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En vous remerciant de votre attention,

Hervé Taïeb,

auteur et unique détenteur des droits

 

 

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LES MISÉREUX

Tome III

 

 

 

Ce qui suit n’est pas le roman complet mais des extraits.

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Ces extraits sont tirés d’une auto-édition.

Des moyens limités ont été employés à sa réalisation.

Les imperfections sollicitent l'indulgence des lecteurs.

 

Infographie de couverture : Hervé Taïeb

© Copyright Hervé Taïeb 2001-2013.

 

Auteur : Hervé Taïeb.

© Copyright Hervé Taïeb 2002-2013.

Tous droits réservés à l'auteur. La reproduction, la traduction, l'utilisation des idées, intégralement ou partiellement, sont interdites sans accord écrit de l'auteur.

 

International Standard Book Number (ISBN)

2-9514742-6-1

European Article Number (EAN)

9782951474260

 

URL  :

 http://hervetaieb.org

 http://herve.taieb.online.fr

 

Autres informations

 

 

Des passages peuvent heurter ou choquer les personnes sensibles ou peu averties, jeunes et moins jeunes.

 

Cette histoire est une fiction inspirée de faits réels. Les dates, lieux, noms,  pseudonymes, et divers autres éléments ont été modifiés.

Ce qui pourrait encore correspondre à des faits réels ou des personnes réelles serait fortuit.

 

Ce roman, "Les Miséreux", raconte des événements qui n'ont pas eu lieu. Cependant, si l'histoire est fictive, certaines réalités l'ont rattrapée et dépassée durant l'écriture. Des parties devenues plus faibles que la réalité ont dû être amplifiées.

Le roman peut donc être lu comme une histoire parallèle qui aurait pu exister ou le pourrait encore à tout moment.

 

Au cours de l'histoire, des idées déjà exprimées peuvent être reprises et complétées.

 

Résumé des tomes précédents

 

Quitté par une femme qu'il aimait, Daniel a été moralement atteint. S'ensuivent des difficultés professionnelles, et l'ensemble le précipite dans une chute sociale.

Il observe autrement le monde qui l'environne, en comprend mieux les mécanismes. Il a le temps et la maturité pour penser à plusieurs sujets sociaux. De ses réflexions il rédige un livre, et le fait vendre par les sans-abri. Le produit des ventes profite à ces démunis. La situation s'améliore un peu, jusqu'à ce qu'arrivent des ennuis avec un organisme de recouvrement. D'autres ennuis lui sont encore faits, parce qu'il est demandeur d'emploi.

Parallèlement, les sans-abri font de Daniel leur porte-parole. Il devient le conducteur d'un mouvement sans précédent. Les sans-abri manifestent, les événements sont médiatisés.

A la suite d'une manifestation, Daniel rencontre une jeune Irlandaise qui travaille dans un pub irlandais à Paris. Il s'y rend un soir, et un tirage au sort lui fait gagner un voyage en Irlande. La date du départ n'est pas prochaine, et entre temps Daniel devient un personnage public qui dérange. Un drame survient alors. Georges, ami de Daniel et fer de lance du mouvement des sans-abri, est tué. Il s'agit en fait d'un assassinat que Daniel ne pourra prouver. Daniel était la cible des assassins.

Il informe ses amis, et ils décident ensemble d'alerter la police. Mais, leur démarche reste sans suite. Ils comprennent que la police est manipulée. Ils se tournent vers la presse pour dire la vérité et la faire savoir au public.

Les actions des sans-abri continuent. Une manifestation est rendue tragique à cause de "casseurs". Il y a des morts. Arrive en ces circonstances la date du voyage en Irlande. Daniel n'aurait pas voulu partir à un moment si troublé. Cependant, il n'a pas le choix de la date, et le voyage ne prévoit que huit jours. C'est peu de temps. Daniel part alors, malgré les événements.

Il passe en Irlande un séjour aussi agréable que réparateur. Cette période le sort un peu de la marginalisation qu'il subissait. De retour à Paris, de nouvelles actions son votées et menées par les sans-abri. Lors de l'une d'elles, Daniel est enlevé par les assassins de Georges. Ceux-ci lui demandent de cesser tout ce qu'il a entrepris. Ils font clairement comprendre que les commanditaires sont des personnages politiques.

Daniel expose tout ce qu'il sait à ses amis. Hélas, ils ne disposent que de leur courage pour seul moyen d'action. En réponse, les assassins tuent encore, ils tuent aveuglément des sans-abri.

Il est décidé de ne plus faire de manifestation mais d'établir une permanence. Elle est constituée d'une simple tente, à proximité du palais présidentiel. Malheureusement, c'est trop pour ceux qui commanditent les crimes. Daniel et ses amis dérangent trop leurs intérêts. Ils décident d'assassiner Daniel. Leur décision est décelée par quelques policiers intègres. Un soir, l'un d'eux vient avertir Daniel du danger. Il lui apprend aussi qu'un trafic d'armes serait le principal intérêt des commanditaires mafieux. Par malheur, les assassins s'aperçoivent de la visite du policier. L'un des assassins tire sur lui sous les yeux de Daniel. Laissé pour mort, le policier arrive néanmoins à tuer son agresseur. A ses derniers instants le policier conseille à Daniel de fuir sans attendre. Le second assassin arrive en effet. Une lutte à mort s'ensuit entre Daniel et lui. Dans ces événements, Daniel s'empare de son arme et le tue. Il rejoint ensuite ses amis à la permanence. Il leur raconte tout et s'enfuit. Sa fuite le conduit en Belgique mais il y est encore rattrapé par des articles de presse. De peur d'être reconnu, il s'embarque alors pour le Royaume Uni. Là, il travaille dans un hôtel en Angleterre, puis il s'en va profiter de sa liberté. Elle le conduit au Pays de Galles et en Ecosse. Encore inassouvi, il décide de retourner en Irlande, d’où il était parti à regret. Dès son arrivée il se propose pour travailler dans un pub. Ce jour lui sourit, il est embauché. Il décide de rester en Irlande et tire alors un trait sur son passé. Il tente de vivre au présent, tente d'en profiter. C'est à ce moment opportun qu'entre dans sa vie une femme exceptionnelle, Kate. Elle est vétérinaire, inexpérimentée, elle cherche à Dublin un premier emploi. Leur complicité est presque totale. Ils parlent de s'épouser et ajustent ce qui doit encore l'être entre eux. Craignant la réaction de Kate, Daniel ne lui a pas encore révélé sa condition d’orphelin ni son passé. Inévitablement, c’est abordé un jour et il lui dit tout ce qu'elle doit savoir. C'est un choc pour elle. Kate le quitte sur-le-champ mais elle lui téléphone le lendemain. Elle explique son bouleversement et demande à Daniel un peu de temps pour assimiler ce qu'il lui a appris.

 

Récit

Plus de deux semaines étaient passées, et Kate n'avait pas donné le moindre signe. Daniel espérait encore la revoir, tout en se disant qu'il ne la reverrait jamais. Chaque jour il tentait de s'en persuader, sachant que ce serait un long travail à faire sur lui-même. Il avait perdu le sourire, les habitués du pub avaient compris pourquoi. Il ne parlait plus, faisait son travail machinalement. Ce fut ainsi jusqu'à un jour inattendu, un jour où il eut l'heureuse surprise de revoir Kate entrer au pub.

Il servait des clients au bar. Il ne la reconnut pas aussitôt. Elle captiva son regard, comme lors de sa première venue. Il la suivit des yeux, comme une inconnue, pendant qu'elle venait de la porte vers le comptoir. Il réalisa lorsqu'elle entra dans la lumière des lampes qui éclairaient le bar. Mais, il douta de lui. Il pensa voir une autre personne. Etait-ce bien elle ? Se trompait-il ? Il n'était sûr de rien, croyait que son envie de la revoir le faisait divaguer. Mais, elle était bien là, et il en fut tétanisé.

Il ne savait quel vague changement il décelait en elle. Il avait l'impression de ne plus la connaître. Trop de temps les avait séparés, un temps qu'ils n'avaient pas partagé. Néanmoins, il avait l'impression de retrouver une personne très familière, quelqu'un qu'il connaissait depuis toujours.

Tous ces sentiments se mêlaient, se substituant tour à tour les uns aux autres. L'ensemble ne dura que peu de temps, celui pendant lequel Kate vint vers lui. Il ne put détacher son regard fixé sur elle. Il était hypnotisé. Il la trouvait encore plus belle, en était stupéfait. Elle apparaissait comme un pur produit de ses plus beaux songes. Depuis l'entrée elle avait marché directement vers lui, comme elle l'avait toujours fait. Elle s'assit sur un haut tabouret, devant lui. Il ne sut que dire, sentit sa gorge nouée. Kate était si belle qu'il se demandait si une telle femme pouvait être pour lui. Il pensait en même temps à son autre beauté, celle intérieure, celle de sa personnalité. L'une et l'autre se dépassaient.

Elle réapparaissait au moment où il avait perdu toute confiance en l'avenir. Avant cet instant il était retombé dans un état d'âme handicapant.

Au début, elle ne sut comment comprendre le regard qui la fixait. Daniel était-il en colère ? Exprimait-il un reproche ? Voudrait-il encore lui parler ? Elle se le demandait. Mais, elle comprit vite qu'il s'agissait d'émotion et de trouble. Sans mot inutile, elle ne fit qu'allonger le bras et caresser la joue de Daniel. Le réflexe naturel qu'il eut alors restaura en un instant leur relation. Il mit sa main sur celle de Kate, la serra contre sa joue pour en sentir la chaleur, puis il l'enleva de sa joue pour y poser un baiser. Le bar les séparait, le monde les regardait, sans cela, s'ils avaient pu, ils se seraient serrés l'un contre l'autre aussi longtemps que possible.

Les mots furent difficiles à prononcer, pour tous les deux. Ils se sentaient comme deux séparés qui avaient pris des chemins différents. Ce fut vrai durant un temps. Pendant leur séparation ils avaient vécu leur vie chacun de son côté, ignorant ce que faisait l'autre. Ils avaient besoin de lier à nouveau ce qui ne l'était plus.

Puis les explications vinrent, qui relièrent les événements, relièrent le présent à ce qu'ils avaient laissé, plus de deux semaines auparavant.

- "J'ai préféré ne pas venir avant, Daniel. Je voulais que ce soit mûrement réfléchi."

- "Tu as bien fait."

- "J'ai pris le temps, comme tu me l'as dit. Tu avais raison, comme toujours."

- "Moi, raison ? … Toujours ?… Non… sûrement pas."

- "Si, Daniel. … Si. Mais, il y a trop peu de gens pour te comprendre. … Tu avais raison de me laisser et ne pas m'influencer… J'ai repensé à beaucoup de choses. … Tu as raison si souvent, et à contresens de tout le monde."

- "Je ne sais si je mérite ce que tu dis. … Et, personne n'a toujours raison. … Je ne suis que le dernier des abrutis. Je n'ai fait que pourrir ma vie, peut-être la tienne aussi."

- "Ne dis pas ça, Daniel ! C'est faux ! Je n'ai jamais rencontré un homme comme toi. … Tu ne dois pas te faire ces insultes !"

- "J'ai surtout de la chance de t'avoir rencontrée, Kate. Ça, ce n'est pas faux. Et je ne sais si je suis à la hauteur de ce que tu mérites."

- "Pas à la…? Il n'y a personne qui pourrait l'être autant que toi, Daniel. Personne !"

- "… Si c'est toi qui le dit… alors… peut-être. … Mais… pour toi… j'aurais aimé être plus… propre… plus normal, sans un tel passé, sans des personnes tuées autour de moi."

- "Les as-tu tuées ? As-tu voulu ces morts ou les as-tu subies ?"

- "Tu le sais, Kate. … Tu le sais."

- "Oui, je le sais. Je sais aussi que tu n'as rien à te reprocher. Je n'ai pas à te faire de reproche non plus, ni personne. Tu n'as voulu que le bien. Nous séparer serait te faire payer encore ce que tu as déjà payé cher, trop cher, pour avoir œuvré pour le bien. Ce serait encore le monde à l'envers."

- "Cette fois, c'est toi qui as raison. Enfin… je crois… je ne sais plus."

- "J'en suis sûre, Dany."

Ponctuant momentanément leur conversation, elle le regarda de ses yeux magnifiques. Il la regarda aussi. Fasciné, il suivit les traits et contours de son visage. Hélas, le travail à faire et le lieu ne s'y prêtaient pas davantage. Il se le dirent du regard, se comprirent, comme toujours. Alors ils se mirent à parler de banalités, ce qui rendit service à Daniel. C'était nécessaire, car dès lors il avait besoin de temps pour surmonter la déprime dans laquelle il était plongé. Il le devait à présent. Kate était revenue. Elle était revenue et c'était l'essentiel. Il savait que pour elle il devait redevenir le Daniel qu'elle aimait, et non un homme défait.

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Après un instant de tendresse Daniel ramena leur conversation à un autre sujet.

- "Et notre mariage sans église, tu l'acceptes donc aussi ?"

- "Si tu m'épouses avec sincérité comme tu l'as dit, alors oui, je l'accepte. T'emmener dans une église ne servirait à rien. Certaines te manipuleraient, manipuleraient ton esprit, mais ce serait la pire des choses. Jamais je ne ferai cela. Je ne te traînerai pas dans une église, Dany."

- "J'ai du mal à le croire. Je pensais que tu n'accepterais jamais, que ce serait un véritable obstacle. Je ne pensais pas non plus que tu accepterais facilement."

- "Ça n'a pas été facile, Dany. J'y ai beaucoup réfléchi. J'ai pensé à tout ce que tu m'as expliqué. Je pense que ton opinion est digne d'intérêt. Elle en vaut bien d'autres. Je l'accepte."

 - "Tu m'épates encore, Kate. Crois-tu que ta famille pourra comprendre ? Je n'arrête pas de me demander ça."

- "Ils sont au courant."

- "Ils sont au courant ? ! Tu es retournée là-bas ?"

- "Non, j'ai juste téléphoné plusieurs fois. Je leur ai dit pour nous deux. J'ai un peu expliqué ce que tu penses. Bien sûr, ils n'ont pas compris. Ils attendent de te voir. … Je t'ai dit qu'on n'est pas comme tout le monde. On ne juge pas sans savoir. Et on ne juge jamais mal qui ne le mérite pas. On s'interroge, on cherche à comprendre, on révise nos opinions s'il le faut. On s'efforce de faire au mieux."

- "Cette fois c'est moi qui attends de connaître ça. …Tu sais, avec les lois européennes, je crois qu'il y a moyen de s'épouser sans cérémonie religieuse."

- "Les lois européennes ? …Je ne comprends pas bien."

- "En France par exemple, le pays est laïque. L'état n'a pas de religion particulière. On peut s'épouser devant l'état sans cérémonie religieuse, puisque l'état n'a pas de religion. C'est ce qu'on appelle un mariage civil. Ensuite, il peut y avoir aussi un mariage religieux pour ceux qui en veulent un. Je sais qu'en Irlande ce n'est pas comme ça et qu'un mariage à l'église vaut mariage civil, mais je crois qu'on peut aussi se marier en Irlande sans religion, un peu comme le mariage civil en France. … Si tu le veux, on peut se marier comme ça. … A vrai dire, j'ai peur que ça me fasse faire des démarches administratives et révéler ainsi où je suis. Mais, si tu le veux, je le ferai. Comme ça, je serai ton mari… comment dire… plus officiellement."

- "Je ne veux absolument pas de ça ! Je ne veux pas qu'on te retrouve et je ne vois pas ce que cette façon de se marier apporte. Ou alors je n'ai rien compris."

- "Non, tu as bien compris. Tu as raison, ça n'apporte rien de plus. Ça rend juste officiel un mariage, mais sans rien apporter à l'union en elle-même."

- "Pour moi ce qui compte c'est ce que tu m'as dit l'autre fois, ta sincérité, ta volonté de me prendre pour épouse. C'est l'essentiel et c'est ça que je veux. Et puis, si je ne me marie pas à l'église ce n'est pas pour la remplacer par un tel mariage qui n'a pas plus d'importance."

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- "Depuis que je te connais, je sais que je n'avais pas connu de véritable amour. Ce que j'éprouve pour toi je ne l'ai jamais éprouvé pour une autre. Je sais ce qu'est l'amour à présent. J'ai envie de vivre avec toi, de vieillir avec toi. Je voudrais que ce soit toi qui portes mes enfants. Je n'ai jamais eu ces sentiments envers une autre, aucune autre."

Kate était muette d'émotion. La conversation fut remplacée par la tendresse d'une étreinte, rassurante, chassant le passé.

 

            Les jours passèrent, heureux et constructifs. Dès qu'ils pouvaient être ensemble ils se retrouvaient. Ils élaboraient des projets, puis les abandonnaient. Ils envisageaient tout et son contraire. Ils songèrent à rester à Dublin, contrairement à Kate qui voulait retourner vivre dans le Wexford. Ce fut envisagé puis abandonné, comme bien d'autres idées. En réalité, l'euphorie de leur vie à deux qui se profilait les faisait penser à tout. Tout leur était ouvert, si ouvert qu'ils cherchaient ce qu'ils voulaient. En définitive, outre leur mariage, ils n'avaient pour seul projet que celui de visiter l'Irlande. Pour le reste, ils verraient ensuite.

Malheureusement, ce projet de voyage dut être repoussé de plusieurs mois. Le vétérinaire qui employait Kate lui avait demandé de rester six mois de plus. Elle ne pouvait refuser. Le travail était intéressant, elle avait de plus en plus de pratique et l'expérience de cas divers. Son employeur avait besoin d'elle et elle n'aurait voulu s'y soustraire. Daniel et Kate se firent donc une raison pour repousser leur voyage. Ce report leur fit aborder aussi une autre question.

- "Quand nous marierons-nous, Dany ?"

- "Eh bien… quand tu le voudras. Je pense qu'avant de partir en voyage ce serait bien. J'ai pensé aussi que tu voudrais peut-être te marier chez toi, dans le Wexford. Dans ce cas, ce serait à la fin de notre voyage. On pourrait se déclarer notre union devant ta famille, devant les gens que tu voudrais inviter."

- "…Je suis étonnée que tu y aies pensé, Dany. Beaucoup d'hommes n'aiment pas se casser la tête avec tout ce qu'il faut faire pour un mariage. Je vois que tu y es sensible."

- "Oh… ne crois pas que j'ai ce mérite, Kate. Au contraire, moi aussi les cérémonies, les préparatifs, tout ce que les gens peuvent inventer comme problèmes pour un mariage, tout ça m'ennuie beaucoup. S'il n'y avait que moi, je pourrais t'épouser avec nous deux seulement, sans invités, sans cérémonie, sans rien, et je pense que c'est aussi bien."

- "Ce que tu dis est toujours aussi curieux. Ça m'intrigue et ça m'intéresse… Un mariage se résume à vraiment peu de chose pour toi… C'est si différent de tout ce qui se fait dans le monde entier."

