi que tu avais quelqu'un d'autre en même temps que lui. Franchement, rien que pour ça je t'aurais quittée si j'étais un homme. Mets-toi à sa place."

- "Et moi ? Tu n'as pas pensé à moi ! Tu fais comme les hommes. Lui non plus n'avait pas pensé à moi. Tous des égoïstes ! Les hommes ne pensent qu'à eux. Il m'avait déçue ! C'est pour ça que j'avais quelqu'un d'autre, c'est de sa faute."

- "S'il t'avait déçue, il fallait rompre avec lui dans ce cas."

- "Oh mais… écoutez-moi cette moralisatrice ! Il m'avait déçue, brisé le cœur ! J'attendais autre chose de lui, sûrement trop."

Dans le petit groupe de jeunes femmes, deux partis se faisaient.

- "C'est comme ça avec les hommes. On n'a jamais ce qu'on attend d'eux. Ils n'en valent pas la peine, c'est bien vrai."

- "Il faut savoir qu'ils ne pensent qu'à eux, et savoir qu'il ne faut jamais rien attendre d'un homme. Comme ça, on n'est pas déçue."

- "Je ne comprends pas pourquoi vous parlez comme ça. Qu'est-ce que vous attendez d'eux au juste ?"

- "Qu'ils pensent à nous ! Tu comprends rien ou quoi ?"

- "Ils sont jamais sur la même longueur d'onde. Si tu penses sortir un soir en amoureux, arrive le soir ils ne comprennent rien. Tu t'es habillée, préparée, mais ils ne penseront pas à sortir."

- "Bien-sûr, si tu n'as rien dit ! Comment veux-tu qu'ils lisent dans tes pensées pour savoir que tu veux sortir."

- "Mais ça se comprend, non !?"

- "Mais non, ce n'est pas si évident à comprendre. Moi aussi je peux m'habiller me faire belle et vouloir rester en tête-à-tête."

- "Toi tu n'es pas normale."

- "Elle est aussi normale que toi ! On ne peut pas attendre quelque chose de précis de quelqu'un et le laisser deviner. Et lui aussi peut attendre quelque chose de nous, et être déçu."

- "Les hommes, être déçus de nous !? Ça risque pas. Ils pensent plutôt à la bière ! Parle leur plutôt de football. De nous les femmes il n'y a qu'une seule chose qu'ils veulent. Ils sont bien tous les mêmes."

- "C'est ça, ils n'en valent pas la peine !"

Les dernières personnes qui venaient de parler avaient fini par laisser muettes les autres. Ce silence opportun fit retomber les tensions naissantes. Des verres recommençaient à se lever pendant que les visages se détendaient un peu. Mais, Daniel avait eut la mauvaise idée de venir débarrasser la table à ce moment là. La conversation fut alors relancée.

 - "Qu'est-ce que tu penses de tout ça Dany ? Est-ce que c'est pareil en France ?"

Embarrassé, il ne savait que faire. Ce genre de conversation n'est jamais exempt de risques, sauf à parler sans franchise. Répondre par son opinion pouvait susciter des passions. Il lui restait l'alternative de dire quelque chose sans rien vraiment dire.

- "Oui c'est pareil. Partout dans le monde on entend à peu près la même chose dans des langues différentes, enfin…je crois."

- "Mais qu'en penses-tu ?"

La question se resserrait.

- "Qu'est-ce que je peux en penser ? Tout le monde à tort et raison à la fois. Il faut écouter tous les avis. Hommes, femmes, on doit s'écouter."

On attendait une autre réponse. On n'était pas dupe.

- "Tu triches Dany ! Tu ne réponds pas."

- "OK, je ne tricherai plus. Alors je dis sans tricher que je préfère ne pas répondre."

Il se fit plaisamment huer par toutes les femmes et le reste des clients. C'est un homme qui le poussa à parler un peu plus.

- "Réponds franchement Dany. Elles t'ont demandé ton avis, n'aie pas peur de leur donner. Tu le dois, sinon tu te défiles."

L'embarras se faisait grand. Plus que s'exprimer, il craignait surtout de se retrouver engagé dans un débat à fortes convictions. Défendre les siennes l'aurait poussé dans une situation comme celles qu'il avait quittées. Mais, le client l'avait bien souligné, il devait donner l'avis demandé. Il ne s'en sortirait pas facilement, alors, s'il devait répondre, ce ne pouvait être autrement que par la franchise. Après un silence, visiblement embarrassé, manifestement prudent, il répondit.

- "En toute franchise, sur ce qu'on vient d'entendre, je pense aussi qu'on ne peut pas attendre quelque chose de précis d'une personne qu'on ne connaît même pas. Chacun à une personnalité, et elle ne correspond pas forcément à ce qu'on s'est imaginé. Je crois que c'est souvent ça le problème. On imagine, on attend quelque chose de l'autre, on ne lui dit même pas, et on croit qu'il va faire naturellement ce qu'on a rêvé. Forcément, tout ça n'est pas possible, et forcément on est déçue. On ne peut pas reprocher ça à quelqu'un."

- "Tu as raison Dany ! On est forcément déçue des hommes, je suis d'accord. Et on n'a pas à nous faire de reproche."

- "Mais non, c'est pas ça ! Il a dit le contraire ! Tu ne comprends rien !"

- "Quoi ? Je suis aussi intelligente que toi pour comprendre !"

- "S'il vous plaît. S'il vous plaît… laissez Dany continuer."

- "Je me suis mal exprimé, excusez-moi. C'est classique ce genre d'incompréhension. On dit une chose et c'est tout à fait une autre qui est comprise."

Certaines s'impatientaient.

- "OK, continue !"

- "…Je veux dire que c'est une erreur d'attendre quelque chose d'un homme qu'on ne connaît pas. Il ne faut pas mettre des espoirs avant de le connaître. C'est à cause de ça qu'on est déçue. On ne peut pas reprocher à un homme de ne pas correspondre à un rêve."

- "Tu veux dire que j'ai rêvé ?  ! Ce gars était un con et il m'a brisé le cœur. J'ai pas rêvé !"

- "Si, tu as rêvé. Tu dis bien qu'il n'a rien fait de ce que tu attendais de lui. Si tu attendais quelque chose de lui, tu l'as fait trop tôt. Tu as transposé sur lui un rêve, une attente."

La jeune femme ne savait comment répondre. Elle restait silencieuse, mais l'expression de son visage ne trompait pas sur sa totale désapprobation. Elle se sentit en devoir de donner une réponse, pour sauver la face, ne pas avoir tort, mais elle n'avait pas d'argument.

- "J'ai pas rêvé. Ça ne tient pas debout ce que tu dis."

La réponse résonnait d'entêtement, et Daniel s'en trouva démuni. On ne peut raisonner un entêtement. Il voulut arrêter la conversation.

- "Que ça tienne debout ou pas, on m'a demandé mon avis et je viens de le donner. Je crois que c'est stupide de traiter de con quelqu'un parce qu'il n'est pas comme soi. Dire des hommes qu'ils n'en valent pas la peine c'est encore s'enfoncer dans l'erreur. Voilà mon avis. … J'ai du travail maintenant."

Si lui pensait s'arrêter là, ce n'était pas l'intention de son interlocutrice.

- "Alors tout est ma faute !? C'est ça que tu veux dire ? Peut-être que je suis coupable ? Le diras-tu aussi ?"

Une autre femme tentait de contenir cette colère qui commençait à s'exprimer sans retenue.

- "Du calme, …du calme. On est là pour discuter, pas pour une querelle."

- "OK ! Je reste calme. Mais, bon sang, réponds donc, Dany !"

Embarrassé, entraîné dans ce qu'il redoutait, il cherchait ses mots et le ton adéquat.

- "Il n'y a pas de coupable ni de fautif. Tu as une personnalité, lui une autre, et elles ne se correspondent pas, c'est tout. Tu lui as imaginé une personnalité comme tu en rêvais, alors qu'il est autrement. C'est assez naturel, mais ça entraîne dans l'erreur."

- "J'ai pas rêvé, j'ai pas imaginé !"

Daniel resta un instant sans mot avant de retenter d'expliquer. Il voulait se faire comprendre par elle ou par les autres personnes. Il reprit.

- "Mais… enfin…Tu as forcément rêvé. Tu dis toi-même que tu ne le connaissais que depuis un mois, tu ne pouvais donc pas le connaître assez. Mais, sans le connaître, tu attendais de lui quelque chose, quelque chose de précis puisque tu dis qu'il n'a rien fait de ce que tu attendais."

- "Non, je n'attendais rien de précis. Mais j'attendais autre chose de lui, c'est vrai."

- "Tu te contredis. Tu vois bien que tu attendais quelque chose, tu viens encore de le dire."

- "Quoi ? Qu'est-ce que j'ai dit ?"

- "Tu viens de dire qu'il ne s'est pas comporté comme ce que tu attendais de lui. Tu attendais bien quelque chose."

- "Qu'est-ce que j'attendais ?"

- "Je ne sais pas, moi. C'est toi qui le sais."

- "Tu vois bien que tu ne sais rien. Tu dis n'importe quoi. D'ailleurs tu es un homme, comment pourrais-tu savoir ?"

- "Mais savoir quoi ?"

- "Mais ce qu'il m'a fait."

- "Tu m'embrouilles, je finis par perdre le fil de mes idées. … Bon, qu'est-ce qu'il t'a fait ?"

- "Ce qu'il m'a fait ? Ce qu'il m'a fait !? Il m'a brisé le cœur ! Voilà ce qu'il m'a fait !"

- "OK… OK…Tu l'as dit. Explique nous ce qui t'a brisé le cœur."

- "Mais…expliquer quoi ? Ça se comprend, non ?"

- "Hmmm…non. Pas vraiment."

Il se dit en même temps que son avis avait peut-être été peu clair, trop emmêlé. Il ajouta alors.

- "Franchement, si tu étais avec un autre homme en même temps qu'avec lui, à sa place je t'aurais quittée moi aussi."