- "Tout ça n'est qu'artifice. Je suis même énervé à l'idée de ce qu'on fait de certains mariages, selon les pays. En certains pays d'Orient, par exemple, on exige des dots, en argent, en bijoux, en bétail, et je ne sais quoi d'autre encore. C'est parfois exigé de la famille du marié, mais c'est plus souvent exigé de la famille de la jeune fille. … Et on exige encore ceci, et encore cela, et on veut y mettre du faste pour se montrer riche, et on écrase les pauvres, et… tout ça n'est que vanité, artifices. En plus, c'est fait pour satisfaire les familles, ce n'est même pas fait pour les mariés… On est complètement à côté de l'essentiel d'un mariage, de la sincérité et de la volonté d'être heureux à deux. Ça, c'est complètement ignoré ou presque. … Et les mariées sont souvent soumises, maltraitées, mariées de force… Alors, ce décalage entre les apparences du mariage et ce qui résulte en réalité, tout ça me dérange et m'énerve. Quant aux vraies valeurs, celles qui déterminent l'entente et le bonheur du couple, elles sont ignorées, dévalorisées, mises au rebut. Dans un mariage, les familles se soucient de leur prétention, préfèrent afficher leur orgueil."

- "Tu as bien raison. … Mais, quel rapport fais-tu avec nous ?"

- "Avec nous il y en a beaucoup moins, heureusement. Mais, même en Occident on retrouve plus ou moins les mêmes choses. C'est plus dilué, mais c'est présent aussi. Le faste que certaines familles veulent y mettre, tout l'argent qui est dépensé alors que le couple manque parfois de moyens pour démarrer dans la vie…c'est vraiment à côté de la raison."

- "Je t'écoute avec intérêt Dany. C'est si inhabituel d'entendre ça."

- "Pour ce qui est de nous, je comprendrais que tu veuilles te marier en présence de ta famille. Mais, en toute franchise et contrairement à ce que tu disais, je ne pense pas plus que d'autres à des préparatifs ou des choses comme ça. Au contraire, tout ça m'exaspère moi aussi. … Je crois que ce sont les meilleurs moments d'un couple qui sont gâchés à cause de tout ce qui est à penser, à préparer. Avec les familles il y a les pressions, les tensions. … J'ai pu voir ça dans certains mariages, ça dépend des familles. … En bref, tout ça est un véritable poison pour le couple. D'autant plus que l'un ou l'autre prend position pour sa famille et il peut arriver que les mariés se disputent à cause de tout ça. Dès le départ de leur vie à deux on met entre eux des sujets d'animosité. C'est vraiment faire tout le contraire de ce qu'il faut. … S'ils se sont bien choisis, je crois que ce moment du mariage est celui de deux personnes, seulement deux. Rien ni personne ne doit venir le leur gâcher."

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Elle compléta sa réponse en murmurant quelques mots d'une chanson traditionnelle irlandaise.

 

My mother won't mind

Ma mère n'en fera cas

and my father won't slight you

et mon père ne te mésestimera

 

It will not be long love

Ce ne sera long (mon) amour

'til our wedding day

jusqu'au jour de nos épousailles

 

- "J'ai un peu changé la chanson, pour laisser l'essentiel."

Daniel était encore une fois ému, et Kate le voyait. Elle ajouta des paroles rassurantes.

- "Je crois que mon père sera intrigué. Ma mère voudra être sûre que tu seras toujours gentil avec moi. Mes sœurs et mon frère observeront le tout comme… une sorte d'apprentissage. Je suis sûre que tout le monde t'appréciera."

En quelques autres mots elle finit la conversation, pour laisser passer ce moment d'émotion.

 

            En attendant de décider quand et comment ils se marieraient, la vie s'écoulait, tranquille et agréable. Ils parlaient de l'itinéraire du périple à venir, pensaient à ce qu'ils aimeraient faire ensuite. Puis ils remettaient tout en question, comme souvent.

Pour Daniel, ce fut une autre période réparatrice. Celle qu'il avait déjà eue au Royaume Uni lui avait fait grand bien. Elle était encore consolidée par ce qu'il vivait avec Kate. L'équilibre qu'elle lui apportait l'aidait aussi à compléter son travail d'introspection, passage obligatoire et difficile, sans lequel il n'aurait pu se rapprocher d'une guérison. Nulle autre que Kate n'aurait pu lui apporter ce bienfait, nulle autre qu'elle ne lui était si adaptée, autant que lui l'était à elle. S'il n'avait connu Kate, Daniel n'aurait jamais pu trouver autant de rééquilibre, il aurait été un autre, plus ou moins handicapé à vie.

De son côté, Kate était formidablement heureuse d'avoir pu trouver un homme comme Daniel. Elle appréciait chaque seconde passée avec lui. Elle comprenait qu'elle aurait pu rencontrer un autre homme, quelqu'un qui ne lui aurait pas correspondu. Elle aurait pu rencontrer une personne qui l'aurait mystifiée, se serait révélé mauvais homme, mauvais époux. Beaucoup auraient pu la rendre malheureuse. Elle remerciait qui devait l'être d'avoir conduit Daniel vers elle. Kate se découvrait elle-même aussi. Elle n'aurait jamais cru pouvoir se marier comme elle acceptait de le faire. Son mariage, elle l'avait toujours imaginé traditionnel. Elle était surprise par les idées de Daniel, mais elle y réfléchissait, jusqu'à les comprendre. Quelquefois elle les ressentait comme une véritable révélation, la révélation d'une façon de réfléchir qu'elle ne connaissait pas, ou la révélation d'une réponse qu'elle n'avait que vaguement pressentie. Elle pouvait trouver l'explication d'une chose jamais comprise, ou l'expression de ce qu'elle pensait elle aussi, au fond d'elle-même, sans jamais l'avoir admis ou laissé percer, ou sans jamais se l'être avoué. Si elle avait pu être choquée auparavant, elle ne l'était plus. Elle savait que derrière ce qui semblait choquant il y avait quelque chose de bien pensé, plutôt juste, dit sans volonté de provocation. Pour certains, provoquer est effectivement le seul but, même pas un moyen pour parvenir à une autre finalité. Mais, Kate savait que Daniel n'était pas de ceux-ci. Il s'exprimait sans s'empêcher, quitte à choquer. D'une certaine manière, sa démarche se rapprochait de l'enseignement qu'elle avait reçu de son père. Ainsi, il lui était plus facile d'abonder dans le sens de Daniel, parce que la démarche qu'il avait n'était pas contraire à l'enseignement reçu, elle s'inscrivait dans l'équilibre psychoaffectif de Kate. Sans cela, il aurait été extrêmement difficile pour elle de considérer les idées de Daniel. Elle aurait eu assez de volonté et de discernement pour en être capable, mais elle n'en aurait rien fait. Car, elle l'aurait vécu comme une chose contraire à la transmission reçue, contraire à l'attachement à sa famille, contraire à son désir de fidélité envers les valeurs traditionnelles et familiales. Elle l'aurait vécu comme une trahison qu'elle n'aurait pu accepter d'elle-même. Si Kate n'avait eu l'enseignement inculqué par son père, elle n'aurait rien pu accepter des idées de Daniel. Pour leur accorder une place tout aurait dû être ébranlé, contrarié, écorché et même détruit dans son système de valeurs, avec aussi des choix cruels à faire et assumer, ou des voies à abandonner à regret. Psychologiquement et intellectuellement, une telle démarche peut être extrêmement difficile. Même pour des idées justes et sûres, certaines personnes ne peuvent y accéder, un tel cheminement leur étant souvent impossible ou presque.

Kate comprenait qu'elle n'aurait pu accepter Daniel et ses idées singulières si elle n'avait eu cet héritage paternel. Elle en parlait avec Daniel, et lui aussi comprenait parfaitement ce qu'il devait au père de Kate. Si cet homme n'avait pas eu l'esprit ouvert aux choses sensées, car il n'est pas question d'admettre n'importe quoi, s'il n'avait pas transmis cela à sa fille, Kate et Daniel se seraient séparés. Leur relation n'aurait pas duré, ils n'auraient rien envisagé ensemble. Fort heureusement, ce ne fut pas le cas. Kate avait toujours pris le temps de comprendre Daniel. Elle le questionnait, puis s'interrogeait, questionnait encore, cherchait à comprendre, sans jamais chercher à rétorquer. Finalement, elle comprenait ce qui l'avait conduit à ses conclusions. Alors elle les agréait, d'où son acceptation de tant de choses, ce qui l'étonnait elle-même de ses propres changements.

 

Daniel suivait toujours les nouvelles du monde. Elles n'étaient jamais bonnes.

"Au Trakasthan, une forte explosion a détruit l'Ecole du Concours Français, située en plein cœur de la capitale trakasthanaise. Le directeur de l'école est formel, il a vu de ses yeux une camionnette percuter le portail et s'introduire dans la cour de l'établissement. Le véhicule a ensuite roulé sous le préau pour exploser au plus près du bâtiment. Le directeur a la conviction qu'il s'agit d'un nouvel attentat perpétré par les fondamentalistes de l’extrémisme prosélyte, appelés aussi F.E.P. et aussi fondasélytes. Le gouvernement Trakasthanais dément cette allégation, précisant qu'aucune enquête n'a rendu ses conclusions. Selon les autorités trakasthanaises, ce serait une bouteille de gaz qui aurait explosé par accident. Au quai d'Orsay, à Paris, le porte-parole du gouvernement français précise qu'il se range aux côtés de la prudence du gouvernement trakasthanais. Le quai d'Orsay a dépêché ses experts pour faire enquête sur le lieu de l'explosion. Dans le même temps, les forces coalisés de plusieurs pays continuent d'arriver. Les armées seront bientôt toutes en place pour détruire les sites de production et de stockage des armes chimiques et biologiques au Trakasthan. Partout dans le monde des manifestations de soutien au peuple Trakasthanais défilent pour s'opposer à toute nouvelle guerre contre le Trakasthan, guerre avec ou sans accord des Nations Unifiées. Des pacifistes sont également sur place pour faire d'eux-mêmes des boucliers humains contre les bombardements et les attaques des forces coalisées. Les pacifistes se trouvent maintenant dans tous les sites que les spécialistes en désarmement affirment contenir ou produire des armes chimiques et biologiques. De son côté la France appelle aux négociations et à la diplomatie."

 

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Elle réfléchissait à voix haute et marquait des temps d'arrêt. Daniel ne voulait pas l'interrompre ni influencer son choix. Elle reprenait.

- "La seule chose que je regretterai, c'est la robe. … Mais, c'est bien peu de chose."

- "Tu peux avoir une robe de mariée si tu veux."

- "Je n'y tiens pas vraiment. Je parle de regret parce que c'est quelque chose que j'imaginais. …Mais, ce n'est qu'un rêve de petite fille… Je n'y tiens pas vraiment. Elle fait partie du cérémonial dont tu parlais. C'est bien pour ceux qui préfèrent se marier devant des invités. Personnellement je préfère qu'on se marie comme tu l'as dit, sans aucune complication, juste nous deux et rien pour nous déranger."

- "Tu es remarquable Kate. Je vais arrêter de le dire, parce que je vais te lasser. … Nous ferons comme ça."

- "Tu ne me lasseras pas. … Je crois que nous marier de cette façon est le mieux. Je suis sûre que nous l'apprécierons plus qu'un mariage comme on les faits. … Je l'annoncerai à ma famille seulement après, en leur disant qu'on vient les voir. Comme ça, pas de question, pas de problème, pas de risque de contrariété, rien pour gâcher notre meilleur moment."

- "C'est bien dit, Kate, bien pensé, bien parlé."

Elle enlaça Daniel par la taille.

- "C'est grâce à toi, Dany… grâce à toi. … Jamais je n'aurais imaginé tout ça. … Même si je l'avais imaginé et voulu, je n'aurais jamais eu le courage de le faire."

Elle reprit.

- "On dira qu'on s'est mariés, et rien de plus. … Pas d'explication à donner, pas de réactions de gens qui ne comprennent pas."

- "C'est bien mieux."

- "On se marie et on prend quelques jours pour nous. Ensuite on ira voir ma famille. Tu veux bien ?"

- "Je suis d'accord sans hésiter ! Je ne pourrais espérer un meilleur mariage. …"

Il cherchait à dire encore autre chose. Après avoir rassemblé ses idées, il continua.

- "Tu sais… j'ai repensé à tout ça… les mariages et l'utilité des témoins. … J'ai surtout pensé à ceux qui voudraient faire comme nous. Qui sait ? Peut-être que d'autres comprendraient nos raisons. Alors, j'ai pensé qu'un échange d'écrits pourrait se faire. Parce que, si se déclarer mari et femme est suffisant pour nous, dans d'autres cas il vaudrait mieux avoir quelque chose de plus solide. Sans témoin, sans rien, ça pourrait poser problème à certains. Mon idée d'échange d'écrits peut le résoudre. L'époux donnerait un écrit à l'épouse, qu'elle gardera pour elle, et inversement. Avec ces écrits, en cas de problème comme la négation d'un mariage, par exemple, ils pourraient prouver ce qui est nié. Je sais que tout ça n'est pas reconnu, mais, peut-être qu'un jour ça le sera. C'est une façon qui respecte la tranquillité du couple. Le couple peut se marier comme il l'entend, devant des invités ou seulement à deux."

- "Tu aimerais qu'on se marie comme ça, Dany ?"

- "Eh bien, pour ceux qui voudraient faire comme nous, on pourra leur dire qu'on s'est mariés de cette manière. Ils comprendraient peut-être mieux cette façon, mieux qu'un mariage sur simple parole. Et surtout, on éviterait à certains d'éventuels problèmes."

- "Je suis parfaitement d'accord, Dany. Et j'indiquerai que je n'ai jamais été mariée sur ce que je te remettrai. Au lieu d'une robe blanche que je pourrais mettre, c'est ce que je t'écrirai qui attestera de ce que je t'ai déclaré. Je pense à celles qui voudraient tromper un futur époux. Tu comprends ?"

- "Très bien. … C'est une excellente idée. … Dans ce cas j'indiquerai aussi ce que j'ai à y mettre … également ce qui m'a fait fuir de France … tout ce qui est important à savoir et que je t'ai dit. Tout ça indiquera que le mariage s'est fait sans dissimulation. Tu as raison Kate, tu as bien raison. … C'est mieux de faire ainsi. Ceux qui voudraient faire comme nous auront ce modèle."

Présentant sa main, Kate dit alors en français une expression que Daniel lui avait apprise.

- "Tope la mon pote !"

Sa voix et son accent donnaient un aspect très personnel à cette expression. Dans sa bouche elle n'était plus la même et perdait son côté trop familier.

Joignant le geste à la parole, ils scellèrent cet accord dans un éclat de rire.

 

            Ce moment si important pour eux arriva quelques jours plus tard. Il n'y avait pas de raison de retarder encore leur mariage. Ils avaient préparé leur union selon les modalités qu'ils s'étaient fixées. Comme Kate l'avait suggéré, ils avaient pris plusieurs jours de congé. Chacun d'eux avait préparé un écrit. Les deux documents étaient identiques, à l'exception de ce que chacun déclarait à l'autre. Ils mentionnèrent tout ce qui était important à savoir avant leur alliance, ainsi que convenu. Ils avaient choisi de s'épouser à Dublin, ville où s'ils s'étaient rendus tous deux, chacun pour une raison différente, et où ils s'étaient rencontrés. A Dublin, le choix du lieu fut arrêté aux rives de la Liffey. N'étant pas à un jour près, ils avaient attendu une journée ensoleillée pour leur union. Dès que ce fut le cas, ils se rendirent sur un pont promenade récemment construit le long du cours d'eau. Là, avec un bonheur visible sur leurs visages, ils se déclarèrent mutuellement leur union. Ils le firent en prononçant une déclaration sommaire, mais soigneusement préparée, et surtout exempte de ce qui viendrait d'un rite religieux.

Kate avait voulu commencer la première. Solennellement, tremblant un peu, elle lut la déclaration qu'elle avait préparée.

- "Daniel Arnaud, en réponse à ta demande en mariage, moi, Kate Mulligan, j'accepte de devenir ton épouse. Ce que je t'ai déclaré à mon sujet est reporté dans cet écrit. En preuve de notre union, de ses modalités et particularités que nous avons convenues, je te remets cet acte écrit et signé de ma main et deviens ainsi ton épouse. S'il s'avère que j'ai menti ou dissimulé quelque chose d'important, ce mariage sera rendu nul et je serai responsable du tort causé."

Après cette déclaration, elle tendit à Daniel un papier à l'aspect de parchemin, roulé et noué d'un ruban. Son acte de mariage fut ainsi remis à son époux.

Puis, Daniel prononça à son tour la même déclaration.

- "Kate Mulligan, conformément à ma demande en mariage, moi, Daniel Arnaud, j'accepte de devenir ton époux. Ce que je t'ai déclaré à mon sujet est reporté dans cet écrit. En preuve de notre union, de ses modalités et particularités que nous avons convenues, je te remets cet acte écrit et signé de ma main et deviens ainsi ton époux. S'il s'avère que j'ai menti ou dissimulé quelque chose d'important, ce mariage sera rendu nul et je serai responsable du tort causé."

Daniel tendit alors à Kate un papier identique, roulé et noué d'un même ruban. Son acte de mariage fut ainsi remis à son épouse.

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Comme prévu, Kate téléphona à sa famille. Elle ne savait que faire, annoncer son mariage au téléphone, ou le faire de vive voix. Finalement, dans le cours de la conversation elle dut l'annoncer, expliquant ainsi leur visite prochaine. La mère de Kate fut enchantée et déconcertée à la fois. Durant la conversation, la nouvelle avait déjà fait le tour de la famille. Tous étaient aussi surpris qu'heureux. Malgré les questions pressantes que posait sa mère, Kate ne donna davantage d'explications, préférant le faire lorsqu'ils seraient tous réunis. Ils n'eurent pas à attendre très longtemps, Daniel et Kate prenaient le train dès le lendemain pour se rendre dans le Wexford.

Daniel était très anxieux à l'idée de cette rencontre. Elle soulevait chez lui beaucoup de craintes et de questions. Le plaisir qu'il éprouvait à l'idée de connaître la région était diminué par son inquiétude. Il attendait que les présentations soient faites et que l'essentiel soit dit. Il se demandait quelles seraient les réactions, craignait ce qu'il pourrait ne pas entendre, comme dans certaines familles. Durant tout le trajet, il oscilla entre le plaisir de découvrir la région et une vague crispation qui ne le quitta pas.

Après encore un court trajet en autocar, ils arrivèrent dans la petite ville d'où venait Kate. Elle était heureuse et souriante, autant que fébrile. Tout allait trop vite dans sa tête. Elle retrouvait les images de chez elle et tout ce qu'elle affectionnait tant. Elle avait pourtant l'habitude de les voir, mais l'ensemble contrastait maintenant avec les images de Dublin. Tout lui semblait familier et à redécouvrir. Le moindre changement lui sautait aux yeux, ce qui n'avait pas changé aussi. La taille des maisons, celle des rues, tout semblait avoir une proportion différente.

Quelques minutes à peine après son arrivée, elle rencontra une amie d'enfance.