La réponse fut contenue une fraction de seconde avant de sortir sèchement.

- "T'es vraiment un homme toi ! Tu ne comprends rien à tout ça ! Et tu veux toujours avoir raison, comme tous les hommes !"

La conversation prenait de plus en plus l'aspect de l'entêtement absurde. Son avis sollicité avait été donné en pure perte, ce qu'il dirait encore le serait aussi.

- "OK. On arrête là ? C'est mieux il me semble. J'ai du travail, et j'ai donné mon avis comme on me l'a demandé."

- "Tu peux travailler, les hommes ne sont bons qu'à ça, jusqu'à ce qu'ils deviennent feignants. Tu as raison Dany, comme toujours. Je ne reviendrai plus ici."

Elle sortit aussitôt du pub, suivie de trois de ses partisanes. La dernière à sortir jeta un regard sombre et furtif à celles qui restaient, puis, d'un digne mouvement de menton elle releva la tête, se retourna et partit.

Le silence suivit leur départ, puis peu à peu les conversations reprirent. Daniel se sentait gêné, très gêné. Il reprit son travail se disant qu'encore une fois il n'avait pas su se retenir de parler. Il resta ainsi quelques minutes à ruminer la conversation et les reproches qu'il se faisait. Il fut très mal à l'aise jusqu'à ce que son travail le conduise à aller débarrasser la table à côté du groupe des jeunes femmes qui étaient restées. Lorsqu'il fut à côté, l'une d'elles lui dit

- "J'ai bien aimé ce que tu as dis Daniel. Elles l'ont mal pris, mais ce que tu disais était clair… plus… équilibré."

Elle étaya ces quelques mots en approuvant encore de la tête. Ce qu'elle venait de dire eut aussitôt un effet thérapeutique. Le réconfort procuré se lut sur le visage de Daniel, sans équivoque. On entendit çà et là quelques approbations encore. Un homme prit la parole.

- "J'en ai vu une, à la télé, une chanteuse qui débarquait dans un hôtel. Elle demandait qu'on pose les bagages et les hommes dans un coin. Moi, celles-là elles m'emmerdent autant qu'elles me font de la peine."

Daniel craignait que le débat ne soit relancé, car un autre homme y répondait.

- "Mais il y en a de plus en plus des comme ça."

- "Laisse les donc pleurnicher dans leur coin. Elles ne voient qu'une partie des choses. Elles ne peuvent que finir seules. Y'a rien à faire."

Contrairement à ce qu'il craignait, le débat ne reprit pas. Il n'y eut pas de réponse à ces mots. Pensant pouvoir ajouter quelque chose sans passion, il conclut alors, calmement et sur le ton du regret.

- "Toutes ces idées à côté de la raison, sur les hommes, les femmes, en français j'appelle ça être nunuche."

Il venait de dire nunuche en français, ce qui déclencha une curiosité générale. On le fit répéter, expliquer le sens, puis épeler et répéter encore pour celles qui tentaient de le dire. C'était presque imprononçable pour la plupart, le son "u" n'existant pas dans leur langue. L'hilarité refit surface, répondant aux "niouniout'che" et autres "niouneu'che".

Tout ceci dissipa l'humeur passée, mais Daniel en retint la leçon. Il ne voulait plus s'exprimer comme il l'avait fait. Il avait fuit bien des problèmes insolubles, parmi lesquels l'aveuglement, l'entêtement insensé, les réactions d'orgueil de personnes qui n'admettent pas d'avoir tort, ou n'admettent pas d'être raisonnées par quelqu'un comme lui. Tout ça, il l'avait déjà connu. Plus que jamais maintenant il voulait le fuir, excédé, écœuré de ses situations passées, restées toutes sans issue. Il se jurait de ne plus répondre s'il se trouvait encore dans une même situation. "Ça ne sert à rien de raisonner ceux qui ne veulent jamais comprendre." se disait-il. "J'ai bien failli recommencer la même erreur." ruminait-il encore. "Que les cons se débrouillent entre eux puisqu'ils le veulent ainsi, moi j'ai assez essayé, et payé."

Au pub cet incident fut vite oublié. En fait, il n'avait pris aucune proportion, sauf dans l'esprit de Daniel. Il n'y avait que pour lui qu'il pouvait prendre une dimension importante. Pour tous les autres ce n'était même pas incident. C'était seulement le quotidien d'un pub où peuvent parfois ou souvent s'entendre de telles conversations. Les jours se succédèrent, tout continua comme c'était. Il resta apprécié autant qu'avant, et même davantage pour sa franchise.

Après cet épisode, il se renfrogna un peu plus. Tout en restant le même vis-à-vis des clients, il reprit une routine où il ne s'exprimait plus que pour des plaisanteries et des banalités. Pour le reste, il se renferma, gardant ses idées et ses réflexions pour lui.

 

Durant une période il eut l'esprit dans un monde entre l'Irlande et la France, cette dernière selon ce qu'il pouvait en savoir. Il achetait régulièrement des journaux français, de ceux qu'il pouvait trouver à Dublin. Les articles ne le réjouissaient jamais.

"Au Trakasthan, la menace chimique et biologique serait révélée. Les experts des Nations Unifiées ont remis un rapport selon lequel des armes chimiques et biologiques seraient bien fabriquées et stockées dans de nombreux endroits du pays. Dans le monde, de nombreux états réfutent ce qui est indiqué dans le rapport des experts. Le ministre français des affaires étrangères a qualifié le rapport de bombinette médiatique à la solde des Américains. Les gouvernements de plusieurs pays s'opposent à une nouvelle guerre contre le Trakasthan."

"Pédophilie  : concernant le meurtre de la jeune Aléna, les premiers éléments de l'enquête ont été révélés à la presse. Selon ces éléments, elle aurait été violée et tuée le jour de sa disparition. Des marques sur son cou indiquent qu'elle serait morte par strangulation. Des mains de différentes tailles y ont laissé leurs traces. La police est prudente, elle ne révèle pas encore l'identité des meurtriers présumés. Ils seraient au nombre de deux, dont l'un serait du même âge que sa jeune victime de onze ans. L'autre agresseur serait à peine plus âgé. Une marche blanche a été organisée. Une cellule de soutien psychologique a été mise en place."

 

            Des mois étaient maintenant passés depuis son arrivée en Irlande. Il s'y était installé, cependant il vivait encore dans une modeste location en attendant de choisir un lieu d'Irlande où il aimerait vivre. Peut-être resterait-il à Dublin, peut-être pas. Il comptait y rester tant que son travail au pub l'y attacherait. Intellectuellement il se sentait dans une situation provisoire qui devait mener à une autre où enfin il poserait ses bagages.

Il était justement en train de songer à cela un jour, tout en travaillant, lorsqu'il fut détourné de ces pensées. L'heure était plutôt calme, le pub était presque vide. Une cliente entra. Son arrivée attira son regard, mais pas seulement. Une fois le regard posé sur elle, son attention fut captivée. Du bar, où il rangeait des verres, il la vit avancer vers lui avec derrière elle, en contre-jour, la lumière de la porte d'entrée et des fenêtres. Cette luminosité était celle d'une belle journée aux tons chauds. Elle entourait cette arrivante d'un halo lumineux, comme dans une photo d'art. Pendant quelques secondes il ne put voir que sa silhouette qui marchait. Elle était à la fois fascinante et séduisante. Pendant qu'elle s'approchait, il distinguait les contours d'une abondante chevelure bouclée qui tombait sur ses épaules. Sans s'en rendre compte il appréciait aussi une démarche élégante, féminine, peu commune. Lorsqu'elle fut dans la lumière des lampes qui éclairaient le bar, le contre-jour s'évanouit et laissa voir ce qu'il avait dissimulé. La jeune femme sembla apparaître dans la lumière. Elle était rousse, aussi rousse que le stéréotype attribué aux Irlandaises. Elle avait aussi un teint de peau très clair qui ramena Daniel à une expression entendue. Il n'arrivait à s'en souvenir. Elle disait quelque chose comme "milky", "laiteux", à propos de la peau. Il l'avait entendue, il en était sûr, mais il ne parvenait à se rappeler l'expression exacte que cette belle personne semblait incarner. Il comprenait en la regardant ce que pouvait être une peau "milky", claire comme le lait. Elle était claire en effet, mais sans être pâle. Contrairement à ce qu'aurait pu faire penser sa chevelure, elle n'avait aucune tâche de rousseur. Son visage et ses mains étaient aussi immaculés que le lait. Daniel était fasciné et ne pouvait se détourner de sa singulière beauté. C'est elle qui le tira de sa fascination. Installée au bar, elle demanda simplement, un peu gênée.

- "Est-ce que vous auriez un stylo, s'il vous plaît ?"

Durant un moment il la regarda sans réagir. Il était séduit par le bleu de ses yeux. Il appréciait les traits de son visage, les ondulations de ses cheveux.

Devant l'absence de réaction, elle inclina doucement la tête de manière à marquer sa surprise. Puis, elle reposa sa question.

- "Auriez-vous un stylo … s'il vous plaît ?"

Ces derniers mots agirent comme un déclic. Il sembla le ranimer comme si un hypnotiseur venait de claquer des doigts pour le réveiller.

- "Un stylo… oui… un stylo… bien sûr."

Il dit ces mots tout en cherchant. Il regarda les étagères, sans savoir ce qu'il devait y prendre. Il avait répondu, mais n'avait pourtant rien compris. Il croyait machinalement qu'elle avait commandé une boisson, et il la cherchait du regard dans les étagères. Réalisant son erreur, il comprit enfin la demande.

- "Ah oui ! Un stylo… oui… un stylo. Voilà."

Elle en fut ravie, et lui confus. Elle remercia en ajoutant, avec la même douceur,

- "Est-ce que je peux m'asseoir un instant à une table ?"

- "Une table… oui. Oui, bien-sûr."

Il le dit à regret. Sans bien s'en rendre compte cette idée lui déplaisait, parce qu'à une table elle ne serait plus aussi près de lui. De sa vie il n'avait été dans cet état.

Lorsqu'elle fut assise, il en profita pour se ressaisir. Il se rendait compte de son attitude inhabituelle, se sentait puéril. Il reprit la maîtrise de lui-même aussi vite qu'il l'avait perdue. Après tout, ce n'était qu'une cliente comme les autres. Il tenta de se raisonner ainsi, s'estimant ridicule d'avoir été autant charmé. Mais, elle avait bien quelque chose de différent.

Le pub étant presque vide, et lui peu occupé, il ne put s'empêcher de s'intéresser à elle. Il l'observa discrètement. Elle écrivait quelque chose d'une main appliquée. Ce devait être la raison qui l'avait conduite au pub. Ce qu'elle avait à écrire était peut-être urgent. Il continua à l'observer tout en s'interrogeant.

Lorsqu'elle eut fini d'écrire, elle revint vers le bar, tendit le stylo emprunté, remercia encore une fois, et y ajouta un sourire. Daniel fut subjugué un court instant. Il prit le stylo et essaya d'échanger quelques mots.

- "Vous êtes étudiante ?"

Elle parut un peu surprise par la question, mais répondit volontiers.

- "Oui, je le suis. Comment le savez vous ?"

- "Je ne le savais pas. Il y a parfois des étudiants qui viennent ici pour écrire, comme vous."

- "Ah, vraiment ?"

Elle était toujours un peu gênée. Il voulait la mettre à l'aise.

- "Vous pouvez venir quand vous le voulez, ça ne dérange pas."

Elle sourit largement, heureuse de la proposition qui semblait tomber à point.

- "Merci. C'est très aimable, ça me sera sûrement utile. Je viens d'arriver à Dublin. Je me sens perdue."

- "Perdue ? Vous venez d'arriver ? Alors, moi qui suis Français, je connais peut-être Dublin mieux que vous."

- "Français ?  ! Je n'avais pas compris que votre accent est français."

- "Et vous ? D'où êtes-vous ? Vous êtes bien Irlandaise, n'est-ce pas ?"

- "Oui, je suis Irlandaise, mais pas de Dublin. Je viens du Wexford, plus au sud."

- "J'espère bien visiter cette région. Depuis que je suis en Irlande, je travaille ici, à Dublin. Je ne connais pas le reste."

- "Je ne connais pas toute l'Irlande moi non plus. … C'est rare de rencontrer un français qui travaille en Irlande."

- "Vous devez avoir raison. Lorsque j'étais à Paris, j'ai souvent vu des Irlandais qui y travaillaient, plus que des Français qui travaillent en Irlande."

- "Vous êtes de Paris ! Je rêve de connaître Paris !"

Daniel se souvint un instant de ce qu'il avait fui, pensa au fond de lui qu'il ne pouvait même pas rêver d'y emmener cette jeune femme. Il en eut un pincement au cœur. Il répondit, mal à l'aise.

- "Vous savez, ce n'est pas si merveilleux. Je trouve que Dublin a plus de charme, et une meilleure qualité de vie."

- "Vraiment ? Pourtant Dublin est une si grande ville."

- "Paris l'est encore plus. C'est une très belle ville, mais elle est aussi grise, et plus polluée à mon avis."

- "C'est bien triste alors. J'aimerais beaucoup voir Paris, mais certainement pas y vivre."

- "Je vous comprends tout à fait."

- "Je viens d'une petite ville du Wexford. Je n'aime pas les grandes villes. On n'y vit pas bien."

- "Je le pense aussi. … Et ici, quelles études faites-vous ?"

- "En fait, je viens d'avoir mon diplôme de vétérinaire. Je cherche un job maintenant."

- "Comme vétérinaire ? Ou autre chose en attendant ?"

- "Comme vétérinaire si je peux. Sinon autre chose. L'idéal serait de travailler pour le zoo de Dublin, mais je suis trop débutante. Je cherche dans les petites cliniques vétérinaires, pour avoir un peu d'expérience."

- "Je vois. Il y en a beaucoup par ici ?"

- "Quelques-unes. Après je compte m'établir, chez moi, dans le Wexford, pour soigner des animaux de ferme."

- "Rude métier."

- "Beau métier."

 …/…

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/…

Dans le fil de telles conversations, Daniel voulut lui dire quelque chose de plus important pour eux, plus important qu'un simple échange de points de vue. Mais, ses mots eurent toujours du mal à venir. Il s'efforça un jour davantage.

- "Tu sais, Kate… je… Tu sais……Je voudrais… … … et même plus que ça…"

Il s'arrêtait, faute d'arriver à formuler quelque chose comme il le cherchait. Kate l'écoutait, attentive, mais sans pouvoir comprendre.

- "Que veux-tu me dire ? … Pourquoi es-tu si gêné ?"

- "…Depuis que je te connais, Kate… Nous nous connaissons… ça ne fait pas longtemps, je sais, mais ça fait un peu de temps tout de même…"

Toujours aussi attentive Kate attendait la suite, sans savoir si elle devait craindre ou espérer. Mais, craindre quelque chose de lui fut écarté. Toujours aussi douce, elle l'encouragea à compléter.

- "Continue Dany. … S'il te plaît."

- "Kate, je ne pourrais plus me passer de toi ! Je voudrais qu'on fasse route ensemble désormais, qu'on vive ensemble."

Elle eut soudain un sourire magnifique. Fermant les yeux elle releva la tête et sembla remercier pour ce qu'elle venait d'entendre. Il ajouta.

- "Si tu veux de moi…… moi il n'y a rien que je veuille davantage."

Elle prit un air plus sérieux, puis, d'une manière quasi solennelle, elle répondit.

- "Je vais être claire avec toi Dany, très claire, et c'est normal…"

Durant cet instant, c'est alors Daniel qui craignit la réponse. Kate continua, gênée aussi.

- "…Comme je te l'ai dit… ma personnalité n'est pas celle des idées actuelles. Avec les hommes, j'ai eu une autre approche. J'ai eu une autre façon de vivre, autre que ce qu'on peut voir dans les films ou chez beaucoup de gens, ici à Dublin, ou ailleurs. J'ai d'autres idées."

A son tour, Daniel écouta attentivement. Kate continuait. Elle était gênée, mais tenait une attitude digne, et fière.

- "Dany, je n'ai jamais connu d'homme. Je l'ai voulu ainsi. … Il n'est pas question de me donner à un, et puis me livrer à un autre, et encore, et encore, et avoir donné ce que mon propre mari ne pourra plus avoir de moi. C'est ce qui se fait aujourd'hui, je le sais, mais, ce n'est pas pour moi, je n'en veux pas. … Comprends-tu ?"

- "Je comprends… C'est… comment dire… C'est très honorable… Très honorable et… inespéré… Je veux dire… je ne pensais plus trouver…"

Il ne trouva les mots mais elle avait compris. Pour ne pas le laisser bégayer davantage, elle reprit.

- "Un seul homme me connaîtra, c'est celui que j'aimerai. Mais, surtout, il devra se comporter en homme… Pour être encore plus claire, si tu me veux, Daniel, alors il faut te comporter en homme, digne de ce nom, … c'est à dire m'épouser."

A cet instant, c'est Daniel qui s'en trouva aussi heureux que soulagé par l'acceptation. Il bégaya et pensa subitement à clarifier quelque chose avec elle.

- "Mais…Qu'est-ce que…Qu'entends-tu par… t'épouser ?"

Etonnée par la question, elle répondit sur un ton plus vif.

- "Tu ne sais pas ce que ça veut dire, m'épouser ?"

- "Bien-sûr que si, mais… tu veux dire… t'épouser à l'église ? … Kate… j'ai toujours eu l'intention de t'épouser, je ne voyais pas ça autrement mais… mais…c'est à dire… Kate, je ne crois pas en l'Eglise ! Je veux t'épouser, mais pas dans une église !"

Elle fronça un peu les sourcils, comprenant mal, inquiète aussi.

- "Que veux-tu dire par m'épouser sans église ? … Tu n'es pas catholique peut-être. … Es-tu protestant ?"

- "Ni catholique, ni protestant. … Tu sais… en France on peut se marier sans devoir aller à l'église… Je veux d'un mariage, mais pas d'un mariage religieux, parce que cette foi n'est pas la mienne, je n'y crois pas. On peut s'épouser sans rien de plus que de le faire sincèrement.  Comprends-tu ?"

Elle ne comprenait pas du tout. Tout cela était bien en dehors de ce qu'elle avait l'habitude de penser. Une union sans rituel religieux n'en était pas une pour elle. D'autres idées habitaient son esprit.

- "Mais, nous devons nous marier devant le Seigneur. Sinon nous ne sommes pas mariés. … Quelle est ta foi ? En as-tu une au moins ? Ne me dis pas que tu es athée."

- "Je ne suis pas athée. … Je me suis intéressé à la Bible… je crois en l'existence de l'Etre Suprême… notre créateur… mais je ne crois pas en l'Eglise. Jamais je n'aurais l'hypocrisie de me marier dans une église, parce que je n'y crois pas. Je sais que pour toi c'est difficile à assimiler. C'est parce que tu n'es pas habituée à entendre un tel point de vue. Pour se marier devant le Seigneur, comme tu dis, on n'a pas besoin d'église pour ça."

Elle ne pouvait répondre. Elle ne pouvait que remuer la tête pour dire non. Elle ne comprenait pas, était visiblement torturée devant cet obstacle important qui lui apparaissait. Daniel voyait que ce qu'il lui disait était trop à la fois, et trop nouveau. Il mit fin à la conversation, ce qu'elle accepta prudemment.

- "C'est un vaste sujet qui ne peut se comprendre en une fois, Kate. Restons en là pour l'instant. Nous en reparlerons."

Tout fut reporté à une prochaine fois. Il avait encore d'autres choses à lui dire. Il tenait à ce qu'elle sache quel passé il avait eu en France. Il était très perturbé à cette idée. Pour lors, le moment avait été assez chargé, et les choses dites devaient être assimilées. Il lui dit encore.