- "Kate ! Te voilà de retour ! J'ai guetté le car toute la journée. Ta mère nous a dit que tu es mariée !"

- "Oui ! Je suis mariée ! Je vois que la nouvelle est déjà sue. Laisse moi te présenter Daniel, mon mari. Dany, je te présente Melanie, nous avons grandi ensemble."

Cette rencontre était ce qu'il fallait à Daniel pour le détendre un peu. Il salua, gêné, mais avenant.

Tous les trois marchèrent encore ensemble jusqu'à la maison des Mulligan, saluant au passage d'autres personnes. La venue de Kate ne passait pas inaperçue. La nouvelle de son retour, et mariée de surcroît, avait vite fait le tour de l'agglomération. Son mariage était une surprise et un événement.

En les voyant arriver, la famille de Kate était effervescente. Sa mère aussi était nerveuse à l'idée de cette rencontre.

- "Frank, range tes affaires ! Laura, va ouvrir la porte. Dépêche-toi !"

Quelques secondes plus tard, tout le monde se retrouvait au seuil de la maison familiale. En même temps qu'elle retrouvait sa famille, Kate présentait Daniel. Elle ne voulait pas le laisser un moindre instant dans l'expectative. Elle avait encore le bras autour de la taille de sa mère qu'elle tirait Daniel par la main pour le présenter. Entre temps il avait déjà échangé une poignée de main avec son beau-père, qu'il voyait pour la première fois. Ce fut ensuite le tour des sœurs Laura et Rachel, suivi du frère, Frank. Kate avait souvent parlé d'eux à Daniel, autant que de ses parents, Patrick et Kathleen. Daniel mettait maintenant des visages sur les noms. Comme souvent dans ces cas, il se représentait différemment les personnes. Il en était de même du côté de sa belle-famille. On l'avait imaginé autrement.

Dès leur arrivée, Daniel eut droit à la visite de la maison familiale. Il était guidé par Kate qui redécouvrait encore tout. Elle avait eu d'autres images quotidiennes depuis qu'elle était partie. Elle ne manqua surtout pas de retrouver sa chambre et commenter à Daniel ce qu'il pouvait y voir. Après ce début de visite, ils rejoignirent les autres membres de la famille qui les attendaient.

Les visages étaient souriants, l'accueil chaleureux. Daniel se sentait un peu mieux, porté par la bonne humeur. Toutefois, il redoutait encore ce que pourrait donner la suite des conversations, surtout à propos de leur mariage. Cette suite arriva peu après, lorsque toute la famille les pressa de questions, de paroles, et tout ce qu'on peut dire en pareilles circonstances. Pour s'être mariée sans rien dire et sans personne, Kate essuya des reproches explicitement formulés. Elle s'y attendait. Arrivèrent ensuite les questions. Kate y répondit prudemment, mesurant ses réponses. Sa famille ne manqua pas de le relever. Daniel l'avait laissée répondre sans rien ajouter. Elle s'en était très bien expliquée, exposant les raisons qui étaient les leurs. Elle insista surtout sur leur volonté de faire un mariage tranquille, entre eux. Après de telles explications, que Kate avait faites plutôt complètes, elles furent assez bien admises, surtout par la mère et les sœurs de Kate qui y voyaient une forme de romantisme. Pour cela, Kate était pardonnée. Frank acquiesça aussi, appréciant la spontanéité. Quant à Patrick, le père de Kate, il resta silencieux, attendant d'en savoir un peu plus. Kate l'avait bien remarqué. Connaissant son père, son attitude la mit mal à l'aise.

Après ces explications, elle voulut mettre un terme provisoire à cette conversation. Mais, sa dérobade ne passa pas inaperçue. Toutefois on ne dit rien, laissant Kate orienter le sujet sur d'autres choses. On y participa, parlant du travail de Kate, de celui de Daniel, parlant aussi de Dublin, mais personne n'avait oublié que la conversation à propos du mariage restait inachevée. Elle revint un peu avant le dîner. Patrick avait bien compris où se situait le problème, précisément sur ce qui avait été évité. Il posa donc la question directement, tenant à l'aborder ainsi.

- "Dans quelle église vous êtes-vous mariés, Kate ?"

La seconde de silence qui s'ensuivit annonça à tout le monde qu'il y avait là quelque chose de difficile. Kate répondit avec hésitation et en cherchant ses mots. Elle commença par des explications trop longues, sans dire ouvertement qu'il n'y avait pas eu de mariage à l'église. Durant ses explications elle s'était tournée plusieurs fois vers Daniel, l'appelant à l'aide du regard. L'ayant compris, il intervint quelquefois, plus que gêné. Il se disait qu'il ferait bientôt l'effet d'un vaurien qui avait perverti Kate, un débauché qui l'avait manipulée au point de lui tourner la tête. Une partie de ce qu'il craignait se jouait. Au fur et à mesure, les choses se disaient. Kate amenait à la compréhension, pas à pas. Elle expliqua clairement que Daniel n'avait pas foi en l'Eglise. Elle avait ainsi donné la raison principale, jetant un froid dans l'ambiance. Cependant, n'avoir pas foi n'indiquait pas l'absence de cérémonie religieuse. La famille pouvait donc encore penser qu'il y en avait eu une. Alors, Kate ne manqua pas d'exposer les raisons de Daniel, qui voulait l'épouser valablement, alors qu'une cérémonie religieuse sans conviction ne serait pas un mariage valable à ses yeux. Elle déroula ainsi toutes les raisons qu'eux deux avaient débattues auparavant. Elle évita soigneusement de laisser Daniel entrer en polémique sur ses convictions religieuses. Kate voulait d'abord exposer ses raisons et indiquer qu'elle les respectait, mais sans vouloir en débattre, du moins pour l'instant. Un tel débat sur les convictions en était un autre, en plus de celui sur leur mariage. Il était déjà bien difficile de parler de leur choix, elle ne voulait donc pas que la discussion soit amenée sur d'autres sujets plus ou moins parallèles. D'autant plus qu'elle n'avait pas encore dit comment leur union s'était faite. Elle mena donc remarquablement toute la conversation, ramenant au fil de celle-ci sans la laisser changer. Après avoir expliqué leurs raisons, Kate finit par dire clairement que Daniel et elle ne s'étaient pas mariés à l'église. L'ambiance resta alors suspendue, glaciale.

Les sentiments de la famille étaient mêlés de surprise et de réprobation, tout en comprenant qu'il y avait eu une grande réflexion et des discussions entre Kate et Daniel.

Durant un court laps de temps, un total silence régna. Kate observa tout le monde sans qu'on la remarque, se gardant de briser ce silence nécessaire à l'absorption de la surprise. Puis, Kathleen, sa mère, prit la parole.

- "Comment as-tu pu me dire que tu es mariée ? Tu m'as menti ! Comment as-tu pu me mentir ? C'est un péché ! …Et ce mariage en est un plus grand encore !"

Kate avala les reproches avant de répondre froidement.

- "Je n'ai menti en rien."

- "Comment peux-tu dire ça ? Il ne peut y avoir de mariage sans église. Tu vis dans le péché !"

La discussion reprit, longuement, pour expliquer comment ils s'étaient mariés et ce qui l'avait motivé.

Enfin, Kate ponctua calmement mais avec fermeté.

- "Nous sommes mariés. … Tant pis pour ceux qui voudraient dire ou penser autre chose."

Tout le monde fut ainsi renseigné sur le relatif détachement des mariés, un détachement synonyme aussi de décarcération. A demi-mot mais clairement, elle fit comprendre qu'elle s'expliquait de bon gré, sans toutefois avoir de compte à rendre. Le ton et les paroles de Kate renseignaient sur l'indépendance des épousés.

Son père mit alors fin à la conversation de manière concise et autoritaire.

- "C'est assez pour le moment. Nous allons dîner. Nous reprendrons plus tard."

C'était le mieux à dire et à faire à cet instant. Connaissant son père, ce qu'il venait de dire signifiait pour Kate qu'il voulait peser la situation, s'en faire une opinion réfléchie. Elle savait qu'il réagirait ainsi. Sa mère aurait peut-être plus de mal à comprendre l'abandon d'un mariage religieux, mais, elle finirait par accepter l'état de fait si l'époux est bon mari, s'il rend sa fille heureuse. Quant au frère et aux deux sœurs, leur étonnement passé ils trouveraient certainement l'idée formidable, peut-être à reproduire pour eux-mêmes.

Le dîner ramena la détente. Avant de passer à table Kate s'affaira avec sa mère, toutes deux retrouvant des habitudes. Durant ce temps, Patrick, le père de famille, échangea quelques mots avec Daniel. Ils parlèrent inévitablement de Paris, de la France, de tout ce dont ils pouvaient discuter. Patrick avait aussi l'intention de mieux connaître les qualités humaines de son interlocuteur.

La soirée passa ainsi, familiale et chaleureuse. Ce qui avait précédé, à propos du mariage, était un sujet sérieux dont l'examen était reporté. En cela, il y avait certainement quelque chose à comprendre, ce fait avait été saisi. Des raisons réfléchies devaient s'y trouver, des raisons qu'on ne partageait pas mais qui devaient être respectables, même si elles restaient encore à discuter. Tout cela avait été établi et ces raisons réfléchies laissaient comprendre qu'il ne s'agissait pas d'un mariage fait à la légère ou sans sérieux. Un engagement honnête y était, de ce fait il n'y aurait pas de discorde, encore moins de rancune. Il en aurait fallu bien plus pour qu'il y ait discorde, et en aucun cas il n'y aurait eu un soupçon de rancune. C'était ainsi chez les Mulligan.

 

            Le lendemain, les uns et les autres s'échangèrent des points de vue, en aparté. Les échanges d'opinion aidaient la démarche de compréhension, et de là l'acceptation. Toutes les familles n'auraient pas ainsi cherché à comprendre, encore moins à admettre. Le respect de l'opinion d'autrui était un principe important chez les Mulligan. Il était appliqué à tout ce qui le méritait. A ce titre, l'opinion de Daniel sur le mariage fut respectée, même en n'étant pas partagée.

Laissant derrière eux le sujet du mariage, Kate emmena Daniel à la rencontre des environs. Elle emprunta la voiture de son père et ils partirent pour la journée.

Elle avait préparé des sandwiches et bien d'autres choses, tellement que Daniel en plaisanta.

- "On ne part pas en expédition. … Si ?"

- "S'il pleut, tu seras bien content de trouver ce que j'emmène."

C'est ainsi que commença leur visite de l'Irlande. Ce n'était rien de nouveau pour Kate, mais tout le contraire pour Daniel.

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Daniel promena son regard dans la maison.

- "Les murs sont encore bien solides." dit-il.

Ils étaient épais et construits de grosses pierres. Elles étaient scellées entre elles par un mortier. Même sans scellement, le mur était solide par la seule manière dont on avait amoncelé les pierres, en les posant savamment les unes sur les autres. Tous les murs du périmètre étaient ainsi. Quant aux murs intérieurs, bien que moins épais ils étaient aussi solides.

Daniel parcourait tout du regard. Son expérience en Angleterre lui avait beaucoup appris sur les constructions. Partout où il mettait les pieds, le sol était jonché d'un amas incompréhensible de végétaux, de planches et de gravats.

- "C'est bien dommage qu'elle soit en ruine." dit-il. "Il y aurait beaucoup à faire, mais elle en vaut la peine. L'endroit est beau."

- "Ma grand-mère ne serait partie pour rien au monde. …C'est mon arrière-grand-père qui a tout construit lorsqu'il est arrivé dans la région."

- "Il n'était pas d'ici ?"

- "Non, il venait d'ailleurs, je ne sais pas exactement pourquoi. Après lui, son fils, mon grand-père, y a logé sa famille, et mon père est né ici. Il m'a expliqué que les pierres ont été enlevées sur tout le plateau. En les enlevant, on peut cultiver le sol et les pierres enlevées servent à la construction."

- "C'est solidement fait. Crois-tu qu'on pourrait entrer pour voir l'autre partie ?"

- "Il vaut mieux ne pas essayer, quelque chose pourrait s'effondrer. Personne n'y est entré depuis l'incendie."

Ils continuèrent à visiter ce qui pouvait être vu sans danger. En fait, il ne restait plus de solide que les murs. Le reste, la charpente, le plancher, les portes, les fenêtres, tout était fait de bois, et ce qui n'avait pas brûlé était complètement pourri.

 

La maison visitée, Kate emmena Daniel sur le reste du plateau. Il n'y avait rien de particulier mais la vue y était belle et dégagée. Outre la vue, le lieu était très tranquille, même silencieux si aucune brise ne soufflait.

- "Que sont les piquets qu'on voit là-bas ?" demanda Daniel.

- "Papa les a plantés là pour délimiter le puits. Il est là depuis toujours, on ne l'a pas comblé. Il y a une margelle, mais elle n'est pas assez haute. La terre et les herbes la recouvrent, alors on a mis ces longs piquets pour attirer l'attention, au cas où il y aurait des promeneurs. … Viens, je vais te montrer."

- "Ne me dis pas que tu vas y faire un vœu."

Elle rit en lui répondant.

- "Non, je ne suis pas superstitieuse, tu le sais bien. Si je l'étais, tu ne m'aurais pas gardée longtemps."

Un assemblage de lourdes planches était posé sur la margelle, recouvrant le vide vertical. Daniel poussa ce couvercle de planches et découvrit à moitié le puits. On pouvait voir un trou béant. La profondeur donnait le vertige, même si on ne voyait qu'une partie du vide. Daniel n'avait jamais vu de puits. Il n'imaginait pas que cela pouvait être si impressionnant.

Kate regarda à son tour, puis Daniel remit les planches en place. Pendant qu'il recouvrait le puits, Kate racontait.

- "Je me souviens quand mon père tirait de l'eau. Il m'en faisait toujours boire. Elle avait un goût que je n'ai jamais retrouvé. On ne peut plus en boire maintenant, il doit sûrement y avoir beaucoup de terre tombée au fond. Il faudrait le curer."

Ils allaient quitter le puits, lorsqu'elle lui dit.

- "Fais un vœu."

- "Hmm, quoi !?"

Elle rit plaisamment.

- "Mais non…c'est pour rire."

En se plaisantant et en se tenant par la taille, ils quittèrent le puits pour voir le reste. Dans toutes les directions la vue était claire et belle. On avait l'impression d'y voir tout le Wexford.

Après cette visite, ils quittèrent un peu à regret l'endroit pour continuer leur excursion dans la région. Ils n'avaient pas d'itinéraire prévu et allaient au gré de leurs envies. Kate parlait avec passion de tous les animaux qu'ils pouvaient voir, surtout des oiseaux. Ils firent un pique-nique au milieu de la journée, en pleine nature tranquille. Le temps était clément, le soleil au rendez-vous.

La journée passa très vite. Le soir arrivant, ils reprirent le chemin de la petite ville où habitait Kate. Elle se situait un peu à l'est de l'embouchure du fleuve Slaney, le principal cours d'eau du comté.

Sur le chemin du retour il reparlèrent de la conversation de la veille, à propos de leur mariage. C'est Kate qui y revint.

- "Tu avais bien raison de parler de tous les problèmes inutiles qu'on fait à un mariage. Si on ne s'était pas mariés tranquillement, on aurait subi des pressions de toutes parts pour qu'on se marie à l'église."

- "Pression et influence, oui, c'est sûr. C'est surtout toi qui les auraient subies, Kate. Si on ne s'était pas mariés tranquillement, notre mariage aurait été gâché par un tas de petites contrariétés et d'autres choses plus graves."

- "Je comprends mieux ce que tu disais à propos des querelles que ça peut créer dans les couples, lorsque l'un ou l'autre prend parti pour sa famille. Je te remercie du fond du cœur pour notre mariage, Dany."

- "Crois-tu que ta famille comprendra aussi bien ?"

- "Ma famille, oui, mais ma famille n'est pas toutes les autres. Je plains les couples qui subissent."

 

Ils passèrent ainsi quelques jours dans le Wexford, visitant les environs, rendant visite aux voisins, aux amis. Daniel fut présenté à tout le monde. Kate et lui dirent qu'ils s'étaient mariés à Dublin, sans plus d'explication. Si une question trop embarrassante les pressait, ils expliquaient qu'un secret d'amoureux les empêchait de répondre. Tous y voyaient une raison romantique et ne questionnaient pas davantage. La famille de Kate, faisait de même. Daniel et Kate avaient demandé qu'on ne parle pas de leur mariage, pour éviter les incompréhensions et ce qu'on pourrait en dire. On respectait donc ce secret qu'ils ne voulaient pas expliquer à tout le monde.

Chez les Mulligan, les diverses discussions avaient fait connaître Daniel un peu plus. On l'appréciait davantage et on comprenait mieux ses motivations. Lui était toujours très prudent, embarrassé aussi par certaines questions, celles sur Paris, la France, et la raison pour laquelle il en était parti. On le lui demandait innocemment, sans arrière pensée ni indiscrétion, mais Daniel était toujours bien ennuyé pour répondre. On savait sa condition d'orphelin, Kate en avait parlé. On savait aussi qu'ils avaient fait un mariage atypique. Mais, on ne savait pas encore ce qui avait contraint Daniel à fuir. En parler aurait été trop, trop pour cette fois qui était de plus leur première rencontre. Ce fut donc gardé pour être dit plus tard, peut-être.

Arriva la fin de leur période de vacances. Cela faisait maintenant deux semaines qu'ils avaient momentanément quitté leurs emplois. Huit jours avaient été les leurs lorsqu'ils se marièrent, et les jours suivants furent passés dans le Wexford. Ils devaient maintenant retourner à Dublin. Le moment de partir fut assez difficile pour tout le monde, autant pour Kate et Daniel que pour la famille Mulligan. Tous avaient passé d'agréables moments et Daniel, qu'on ne connaissait pas, était maintenant apprécié. Dans le train, au retour, il dit à Kate.

- "Quand tu voudras t'installer dans ce comté, ça ne me posera aucun problème de te suivre."

De tels mots pouvaient transformer une idée en projet latent ou esquissé, au lieu de devenir comme d'autres une idée abandonnée.

De retour à Dublin, chacun reprit son travail et la routine quotidienne qu'il induit. Mais, en dehors de leur travail, ils partageaient maintenant leur vie, ce qui était un changement majeur pour eux deux. Ils n'eurent aucun mal à s'adapter l'un à l'autre, ni à fusionner leurs deux façons de vivre. Ils se comprenaient, adoptaient naturellement un nouveau comportement, sans difficulté. Ils étaient même heureux d'en changer. Ils mangeaient dans une belle vaisselle, ce qu'aucun des deux n'aurait fait pour soi auparavant. Kate comme Daniel aurait plutôt mangé une omelette dans sa poêle, plutôt qu'utiliser une assiette de plus. Maintenant on faisait les courses, on achetait du vin, la table était dressée. De la vaisselle avait été offerte et Kate ne la laissait pas au placard. On y mangeait en appréciant à deux les plats. Ils aimaient énormément partager ces instants. Surtout, aucun des deux ne ressentait plus l'absence et la solitude. Ils n'avaient plus de moments parsemés de questions, de doutes et de craintes sur l'avenir. Tous deux savaient la valeur de la présence de l'autre, l'appréciaient d'autant plus. Ils étaient heureux, sans rien pour les perturber. Quant à Daniel, il se tournait maintenant vers le futur, parvenant à oublier son passé. Le changement de vie avait des résultats qu'il n'aurait jamais imaginés.