- "Tu m'as fait le plus grand bonheur de ma vie en ne me refusant pas. Pour le reste, je suis sûr que nous trouverons comment faire."

Avant de lui répondre, elle prit la main de Daniel et elle y posa sa joue.

- "Toi aussi, Dany. Toi aussi tu m'as fait le plus grand bonheur en me demandant de partager ta vie. Merci, Daniel. Merci d'être comme tu es. Je n'ai jamais rencontré quelqu'un comme toi. Tu es celui que j'ai toujours espéré. … Si tu ne m'avais pas fait ta demande, j'en aurais eu de la peine, toute ma vie. Nous trouverons une solution, tu as raison. Je crois que notre chemin passe par là, le mien en tout cas. Je le sens."

Leur conversation s'arrêta momentanément. Leur relation et leur vie venaient de prendre ce tournant décisif, même si la suite n'était pas encore fixée.

 

Ils continuèrent à partager leurs loisirs et moments libres, chacun content d'avoir l'autre à ses côtés, et heureux tous deux d'être ensemble pour apprécier des instants de vie. Ils passaient ainsi des instants tranquilles entre eux, ou sortaient pour se promener dans Dublin, voir un spectacle ou un film. Aucun d'eux ne s'était jamais senti aussi pleinement épanoui, comblé. Ils avaient vécu solitaires, non sans entourage, surtout pas Kate qui avait une famille, mais ils s'étaient toujours sentis solitaires, croyaient rester invariablement incompris, par tous et pour toujours, d'où leur sentiment d'isolement. Cependant, la solitude de leur état d'âme avait toujours conservé une place au partenaire espéré. Cet espoir, ou connaissance inconsciente, leur servit alors de chenal vers leur nouvelle vie, à laquelle peu à peu il se faisaient déjà.

Le travail de chacun rythmait leur vie. Kate venait au pub lorsqu'elle le pouvait, racontait à Daniel sa dernière mésaventure. Lui, lorsqu'il était de repos, allait chercher Kate à la clinique. Dès que possible ils s'évadaient ensemble.

Ils projetaient de visiter le reste de l'Irlande et partager entre eux ces instants de bonheur. Daniel, qui attendait ce voyage depuis longtemps, n'était que plus heureux de le faire avec Kate.

- "Je crois que si je n'ai pas visité l'Irlande avant, c'est parce que la vie a voulu que je le fasse avec toi. J'aurai une Irlandaise pour guide, et je n'en connais pas de meilleur."

- "Je ne sais si je serai à la hauteur, Dany. Je ne connais pas tout de l'Irlande. Mais je serai fière de te faire visiter le Wexford. Il y a des endroits magnifiques et beaucoup d'oiseaux sauvages. Lorsque je serai établie, je ferai tout ce que je peux pour protéger les richesses naturelles."

- "Ah oui ? Tu pourras compter sur moi pour ça aussi. La région doit être superbe."

- "Elle l'est. Lorsqu'on fera le tour de l'Irlande, on finira par le Wexford. Là-bas, je te présenterai à ma famille, et je te ferai voir tout ce que j'aime."

A chaque fois qu'elle parlait de sa famille, elle l'interrogeait pour en savoir davantage sur la sienne. Mais, elle voyait bien que la question l'embarrassait profondément. Alors, elle n'insistait pas. De quelqu'un d'autre elle n'aurait put accepter ne rien savoir, mais en lui elle avait confiance. La réponse qu'elle n'avait pas ne la dérangeait pas. Elle pensait que c'était lié au problème de religion, que Daniel lui avait exposé. Elle attendait donc patiemment que le sujet revienne pour être sereinement débattu. Sa patience fut clairvoyante. Daniel y revint effectivement. L'idée d'être présenté à la famille de Kate l'inquiétait, et surtout concernant la religion. Il questionna spontanément, sans avoir prévu de soulever ce sujet à cet instant.

- "Et pour la religion ? Ça ne posera pas de problème avec ta famille ?"

- "Je ne sais pas. Tu ne m'as pas encore tout expliqué. Comment m'épouseras-tu ? Quelle est ta religion ? Es-tu juif ?"

Il chercha comment commencer une réponse et comment être bien compris. Il ne lui avait pas encore dit qu'il était sans famille, qu'il n'avait jamais eu d'éducation religieuse. Lui connaissait cette explication à ses convictions, mais Kate pas encore.

- "Comment te dire, Kate ? Il est difficile de résumer en quelques phrases ce que j'ai appris et réfléchi durant des années. … Je pense que les religions qui existent aujourd'hui ne sont que des erreurs. Toutes sont plus ou moins égarées, fausses. Certaines sont même de totales inventions. … En résumé, je crois en un Être supérieur, un Être suprême, qui a créé le monde, la vie, … mais je ne crois en aucune religion qui se pratique aujourd'hui. … Vois-tu un peu ce que je veux dire ?"

- "C'est peu, mais déjà plus clair pour moi. Je connais un peu de ta façon de penser maintenant. … Et pour m'épouser ? Tu disais qu'on le peut, mais je n'ai pas compris ce que tu voulais dire."

- "Hmmm… Comment être clair ? … Peut-être en posant la logique autrement. … T'épouser dans une église en laquelle je ne crois pas ne serait pas t'épouser, puisque je n'y crois pas."

Elle acquiesça, apprécia cette logique, car elle signifiait qu'il ne voulait pas se livrer à un acte hypocrite, mensonger et faux. Elle signifiait qu'il tenait à l'épouser valablement. Daniel continua.

- "Même sans rien, sans cérémonie religieuse, je serai ton mari pour de bon, parce que c'est ce que je veux pour nous deux… Je le pense sincèrement et je le ferai sincèrement."

- "Mais… j'ai du mal à comprendre… Comment est-ce qu'on est mariés alors ? Comment ça se passe ? Que fait-on pour être mariés ?"

- "Il n'y a rien de particulier à faire. On peut simplement se le déclarer, par exemple, ou se mettre à vivre en couple. L'essentiel est de s'épouser sincèrement, ça vaut mariage pour moi. Une union sincère, c'est ça qui compte. Mon idée est  basée sur les faits, et la sincérité. S'unir, vivre ensemble, c'est un fait. Ce fait rend existant notre union, notre mariage. Ce n'est pas un passage dans une église ou ailleurs qui concrétisera le fait ou fera notre sincérité. Pour la manière dont on se le déclare, si on choisit de faire ainsi, il n'y a rien de défini. On peut définir ce qu'on veut. … Tu comprends ?"

- "Beaucoup mieux, même si j'ai un tas de questions qui frappent à la porte."

- "Quelles questions ?"

- "Je ne sais pas … c'est confus … Est-ce valable ? Est-ce opposé à ce que je crois ? Est-ce que tu as raison ? Un peu ? Complètement ? … J'ai mille questions. … Ce que tu dis est si différent de ce qu'on m'a enseigné… "

- "On te l'a enseigné, c'est bien ça. … Ta foi n'est pas la mienne, Kate, et elle ne le sera pas. Tu dois bien le savoir avant de m'accepter. C'est une religion qui pour moi est fausse. Un mariage à l'église a peut-être une valeur pour certains, mais pas pour moi. Et, ça ne veut pas dire qu'il est valable ou que c'est la seule façon valable de se marier."

Kate considérait ce qu'elle entendait, ne voulant rejeter à priori. Elle voulait entendre d'abord, y réfléchir ensuite et s'en faire une opinion. Pour mieux comprendre, elle interrogea encore.

- "Crois-tu en Jésus au moins ? N'est-il pas l'Être supérieur dont tu parlais, qui a créé le monde et la vie ?"

- "Jamais je ne croirai de telles aberrations. Je ne crois pas en l'Eglise, Kate. Je te l'ai dit. La foi chrétienne est entièrement basée sur ce que l'Eglise a fait de lui. Je ne croirai jamais qu'un homme est Dieu. Je ne croirai jamais qu'un homme à créé  l'homme, qu'un homme à créé le monde."

Elle contenait les réactions qu'elle allait avoir. Cherchant d'abord à comprendre, elle questionna encore.

- "Il n'est donc rien pour toi ?"

- "Rien de plus qu'un homme. Je ne croirai jamais qu'un homme a créé l'univers, la vie … et qu'il s'est donc créé lui-même aussi."

Elle écoutait en chancelant entre blessures et interrogations. Sa voix trahissait son émotion.

- "Mais qu'est-il alors pour toi ?"

- "Je te l'ai dit. C'est un homme, qui a vécu, est mort, et que d'autres hommes et l'histoire ont mystifié, déifié. Je ne croirai jamais qu'un homme est Dieu. Je te le dis comme je le pense, Kate."

Ce qu'elle entendit fut trop pour elle, trop pour ses convictions alors fortement ébranlées. Elle ne put se contenir davantage.

- "Comment peux-tu dire des choses pareilles !?"

Elle était courroucée, pleine de rejet, ne trouvait ses mots. Daniel la vit contrariée, au bord de la colère. Il ne le voulait pas. C'est la seule fois où il la vit ainsi.

- "Voilà ce que je craignais, Kate. C'est la réaction que tu as maintenant. … Je voudrais mieux t'expliquer mon point de vue sur ces questions, et je ne pourrais tout dire en une fois, ni facilement, alors… il faudrait pouvoir en parler sereinement."

Elle comprit aussi vite que l'émotion l'avait débordée. Elle revint au calme.

- "Excuse-moi, tu as raison. J'ai perdu mon sang froid. Mais…t'entendre détruit tant de choses !"

- "Voilà justement une des choses qui font exister des religions, des mythes. On construit des rêves, on s'y accroche… Les gens ne veulent pas les détruire, parce qu'ils ne savent fonctionner autrement qu'avec des rêves absurdes et des fausses croyances. Ils sont prêts à tuer pour une foi fausse, mais pas à abandonner un mythe apaisant, des rêves réconfortants. Ils font alors d'eux-mêmes des criminels, tuant pour des mythes. S'ils ne tuent pas directement, ils tuent indirectement, en ne laissant pas vivre la vérité. Son absence fait du tort à toute l'humanité."