 

            Les mois passèrent et avec eux de vagues projets ébauchés puis abandonnés.

Kate arrivait maintenant au terme de son contrat de travail. En un an elle avait acquis une relative expérience, mais elle ne la croyait pas suffisante pour s'établir dans sa région. Indécise et cherchant sa voie, elle en parlait souvent avec Daniel.

- "Je pourrais encore travailler à Dublin, mais je ne sais pas si je dois continuer, Dany. Je sens que je manque encore d'expérience, mais celle que j'aurai encore ici n'est pas ce qu'il me faudra chez moi. Il n'y a pas de ferme ici, pas d'élevage. Par contre j'apprends beaucoup d'autres choses."

- "Elles te serviront d'une manière ou d'une autre. Un an d'expérience est assez peu et rien ne presse. On peut rester encore un peu à Dublin et partir quand tu te sentiras prête."

- "C'est aussi ce que je pense mais, à vrai dire, j'en ai un peu assez. J'aurais dû faire une pause après mes études, au lieu de travailler tout de suite. Je n'avais plus d'argent, sinon c'est ce que j'aurais fait. J'ai eu de la chance de trouver ce job, mais je crois que maintenant j'ai besoin d'arrêter un peu."

- "Alors partons faire le tour de l'Irlande comme on l'a prévu. On décidera à la fin de revenir ou non à Dublin."

- "C'est que… je ne voudrais pas te faire perdre ton travail pour rien, Dany. Si on doit rester à Dublin, autant garder ton travail. Il vaudrait mieux faire ce voyage quand on sera sûr de vouloir partir d'ici."

- "Dans ce cas, prends un peu de temps pour toi et restons à Dublin. On peut vivre sur mon salaire. Tu reprendras lorsque tu le voudras."

Elle y réfléchit un court instant et répondit.

- "Je crois que si ça ne t'ennuie pas c'est une bonne solution, Dany. Je pense que j'ai encore besoin d'expérience. Restons encore à Dublin. Après une pause, ça ira mieux pour moi."

C'était donc ainsi décidé, et leur voyage encore reporté, mais rien ne les pressait.

Après un mois de pause, Kate reprit le même emploi chez le même vétérinaire. Entre-temps elle tenta de trouver une nouvelle situation au zoo de Dublin, mais sans succès.

Ils continuèrent ainsi un an de plus, dans une routine tranquille qui les laissait apprécier la vie et leur bonheur. Parfois ils retournaient passer quelques jours dans la famille de Kate. Daniel y était maintenant bien intégré. Les voisins, les amis, tout le monde dans la petite ville le connaissait aussi. Les retrouvailles étaient toujours appréciées par tous.

En définitive, entrecoupée d'escapades dans le Wexford, l'année de plus qu'ils passèrent à Dublin ne leur sembla pas longue. Arrivés au terme de celle-ci, ils reparlèrent de leur voyage. Ils n'en prévirent qu'un itinéraire global et imprécis, et surtout sans date. A la fin du parcours ils devaient s'installer dans le Wexford, ce qui signifiait qu'ils quittaient définitivement Dublin.

Kate finit comme prévu son engagement et Daniel donna sa démission au pub qui lui avait permis de refaire surface. Il y avait passé plus de deux ans, en était reconnaissant envers le patron qui l'avait embauché. Sans cette aide précieuse, il n'aurait peut-être pu refaire sa vie aussi bien. Après quelques verres d'adieu partagés avec le patron, ses collègues et des clients, la porte du pub se referma derrière lui, sans intention de retour cette fois. Une page de plus se tournait dans sa vie.

 

            Le commencement de leur circuit était maintenant très proche. Pour cela, ils venaient d'acheter une voiture tout terrain, une bonne occasion, du moins l'espéraient-ils.

Après les formalités pour cesser la location de leur appartement et d'autres démarches et tracasseries annexes, le moment tant attendu arriva enfin. Un beau jour, en fin de matinée, ils prenaient la route pour faire le tour de l'Irlande. Ils réalisaient leur autre véritable projet, après celui de leur mariage.

Ils quittèrent Dublin dans un état d'esprit assez insolite. Ce n'est qu'une fois sur la route qu'ils eurent le sentiment de liberté qu'ils attendaient. Il les envahit lorsque le stress des dernières choses à régler fut dépassé.

Le parcours devait faire le tour de l'île en commençant par le nord-est, soit dans le sens inverse des aiguilles d'une montre, pour finir dans le sud-est, le Wexford. Ainsi, leur première journée les emmena visiter les environ du littoral, au nord de Dublin.

Pour première étape ils s'arrêtèrent à Drogheda. Ils n'avaient pas fait beaucoup de chemin. Cependant, ils étaient presque à mi-distance entre Dublin et l'Irlande du Nord. Leur voyage se faisait en s'arrêtant au gré de leurs envies. Ils se promenaient, visitaient ce qui pouvait l'être. Ils feraient bientôt leurs prochaines étapes en Irlande du Nord, appelée aussi Ulster. Entre-temps, ils continuaient à voir le littoral. La route qu'ils avaient prise longeait la Baie de Dundalk, caressée par la Mer d'Irlande. Ils firent aussi une halte dans la ville côtière de Rathcor. Pendant plusieurs autres jours ils longèrent la côte nord-est de l'île, du côté nord-irlandais cette fois, jusqu'à arriver à Belfast, capitale et plus grande ville d'Irlande du Nord. Selon les endroits, ils voyaient Belfast attractive et touristique. Dans d'autres endroits la ville rappelait les luttes fratricides entre les communautés. Les tendances religieuses des protagonistes n'étaient plus les uniques raisons de conflit. Les événements passés en devenaient d'autres, en plus. Daniel, qui n'avait foi en aucune de ces tendances, n'y voyait que la perte inestimable de vies humaines, de même que la douleur de familles brisées, pour des tendances religieuses inexactes de part et d'autre. Il pensait qu'il faudrait bien, un beau jour, cesser de chaque côté d'en ranimer les raisons. Car, sans une telle volonté, elles ne pouvaient que perdurer, se perpétuer sans fin. Toutefois, s'il ne partageait pas ces raisons, il ne minimisait pas l'importance qu'elle revêtait aux yeux de ceux qui les vivaient. Il respectait ce qui devait l'être, ceux qui devaient l'être, au contraire de certains qui auraient considéré le conflit avec hauteur ou mépris, en prenant les antagonistes pour les acteurs stupides d'une lutte absurde. De telles idées lui étaient étrangères, autant que son appartenance à l'une ou l'autre des tendances.

Kate et lui étaient bien plus attirés par les beautés naturelles de l'île. En fait, ils passaient dans les grandes villes pour ne pas refuser de les voir, et, certes, toutes avaient leur lot d'intérêt.

Après Belfast ils se dirigèrent vers l'intérieur des terres, vers le lac Lough Neagh, le plus grand lac de la région. Daniel se rappela son passage au Loch Ness et l'état d'âme dans lequel il était à ce moment. Il n'aurait jamais pu imaginer comme sa vie allait s'améliorer. Il ne manqua pas d'en parler avec Kate. Elle et lui étaient toujours aussi prudents pour parler du passé. S'ils en parlaient, c'était pour l'expliquer, un peu dans le sens d'une thérapie, mais en se gardant bien de ranimer ce qui pouvait être douloureux.

Ils continuèrent leur périple irlandais avec enchantement. Ils étaient encore en Ulster, l'Irlande du Nord, qui, comme le reste de l'île, ne manquait pas de beautés, naturelles ou non. Après le Lough Neagh, ils rejoignirent encore le littoral, tout au nord. Ils voulaient voir la Giant's Causeway, la Chaussée des Géants, un endroit majestueux aux insolites colonnes de basalte. Ces blocs sculpturaux les fascinaient par leur forme. Ils avaient l'impression de voir d'énormes crayons mis côte à côte verticalement. Certains des blocs avaient exactement six faces comme des crayons, d'autres n'en avaient que quatre. Il y en avait des milliers, dont la hauteur diminuait par endroits, en s'approchant de la mer. Le site avait inspiré des légendes, à propos de géants qui utilisaient la chaussée pour franchir la mer et se rendre en Ecosse. Outre les légendes, Kate s'intéressait au lieu d'une façon plus scientifique. Daniel aussi. Leur documentation indiquait que ces blocs étaient le résultat de l'activité volcanique terrestre, à l'époque Tertiaire, cinquante à soixante millions d'années auparavant.

Ils quittèrent ces lieux majestueux à regret. De là, ils reprirent leur route vers l'ouest, longeant plus ou moins la côte, jusqu'à la ville qu'ils devraient appeler Derry ou Londonderry, selon les cas. En Ulster, avant de prononcer un de ces noms, ils tentaient au préalable de savoir à qui ils s'adressaient, afin d'utiliser une appellation ou l'autre. Dire Londonderry signifiait être partisan de la colonisation anglaise, et être partisan aussi de l'avoir offerte à la municipalité de Londres, d'où le nom de Londonderry. Selon les fois ils employaient donc l'un ou l'autre des deux noms, pour respecter tout le monde.

Avant d'y être, ils visitèrent tout ce qui pouvait les intéresser en route, comme toujours.

Londonderry, ou Derry, leur rappela Belfast sur certains aspects, les mêmes qui maintenaient vivaces les raisons de conflit. Ce fut leur dernière étape en Irlande du Nord avant de se diriger vers  le Donegal. Durant leur séjour en Irlande du Nord Kate avait parfois ressenti une certaine gêne. En tant que citoyenne de la République d'Irlande, et née catholique, elle aurait pu être considérée comme partisane d'une des communautés, ce qu'elle n'aurait nullement voulu. Mais, rien de tel ne se profila et cette gêne qu'elle avait eue ne dérangea pas leur voyage. Elle n'en parla même pas à Daniel.

Le Donegal, au nord-ouest, offrait des paysages magnifiques, autant que le reste de l'Irlande. Ce comté couvert de montagnes, sillonné de cours d'eau et de petits lacs, laissait voir des paysages parfois verts, parfois rocheux. Ils gardèrent toujours le souvenir de ses tourbières, où l'eau, la terre et les débris végétaux, se mêlent. Il y avait aussi l'odeur âcre de la tourbe utilisée en combustible. Ils la sentirent dans le Donegal plus qu'ailleurs en Irlande. Ils se rendirent aussi sur une des îles au large du comté, à Tory Island. Un soleil éclatant les accompagna, un soleil qui, à en juger l'aspect hâlé de certains habitants, devait être souvent présent. Ce climat ensoleillé inspirait peut-être ceux qui donnaient des couleurs vives aux façades des maisons, autant que les peintres naïfs de l'île en mettaient sur leurs toiles. Avant de quitter le Donegal, Kate eut l'occasion de visiter quelques élevages d'ovins et de bovins. Elle put discuter avec des éleveurs et en fut ravie, autant qu'eux. Ces visites furent formatrices pour elle. En tant que vétérinaire, elle voyait tout d'un autre angle maintenant. Elle comprenait mieux certaines choses qui lui avaient échappées auparavant, y compris les préoccupations économiques des éleveurs.

Avec le Donegal, ils avaient commencé le trajet à l'ouest de l'île irlandaise. Ils le continuaient du nord vers le sud. Ils quittèrent un temps les côtes pour se diriger vers l'intérieur, vers le fleuve Shannon. Les rives vertes et les ballades en bateau furent un enchantement. Ils longeaient les rives en voiture et louaient de temps en temps une embarcation, pour une escapade de quelques heures. Outre ces petites équipées, ils avaient aussi loué un superbe "cabin-cruiser" et passé une nuit à bord. Ils vivaient un rêve.

Ils continuèrent ainsi vers le sud, longeant les rives du cours d'eau Shannon. Puis ils remontèrent vers le nord-ouest, vers le comté de Mayo, région de pêche et d'agriculture, sans oublier les tourbières, comme dans le Donegal.

Ils longeaient souvent les côtes et allaient parfois à l'intérieur des terres. A chaque instant leur itinéraire pouvait changer. Ils en décidaient en fonction de ce qu'indiquait la carte, ou ce qu'on leur recommandait de voir.

Après le comté de Mayo, ils reprirent la direction du sud, passant par le comté de Galway. La péninsule du Connemara y présentait ses beautés au regard, ses ciels moutonneux de nuages, d'entre lesquels le soleil éclaire ses eaux, des lacs aux reflets bleus-mauves et des bras de mers. Entres les eaux, les terres, d'où l'on comprend quel rude labeur en a arraché les pierres, quel autre les a disposées ensuite en longs murets. Ils trouvèrent dans le comté de Galway, comme dans le reste de l'Irlande, des vestiges archéologiques qui les intéressaient autant que la nature. Au large, rattachées au comté de Galway, les îles d'Aran reçurent aussi leur visite. Elles présentaient un paysage grandiose de majestueuses falaises. Ils apprirent sur place que ces îles calcaires n'ont pas de couche arable. C'est le travail des habitants qui en a constitué une, à partir de sable, d'algues et de fumier, afin d'obtenir un sol juste assez fertile pour couvrir les besoins locaux en culture et nourrir le bétail. Les habitantes apprirent à Kate quelques rudiments de leur art du tricot, celui qui fait les fameux pulls en laine d'Aran. Elles parlèrent fièrement de cet art, pratiqué depuis des générations par les femmes de pêcheurs, en attendant le retour des bateaux. La qualité de leurs produits a contribué à la relative réputation de l'île.

Reprenant la route vers le sud, ils traversèrent le comté de Clare, découvrant ses collines et ses lacs intérieurs. On leur dit du Clare qu'il serait le berceau de la musique du pays. Quelqu'un leur expliqua qu'elle serait le fruit d'une tradition séculaire, imprégnée d'influences classiques, espagnoles ou italiennes, et même les deux. Toujours dans le Clare, The Burren, un plateau calcaire et aride retint leur attention. Malgré un aspect rocailleux au point d'être inhospitalier, ils y virent de nombreuses espèces d'oiseaux et de plantes, ainsi que de magnifiques fleurs sauvages de printemps.

Ils traversèrent ensuite le Limerick, riche région agricole au sol fertile, notamment la Golden Vale, la Vallée Dorée. L'élevage y étant aussi florissant que l'agriculture, Kate put s'intéresser aux deux. Elle fut contente de pouvoir suivre les produits de l'élevage, le lait et la laine, jusque dans l'activité industrielle locale justement faite pour la transformation des produits laitiers et la filature de la laine.

Du Limerick, ils continuèrent leur route vers le sud-ouest, vers le comté de Kerry. Ils étaient déjà à la pointe sud de l'Irlande et avaient fait la majeure partie du parcours. Du Kerry, ils retinrent particulièrement les beautés des îles du large, les Skellig Islands. Elles aussi leur avaient montré un superbe décor, à la fois vert et rocailleux. Ils avaient apprécié Great Skellig autant que Little Skellig, chacune pour ce qu'on pouvait y voir. Sur Great Skellig, on ne pouvait ignorer les vestiges de ce que la main de l'homme a construit avec le roc. Des moines ermites s'y succédèrent pour y vivre durant cinq siècles, en dépit des effroyables attaques Vikings et des non moins effroyables tempêtes de l'Atlantique. Sur Little Skellig, une formidable réserve d'oiseaux fit grand bonheur à Kate, autant qu'à Daniel.

Du Kerry, ils firent route vers le Cork, songeant déjà à adapter l'itinéraire pour se diriger vers le Wexford. Il y avait des comtés qu'ils n'avaient pas vus, mais il se dirent qu'ils ne pouvaient tout voir, ni tous les comtés. Des mois encore n'auraient pas suffit. Intellectuellement, ils se préparaient à regret à finir leur voyage.

Après avoir visité le Cork avec autant d'intérêt que les autres régions, ils traversèrent encore le Tipperary. Ils furent impressionnés par les ruines d'une ancienne forteresse dominant la campagne, celle du rocher de Cashel. Ils rendirent aussi visite à la petite ville de Cashel, plus bas.

Du Tipperary, ils n'étaient plus très loin de la fin de leur périple. Ils se dirigèrent donc vers le Wexford, en passant par le Kilkenny. Ce fut le dernier comté de leur voyage.

 

Ils arrivèrent ainsi au Wexford. Ils avaient réalisé ce qui leur avait tant tenu à cœur durant des mois, même des années concernant Daniel. C'était la fin d'un magnifique circuit et ils rentraient, certes à regret, mais étanchés. Ils avaient vu assez de belles choses pour en être comblés un long moment. Ce qu'ils n'avaient pas encore vu n'était pas abandonné mais remis à un voyage suivant, à une date indéfinie. Après tout, l'Irlande serait à leur portée à chaque fois qu'ils le voudraient. Durant le voyage, ils avaient trouvé un peu partout des pubs, "où l'on peut se sentir chez soi à plusieurs", ainsi qu'ils l'entendirent. Ils avaient vu aussi des danseurs, dont la danse traditionnelle fit penser à Daniel qu'elle pouvait être à l'origine des claquettes. Ils avaient aussi rencontré des Travellers, des "Voyageurs". Ni de Bohême ni d'ailleurs, c'était des Irlandais nomades qui vivaient en caravane. Ils se déplaçaient encore sur l'île au gré de leurs envies, pendant que des bureaucrates tentaient de les sédentariser, les fondre dans un creuset à la fonte destinée au même moule. Kate et Daniel avaient fait quelques étapes en leur compagnie. Les Travellers avaient expliqué leurs difficultés, la sédentarisation qu'on essayait sournoisement de leur faire accepter. Tout les conduisait, directement ou non, à devoir en faire le choix. Dans ces conversations, Kate et Daniel repensèrent à la banlieue de Dublin et ce qu'ils avaient pu y voir, produit par la pensée bureaucratique, autant celle d'état, administrative, que celle commerciale, qui dirige vers ses produits en faisant périr les autres. Tous ces acteurs, pour des raisons qui sont les leurs, canalisent en définitive bien du monde, restreignent les habitats autant que les modes de vie, pour amener à des modèles moins variés, voire mornes, tristes, et surtout non dénués de maux. En discutant avec les Travellers, Kate avait rappelé les mots de Daniel, ceux dits lors de cette visite en banlieue de Dublin. "Des gens qu'on a vidés de leur identité, des richesses de leur personnalité, pour les amener à un unique modèle". C'était ce qui était encouru par les Travellers. Ils risquaient d'être sédentarisés, vidés de cet aspect voyageur, de leur mode de vie, de leur liberté, pour être conduits vers un modèle quasi unique, comme celui rencontré en banlieue de Dublin, un triste modèle connu en Irlande et ailleurs. Au cours des conversations, Daniel et Kate imaginaient avec peine des Travellers enfermés dans des immeubles gris aux perspectives affligeantes comme ceux qu'ils avaient vus. Le contraste était fort entre cette image et celle de leur vie mobile qui pouvait changer de décor et de métier, qui leur permettait de regarder l'horizon au large, cheveux au vent salé. Ils imaginaient aussi les maux qui viendraient avec une sédentarisation, le désœuvrement, l'alcoolisme, les problèmes familiaux, le chômage, les aides sociales, le manque d'argent, la dépendance, la déchéance. Le contraste était édifiant. Ce modèle inventé par la bureaucratie sous toutes ses formes, économique, administrative, et d'autres formes encore, était trop stérile et stérilisateur, juste bon à soumettre et administrer des gens, les rendre dépendants. De Travellers libres et heureux vivant sous les nuages et le soleil en respirant le vent, ils risquaient de se retrouver enfermés, sans horizon, sans but, sans compatibilité avec les emplois standards, sans carrière dans ceux-ci et sans doute sans emploi, désespérés, immatriculés, soumis et réduits aux aides financières. Mais, ils auraient été sédentarisés, ce qui aurait été l'essentiel pour certains qui n'auraient pu concevoir autre chose. La seule absence d'adresse fixe aurait perturbé les bureaucrates. Toutefois, la défaillance de la bureaucratie ne devait pas être seule en cause. Dans bien des pays, et quelle qu'en fut la raison, des intérêts économiques et politiques conduisaient à manipuler les gens, les ranger insidieusement dans des modèles prévus, toujours à l'insu de ces personnes ou presque. Il ne restait plus qu'à tirer d'eux ce que les modèles imposaient, et, parmi cela, obtenir leur vote. Ce n'était jamais dénué d'intérêt, bien au contraire.