C'était beaucoup à la fois, mais éloquent aussi, et Kate ne manqua de tout prendre en considération.

- "Je comprends ce que tu dis, Daniel. Ça me choque, mais je comprends aussi que tu n'aimes pas ces guerres, ce que les conflits de religion ont fait. … Je suppose aussi que tu dois haïr la haine et ce qu'elle produit, les attentats, les victimes innocentes."

 - "Haïr la haine, c'est bien dit. En effet, je hais la haine et ce qu'elle produit, tu as raison. Je hais la bêtise aussi, plus précisément l'entêtement dans la bêtise. C'est aussi un symptôme des fausses religions … Mes idées en religion sont différentes de ce que tu as l'habitude d'entendre, Kate. Elles ne sont pas si lointaines non plus, mais tu ne pourrais les assimiler facilement."

- "Je ne sais pas. … Peut-être que si. …Je le pourrais pour certaines choses, plus facilement que pour d'autres. … Je comprends que derrière tes paroles il y a une réflexion importante… qui m'échappe. C'est très respectable. Je réfléchirai comme il faut, à ce que je viens d'entendre, Dany. Ça mérite considération et respect."

Il ne s'attendait pas à cette réponse. Kate le surprenait encore, comme souvent.

- "Tu es une femme formidable, Kate. Formidable. … Il y a tant de choses que tu m'apprends, par tes façons de réagir… par ton comportement. … D'autres que toi ne chercheraient pas à comprendre, mais défendraient aveuglément un autre point de vue, par automatisme."

- "Tu m'apprends tant de choses toi aussi, Dany. … Tu sais, ma famille est un peu spéciale. On passe pour des originaux dans la région. … Mon père aussi a des idées particulières, pas autant que toi, mais assez pour nous avoir appris à penser du mieux qu'on peut. Mais, devant toi, j'ai l'impression de ne rien savoir, et que tout ce que je sais est à revoir."

Il chercha ses mots pour lui répondre.

- "Je ne sais que dire. … Tu es si gentille avec moi, Kate. Je ne sais si je mérite ce que tu dis de moi. … Crois-tu que je serais présentable à ta famille, avec mes idées ?"

- "Ils seront surpris. Mes parents sont peut-être parfois un peu entêtés, comme tu dis, mais ils sont raisonnables… nous aussi on cherche et on s'interroge, alors… on a l'habitude des idées neuves. On n'admet pas n'importe quoi, ni de n'importe qui, mais on est prêt à accepter ce qui mérite de l'être, même si ça bouscule ce qui est établi. … Tu n'as rien à craindre de ma famille. … Tu sembles très  inquiet."

- "Je le suis. Après notre voyage je connaîtrai un peu plus l'Irlande, les façons de penser. Ça me sera plus facile pour rencontrer ta famille."

- "J'ai hâte qu'on puisse faire ce voyage."

- "On le fera dès qu'on pourra ! Je te remercie d'avoir écouté ce que j'avais à dire sur la religion, Kate. J'ai pensé que tu rejetterais tout, et que tu refuserais de rester encore avec moi."

- "Tant que je distinguerai la sincérité en toi, Dany, et ta grandeur d'âme, tu seras toujours le Dany que j'aime, et que je veux épouser."

 …/…

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/…

Kate et Daniel marchaient ensemble, surpris et silencieux. Ils prenaient connaissance de ce qu'ils voyaient, n'avaient envie d'en dire quelque chose, tant cela les désolait. Ils continuèrent à marcher et, à un détour qui les conduisit de l'autre côté d'une ligne d'immeubles, ils furent subitement surpris. Devant eux, un assez large terrain gazonné s'étendait, vert et réconfortant, dans cet univers. Mais il y avait aussi, et surtout, sur ce terrain, au pied des immeubles, des chevaux qui galopaient comme dans un hippodrome. Les gamins du quartier les montaient, s'élançant dans des courses le long du terrain toujours trop court. Il y avait même des attelages, comme dans les courses de trot. Le contraste était saisissant. Daniel n'en croyait pas ses yeux. Kate semblait moins étonnée. Elle sourit à la vue des animaux.

Les bêtes étaient le plus souvent montées sans selle. Une selle était probablement trop chère pour ces enfants. Seul un harnais de tête équipait les chevaux. Du harnais, de vraies rênes en cuir ou de simples cordes servaient à mener les chevaux. Kate pensait au dos des animaux, qui devaient souffrir d'être ainsi montés. Ils portaient parfois deux jeunes cavaliers à la fois. Il y avait aussi des poulains qui couraient avec les chevaux adultes. Ils étaient drôles et attendrissants. Ils se familiarisaient ainsi à leurs futurs cavaliers et aux jeux auxquels ils les mèneraient. On pouvait compter une dizaine de chevaux et poulains sur l'étendue d'un demi-terrain de football, entrecoupée encore de chemins macadamisés et de lieux de stationnement pour les autos.

Daniel n'aurait jamais imaginé cela, c'est pourquoi il avait voulu voir de lui-même les banlieues de Dublin. Pendant que Kate et lui voyaient cet inattendu spectacle, un garçon d'une quinzaine d'années arrêta sa monture devant eux.

- "Vous n'êtes pas du quartier. Vous cherchez quelqu'un ici ?"

Daniel expliqua qu'ils se promenaient. Kate en profita pour faire des recommandations pour le dos de l'animal. Le jeune homme se défendit de faire du mal à son cheval.

- "Tout le monde monte comme ça ! Ça leur fait rien ! On sait comment faire."

Les animaux semblaient bien nourris et bien soignés dans l'ensemble.

Kate ne put s'empêcher de faire lever une patte au cheval pour voir comment il était ferré. Elle fut contente de voir qu'il l'était parfaitement. En plus de ses recommandations, elle venait de montrer un comportement particulier. L'adolescent comprit donc.

- "Est-ce que vous êtes vétérinaire ?"

Il avait saisi si vite que la question la fit sourire. Elle répondit oui de la tête. Aussitôt, le jeune homme, content, partit au galop alerter ses amis. Quelques secondes après, toute une chevauchée se dirigea vers Kate et Daniel qui se demandaient ce qui arrivait. Vite entourés par les cavaliers, les chevaux et les poulains, les enfants expliquèrent qu'ils manquaient de beaucoup de choses, et surtout d'un vétérinaire.

- "Vous voulez bien venir avec nous, chez Horsy ?"

- "Horsy ? Mais qu'est-ce que c'est ? Pour quoi faire ?"

Un des garçons expliqua qu'Horsy était une jeune femme surnommée ainsi. Elle n'était pas vétérinaire, mais c'était la seule personne qui s'occupait gratuitement de leurs chevaux. Avec peu de moyens elle faisait ce qu'elle pouvait. Elle avait aménagé une écurie pour soigner les montures.

Après avoir fourni ces renseignements, le garçon insista.

- "Il faut venir, madame, s'il vous plaît. Le cheval de Dennis est blessé. Il y a deux juments aussi, et deux poulains."

Entendant cela, Kate n'aurait pu s'y dérober. Toute la troupe s'y rendit gaiement, sauf Kate qui se sentit démunie de tout pour donner des soins.

Ils furent accueillis avec surprise par la jeune femme. Elle n'avait pas plus de vingt ans, et tous l'appelait "miss Horsy". Elle fut très vite renseignée par une bonne dizaine de bouches qui parlaient en même temps. Aussitôt, elle supplia autant que les enfants, exprimant sa détresse encore plus qu'eux.

- "S'il vous plaît, il faut nous aider, madame ! Les enfants n'ont que les chevaux ici. Mon frère est mort et, avec quelques adultes, on fait tout ce qu'on peut pour que personne ne tombe plus dans la drogue et l'alcool, comme mon frère. Mais on est pauvre, on n'a rien, pas assez d'argent, pas de vétérinaire. Cette écurie est notre seule richesse… Si vous pouvez faire quelque chose… tout sera le bienvenu, madame."

Kate était touchée en plein cœur, pour les animaux et pour ce qu'elle entendait à propos des enfants. Elle se sentit désemparée face à l'attente qu'on mettait en elle. Se ressaisissant, elle accepta de faire de son mieux dans l'immédiat.

Elle vit les deux juments et leurs poulains, et surtout le cheval blessé. La blessure était une profonde morsure qui commençait à être infectée. Les enfants expliquèrent que l'animal s'était battu avec un autre. Il avait encore d'autres morsures, moins profondes. C'était le cas le plus urgent, mais Kate n'avait rien pour le soigner. Elle ne put faire que peu de choses. Elle décida de revenir pour faire tout son possible. Elle avait déjà en tête d'en parler au vétérinaire qui l'employait. Après avoir vu les chevaux, elle expliqua qu'elle manquait de tout, de médicaments autant que de matériel médical. Mais elle dit aussi qu'elle en parlerait à Dublin, ce qui mit encore plus d'espoir dans le cœur des enfants, surtout dans celui de miss Horsy. Cette jeune femme était une courageuse personne mue par son cœur. Avec peu de moyens, peu de connaissances, essentiellement munie de sa bonne volonté, elle effectuait un formidable travail social que nul ne mesurait. Sans elle, bien des enfants seraient tombés dans la drogue, l'alcoolisme, la délinquance, la violence. Comme bien des gens, elle était ignorée de tous en dehors de son lieu d'action. Elle faisait partie de ces ignorés de l'histoire qui méritent pourtant plus que d'autres qu'on fasse honneur à leurs qualités humaines et à leurs réalisations concrètes.

 

Dans le train qui les ramenait à Dublin, ils se dirent leurs points de vue. Trop surpris jusque là, ils n'avaient encore pu le faire.

- "J'avais entendu parler de ces chevaux des villes." dit Kate. "Il y a plusieurs endroits comme ça autour de Dublin. Il y a aussi d'autres associations qui aident à soigner les chevaux de leur quartier, mais on entend peu parler d'elles. Voir tout cela réellement n'est pas comme en entendre parler. Quelle tristesse dans ces villes."

Daniel était lassé de ce modèle accablant.

- "On ne sait donc faire autre chose que ça !? On voit partout ce modèle minable. Des immeubles désespérants, des gens gérés comme du bétail. On dirait qu'on veut les vider de leur identité, des richesses de leur personnalité, pour les amener dans ce modèle unique, une façon de vivre imaginée par des architectes et des bureaucrates qui ne connaissent que leur univers de bureau et de gestion de masse."

Kate l'écoutait avec intérêt, comme pour s'instruire de ce qu'il avait réfléchi avant elle. Elle était peu habituée à ce qu'elle avait vu, et moins encore à y réagir. Cependant, elle n'était sans avis.

- "Ils ont construit des blocs affreux pour laisser des terrains vides entre les blocs. Sur la même surface, ils auraient pu construire autant de logements, mais dans de meilleures constructions, plus traditionnelles."

Elle avait bien raison. Daniel ne sut que répondre sinon approuver de la tête. Puis il comprit l'intention des constructeurs.

- "Ils ont vraisemblablement voulu concentrer les habitations pour laisser de la place aux parkings pour autos, même s'ils ne sont pas encore construits. Lorsqu'ils le seront, les espaces verts et les terrains vagues où courent les chevaux seront réduits."

- "J'espère qu'il laisseront des espaces verts. Sans cela, que seraient ces endroits ?"

- "Le manque d'occupations, de loisirs et de travail, c'est déjà trop."

Ses pensées le ramenèrent à ce qu'il avait connu.

- "J'ai l'impression qu'ici non plus, en Irlande, on n'aide pas assez les gens pour les laisser travailler comme ils pourraient le faire. Et, avec une autre façon de construire des villes, la vie serait meilleure pour tous."

- "Quelle tristesse de voir le résultat qu'elles donnent… tant de monde désœuvré… des adultes qui n'ont plus aucun but… des jeunes qui ne se tournent vers aucune perspective. La drogue, l'alcool, la violence, et le sexe aussi… pour passer le temps…et tout ça à l'exemple d'autres pays, d'autres endroits… C'est donc tout ce qui reste de l'élévation humaine ?"

- "On dirait bien que oui, Kate. C'est à croire que nos sociétés ne connaissent que ce modèle."

- "Je crois que c'est trop facile de n'accuser que la société, Dany. Les gens sont responsables d'eux-mêmes. Ils pourraient aussi ne pas se laisser aller. S'ils boivent, se droguent, et tant d'autres choses encore, s'ils le font c'est parce qu'ils le veulent bien, et parfois avec une certaine complaisance. Ils pourraient ne pas le faire, les jeunes comme les adultes."

- "Tu as raison, Kate. Tu as raison. On nous a habitués à n'accuser que la société, les dirigeants, et toujours présenter les autres en victimes. Je ne nie pas les difficultés des gens, mais, tu as raison, ils pourraient  ne pas se complaire dans les égarements, les jeunes et les moins jeunes."

Cette visite les avait marqués. Elle fit le seul sujet tout au long du trajet de retour. Arrivés à Dublin ils eurent la sensation d'être revenus dans un monde plus humain, bien que dans une grande ville et capitale, ce qui n'était vraiment à leur goût.

 

            Dès le lendemain, Kate s'empressa de parler à son employeur de ce qu'elle avait vu. Il avait lui aussi entendu parler de ces chevaux élevés dans les banlieues. Il fut touché par ce que Kate lui en dit. Mais, il dit franchement qu'il ne pourrait accorder beaucoup d'aide. Gêné, il s'expliqua.

- "Je ne pourrais me rendre là-bas, ni partout où il y a des animaux. Vous savez, Kate, bien des personnes demanderont de vous quelque chose. Mais vous ne pourrez tout faire, ni pour tout le monde. Il faudra vous limiter. Il n'y a pas d'autre choix, sinon c'est vous qui serez mise dans des problèmes insolubles. On n'aura alors rien résolu, mais créé un cas de plus, le vôtre, et ça, ce n'est pas le but, Kate."

Au début, la réaction de Kate fut désapprobatrice. Mais, elle comprit qu'elle n'avait eu qu'un automatisme, dépourvu de réflexion. Elle l'écouta alors autrement, comprenant qu'il lui parlait d'expérience, et qu'elle devait en tenir compte. Il continua.

- "Dans votre vie, ceux qui vous solliciteront le feront en ne pensant qu'à eux, et pas à vous. Vous devez penser à vous-même, sinon personne ne le fera pour vous. Et il n'y a que vous pour juger pour vous-même. Vous serez noyée si vous voulez répondre à toutes les demandes, et ça, ceux qui vous sollicitent n'en tiennent pas compte. Vous devez en être consciente, sinon vous ne serez d'aucune aide, pour personne. Et puis, vous ne pourrez vous trouver partout à chaque fois que quelqu'un aura décidé d'élever un éléphant dans sa cuisine ou un boa dans ses toilettes."

Ce dernier trait d'humour dérida leur sérieux dialogue. Elle savait qu'il avait raison dans le fond, même si elle ne savait pas comment gérer concrètement le cas qui se présentait à elle. La réponse lui arriva. Revenant au problème occurrent, le vétérinaire conclut.

- "Pour ces chevaux, prenez tout ce qu'il vous faut pour cette fois, matériel et médicaments. Mais, ramenez bien le matériel. Pour la suite, voyez comment ils peuvent financer leurs soins, ils en auront toujours besoin. Apprenez leur à se financer eux-mêmes. Plantez cette idée dans leurs têtes, et ils trouveront comment faire."

Il avait encore raison, c'était mieux que les rendre dépendants. Kate l'avait bien compris et complétait en ses pensées ce qu'il n'avait dit. Elle était surtout contente de la bonne volonté que son patron manifestait. Elle aurait soigné ces chevaux de toute façon, avec son aide ou non. S'il avait raison dans l'ensemble, elle n'aurait jamais pu ignorer le cas qui se présentait, et ne rien faire. Elle s'apprêtait à reprendre son travail, pensant aller soigner les chevaux en fin de journée, mais son patron lui dit encore.

- "Qu'attendez-vous ? Allez les soigner maintenant, pas le mois prochain."

Il dit cela en plaisantant, et avec bienveillance. S'il avait été plus sévère au départ, c'était surtout dans un but didactique. Lui non plus n'aurait pu ignorer cet appel au secours.

Il n'en fallut davantage à Kate. Aussitôt elle prépara minutieusement le nécessaire. Avant qu'elle ne parte, il lança encore.

- "Téléphonez si vous avez besoin d'un conseil !"

Elle n'en eut besoin. Elle savait comment faire avec les chevaux, davantage qu'avec les chatons.

 

Kate fut littéralement assaillie lorsqu'elle arriva sur place. Des gens l'attendaient devant l'écurie, et chacun avait amené son chien ou son chat pour qu'elle l'examine. Il n'y avait que quelques personnes, mais elles se montraient particulièrement difficiles. Ensuite, très vite d'autres arrivèrent avec leur animal, encore des chats et des chiens, mais aussi des oiseaux, des tortues, des hamsters. Kate et miss Horsy furent aussi surprises que dépassées par ce qui prenait l'allure d'un événement.

 …/…

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/…

- "Dany, si on se connaît assez pour avoir parlé de nous marier, je crois que tu dois me parler de ta famille. Je vois bien qu'il y a quelque chose qui te gêne. Mais, il faut que tu me fasses confiance et que tu te confies. N'est-ce pas la moindre des choses dans un couple ?"

C'était juste, et il ne voulait plus se dérober. C'était maintenant, et non jamais.

Il accepta de la tête tout en prenant quelques secondes pour s'y préparer. Puis, appelant son courage, il se surmonta pour arriver à dire les premiers mots.

- "J'ai peur de t'en parler, Kate. J'ai peur depuis le début de notre relation. J'ai peur de te perdre, c'est pour ça que je n'ai rien dit. Ce n'était pas pour te le cacher."

- "Tu as peur de me perdre ?"

Elle était visiblement très inquiète. Elle s'interrogeait sur ce qu'il pouvait bien avoir à lui dire qui pourrait les séparer. Elle attendit la suite. Daniel continua.

- "Je dois te dire des choses qui me font honte. Je n'aurais pas voulu attendre aussi longtemps.

Le retour dans son passé faisait ressurgir les troubles causés par celui-ci. Il cherchait ses mots, avait des gestes d'agitation. Il poursuivit.

- "Tu as raison… il faut en parler. Rester encore avec toi sans tout te dire ne serait pas honnête."

- "Que dis-tu ?… Comment cela, rester avec moi ? Tu veux dire que tu pourrais me quitter ?"

- "Non, non, pas moi… mais toi, peut-être. C'est ce que je crains."

- "Qu'est-ce qui te fait honte ? Je veux tout savoir. Sois honnête !"

Tout indiquait qu'elle devait s'attendre à quelque chose d'important. Une crainte irraisonnée l'envahit alors, la crainte d'une femme à la rectitude morale inaccoutumée se demandant si elle avait été leurrée, illusionnée par un beau parleur. Elle craignait de découvrir un tout autre personnage que celui qu'elle connaissait. Des larmes rougissaient déjà ses yeux, sa voix exprimait sa détresse, sa crainte d'avoir été flouée.

Daniel était encore plus affligé de la voir ainsi. Il avait toujours su que ce moment arriverait, mais sans savoir quand. Il tendit la main pour caresser le visage de Kate, mais elle recula la tête sèchement.

- "Ne me touche pas ! Dis moi ce qui est à dire d'abord !"

Il obtempéra, baissa le bras.

- "Tu veux tout savoir en une seule fois ?"

- "Bien-sûr ! S'il y a quelque chose à savoir, je veux le savoir maintenant."