Les Travellers ne correspondaient pas à un modèle prévu, alors on essayait de les ranger dans l'un d'eux.

Ils avaient passé de bons moments avec les Travellers, amusés par le jeu des enfants. Ces derniers étaient plus calmes qu'on aurait pu le penser et avaient de l'attention les uns pour les autres, surtout envers les plus jeunes. Comme des Travellers, Kate et Daniel avaient parfois passé des nuits dans leur voiture. Ils avaient aussi retenu les paroles d'une femme, quelques mots qui résumaient une partie de leurs réticences. Elle disait aimer s'endormir en entendant la pluie sur le toit de la caravane. Mais, elle soupira en disant qu'elle ne l'entendrait jamais sous le toit d'une maison.

Des toits de maison Kate et Daniel en virent de nombreux durant leur tournée irlandaise, des toits d'ardoise, de chaume, de tuiles. Ils virent bien des beautés, des falaises, des étendues vertes, des vestiges archéologiques, des dolmens et beaucoup d'autres choses qui les intéressaient. Parmi elles, ils ne manquèrent pas la faune du pays, hélas de plus en plus réduite elle aussi. Kate fut ravie de la découvrir, ravie de partager ces moments avec l'homme qu'elle aimait. Ils virent beaucoup d'oiseaux, des faucons pèlerin, des mésanges bleues, des hiboux, des cygnes chanteurs, des rouge-gorge, des grives et d'autres espèces encore, sans oublier les oiseaux marins. Kate fut aussi émerveillée de voir la faune terrestre. Elle ne l'avait jamais vue que dans des livres, au zoo ou dans des cages. Par chance ils avaient pu voir de gros animaux, des daims, des cerfs. Plus facilement ils avaient vu des petits animaux, des blaireaux, des martres, des renards, des écureuils, des loutres. Tout cet univers était ignoré, Kate avait eu l'impression de découvrir son pays. Elle en était reconnaissante envers Daniel qui lui avait inspiré ce voyage. Faune, flore, monuments, tout ce qu'ils avaient pu voir baignait sous une lumière particulière propre à l'Irlande, couleur gris soleil.

C'est ainsi qu'ils finirent leur voyage, avec toutes ces images dans les yeux, tous ces souvenirs en mémoire.

 

Vers la fin du voyage, Daniel voulut encore s'informer de la situation en France. Il ne l'avait plus fait depuis des semaines. Il prit connaissance de l'actualité dès qu'il put trouver une parution française sur son chemin.

"Manifestation commune des pompiers, des gendarmes et des policiers."

"Une journée particulière. Cette fois le mouvement de grogne pousse ces trois corps à manifester en même temps. Compte tenu de la qualité particulière de ces manifestants, qui ne seront pas en mesure d'assurer leur travail de protection, on redoute pour cette journée des pillages et des agressions. Depuis la mort de plusieurs des leurs, sauvagement assassinés par des voyous, les pompiers réclament des conditions de travail où ils ne seront plus agressés par les incendiaires. Ces derniers ne se contentent plus d'incendier les engins de lutte anti-feu, ils s'en prennent de plus en plus aux casernes. Les policiers et les gendarmes demandent du matériel et des effectifs supplémentaires, suffisamment pour pouvoir faire face à la délinquance et la violence qu'elle déploie. Les trois corps menacent de faire grève ensemble si leurs manifestations ne sont pas suffisantes. La population s'inquiète beaucoup à propos de ces grèves en perspective. Quant au gouvernement, il a rappelé qu'une cellule d'écoute et d'aide psychologique aux victimes a été créée, tant pour les pompiers que pour les gendarmes et les policiers."

 

 

            Ils arrivaient maintenant au Wexford, c'était la fin du circuit. Ils réfléchissaient depuis plusieurs jours pour savoir comment s'y établir, ce qu'ils pourraient faire. La période d'insouciance qu'ils venaient d'avoir était finie. Ils avaient apprécié tous leurs moments l'esprit libre, mais, maintenant revenaient leurs obligations. Ils s'interrogeaient à propos de leur logement. C'était pour lors le plus urgent, car ils arrivaient et n'avaient rien.

- "On peut rester quelques jours chez mes parents, Dany. On pourrait même rester tout le temps qu'on veut, mais je pense que ce ne serait pas une situation bien saine. Ce n'est pas la place d'un couple. On ne doit y rester qu'une courte durée, le temps de trouver un logement à nous."

- "Tu as tout à fait raison. Il faudrait trouver où habiter, mais la ville n'est pas bien grande."

- "On peut aller dans une autre ville, à côté. Ça ne me dérange pas de faire quelques kilomètres. C'est peut-être mieux."

Ces mots dits, ce fut ainsi décidé. Ils logeraient provisoirement dans la famille de Kate, le temps de trouver un logement dans une ville voisine. Ils ne firent davantage de projet. Sans logement ni travail, ils ne pouvaient guère en faire.

Les jours qui suivirent furent ceux des retrouvailles. La famille, les voisins, les amis, tous étaient contents de les revoir. Tout le monde les pressait de raconter leur voyage irlandais. On les écoutait avec beaucoup d'intérêt, d'autant plus que certaines personnes n'étaient jamais sorties de leur région.

Peu de temps après ils trouvèrent un appartement en location. Ils n'avaient pas l'intention d'y rester. Ce n'était que provisoire, en attendant de s'installer où ils en feraient le choix. Ils se mirent à rechercher du travail. Kate en trouva facilement, mais pour Daniel ce fut plus difficile. Au contraire de Kate, il n'avait pas de qualification pour pouvoir travailler dans la région. Il aurait pu être barman dans un pub, mais il n'était plus à Dublin et aucun pub environnant n'avait besoin d'un barman. Il se retrouvait donc de nouveau chômeur, à son grand regret. Pendant que Kate allait travailler, il faisait attention à ne pas tomber dans les troubles psychologiques qu'aurait pu entraîner une telle situation.

Kate avait été embauchée par un abattoir industriel, pour vérifier la santé des animaux. Elle était chargée de l'hygiène en même temps que de la sécurité alimentaire. Toute la journée elle voyait passer des bêtes, des porcs, des volailles, des bovins, d'abord sur pieds, puis leurs carcasses. Elle avait horreur de ce qu'elle faisait. Cet aspect du travail de vétérinaire n'était pas du tout celui qu'elle voulait. C'était une situation provisoire aussi, le temps d'avoir assez d'argent pour s'établir et se remettre à soigner les animaux. La reprise fut trop rapide pour elle. Comme à la fin de ses études, elle ne put avoir la pause qu'elle aurait voulue. De plus, l'univers où elle travaillait contrastait trop avec le voyage et la vie libre qu'elle avait encore en tête. Elle avait l'impression de ne plus vivre, d'être enfermée, emprisonnée dans un travail abrutissant pour l'esprit, asservissant pour la personne, ce qui était le cas pour des milliers de gens, voire des millions. Elle comprenait alors les effets sur l'intellect des individus, l'usure physique et psychique qui pouvaient en résulter selon les métiers, les personnes, les lieux et les époques. Après une journée de travail répétitif dans un univers mortifère et bruyant, elle rentrait épuisée moralement et physiquement. Elle l'était tant qu'elle se demandait ce qu'elle avait pu faire pour être si affaiblie. Elle ne comprenait pas sa fatigue. Elle se demandait s'il n'y avait pas de cause maladive ou une pareille raison. Mais, il n'y en avait aucune. Elle finit par comprendre que ce n'était que son travail qui produisait ces effets. La fatigue physique était une réalité, elle découvrait encore que la fatigue morale augmentait celle physique. Les matins étaient pires que les soirs. Pour se lever, elle devait fournir des efforts qu'elle n'avait jamais faits. En fin de semaine, se lever était au-delà de ce que le corps pouvait admettre. Elle se mettait debout mécaniquement, sans avoir éliminé sa fatigue. Le corps réagissait par des vertiges qui diminuaient dans la matinée. A un autre âge des complications de santé seraient survenues. Elle récupérait entre deux semaines de travail, pour recommencer une nouvelle semaine identique, et ainsi de suite. Elle enviait Daniel d'être alors exempté d'une telle servitude. Lui se rendait compte de ce qu'elle endurait. Il connaissait bien le phénomène. Lorsqu'il était juriste, il se demandait de la même façon ce qui pouvait le fatiguer autant, jusqu'à comprendre que la position assise, maintenue au long des journées de travail et sur un siège qui ne lui convenait pas, lui occasionnait une fatigue anormale. Il comprenait Kate, souffrait pour elle et tentait de l'aider. Il se faisait parfait homme d'intérieur, tout en cherchant vainement un emploi.

Quatre mois passèrent ainsi, qui soûlèrent Kate, l'épuisèrent physiquement, moralement, nerveusement. Elle passait d'un état à un autre, d'une nervosité due au stress de ses journées à une brusque chute de moral. Elle était dépressive. Voyant sa peine de jour en jour, Daniel ne savait que faire. Il lui disait d'arrêter mais elle voulait résister et continuer. Ils se trouvaient dans une situation sans issue. Daniel n'avait pas de travail et ils n'avaient pas assez d'argent pour faire autre chose. Arriver à ouvrir un cabinet vétérinaire était la seule solution possible, mais le seul salaire de Kate ne payait que le loyer et leurs frais de vie. Ils ne pouvaient mettre assez de fonds de côté pour s'en sortir. Courageusement, Kate ne voyait d'autre solution que continuer.

 

Daniel vivait l'ensemble très mal. Il ne pouvait supporter de voir Kate subir ainsi. Elle n'aurait tenu bien longtemps sans dépérir lentement. Il ne cessa de réfléchir, s'informer et compter. Peu à peu il structura des idées viables et il finit par convaincre Kate de s'établir à son compte avec le peu qu'ils avaient et sans plus attendre. Il l'encouragea chaque jour, croyant en la réussite. Il y aurait contribué encore en s'occupant des démarches administratives, des comptes, de tout ce qu'il pouvait faire. Dans une telle éventualité, elle n'aurait pu se passer de lui et de son support. Poussée par ses encouragements elle voulut envisager le projet. Elle tenta alors d'y réfléchir, mais elle était trop fatiguée. Prendre une bonne décision était encore plus hors d'atteinte. Daniel, lui, était impatient.

- "Prends quelques jours de congé, même une semaine. Avec assez de repos tu verras mieux les choses. Il ne faut pas traîner dans cette situation."

Il avait raison. Comme lui, elle n'avait pas envie de rester dans cet emploi qui l'engloutissait chaque jour un peu plus. Il fallait prendre une décision sans la repousser. Elle prit alors une semaine de congé pour se reposer.

A la suite de ce repos, aucune décision n'était vraiment arrêtée, mais l'idée de devoir retourner travailler à l'abattoir l'écœurait profondément. Sans avoir décidé si elle se lancerait dans l'aventure proposée par Daniel, elle donna sa démission. Elle n'aurait pas voulu travailler davantage que pour remplir son préavis. Elle savait seulement qu'elle ne voulait plus continuer à l'abattoir, mais implicitement, sans même se l'avouer, elle avait choisi ce que Daniel avait préparé pour elle.

Une fois Kate libérée de son emploi, Daniel et elle se retrouvèrent comme avant dans la chaleur tranquille de leur couple. Ils se mirent à élaborer davantage leur projet. Kate avait des craintes que Daniel estompait.

- "Comment est-ce que je ferai sans matériel médical ? Tout ça demande beaucoup d'argent, on n'installe pas une clinique comme ça."

- "Tu ne pourras pas démarrer en ayant tout dès le début. Pour ça il faudrait racheter un cabinet existant, une clinique, mais c'est trop cher pour nous et il n'y en a pas à vendre ici. Alors il faut débuter avec peu, et compléter au fur et à mesure."

- "Je sais bien tout ça, Dany, mais je panique. Comment est-ce que je ferai ? Tôt ou tard il me faudra aussi du matériel de radiologie. C'est horriblement cher. Tout ce qui est médical est hors de prix et on n'a presque pas d'argent, même pas pour acheter le minimum."

- "Il y a sûrement des prestations que tu peux faire avec peu de matériel, je ne sais pas quoi au juste, des vaccins, tout ce qui est possible. Tu peux l'expliquer aux gens. Je suis sûr qu'ils comprendront. C'est aussi dans leur intérêt de faire appel à toi et t'aider à rester ici. Avec les honoraires, on fera ce qu'on peut pour économiser et acheter ce qui manque, petit à petit."

Elle paniquait comme elle le disait, mais elle croyait Daniel. Elle savait qu'avec son aide elle serait allée au bout du monde, même si elle n'avait eu que son aide morale. Sa seule présence à ses côtés faisait d'elle une autre. Il lui arrivait de penser que si elle ne l'avait pas rencontré, installer sa propre clinique ne serait resté qu'un rêve reporté sans cesse, pour finalement ne jamais être réalisé.

Lorsque Kate fut assez reposée, ils se mirent à faire toutes les démarches administratives et professionnelles. Ils rendirent visite aux éleveurs pour leur parler. Comme l'avait dit Daniel, l'intérêt fut bien compris. Les difficultés de départ le furent aussi, et des clients jouèrent donc le jeu dans le bon sens. Sans tarder Kate fut appelée pour des animaux domestiques et d'élevage. On la demandait pour des mises bas difficiles et d'autres cas pour lesquels elle pouvait intervenir. Elle faisait ce qu'elle pouvait, avec ce qu'elle avait. Pour ce qu'elle ne pouvait assumer, elle expliquait ses faibles moyens, faisant bien comprendre qu'en faisant appel à elle, et avec un peu de patience, elle finirait par avoir ce qui lui manquait. Le langage était franc et clair, on l'appréciait. Etant le vétérinaire le plus proche pour certains, elle avait aussi cet atout, en plus de son contact agréable qui faisait aussi accepter ses limites.

Dès les premiers appels elle trouva courage et crut en l'entreprise. Quelques temps après, elle se sentit lancée, et confiante. Elle prenait ses carences d'installation avec humour. Sa famille était fière et contente pour elle. On s'était soucié en la sachant si mal dans l'emploi qu'elle avait.

 

Kate rendait régulièrement visite à sa famille. Un soir, Daniel et elle avaient une demande à formuler. Elle le fut lors du dîner. C’est Kate qui en parla.

- "Papa, nous avons quelque chose à te demander."

Le père attendait la suite. Depuis qu'il connaissait Daniel, il était circonspect à son sujet, il le jaugeait sans rien dire. Lorsque le couple vivait à Dublin, Daniel était une personne appréciée mais peu connue. Depuis que le couple vivait dans le Wexford et qu'on voyait Daniel plus souvent, son beau-père cherchait à s'en faire une opinion plus précise. Avec ce que venait de dire Kate, l’attention du père fut réveillée.

Kate continuait.

- "Daniel est retourné voir la maison de grand-mère. Il y est retourné plusieurs fois. Il l'a bien regardée. Daniel pense qu'il peut la reconstruire. Si tu es d'accord, papa, on voudrait le faire et y habiter."

Le père marqua sa surprise. Il ne s'attendait pas à cela. Le reste de la famille était aussi surpris et attendait la réponse. Après encore un temps de réflexion sur l’idée avancée, le père dit, prudemment.

- "Cette maison est complètement en ruine… Il y a un énorme travail à faire."

Sans en dire plus il attendait quelques mots de la part de Daniel, détenteur d’une réponse. Daniel la donna.

- "Les murs sont bons. Ils sont encore biens solides et pour longtemps. Le plus gros à faire est le toit. Après, il faudra mettre des portes et des fenêtres, un plancher, l'électricité aussi. Il y a beaucoup de travail, mais ça ne me fait pas peur."

Kathleen, sa belle-mère, souligna le courage pendant que son mari restait encore sans voix. Il hésitait sur ce courageux qui n'était peut-être fort que pour parler. Toutefois, il n'avait pas cette mauvaise idée de Daniel et le projet captivait son attention. Il s’adressa à son gendre et poursuivit la conversation.

- "Pour le toit, tout n'est pas perdu. Lorsque la foudre a mis le feu à la charpente, le mur intérieur et la pluie ont stoppé l'incendie. Ce qui reste du toit est aussi à refaire, mais c'est encore assez solide pour pouvoir récupérer l'ardoise qui est dessus. C'est de l'ardoise de la région."

Sans s'en apercevoir, il était déjà porté par le projet. Kate s'en était rendue compte. Son père continuait.

- "C'est un gros boulot et il faut du savoir-faire."

Portée aussi par l'enthousiasme, c'est Kate qui répondit.

- "Daniel a déjà fait des réparations, papa. Il n'a jamais fait un tel travail, mais il a bien réfléchi et il pense qu'il peut le faire."

L'intéressé confirma.

- "Je n'ai jamais fait aussi gros, mais je m'en sens capable. S'il y a de l'aide pour certaines choses, ça ne sera pas de refus. Même sans aide je pense que j'y arriverai."

- "Tu peux être sûr que tu auras mon aide. Frank, la tienne ne sera pas de trop, si tu le veux bien. C'est toi qui en décide."

Kate était extrêmement contente.

- "Merci papa ! Tu nous fais tant plaisir !"

- "Ne me remercie pas… cette maison ne vaut plus rien pour personne, c'est vous qu'il faut remercier pour la reconstruire. Sans ça elle tombera peu à peu, jusqu'à laisser un tas de pierres. Je suis content de savoir qu'elle sera rebâtie et que c'est vous qui l'habiterez."

Daniel reprit.

- "Il y a un rude travail à faire avant d'en être là. Je me mettrai au travail dès la semaine prochaine."

Son beau-père exprima des regrets, probablement contenus depuis longtemps.