- "Ça risque de faire beaucoup de choses à la fois"

- "Je t'écoute."

Elle était de plus en plus nerveuse. Daniel ne savait comment tout raconter, ni par où commencer. Il crut bon de commencer par le plus acceptable.

- "Je n'ai pas de famille."

Kate eut une expression de surprise. Durant une interminable seconde elle s'interrogea. Les parents de Daniel étaient-ils morts ? Que pouvait-il être arrivé ? Elle attendit la suite pour mieux comprendre. A ce moment, les mots parvinrent à Daniel. Il expliqua calmement.

- "J'ai été abandonné, dès ma naissance. Je ne connais pas mon père, ni ma mère, ça m'a toujours tourmenté. Toute ma vie je me suis demandé qui j'étais, et puis qui je devais être, et ensuite qui je voulais être… et à nouveau qui je suis, et encore qui je dois être. Entre vouloir et devoir j'ai cherché, mais sans arriver à savoir. Toute ma vie j'ai cherché ma propre personne, mon identité. J'ai cherché durant mes nuits, encore plus que durant mes jours. Le jour, on maîtrise ses pensées. Mais, la nuit… la nuit…"

Il cherchait au fond de lui, extirpait ce qu'il voulait faire comprendre. Elle l'observait, attendrie par ce qu'elle entendait. Elle ne voulut l'interrompre et briser l'instant. Il continua, décidé à dire tout ce qu'elle devait savoir.

- "Je n'ai jamais rien pu apprendre sur mes parents. Je ne sais pas comment c'est ici, en Irlande, mais en France une telle situation est possible. C'est un peu compliqué et… tous les cas ne sont pas identiques. Dans le mien, ma mère m'a mis au monde en demandant le secret de son identité. Ça signifie qu'elle a donné son identité, mais en demandant qu'elle soit gardée secrète par l'administration. Une femme peut aussi accoucher sans révéler son identité. On appelle ça un accouchement sous X. Accouchement sous le secret ou sous X, dans les deux cas l'enfant qu'elle met au monde peut ne jamais rien apprendre sur sa mère, ni son père. Dans certains cas on peut apprendre quelque chose, mais pas toujours. Lorsqu'une femme abandonne son enfant, elle peut ne rien laisser du tout, ni identité ni information pour remonter l'écheveau qui mène à elle. Elle peut ne rien laisser à son enfant, rien laisser pour lui. Tout ça est possible en France. … Voilà, Kate. … Je n'ai pas de famille."

Elle se sentit confuse, ne sut que dire. Elle bégaya quelques mots avant de pouvoir dire de manière intelligible.

- "Abandonné… Je sais bien que ça existe, mais… mais… J'ai du mal à… à… … Abandonné… à la naissance…"

Elle cherchait à exprimer ce qu'elle voulait dire, sans y parvenir. Pour ne pas la laisser ainsi, Daniel reprit son récit.

- "Lorsqu'elle m'a enfanté, ma mère aurait seulement laissé deux prénoms pour moi. Le premier était Daniel, le second Arnaud. … A une certaine époque, en France, pour les enfants illégitimes, comme on dit, on prenait le second prénom pour en faire son nom. C'est ce qui a été fait pour moi. Mon second prénom est devenu mon nom. Si ma mère n'avait pas laissé ces prénoms pour moi, une personne de l'état civil en aurait choisis trois. Le dernier aurait servi de nom de famille. … En laissant deux prénoms, ma mère a quand même eu cette pensée pour moi. Il me plaît de le croire, mais je sais que c'est peut-être pour son propre plaisir qu'elle l'a fait, le plaisir de donner des prénoms qui lui plaisent. En tout cas, c'est tout ce qu'elle m'a laissé. Peut-être que ça vient de mon père. … De lui je ne sais rien non plus."

A cet instant sa souffrance se lisait sur son visage. Kate était affectée de le voir ainsi. Il expliqua encore.

- "J'ai cherché à me construire comme j'ai pu. L'humain a besoin de puiser son modèle, ses références. Généralement ce sont les parents. Moi, je n'en avais pas. Je ne comprenais pas. Enfant… j'ai erré. … Adolescent… encore plus. Ce n'est qu'arrivé à l'âge adulte que j'ai un peu surmonté mes problèmes. Alors j'ai cherché à me construire, tardivement. J'ai pris modèle sur tous ceux que je croyais en être un. J'ai changé d'idée un tas de fois. … A force de toujours mieux choisir mes modèles j'étais devenu une sorte de premier de la classe, comme on dit en français. C'est à dire que j'étais devenu un peu trop modèle. Ça ne plaît pas aux autres. Une fois, on m'a appelé monsieur l'exemplaire. C'était une moquerie, bien sûr. Elle m'a longtemps vexé. J'ai aussi entendu que j'étais exemplaire au point de paraître irréel. On m'a traité de chevalier blanc, de moraliste… Je n'avais pas les mêmes idées que tout le monde. En fait, être comme ça agace les gens, surtout lorsqu'ils n'arrivent pas à avoir raison, ni à m'écraser."

Il s'interrompait régulièrement pour observer la réaction de Kate. Il craignait qu'elle réagisse mal à ce qu'elle apprenait de lui. Il craignait aussi de la lasser par de telles lamentations. Il ne savait quelle serait sa réaction et l'observait donc au fur et à mesure. Kate était toute ouïe, attendait toujours qu'il reprenne, et lui, le comprenant, reprenait.

- "J'ai souffert d'apprendre que j'avais été rejeté, abandonné. J'ai souffert du manque d'affection. … J'ai grandi au milieu de dizaines d'enfants comme moi. Je suis hanté par le souvenir des dortoirs, des enfants qui pleurent, qui appellent leur mère, qui pissent au lit par angoisse, et qui… qui se… … qui se…… "

Il ne put continuer. Il poursuivit alors par d'autre choses qu'il avait à exprimer.

- "J'ai souffert de n'avoir eu de repères … et ensuite j'ai souffert d'en avoir choisi de bons. J'ai fait ces choix par ma personnalité, et je dois dire que j'ai eu une chance inouïe d'avoir pu surmonter tant de choses. En général les enfants sans parents n'ont pas autant de chance. On passe notre vie à errer, à s'interroger sur elle… notre vie nous semble même absurde… souvent. … Surtout, on passe notre vie à rechercher notre origine, notre histoire… plutôt celle de nos parents. On cherche à savoir ce qu'ils ont pu faire, et pourquoi ils nous ont abandonnés. … Et aussi, on s'épuise en démarches, on se heurte au mur de l'administration. Cette administration nous a dépouillés de nous-mêmes. … Et si on peut retrouver ses parents, on n'a même pas le droit de faire un test génétique en dehors d'une procédure légale. Peut-on interdire aux gens de s'instruire sur leur existence ? Comment peut-on ainsi régner sur eux et les assujettir au point de les vider de leur personne ? Nul ne s'en rend compte, sauf ceux qui souffrent d'interrogations… et qui en arrivent au… au…"

Les souvenirs et l'introspection étaient difficiles à supporter. Il put finir sa phrase à force de maîtrise pour y parvenir.

- "… au suicide ! … Il y a aussi les suicides ! … On n'en entend jamais parler. Les journalistes ont rarement fait un reportage sur ces vies détruites, ces vies qui se sont tuées ! C'est tabou ! C'est pas assez beau ou mercantile pour qu'on en parle ! … J'ai été anéanti lorsque le seul ami que j'avais s'est suicidé. Il s'est tué ! Il s'et tué ! … Je ne sais pas comment t'expliquer… … On avait quinze ans. Lui, sa mère avait voulu accoucher anonymement, sous X. Je crois que c'est encore pire que mon cas. On a l'impression qu'on n'a même pas de mère. Il n'y a rien pour nous rattacher à une mère. Moi, au moins, même si elle a voulu se cacher de moi… se débarrasser de moi… j'ai su quand même qu'elle avait laissé son nom, son identité. … Mais, mon ami n'a jamais pu surmonter ses troubles. Il était très perturbé par ce trou, ce … cet espace… un vide. … Plus tard j'ai compris que son suicide l'avait libéré d'une vie qui aurait été terrible. … Je n'ai pas pu faire la même chose. Peut-être que je ne suis pas suicidaire. … Pourtant, dans ma tête… je me suis suicidé des tas de fois."

Profondément touchée, Kate serrait les mains, les dents, retenait ses larmes. Trop plongé dans son passé, Daniel ne s'en rendit compte. Il continua.

- "Je n'ai jamais réussi à comprendre ces lois qui permettent aux femmes de disposer ainsi de la vie d'un être humain, et de son avenir. … La nature a voulu qu'elles portent l'enfant, mais ça ne donne pas le droit de vie et de mort sur lui. C'est pourtant ce que des lois ont quasiment donné aux femmes, en France ou ailleurs. On a donné des droits aux femmes, en plus de ceux qu'elles s'octroient parfois d'elles-mêmes. Car, dans d'autres cas, des femmes se rendent enceintes d'un homme à qui elles ne le disent même pas. Elles volent à des hommes une descendance qu'ils n'ont pas voulue. D'autres encore s'enfuient avec la progéniture d'un homme, lui nient sa paternité, ou encore le font chanter. Homme ou femme, on n'a pas le droit de disposer ainsi de la vie et de l'avenir d'un autre être humain, pas plus que fuir ses responsabilités comme le font certains hommes. … Les femmes ne sont que dépositaires d'une vie, elles n'ont aucun droit de l'arrêter. Etre dépositaire ne donne aucun droit de vie et de mort sur un être humain. Elles sont un être humain, leur enfant en est un autre, au même titre qu'elles. Cet enfant, sa vie, son identité sont les siennes, comme pour tout être humain. Nul n'a le droit d'en disposer, ni une femme, fut-elle sa mère, ni des lois iniques. Iniques ! C'est ce que j'en pense. … Pour nous, les enfants qui ne savons rien de nous-mêmes, si on n'est pas tués par un avortement comme on enlève un parasite, on est tués pour le reste de notre vie. On est empoisonnés à vie ! Dès la naissance ! … Quant à l'administration qui me prive de ce qui est mien, je n'ai jamais admis ce mur qui se joue des individus, qui nous prive de ce qui est à nous, qui nous prive de notre identité ! … Tout à été fait pour permettre à des hommes et des femmes d'avoir des écarts comme ils les ont voulus. Je l'ai toujours vu comme ça, même si tous les cas ne sont pas ça. Nous, les enfants, personne ne nous a pris en considération. Ou plutôt… on nous a considérés comme des moins que rien, moins que ceux qui nous ont faits, puisqu'on s'est soucié pour eux, on a fait des lois pour eux, des lois qui ne tiennent pas compte de nous. Nous, on nous a diminués puisqu'on a donné à d'autres le droit de disposer de notre vie, de notre identité, de notre avenir. On nous a vidés de nous-mêmes ! Nous sommes anéantis par ceux qui nous administrent, qui règnent sur nous et nous refusent ce qui nous appartient ! On nous a spoliés ! On a donné à certains le droit de spolier leurs semblables ! Notre identité est la nôtre, pas la leur ! Ils nous la retiennent !"

Il sentit le besoin urgent de s'arrêter, pour stopper la véritable rage qui se faisait en lui. Cette pause était aussi nécessaire à Kate.

Après cet instant de silence, il se sentit ridicule. Il se demanda pourquoi il lui avait raconté tout cela. Il s'en voulait de s'être ainsi laissé aller comme un enfant. Reprenant une attitude jugée plus convenable, il reprit pour conclure.

- "Voilà pour ma famille, Kate. Pour accepter de rester avec moi, il faut déjà savoir ça. Je ne suis même pas un orphelin par la mort de parents connus et légitimes. …Pour certains je ne suis qu'un bâtard, rien de mieux. Pour d'autres, je suis la même chose mais ils le diront plus poliment. Ce qui est sûr c'est que, même de nos jours, tout le monde ne l'accepte pas. Je ne sais pas si c'est acceptable dans ta famille, dans ta petite ville."

Une seconde de silence s'écoula avant qu'elle ne puisse répondre. Elle avait écouté sans mot dire, et avait du mal à reprendre la parole. Daniel attendait son opinion dans une certaine inquiétude. Elle y mit fin sans plus longue attente.

- "C'était donc ça qui te faisait si peur, Dany ? Tu n'en as au contraire que plus de valeur à mes yeux. Mais, tu ne le savais pas, je te comprends. Je n'ai pas honte de ça Dany, je n'en aurai jamais honte. Je serais heureuse de pouvoir t'apporter du réconfort… si je le peux."

- "Ce n'est pas tout Kate. Ce n'est pas tout. … Tu as encore autre chose à savoir."

Elle redevint inquiète.

- "Ce n'est pas tout ?… … Je t'écoute, Dany."

Comme il avait du mal à reprendre, elle l'encouragea.

- "Continue… s'il te plaît."

Elle le fit avec sa douceur habituelle. Elle miaula le mot "please" ("s'il te plaît"). En d'autres circonstances, il aurait trouvé adorable sa voix, comme sa douce façon de le pousser. Mais, à cet instant, il n'y était réceptif. Ce qu'il avait encore à raconter lui laissait toujours craindre qu'elle veuille se séparer de lui. Il voulait encore qu'elle sache qu'il avait vécu maritalement avec Cassandra, son ancienne compagne. Il craignait la réaction de Kate à ce sujet. Elle, si sentimentale et sensible, pouvait réagir de manière catastrophique. Il craignait encore plus de raconter la suite, le départ de Cassandra, la chute sociale qu'il avait subie, le chômage, les sans-abri, et surtout les mafieux et les morts qui l'avaient obligé à fuir. Comment raconter tout cela à une jeune femme comme Kate, si éloignée de ce sordide univers de meurtres ? Faire ressurgir ce passé lui donnait à lui-même envie de vomir.

Il se ressaisit et reprit. Il fit alors le récit de sa vie, sans entrer dans les détails, mais sans rien oublier des points principaux. Le passé avec Cassandra fit surgir la jalousie de Kate. Elle ne l'interrompit jusque là, mais elle le fit sur ce sujet. Ce fut plus fort qu'elle, elle le questionna.

- "C'était quand ?"

Il répondit.

- "Il y a longtemps. … C'est loin de moi maintenant."

Puis elle posa une autre question, et encore une autre. Il répondit à chaque fois, pour chaque détail qu'elle voulut connaître. Il revint ensuite à son récit. Kate aussi voulait savoir la suite. Il continua donc, dans l'ordre, prenant soin d'être clair. Il expliqua tout pour qu'elle comprenne bien dans quelle situation il avait été entraîné. La mort de Georges fut un moment qui fit de la peine à Kate, mais, surtout, elle fut terrifiée, assommée, lorsqu'il lui révéla qu'il s'agissait d'un meurtre. Admettre ce qui précédait était déjà difficile pour elle, mais, là, elle entrait dans un univers horrifiant, insupportable, à l'opposé du sien.

La voyant ainsi, Daniel voulut remettre à plus tard la suite de ses aveux. Mais, elle refusa. Bien que fortement secouée, déstabilisée, elle insista.

- "Je veux savoir. Qu'as-tu à te reprocher, toi, Daniel ? Qu'as-tu fait de mal ? Dis-moi tout et n'oublie rien ! Ne me mens pas !"

Elle était pleine d'une certaine colère, ses craintes d'avoir été abusée reprenaient. Elle s'attendait au pire.

Au lieu de répondre qu'il n'avait rien fait de mal ou qu'il n'avait voulu en faire, il préféra dire la suite en laissant Kate juger d'elle-même. Il la raconta sans s'interrompre, et sans rien oublier. Kate, atterrée, cacha parfois son visage dans ses mains, ne laissant plus voir que ses yeux bleus qui le regardaient. Elle eut de la peine pour lui lorsqu'il raconta sa fuite en Belgique, au Royaume Uni, puis en Irlande, et la peur qui l'accompagna au long de ces étapes.

Et il finit là le récit de sa vie.

- "Voilà, Kate. Tu sais tout des principales choses de ma vie. Ce n'est pas rien, je le sais. Si tu veux me quitter, je comprendrais que tu ne veuilles rester avec quelqu'un comme moi, qui a un tel passé."

Il dit cela en craignant son départ plus que tout au monde. Il ne pouvait plus se passer d'elle. Il se reprochait de n'avoir tout dit plus tôt, avant que leur relation ne se renforce. Mais, comment raconter de telles horreurs ? Lui-même ne voulait s'en souvenir.

Elle le regarda. Ses yeux bleus largement ouverts le dévisageaient. Elle resta muette pendant plusieurs secondes, ne sachant que dire, tentant de se faire un avis. Mais, d'une telle situation, on ne peut se faire un avis en quelques secondes. Elle était trop ébranlée. Elle voulut alors partir. Elle ne put prononcer le moindre mot, était envahie par une irrépressible envie partir. Daniel la retint par le bras.

- "Kate ! Kate… s'il te plaît. Ne pars pas comme ça. Dis moi quelque chose. Si tout est fini entre nous, je veux au moins l'entendre."

- "Lâche-moi ! Ne me touche pas ! Je ne sais pas… Je veux partir… Je ne sais plus…"

Il comprit alors qu'il devait la laisser, au moins pour un temps. Elle avait découvert sèchement qu'il était orphelin, avait vécu maritalement, était impliqué dans une affaire de meurtres, en fuite, et probablement recherché par la police autant que par des mafieux. C'était beaucoup à la fois.

Avant de la laisser partir, il lui dit encore.

- "Kate, je ne t'appellerai pas. Ce n'est pas parce que je ne tiens pas à toi. Je tiens à toi plus qu'à tout. C'est parce que je ne veux pas t'influencer, ni t'embêter si tu ne veux plus de moi. Si tu veux bien me revoir, téléphone moi ou viens au pub, mais fais-le toi-même. Je ne t'appellerai pas, Kate. Si je le fais j'aurais l'impression de t'influencer, de te manipuler, ça ne me quittera pas."

Elle entendit mais ne répondit le moindre mot. Elle partit, en larmes.

 …/…

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/…

Ils s'arrêtèrent sur ces principales paroles, et quelques autres avant de raccrocher. Le plus rassurant était dit, ce qui leur permettait à tous deux de ne pas rester dans l'appréhension, craignant la décision de l'autre.

 

Daniel pensait revoir Kate deux ou trois jours plus tard, mais deux semaines passèrent et il n'avait toujours pas de nouvelle d'elle, ni au téléphone, ni autrement. Chaque jour il pensait à elle, attendait qu'elle se manifeste. Si le téléphone sonnait, il pensait que c'était Kate. Au pub il faisait attention à toutes les personnes qui entraient. Il aurait voulu aller la voir, lui téléphoner, mais il se retenait de le faire pour ne pas la perturber. Il était convaincu que sa présence, même téléphonique, aurait exercé une certaine forme de manipulation. Il préférait donc respecter son désir, et attendre qu'elle revienne, lorsqu'elle le voudrait. Toutefois, au bout de trop de jours, il se dit qu'il ne la reverrait peut-être plus. Mais, cette idée lui était impossible, insoutenable, il ne pouvait s'y faire. Il y pensait, pour tenter de se préparer au pire, mais ce n'était que tenter. Il n'espérait que retrouver Kate. Il ne pouvait penser autrement. Il se disait aussi qu'elle ne se serait pas séparée de lui sans rien lui dire.

Il attendait donc, se disant que ne pas avoir de nouvelles était bon signe. Mais, inévitablement, il ne pouvait s'empêcher de penser aussi l'inverse. Elle pouvait avoir choisi cette facilité pour se défaire de lui, comme le font souvent certaines personnes. Au fur et à mesure son espoir s'amenuisait, cédant la place à une profonde peine, teintée de désespoir.

* * * fin du second tome * * *

 

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