- "J'aurais tant voulu garder cette maison en bon état… Mais, avec six bouches à nourrir, je n'ai jamais eu le temps ni l'argent. Je n'ai pas plus d'argent aujourd'hui, et moins de forces, mais je vous aiderai autant que possible."

 - "Daniel fera tout papa. On ne te dérangera pas trop souvent. Si parfois il faut être deux ou plus, de l'aide ne sera pas de trop."

- "Ça ne me dérangera pas. Vous me faites bien plaisir tous les deux. C'était la maison de mes parents et j'y ai grandi. Tu sais comme elle compte pour moi."

- "Daniel voudrait lui redonner à peu près l'aspect qu'elle avait, papa. Il fera ce qu'il pourra pour ça."

La conversation se fit plus précise à propos des travaux.

- "Tu auras besoin d'outils, Daniel. J'en ai quelques-uns, mais pas tout ce qu'il faut."

- "On compte en acheter. C'est nécessaire dans une maison."

- "Tout est cher et les outils ne le sont pas le plus. Il te faudra des matériaux, du bois de charpente, de l'ardoise, du ciment, un tas de choses rien que pour le gros œuvre."

- "On achètera tout au fur et à mesure, pour le plancher aussi, et puis les portes, les fenêtres. On n'a pas assez d'argent pour tout acheter maintenant et ça ne servirait à rien, je ne peux travailler qu'à mon rythme d'homme."

- "Tu as parlé de l'électricité aussi. Il n'y en a jamais eu là-bas. Que comptes-tu faire ?"

- "Dany a une idée originale, papa. Mais, il n'ose pas en parler."

Daniel était en effet embarrassé par cette originalité de plus. Il en parla avec précaution.

- "Eh bien… ce ne sera pas très traditionnel… mais… ça a des avantages. … Il a du vent sur la colline alors… j'ai pensé à une… une… hum…une éolienne. … Elle produira l'électricité."

A cet instant, la famille déjà étonnée par le projet fut sidérée par cette dernière idée.

- "Une éolienne !" s'écria Frank, pendant que ses sœurs, encore jeunes, demandaient ce que c'est. Daniel essaya d'expliquer à tout le monde.

- "En résumé, la force du vent fait tourner une hélice, un peu comme un moulin, en tournant on produit de l'électricité. C'est propre, pas polluant, pas dangereux, et on n'aura pas besoin de faire venir un câble électrique à grands frais."

Un silence s'ensuivit, laissant Daniel et Kate se demander ce que pouvaient bien penser chacun. Le projet intéressait plus particulièrement Patrick, le père de famille.

- "J'ai déjà vu ce genre d'engin, mais pas par ici. Maintenant on en fabrique des nouveaux, avec trois pales seulement. Il y a des détracteurs qui disent que ce n'est pas esthétique."

Daniel y répondit avec humour.

- "Le jour où l'homme a inventé le feu, il devait déjà y avoir des détracteurs. Si on inventait aujourd'hui la roue, je suis sûr qu'on en trouverait encore."

Après une seconde de silence tous éclatèrent de rire en même temps. Daniel, un peu plus détendu, continua.

- "Pour être détracteur des éoliennes, il faut vraiment vouloir trouver un prétexte. C'est un moyen écologique pour produire de l'électricité et je le trouve bien mieux que l'énergie nucléaire, mieux aussi que le pétrole. S'il n'y a que l'esthétique à reprocher c'est bien peu, surtout par rapport à tout ce qui existe et qui pollue gravement."

Frank donna aussi son opinion sur l'esthétisme.

- "Je trouve ça moche moi aussi, mais je suis de ton avis, Dany."

- "Tu sais, les pylônes électriques sont moches aussi. Pour la maison, si on devait faire venir l'électricité il  faudrait mettre des pylônes sur des kilomètres, c'est ce qu'on fait un peu partout. Par contre, dans mon projet il n'y aurait qu'une seule éolienne."

Kate ajouta encore.

- "Et on serait indépendants…Mais c'est une indépendance qui a un coût. C’est assez cher au début, mais après on n'aura pas d'électricité à payer. On rentabilise dans le temps. Une machine peut faire vingt ans."

Frank s'y intéressait de plus en plus.

- "Je trouve que c'est génial. Vous savez où en acheter ? Je n'en ai jamais vu dans le jardin de quelqu'un. Est-ce que c'est si cher ?"

- "Je me suis un peu renseigné" dit Daniel. "Il y a plusieurs sortes d'éoliennes, selon la puissance électrique qu'elles produisent. Les plus connues sont les grandes, à trois pales. Ce sont celles-ci qu'on trouve inesthétiques. Leur puissance et leur prix sont bien au dessus de ce qu'il nous faut. Elles produisent dans les cinq cents ou six cents kilowatts et peuvent faire plus. Une seule de ce type peut alimenter environ cent cinquante maisons. Franchement, je vois dans les éoliennes un avenir énergétique pour la planète. Si on développait les ventes les coûts seraient plus bas. On a fait peu de choses dans ce domaine, je pense que c'est à cause des lobbies pétroliers."

On écoutait Daniel avec beaucoup d'intérêt. Lui aussi était rendu bavard par l'enthousiasme. Il continuait.

- "Pour nous, il existe de petites éoliennes. Il y en a de plusieurs sortes. Elles produisent assez d'électricité pour une maison. Avant, on en faisait de façon artisanale, avec beaucoup de pales. On en voit parfois dans les westerns, on les utilisait pour puiser l'eau. On en fabrique encore avec autant de pales, plus il y en a et plus elles peuvent tourner par vent faible. Mais, ces modèles anciens ont des inconvénients. Ils tournent lentement, grincent, et ce type de rotor ne fonctionne pas bien par vent fort. Il y a de nouvelles technologies maintenant, ce n'est plus le nombre de pales qui compte. Pour nous, on trouvera un modèle dans nos prix, et de la puissance qu'il faut. Entre temps je pense en bricoler une moi-même, juste pour avoir de l'éclairage pendant les travaux. Elle aura peut-être assez de puissance pour des outils électriques."

Frank était ébahi. Son père ne l'était pas moins, mais le fils posait les questions avant lui.

- "Tu veux vraiment fabriquer une éolienne !?"

- "J’aimerais juste en bricoler une ou deux rapidement, pour avoir de l'éclairage. Le principe de fonctionnement n'est pas compliqué. Si on donne du courant à un moteur électrique, il tourne. A l'inverse, si on le fait tourner, on obtient du courant. C'est ce principe que je vais exploiter. Avec deux moteurs électriques récupérés ici ou là, et quelques pales en bois pour former une hélice, je ferai tourner un ou deux moteurs. J'aurai de l'électricité pour la lumière et peut-être pour une scie électrique, une perceuse ou des outils moins gourmands. … J'ai même entendu parler d'éoliennes faites avec un alternateur de camion."

- "Un alternateur de camion !? … Pourquoi en acheter une alors ? Utilise celles que tu auras faites."

- "J'y ai pensé, mais ce n'est pas sérieux. C'est tentant, mais trop risqué. Une éolienne, même petite, est une machine qui doit résister à des conditions difficiles, et en permanence. Il y a les intempéries, la poussière, le sable, des vents forts qui peuvent tout casser. Celles que je ferai ne seront même pas en hauteur. En haut, il y a de fortes vibrations. Il faut y résister. Celles que je ferai ne seront qu’à un mètre du sol, face aux vents dominants. Ce sera provisoire, en attendant d'avoir l’engin qu'on commandera. Pour une telle machine il vaut mieux s'adresser à des fabricants compétents et expérimentés dans ce domaine. Il ne faut pas s'aventurer à fabriquer quelque chose qui risque de casser, d'être emporté par le vent et tomber on ne sait où."

Patrick acquiesçait, appréciant le sérieux. A cet instant tous regardaient Daniel avec une certaine admiration, tout en restant dubitatifs dans le fond. Réaliser de tels projets ne se ferait pas en parlant, et on le crut peut-être trop audacieux. Daniel sentit alors ce sentiment autour de lui. Il y répondit bien que personne ne l'ait exprimé.

- "Vous savez, ce qui ne tient qu'à moi, je le réalise. C'est lorsque je suis confronté à ce qui n'est pas en mon pouvoir que je ne peux rien."

En disant cela il pensait à ce qu'il avait connu en France, et à tous ses échecs en général. Personne ne le comprit mais lui l'avait dit autant pour la conversation en cours que pour le passé.

 

            Kate et Daniel étaient donc repartis sur un nouveau projet. Ils donnaient encore un nouveau tournant à leur vie. Depuis qu'ils s'étaient rencontrés, ils se procuraient l’un l’autre confiance et audace. Ils avaient déjà traversé beaucoup de choses ensemble. Ils avaient décidé de se marier et surmonté les difficultés de leur mariage. Ensuite, s'ils avaient passé une année tranquille à Dublin, c'était aussi grâce à eux-mêmes. Ils s’étaient réservé ce temps de tranquillité, pour leur couple. Après, ils avaient réalisé leur projet de voyage. Ce ne fut pas un projet resté à l'état de paroles. A présent ils étaient établis dans le Wexford, comme ils le voulaient aussi, et l'activité de Kate commençait à se développer. Ils avaient eu des difficultés, connu des échecs, manqué de travail et d'argent, mais ils avaient tout surmonté. Jamais ils ne s'étaient disputés, jamais ils ne s'étaient fait le moindre reproche. Aucun des deux n'aurait même pensé en faire à l'autre. Ils se connaissaient depuis près de trois ans, s'étaient mariés quelques mois après leur rencontre, et avaient construit ensemble ce qu'ils n'auraient pas imaginé avant de se connaître. Ils étaient heureux, vivaient l'un pour l'autre, l'un à travers l'autre. De là, Daniel tirait l’énergie nécessaire au rude labeur dans lequel il s’était lancé.

Comme il l'avait dit, il avait commencé les travaux pour la maison. Il avait entamé le déblaiement de son chantier, faisant fuir les oiseaux qui avaient pris possession des lieux. Il avait dégagé l'intérieur des divers débris d'ardoise, des objets brûlés et de la végétation qui avait poussé. Sachant ce qui avait causé l'incendie du toit, il bricola aussi un rudimentaire paratonnerre. Un lourd piquet métallique placé en haut de la maison servait de pointe de choc, des tuyaux de plomberie faisaient un conducteur de descente vers la terre. C'était une installation provisoire, pour le protéger durant les travaux. Pendant ce temps, son beau-père avait préparé une installation pour descendre au fond du puits.

- "Il faut le visiter sans attendre." avait-il dit très justement. Il n'avait pas manqué d'expliquer pourquoi.

- "Si ce puits est tari, il faudra trouver une solution ou abandonner le projet. Mais, ça m'étonnerait qu'il le soit. Il a toujours donné de l'eau et je ne vois pas ce qui aurait pu changer."

Son installation finie, il restait à descendre pour constater l'état du puits, et éventuellement le curer.

- "Ça ne prendra que quelques heures et vous serez tranquilles quelques années. Tu verras comment on fait, Daniel."

Pour cette opération, Kate avait tenu à être présente. Sa mère lui avait recommandé de faire attention à son père qui devait descendre au fond.

- "Ton père n'est plus jeune." avait-elle précisé. "Par moments, je me demande s'il s'en rend compte."

Toute la famille en avait bien ri, tout en prenant au sérieux la descente dans le puits.

L'installation que Patrick avait préparée était un échafaudage mobile, comme les artisans en utilisent dans les travaux du bâtiment. Il l'avait placé juste au dessus du puits, reposant de part et d'autre du trou béant. A l'échafaudage il fixa un palan muni d'un long et solide câble. Il était terminé d'un crochet d'acier, et une sorte de nacelle y avait été accrochée. Une fois l'ensemble solidement arrimé et sécurisé, Patrick mit les pieds dans la nacelle. Daniel actionna alors le câble. Patrick fut hissé au dessus du sol. Après avoir maîtrisé le balancement, Daniel le descendit doucement. Il restait très attentif à ce que son beau-père disait, au fur et à mesure de sa descente.

- "Les parois sont saines !" Dit-il en chemin.

Daniel le descendait, peu à peu. Une lampe torche en main, Patrick vérifiait tout. Arrivé au fond du puits, la conversation devint difficile. On entendait fort ce qui venait du fond, mais les mots étaient déformés.

- "C'est plein d'eau !" cria t-il.

- "Je jauge !" cria t-il encore.

- "C'est profond !"

Des moments de silence entrecoupaient ce rapport qu'il faisait en direct.

- "Le fond est dur !"

- "J'éclaire partout !"

Après ces derniers mots un assez long silence n'en finit plus. Puis on entendit.

- "Remontez-moi !"

Daniel tira le câble jusqu'à ce que la nacelle soit revenue au niveau du sol. Avec précaution, son occupant s'en extirpa et mit les pieds sur la terre ferme. Dès qu'il y fut, ses impressions coulèrent à flot.

- "Eh bien ! Ça n'a pas été dur. Dans le temps, c'était beaucoup plus pénible quand on descendait. On n'avait pas ce matériel."

- "Comment c'était ? Raconte papa !"

- "C'est toujours impressionnant et bien beau. Cette torche est efficace, je n'avais jamais vu ce puits comme ça."

- "Dis-nous !"

- "Le fond est une énorme cavité. J'ai sondé la profondeur avec la perche, elle était juste assez longue. Je ne m'attendais pas à ça. Je pensais que la terre s'était accumulée dedans, mais il n'y en a pas."

- "La perche est presque toute mouillée !"

Daniel mesura la partie mouillée. Elle faisait plus de deux mètres. Il en était très impressionné.

- "C'est incroyable ! C'est aussi profond ? ! "

- "Je ne l'aurais pas cru. Ce n'est pas la peine de curer, il n'y a pas de vase. Le fond est assez dur. Les planches qui fermaient le trou l'ont bien protégé."

- "Mais la terre aurait pu tomber de l'intérieur, les parois ne sont pas maçonnées."

- "C'est ce que je pensais aussi, mais la terre n'est pas friable. L'eau est limpide, la torche éclairait jusqu'au fond. Ensuite j'ai essayé d'éclairer les côtés, pour voir jusqu'où va la poche, mais je n'en ai pas vu le bout."

Kate et Daniel étaient remplis de joie. Ce puits conditionnait leur projet. S'il n'avait pas eu assez d'eau, ils auraient probablement abandonné l'idée d'habiter là.

- "A toi de descendre." dit Patrick à Daniel. "Et fais attention."

Maladroitement, Daniel mit les pieds dans la nacelle. Il prit la perche, la torche électrique et tout ce que lui tendait au fur et à mesure son beau-père. Il fut descendu aussi prudemment. Après sa visite, il fut remonté à son tour. Il était encore plus enthousiaste.

- "C'est une vraie piscine ! J'aurais même voulu nager pour voir jusqu'où ça va."

Après Daniel, Kate voulut descendre aussi. L'installation était assez performante pour que tous puissent profiter sans danger d'une telle visite. Craintive et courageuse à la fois, elle fut descendue à son tour. Elle en revint émerveillée, mais contente de retrouver la surface. Il y a quelque chose d'inquiétant à se trouver si loin de son univers habituel, dans un endroit si clos et sombre. Une torche n'éclaire qu'une faible partie d'une obscurité enveloppante. Kate eut en plus l'effrayante idée d'éteindre la torche un instant, pour savoir comment ce serait. Elle n'eut heureusement pas le noir total. La lumière du jour parvint encore jusqu'à elle, mais elle eut une sensation assez affolante. Une cécité totale l'aurait sans nul doute angoissée profondément.

 

De retour à la maison familiale on commenta encore l'événement.

- "Je me demande s'il n'y aurait pas de chlorures naturelles dans l'eau de ce puits." dit Kate. "L'analyse des prélèvements va nous le dire."

Cette idée interpella son père.

- "Que dis-tu ma fille ? Des chlorures naturelles ? C'est bien possible. Je n'y avais jamais pensé. J'aurais tant aimé faire davantage d'études. Lorsque j'avais ton âge, j'étais loin d'avoir toutes ces connaissances. Vous m'aidez à rattraper le passé aujourd'hui."

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Patrick apprécia ces mots. Il lui dit encore, avec un regard franc posé sur lui.

- "Tout le monde n'a pas cette bonne volonté, Daniel. Mieux vaut être comme toi, c'est mieux que tous ceux qui s'activent énormément, pour finalement ne rien faire."

- "Ils font du vent, ils brassent de l'air, c'est ce qu'on dit en français."

Le chômage, la paresse, Lise, toutes ces idées avaient ravivé une partie du passé. Il venait de faire un examen de conscience à propos de la paresse, alors que rien ne le justifiait. Le temps n'avait pas tout effacé et ne le ferait probablement jamais. Il dit encore à voix haute, avec amertume.

- "On peut me reprocher d'avoir été au chômage, et je l'ai été aussi en France. Mais, j'ai produit quelque chose durant ce temps. Et personne ne m'a payé. J'ai appris par moi-même et sans rien demander à personne, ni formation payée, ni stage de quelque chose. D'autres sont dans des boulots où ils ne font rien, ils sont formés, plaisantent, voyagent, c'est même une obligation de leur travail, et on les paye. Ceux-là sont respectés parce qu'ils ont un boulot. Dès qu'on en a plus, on est déconsidéré."

Il marqua un temps de réflexion, pendant que Patrick l'observait, attentif à ses réponses. Puis Daniel clôtura le sujet.

- "Il n'y a pas que les paresseux qui sont au chômage. Et il n'y a pas que leur contraire qui ont un emploi."

Son beau-père ne put qu'acquiescer encore.

C'était la première fois que Patrick lui parlait ainsi. Jusqu'ici, il avait respecté les opinions de Daniel sur l'Eglise, et respecté aussi son choix d'épouser Kate en dehors. Mais, il n’avait jamais été avenant envers Daniel, d'autant plus qu'il n'avait pu s'en faire une opinion. Patient et réfléchi, il s'en faisait une à présent. Dès lors, Patrick sut qu’il pourrait réfléchir à nouveau au mariage de Kate et Daniel. Il réfléchirait encore à ce qu’ils avaient expliqué à ce propos. Connaissant mieux Daniel, il repèserait l'ensemble, essaierait de mieux comprendre. Kate l’avait bien dit. Elle connaissait son père et ne s'était pas trompée.

 

            Les travaux avançaient, lentement, mais sûrement. Ce qu’il restait de l’ancienne couverture du toit avait été démonté, ardoise après ardoise. Elles furent peu à peu descendues dans un seau, amené au sol au bout d'un câble. Celles encore bonnes devaient resservir sur la nouvelle charpente.

Daniel avait travaillé sous l'œil attentif de son beau-père. Toujours soucieux de sa sécurité, il ne le laissait jamais monter sur le toit sans un harnais de sûreté. Le risque de chute était toujours présent, augmenté par la fragilité de la charpente qui menaçait de s'effondrer. Heureusement, il n'en fut rien.

Lorsque les ardoises furent entièrement retirées, toute la famille fut conviée à un pique-nique. A l'occasion de ce repas en plein air, on mit le feu à l’ancienne charpente dégarnie. Ce n'était qu'un feu de joie, sans symbolique ni rituel. On inaugurait ainsi la nouvelle maison. Car, ce qui resterait après ce feu constituait les parties construites de la nouvelle maison.

L'étape suivante prévoyait la reconstruction du toit, après quoi Daniel ferait les travaux intérieurs à l'abri des intempéries. Cependant, il eut quelques difficultés avant le montage de la charpente. La représentation qu'il s’en faisait était bien plus sommaire que la réalité en pièces détachées. Si les charpentes pouvaient être faites sur mesure et livrées prêtes l'emploi, des améliorations restaient encore à apporter au plan fourni. C'est à ce moment que le savoir-faire lui manqua. Il ne savait pas dans quel ordre monter les différentes parties, il n'en connaissait même pas les positions. Il employa donc un certain temps à étudier le montage. Le plan étant insuffisant, il se référa au nombre de pièces identiques et à leurs dimensions. En disposant tous les éléments au sol, il finit par reconstituer l'ensemble.

Laborieusement, difficilement, la nouvelle charpente fut hissée et fixée aux murs. Daniel utilisa l'échafaudage et le palan prêtés par son beau-père. L'une après l'autre, les premières poutres furent mises en place. Après cela, une à une les autres pièces furent hissées et fixées. Il développa ses propres techniques, sans savoir si elles correspondaient ou non à celles de vrais charpentiers. Son beau-père lui transmit son savoir, mais il était aussi incomplet. Il y avait certainement d'autres méthodes. Celles qu'utilisa Daniel furent vite acquises et maîtrisées. Le travail fut bien fait, c'était l'essentiel.

Le toit avait prit forme depuis les entraits jusqu'aux derniers chevrons. Une fois à ce stade, le voligeage qui restait encore à faire ne fut pas difficile en comparaison du rude travail déjà fourni. Quant à la pose des ardoises, les disposer fut vécu comme un travail de patience. Elles remontèrent sur le toit comme elles en furent descendues. De nouvelles ardoises avaient été achetées pour remplacer celles cassées, mais la majeure partie avait pu être récupérée. Petit à petit, en travaillant à son rythme, Daniel termina la réfection du toit. En plus, à la nouvelle charpente il avait prévu une plate-forme qui débordait sur l'extérieur comme un balcon. Elle était faite pour recevoir des réservoirs d'eau. Du puits, l'eau devait être aspirée par une pompe automatique et stockée dans ces réservoirs. C'était ce qui était prévu, mais Daniel s'attendait à des surprises.

Le toit fut fini et la maison prit alors l'aspect du neuf. Au contraire de la ruine à moitié dégarnie qu’elle était, elle inspirait maintenant le renouveau. Au fur et à mesure des travaux, la famille venait voir cette résurgence. Chacun venait lors d’un moment de libre et on découvrait les résultats avec étonnement. Kate et Frank venaient parfois pour aider. Ils avaient débroussaillé l'ensemble du terrain, dégagé la margelle du puits, aidé à la pose de la volige et des ardoises. Ils avaient aussi évacué de pleines brouettes de gravats, des restes d'ardoises cassées et d'autres choses. Kate était émerveillée à chaque fois qu'elle posait le regard sur l'ensemble qui renaissait. Elle s'étonnait de voir apparaître cette beauté bucolique. Elle s'étonnait de savoir que c'était pour elle, n'avait jamais imaginé qu'elle aurait autant et si beau.

Arriva le moment de fabriquer une éolienne provisoire. Celle définitive, qui alimenterait la maison en électricité, avait été commandée. Daniel aurait bien attendu sa livraison pour continuer, mais les délais étaient encore assez longs. Il bricola donc une éolienne provisoire avec un ancien moteur électrique de lave-linge. Pour simplifier le bricolage, le moteur fut fixé à même le sol. Les pales n'étaient que deux planchettes de contreplaqué à demi découpées au milieu. Elles s’encastraient l’une dans l’autre par les découpes, formant ainsi quatre pales en croix. Ces pales étaient vissées à une autre pièce de contreplaqué, un cercle formant un axe central, lui-même directement vissé à l'axe du moteur. L'ensemble fut ainsi arrimé au sol, axe à la verticale et pales face aux vents dominants. Une fois les fils électriques connectés le moteur fut capable d'allumer une ampoule. Sa lumière n’était pas stable mais vacillait en fonction de la vitesse du vent. C'était rudimentaire, mais efficace pour ce dont il avait besoin. Il pouvait ainsi voir clair à l'intérieur de la maison et charger la nuit des batteries d'outils sans fil.

Après quelques travaux de maçonnerie à l'intérieur et à l'extérieur, vint alors le moment de poser portes et fenêtres. Elles furent achetées toutes faites, prêtes à être montées, ce qui réduisit la tâche sans toutefois en faire une mince affaire. Une fois placées, la maçonnerie combla les vides jusqu'à leurs dimensions. Les chambranles et dormants furent scellés, puis les ouvrants posés. A ce stade, n'étant plus ouverte aux quatre vents, la maison mérita davantage ce nom. Les portes et les fenêtres ajoutaient à l'aspect du neuf, on aurait cru une construction entièrement neuve. On pouvait maintenant travailler dedans au sec et sans courants d'air. Il était aussi surprenant de ne plus y trouver un oiseau ou un autre animal qui aurait fait là son gîte.

 

Daniel s'éloignait parfois pour voir l'ensemble. Il se remémorait alors les ruines qu'il avait vues. Elles n'avaient plus aucun rapport avec ce que la maison laissait voir maintenant. Il y avait passé plusieurs mois de labeur, travaillant selon ses capacités, s'arrêtant lorsqu'il était fatigué, reprenant une fois revigoré.

Il restait encore tout à faire à l'intérieur. Une partie de la maison n'avait plus du tout de plancher. Ce qui en restait encore n'était que lames pourries recouvertes de fientes. En les enlevant, Daniel trouva dessous des pierres. Elles avaient été disposées pour faire une surface à peu près horizontale qui s'étendait sur toute la superficie de la maison. Comme les murs, ces pierres au sol avaient été scellées entre elles avec un mortier. Là où il n'y avait plus de plancher, une couche de terre les avait dissimulées. Partout où le plancher avait résisté, Daniel découvrit en dessous la construction d'origine faite de ces pierres. Il étudia l'ensemble peu à peu, en retirant les lames et les solives. Ce sol de pierres avait probablement été fait pour donner résistance et stabilité à la maison. Après avoir dégagé tous les anciens matériaux, il resta donc à retirer la couche de terre amoncelée aux endroits qui n'avaient plus de plancher. Cette couche fut totalement enlevée en quelques brouettées, laissant apparaître partout le sol de pierres. Avec cette découverte, Daniel pensa que l'intérieur pouvait être revêtu d'un autre sol qu'un plancher. Il proposa de mettre un carrelage à la place. Kate aima l'idée, mais elle voulut d'abord en parler à son père, craignant d'écorcher les souvenirs qu'il avait de la maison. Mais, il n'éprouva aucune nostalgie, ne vit aucun inconvénient au changement.

- "Rien ne vous oblige à tout refaire à l'identique." dit-il. "Et puis, il faut évoluer ! On ne peut tout laisser figé comme c'était avant, rien ne progresserait plus. … C'est très beau le carrelage."

Il ajouta encore un avis sur les passéistes.

- "Les nostalgiques vivent en arrière, ils seront toujours nostalgiques. Ils n'apprécient pas aujourd'hui, mais demain ils auront de la nostalgie pour aujourd'hui. C'est toujours comme ça avec eux. Tout devient nostalgie, même le présent qu'ils n'ont pas apprécié. … Quand on est comme ça, on vit toujours triste et on n'apprécie rien."

Avec de telles opinions, ce fut donc décidé, l'ancien plancher serait remplacé par un carrelage. D'autres nouveaux aménagements n'étaient pas exclus.

La décision prise fut réalisée. Après avoir étendu une couche de mortier pour niveler le sol, les pierres furent entièrement recouvertes, donnant une surface suffisamment dégauchie pour recevoir le carrelage. Avant de le poser, Daniel monta un mur supplémentaire à l'intérieur, jusqu'à mi-hauteur. A l'origine, les murs de la maison la divisaient en deux salles principales. Dans la reconstruction, Kate et Daniel voulurent prévoir des chambres, pour eux et les enfants qu'ils voulaient avoir. Le nouveau mur divisa par le milieu un des deux vastes espaces pour y faire deux chambres. Au dessus de ces deux chambres, Daniel construisit encore un étage qui n'existait pas. Pour cela, des poutres furent fixées sur le nouveau mur. Une extrémité reposait sur le nouveau mur, l'autre extrémité fut scellée aux anciens murs. Sur ces poutres, des solives furent posées, et par dessus les solives les lames d'un plancher. Ce premier étage fut encore divisé en deux par une cloison, reposant sur l'axe du nouveau mur. La cloison faite, il y eut alors deux chambres à l'étage, qui s'ajoutèrent aux deux premières en dessous. Ces deux nouvelles chambres étant en partie dans le volume des combles, Daniel compléta les aménagements nécessaires pour les rendre propres et chaudes. D'une maison faite à l'origine de deux parties principales, ils obtinrent alors un habitat fait d'un vaste séjour et de quatre chambres.

Une fois cette partie réalisée, le carrelage du rez-de-jardin fut posé. Ce nouveau sol donna un superbe aspect à l'intérieur. A présent, l'habitation méritait à nouveau cette appellation, contrairement à l'amas indescriptible ouvert au ciel et aux quatre vents que Daniel avait vu la première fois.

Après le carrelage, il passa à l'installation électrique. Des plinthes électriques modernes furent installées. Les câbles furent mis dedans et alimentèrent toutes les pièces de la maison. Avec Kate, il avait prévu la disposition des prises et des sorties de câbles. Ils le firent en fonction de l'aménagement interne qu'ils voulaient. Il arrêta ce travail au câblage, aux prises et aux interrupteurs. Pour ce qui manquait, le tableau électrique avec ses disjoncteurs et fusibles, il fallait encore attendre la livraison de l'éolienne qui avait ses particularités.

Kate voyait l'ensemble avec émerveillement. Elle ne venait pas tous les jours, son travail l'accaparait de plus en plus. Entre ses visites une semaine ou deux pouvaient s'être écoulées. L'avancée et les changements lui sautaient alors aux yeux, ce qui la rendait heureuse et émue à la fois.

Il restait encore beaucoup à faire, une cuisine à aménager, une douche et des toilettes avec leurs canalisations, des installations de chauffage. Tout cela ne faisait plus peur à Daniel, il avait fait le plus gros. Cependant il n'avait pas résolu un problème qui le tracassait, celui de l'eau courante. De son côté, Kate avait des craintes pour d'autres choses.

- "Es-tu sûr que l'éolienne suffira pour un chauffage électrique, Dany ?"

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Autour de Daniel on était toute ouïe à ces explications qu’il donnait. Il les complétait avec plaisir et fierté, au fur de l’avancée des travaux.

- "En fait, c'est la forme moderne des moulins à vent ! On utilise le vent depuis assez longtemps pour puiser l'eau ou moudre le grain. En hollande ce sont les moulins à vent qui ont pompé l'eau hors des polders."

Pendant qu’il parlait, Patrick et Frank s'intéressaient aux autres installations qui complétaient l'éolienne. Son circuit électrique était bien différent de ce qu'ils connaissaient. Daniel expliqua alors les fonctions principales du circuit, depuis le rotor jusqu'au appareils électriques usuels.

- "La turbine éolienne fonctionne en courant continu. Elle n'est pas au même voltage que les appareils domestiques.  En plus, avec le vent qui varie sans cesse, on ne peut pas avoir un courant constant. Alors, on utilise des batteries, comme des batteries de voiture. Elles servent à stocker l'énergie, ensuite on transforme leur courant continu en courant alternatif. Pour ça on utilise un onduleur, un transfo-redresseur. … Différents types d'installations existent en fonction des besoins. Comme tout le reste, plus l'installation est compliquée ou automatique, plus c'est cher. …"

Frank et son père regardaient tous les organes. Ils ne pensaient pas que l'installation d'une éolienne en comprenait autant. Daniel continuait ses commentaires. Ils étaient intéressants pour certains, n’étaient qu’un charabia technique pour d'autres.

- "Il y a aussi un régulateur de charge, pour ne pas surcharger les batteries quand le vent souffle trop. Le surplus est délesté vers le chauffe-eau, ou délesté en perte si le chauffe-eau est saturé aussi."

Les explications étaient données pendant que les techniciens montaient l'éolienne et connectaient les organes. Dans son installation, Daniel avait tout prévu. Les techniciens trouvèrent les circuits électriques qu'ils attendaient pour leurs raccordements.

Arriva le moment des premiers essais. Devant les techniciens et la famille, tous anxieux de savoir si l'ensemble fonctionnerait, la belle technologie fit son travail sans faillir. Dès qu'il le put, Daniel mit en marche des appareils électriques. Avec frénésie il passait d'un endroit à l’autre, essayait un éclairage ici, un radiateur là. Tout fonctionnait. Au fur et à mesure il se sentit de moins en moins crispé. Il craignait d'avoir omis quelque chose d'important, mais ce ne fut pas le cas. Il y avait encore la pompe à eau, qu'il n'avait pu essayer avant. Il avait mis en place toute une tuyauterie depuis le fond du puits jusqu'aux réservoirs, mais il n'avait pu faire d'essai faute d'électricité. A présent, la pompe fonctionnait et il pouvait tester l'installation. Il n'y avait que des fuites par endroits, des petites choses. A sa grande satisfaction on pouvait entendre le bruit de l'eau qui emplissait les réservoirs.

Lorsque tout fut essayé, l'équipe d'installation quitta les lieux. L'éolienne était la dernière chose qui manquait à la maison. Elle était maintenant entièrement rénovée, avec en plus le confort moderne. De ruine du passé, elle avait maintenant les dernières technologies en matière d'énergie.

Tout le monde regardait la maison avec étonnement en se souvenant de ce qu'elle était. Elle avait maintenant l'aspect d'une belle maison rurale qu'on aurait pu croire totalement neuve.

 

Peu de temps après Kate et Daniel quittèrent l'appartement qu'ils louaient pour s'installer chez eux, dans leur nouvelle maison. Dès le premier jour, à l'écart de tous et de tout, ils y dégustèrent le calme.

C'était un véritable petit paradis où ils se sentirent loin des tourmentes du monde. La paix y régnait. Le jour ils n'entendaient que les oiseaux et quelquefois le vent. Même l'éolienne ne se faisait pas entendre. Elle avait été placée en contrebas de la colline, face à la mer, d'où venait le vent. En haut de la colline elle en aurait eu moins, celle-ci déviant le flux aérien. Ainsi, Kate et Daniel n'avaient aucun bruit. Parfois, un silence absolu régnait, et ils l’appréciaient énormément.

- "Ce que le silence est bon." disait Kate.

- "C'est réparateur pour le corps et l'âme." disait Daniel.

Ils mirent encore quelques temps à s'habituer à cette nouvelle vie et à s'organiser, car Kate avait du mal à partir travailler le matin tant elle se trouvait bien.

 

Kate était maintenant connue dans la région et appelée de partout. Daniel construisit encore quelques installations, dont une extension qui servirait de clinique vétérinaire. Celle-ci n'était pas grande, il n'y était prévu ni clientèle ni consultation. Elle devait seulement accueillir quelques animaux, les cas médicaux sérieux, et contenir le matériel médical de Kate. Moins compliquée à bâtir, cette extension fut vite terminée.

Après cela, sans l’avoir recherché Daniel avait acquis une réputation dans les environs. Kate y était pour quelque chose. Elle parlait fièrement de son époux et de ses réalisations. On fit donc appel à lui pour des réparations, des rénovations. Il s'agissait parfois de personnes âgées que l'âge handicapait. Il pouvait aussi s'agir de personnes plus jeunes, qui manquaient de connaissances sur les installations électriques ou d'autres choses. Peu à peu ce devint une activité professionnelle pour Daniel. Paradoxalement, s'il l'avait cherché il n'y serait pas arrivé. Le reste du temps, ou s’il manquait de travail, il était aussi un parfait assistant pour Kate. En définitive, tous deux travaillaient, et parfois ensemble pour soulager Kate.

 

 

Ils étaient maintenant installés dans leur petit univers tranquille et ils dégustaient encore plus les délices de leur vie à deux.

Kate avait planté des massifs de fleurs tout autour de la maison. Plus rien n'avait l'allure de ce que Daniel avait vu la première fois. Même l'herbe était rase, tondue par le broutement d'un couple de moutons qu'ils avaient maintenant. Ils avaient aussi quelques poules et un jardin potager. Ils en tiraient des œufs et des légumes à la saveur qu'on ne connaissait plus dans les villes. Ils vivaient une agréable routine.

Les travaux finis, ils reconstituèrent quelques économies et Kate put acheter le matériel qui lui manquait encore. Ils continuèrent à se rendre régulièrement à Dublin pour leurs achats. Daniel en profitait toujours pour acheter un journal ou un magazine en français, parmi ceux qui s'imprimaient encore, alors que le support électronique s'imposait de plus en plus. Lorsqu'ils revenaient chez eux, leur maison et ce qui l'entourait contrastait énormément avec la grande ville qu'ils laissaient. Ils appréciaient alors davantage la valeur de leur foyer.

- "Quelle chance nous avons de pouvoir habiter là, Dany."

- "C'est bien vrai. Cet endroit est unique."

- "Si tu n'avais pas restauré cette maison, nous n'aurions jamais eu ça. Je n'en finirai pas de te remercier."

L'environnement qu'ils avaient était bien particulier, agréable et tranquille, sans être monotone. Ils ne se lassaient pas d'aller se promener au bord de la mer, le vent dans les cheveux, respirant l'air du large et captivés par le spectacle des oiseaux marins. Parfois, ils gardaient pour eux quelques jours, sans travailler, pour aller voir de près les animaux. Par bateau ils se rendaient aux Saltee Islands, deux principales îles constituant une vaste réserve d'oiseaux. Sur les rochers ils pouvaient voir des goélands et d'autres espèces. Il y avait des macareux, ces "perroquets des mers" au bec coloré de bleu, de jaune et de rouge. Ils voyaient aussi des fous de Bassan, au corps blanc et à tête jaune. On n'aurait pu ignorer non plus les guillemots, au corps noir sur le dessus et blanc sur le ventre. Ils étaient moins colorés mais tout aussi beaux. Les oiseaux n'étaient pas les seuls à offrir un superbe spectacle. Quelques phoques et des dauphins offraient aussi le leur, dans ce foyer des Saltee Islands.

Kate et Daniel adoraient aller en excursion, pour profiter de la nature et respirer un air sain. Ils aimaient les promenades pédestres autant que les excursions en mer. Ils projetaient d'acheter un voilier, s'ils en trouvaient un dans leurs moyens. Avec cette embarcation ils pourraient se rendre souvent aux Saltee Islands, et, si elle le pouvait, Kate se serait penchée de manière plus précise sur l'ornithologie et les espèces locales.

Ils avaient plusieurs projets, en avaient déjà réalisés et le feraient encore. Ils construisaient leur vie à chaque moment, faisant judicieusement quelque chose au moment où ils pouvaient le faire. Par dessus tout ils étaient heureux, heureux de ce qu'ils avaient, et s'ils n'avaient rien eu, ils auraient été heureux d'être l'un avec l'autre. Ils avaient cette faculté, comme d'autres sont d'éternels insatisfaits, même en ayant tout. Eux ne se compliquaient pas la vie, mais savaient se la simplifier et la déguster, comme d'autres ne savent que se créer des problèmes et passer constamment au suivant. Kate et Daniel avaient traversé des périodes de difficultés, mais jamais elles n'étaient jamais devenues un problème entre eux. Elles restaient des sources extérieures de troubles, et eux se soutenaient mutuellement. Entre eux, les jours, les soirs, les nuits, puis à nouveau les jours, respiraient le bonheur.

 

 

            La vie s'écoulait, on ne pouvait plus tranquille, on ne pouvait plus douce.

Daniel n'en parlait jamais, mais, lorsqu'il le pouvait, il replongeait dans ses pensées, analysant des situations passées qui l'avaient tourmenté, des situations professionnelles, des scènes de son enfance, son errance d'orphelin qui s'interroge sur ses parents. En replongeant dans cette introspection continue, il se guérissait ainsi par petites touches. Le recul et l'équilibre de sa vie avec Kate lui donnaient ces possibilités d'analyse. Les réponses lui permettaient de transcender les questions et leur effet aliénant. Il pouvait alors trouver un certain détachement. Dans certains cas, laisser le passé derrière soi était tout ce qu'il avait à faire. Pour d'autres exemples, comme sa recherche identitaire, les carences et le déséquilibre de sa jeunesse, ils nécessitaient toujours une recherche de compréhension totale des choses et de leurs mécanismes, jusqu'à avoir tout démystifié. Il savait que ce serait ainsi, sa vie durant. Il tenait fermement à faire cette analyse sans fin, pour dominer ce qui l'avait meurtri, avant de lui tourner enfin le dos. Il pensait que ceux qui n'y arrivent pas, qui se laissent aller, courent le risque d'être aigris et marginalisés par eux-mêmes. Il le craignait pour lui, bien que sa vie avec Kate lui procurait un parfait équilibre. Il pensait aux cas des enfants battus qui reproduisent malgré eux le même comportement sur leurs propres enfants. Il n'avait pas été enfant battu mais il se méfiait de ce que son passé aurait pu faire subir aux autres, comme dans cet exemple. Il craignait donc de faire subir quelque chose à son entourage, et ne pas en avoir conscience. Vis à vis de sa belle-famille, il tentait d'adopter un comportement familial selon la norme. Il ne refusait rien de ce qu'on pouvait attendre de lui. Parfois, il ne saisissait pas tout le sens des rapports entre sœurs, pas plus que ceux avec leur frère et leurs parents. Il se sentait comme un étrange spectateur de scènes qu'il n'avait vues qu'au cinéma ou à la télévision. Il se caricaturait en se prétendant extra-terrestre à l'observation d'humains, à l'examen de leurs étranges comportements répondant à des règles aux raisons troubles et sans logique apparente. Tous en riaient ainsi, mais, de fait, dans cet univers familial il s'était toujours senti comme un observateur extérieur, comprenant mal certaines choses, les petits reproches aux raisons affectives et d'autres choses auxquelles personne ne prête attention. Ces reproches il les voyait comme des écorchures inutiles. Il essayait de mieux comprendre l'ensemble, pour avoir un comportement normal et surtout ne rien faire subir à autrui, pas la moindre égratignure. En fait, il avait toujours eu un comportement normal et n'avait jamais rien fait subir à autrui, mais il craignait toujours d'être dans le cas contraire.

Sans en parler, il se préparait aussi à devenir père. Kate voulait des enfants et lui aussi. Ils avaient reculé le moment d'en avoir pour se réserver une période pour eux deux. Mais, à présent, le moment était arrivé. Daniel craignait plus que tout d'être un père déficient. Il craignait que son manque d'expérience familiale soit une cause de vide comportemental vis à vis des enfants. Certes, il n'avait pas vécu isolé de toute société humaine et certes il avait une belle-famille. Mais, par rapport aux tout-petits, il se sentait en manque d'expérience, en manque d'exemple. Kate le rassurait alors. Elle lui disait qu'il ferait un bon père, autant qu'il faisait un bon époux. Elle en était sûre.

 

Le temps passant, Patrick, beau-père de Daniel, était moins en retrait vis à vis de lui. Il avait pris le temps de connaître son gendre sans se tromper. Lors d'une autre conversation entre eux, Patrick lui dit.

- "Daniel, je voulais te dire ça depuis un moment. Je suis content que ma fille t'ait rencontré. Kate méritait quelqu'un de bien."

Daniel se sentit confus. Il remercia en hochant la tête, avant de répondre.

- "Kate méritait quelqu'un de bien, c'est sûr. … J'espère que je le suis."

Son beau-père reprit.

- "Que tu ne l'aies pas épousée à l'église a beaucoup ennuyé sa mère. Mais, à la réflexion, ma femme préfère un bon mari à un bon mariage. Elle est contente que tu rendes Kate heureuse. Elle préfère ça plutôt qu'un mauvais mari qui l'aurait épousée à l'église mais rendue malheureuse. J'en pense la même chose. … A présent, on connaît mieux tes raisons vis à vis des Eglises. … Au début, on ne savait pas si c'était un prétexte. On sait maintenant que ça n'en est pas. Tu es un homme droit, Daniel. Je suis content que tu sois l'époux de ma fille."

Ces deux dernières phrases touchèrent beaucoup Daniel. Le temps avait tissé des liens entre sa belle-famille et lui. Il découvrait en partie cet attachement familial qu'il n'avait jamais vécu.

 

            Un soir d'été, Daniel s'était allongé devant sa maison. Il faisait nuit, elle était claire, il regardait les étoiles. Il savait que Kate allait le rejoindre. Lorsque l'un d'eux était occupé, ils se rejoignaient toujours un peu plus tard. Comme ils en avaient l'habitude, Kate vint près de lui. Elle s'allongea juste à côté et prit sa main. Pendant quelques secondes ils restèrent ainsi, main dans la main, silencieux. Ils regardaient le ciel, humaient les odeurs de verdure qui montaient du sol. Ils pouvaient rester des heures sans rien dire, sans rien faire, déjà satisfaits d'être en présence de l'autre et se sentir bien rien qu'ainsi.

Toutefois, ce soir Daniel était songeur et avait une question à poser.

- "Kate… es-tu heureuse avec moi ?"

Surprise de la question, elle mit un court instant avant de répondre.

- "Comment pourrais-je ne pas l'être ? … Pourrais-je rêver mieux ? … Bien sûr que je suis heureuse avec toi, Dany."

A son tour, elle lui retourna la question.

- "Et toi, es-tu heureux avec moi ?"

- "Bien-sûr, que je le suis. … Tu es une femme exceptionnelle. Tu m'as tant apporté."

Elle resta pensive une seconde, avant de dire.

- "Ce n'est pas fini, Dany."

- "… J'espère bien, que ce n'est pas fini. J'espère qu'on a encore beaucoup de belles années devant nous."

Elle prit encore une seconde, avant de répondre.

- "Ce n'est pas ce que je voulais dire, Dany."

- "Ah. Que voulais-tu dire, alors ?"

- " … J'ai encore à t'apporter… bientôt."

Le ton qu'elle avait était inhabituel. Il mit un temps avant de comprendre, et encore plus avant de pouvoir dire quelque chose. Sans pouvoir parler, il voulait être sûr de ce qu'il comprenait. Kate le lui confirmait déjà en serrant davantage sa main.

Devant l'idée d'être père, devenue une réalité en un instant, Daniel fut assailli par mille et une pensées et émotions, toutes à la fois. Il était tellement envahi qu'il ne savait plus ce qu'il ressentait vraiment. Il demanda, bien qu'en sachant la question un peu stupide.

- "Tu es sûre ?"

- "Tout à fait sûre. J'ai préféré ne rien dire avant."

 - "… Je ne sais plus quoi dire. … Je … Je crois que je dois encore réaliser."

Il devait en effet mettre un peu de calme dans ses pensées, et Kate aussi. Derrière son calme apparent, elle était très émue depuis plusieurs jours.

 

Après Daniel, ce fut au tour de la famille d'apprendre la nouvelle. Kate dit avec simplicité et humour.

- "Maman… dans quelques mois tu devras ajouter une assiette… enfin… un biberon d'abord."

A la fin de ces mots la réaction fut immédiate. A ce moment tout le monde fut content et l'exprima. Frank pondérait un peu l'excitation ambiante.

- "Du calme enfin… On croit entendre une armée de poules."

Dès lors on attendit l'événement. Ce fut le seul sujet de conversation pour tout le monde, sauf peut-être pour Frank, qui le prenait avec plus de détachement. Il ne comprenait pas une telle effervescence. Régulièrement, il ramenait les choses à une échelle plus banale.

- "OK … OK … Elle est enceinte … Et alors ? Il n'y a rien de plus normal. Pourquoi est-ce que tout le monde s'agite autant ?"

Malgré cette approche pondérée, il était néanmoins très heureux pour sa sœur et Daniel.

 

Comme attendu, quelques mois plus tard, une petite fille aussi rousse que sa mère naquit. Elle avait un fin duvet sur la tête, assez abondant pour montrer de qui elle tenait sa chevelure. Ses premières minutes dans le monde qui serait le sien, elle les passa dans les bras de sa mère, puis de son père. Daniel l'observa longtemps, totalement attendri par le moindre mouvement d'un bras, le moindre son audible. Comme souvent chez les nouveau-nés, la petite face ronde de sa fille semblait exprimer de la douleur. Il comprenait qu'en effet, ce devait être le cas. L'accouchement, la lumière, les bruits, la différence de température, les mains qui la manipulaient et peut-être d'autres causes encore, tout cela devait importuner cette petite fille qui l'exprimait par des crispations du visage. En peu de temps bien des choses chamboulaient son univers et l'empêchaient de dormir comme à son habitude. A cet instant précis, Daniel se dit qu'il était capable de comprendre les enfants. En un rien de temps, toutes les carences qu'il se croyait furent oubliées, ses craintes s'effondrèrent. Il se sentit plus confiant, se dit qu'il n'aurait qu'à observer sa fille et chercher à la comprendre. Il sut qu'en étant un père attentif il pourrait même comprendre mieux que d'autres parents qui se contentent de reproduire ce qu'ils ont vu ou vécu. Cependant, il se dit aussi qu'être parent ne se résumerait pas à observer et tenter de comprendre, mais devait être encore plus difficile.

Il poursuivit ces réflexions en tendant l'enfant à Kate qui n'attendait que de la reprendre.

Un prénom avait été choisi et Kate le répétait en la tenant dans ses bras, comme pour le lui apprendre.

- "Meghan… Tu as le regard de ton père, petite Meghan. … Meghan."

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La suite de la réaction fut aussi joyeuse qu'affectueuse.

Au bout de quelques instants, une question arriva soudainement à l'esprit de Daniel.

- "Mais comment sais-tu que c'est un garçon ?"

- "… Je ne le sais pas, Dany … je le voudrais."

- "Ah, bon… je comprends mieux comme ça."

La conversation finit en fou rire et Kevin fut retenu comme prénom.

 

            L'été qui suivit, ils se sentaient assez à l'aise en mer pour envisager un long parcours.

- "Si on allait plus au sud ?" proposa Daniel. "J'aimerais bien aller où le soleil et la mer sont plus chauds. On pourra se baigner. Des vacances comme ça nous feraient du bien."

- "On irait dans quel pays ?"

- "J'aimerais bien voir le Portugal. Qu'en penses-tu ?"

Elle réfléchit une seconde, le regard un peu dans le vague. Elle ne donna pas de réponse, sauf par son sourire qui le faisait pour elle. L'idée était semée, l'impatience avec. Le projet leur rappelait leur périple irlandais, quelques années plus tôt. Cette fois, Kate était enceinte de Kevin, mais cela ne la souciait pas outre mesure.

Ce qui fut proposé fut fait. Après avoir soigneusement préparé leur voyage et tout ce qu'ils devaient embarquer, ils larguèrent les amarres vers la fin du mois de juin, cap au sud, vers le Portugal.

C'était leur première longue traversée. Ils n'avaient jamais parcouru une telle distance en mer. Elle représentait environ mille quatre cents kilomètres, ce qui était énorme pour eux. Ils craignaient les cargos et autres gros navires qu'ils pouvaient croiser durant le voyage. De tels bâtiments ne les apercevraient même pas. Ils redoutaient aussi les changements climatiques. Au jour du départ, les prévisions météo étaient bonnes, mais ce n'était que des prévisions, avec une part d'erreur.

Bienheureusement, ils ne furent inquiétés par rien du tout. Ils arrivèrent au premier port portugais trois jours plus tard, sans encombre.

Ils séjournèrent dans les ports de plaisance, passant d'un port à l'autre. Ils longèrent la côte portugaise en descendant plus au sud. Ils restaient dans un port le temps qu'ils voulaient, faisaient des excursions à terre, visitaient les environs. On voyait de loin ces joyeux touristes avec leurs chapeaux et leurs lunettes de soleil. Ces nouveaux accessoires amusaient Meghan qui ne voulait plus s'en séparer. Partout où ils passaient, on les prenait pour ce qu'ils étaient, une belle famille en vacances. Leur contact agréable et souriant rendait l'accueil portugais d'autant plus chaleureux. Ils passèrent ainsi un mois de vacances inoubliables.

Contents de leur séjour, ils reprirent la mer un matin, dès que la météo s'annonça assez bonne pour le voyage de retour.

 

Trois mois après leur voyage au Portugal, le petit Kevin vit le jour lui aussi. Il ressemblait à sa sœur lorsqu'elle naquit. Il était aussi roux qu'elle et avait lui aussi les yeux bleus de sa mère.

Pour les premiers mois de Kevin, Kate et Daniel travaillèrent un peu moins, comme ils l'avaient fait lors de la naissance de Meghan. Ils voulaient profiter de la vie aussi pleinement que possible. Ils étaient heureux de pouvoir s'offrir ce luxe, sachant bien qu'il n'était pas donné à tout le monde. Eux avaient la possibilité de disposer de leur temps, de leur vie, et ils n'auraient voulu se priver de cet avantage.

Quand le temps était clément, la petite famille faisait de longues ballades, à terre ou en mer. Durant celles-ci, Kate continuait à observer les populations animales. Peu à peu elle était devenue un personnage connu dans son milieu professionnel. Elle était parfois consultée en spécialiste de la faune de sa région.

 

La vie s'écoula ainsi, douce au point que le temps ne compta plus. Il n'y avait que le bonheur d'une vie tranquille, rythmée par le travail et les saisons. Rien ou presque ne les troublait.

Les enfants grandirent dans cet environnement. Kate leur transmit son intérêt, son respect pour la nature et toutes ses richesses. Daniel le faisait autant et transmettait d'autres valeurs, telles que le respect pour le travail et ce qu'il réalise. Tous deux prenaient le temps de parler à leurs enfants, répondaient à leurs questions pour que se structure leur compréhension.

Lorsqu'il leur arrivait d'aller à Dublin, les enfants étaient captivés par les nouveautés qu'ils découvraient mais ils n'aimaient pas vraiment s'y trouver. Ils se sentaient agressés par les bruits, ne voyaient rien de beau dans les constructions trop envahissantes autour d'eux. Ces hauts murs auxquels ils étaient peu habitués et sur lesquels résonnaient les bruits de la capitale les angoissaient en bouchant leur horizon. Avant que les enfants ne furent capables de l'exprimer, Kate et Daniel avaient compris cela de leur comportement. Après avoir passé une journée à Dublin, les petits devenaient impatients et pleuraient à l'approche du soir. Il était alors temps pour la petite famille de prendre le chemin du retour. Dès qu'ils se trouvaient en voiture, les enfants retrouvaient alors un univers familier et s'endormaient apaisés.

L'été était synonyme de vacances à l'étranger. Avec leur bateau de plaisance ils allaient un peu partout, au gré de leurs envies. Après le Portugal ils osèrent aller plus loin. Ils continuèrent plus au sud, et ensuite vers l'est, au-delà du détroit de Gibraltar. Lorsqu'ils se trouvèrent pour la première fois en mer Méditerranée, ils furent surpris par des flots qui se déchaînèrent soudainement. Ils avaient entendu dire que la Méditerranée peut se démonter très vite, ils le constatèrent dès leur arrivée. Ce fut leur première vraie frayeur en mer. Mais, ils traversèrent cette épreuve sans avoir été mis en danger. Car, ils s'appliquèrent aux manœuvres et aux règles de sécurité. Une fois sortis de la tourmente celle-ci devint une expérience enrichissante, ainsi qu'un souvenir familial. Lorsqu'ils arrivèrent aux îles Baléares, ils furent d’autant plus heureux de les avoir atteintes.

Ils voyagèrent ainsi d'été en été, retournant presque chaque année en Méditerranée, visitant les pays qui s'y baignent. Après les Baléares, ils poussèrent le périple jusqu'en Sardaigne. Ils regrettèrent de ne pouvoir visiter la Corse, île française que le passé de Daniel leur fit éviter. Après la Sardaigne ils se rendirent en Italie, en Toscane, sans oublier l'île d'Elbe au large de cette région. Appréciant toujours la nature et sa beauté davantage que les grandes destinations touristiques, ils ne manquèrent pas de visiter de petites îles ou rochers tels que Pianosa et Montecristo. Ils continuèrent encore plus au sud-est, vers Naples. Ils s'y rendirent spécialement pour voir Capri, île au nom plus connu que son paysage.

Chaque été ils partaient pour de nouvelles destinations, poussant de plus en plus loin leur bateau. Leurs voyages duraient de quatre a huit semaines. Avant de partir ils n'avaient qu'une globale idée des destinations. Une fois en mer, ils naviguaient vers un premier cap, y faisaient escale pour quelques jours, puis ils repartaient et agissaient de même, en décidant leur itinéraire de façon opportuniste, au gré de ce qu'ils se sentaient capables de faire, et au gré des ravitaillements à chaque escale. Ils adaptaient ainsi leurs parcours en fonction du temps, de leurs envies, de la qualité de l'accueil qu'ils trouvaient ici ou là. Parfois ils faisaient du tourisme, parfois ils ne faisaient que des escales pour approvisionner le navire et se reposer avant de reprendre la mer. Une fois de retour ils reprenaient leurs occupations professionnelles, un peu trop délaissées pour ceux qui les attendaient. Ils retrouvaient aussi, à leur grand déplaisir, les maux du monde rapportés par les médias et qui contrastaient tant avec leur vie. Ils auraient pourtant voulu que le monde entier puisse avoir une vie heureuse comme la leur. Ce n'était malheureusement pas le cas. Un mois de septembre, ils eurent une des plus inqualifiables nouvelles que l'horreur pouvait leur rapporter.

"Le monde entier a été frappé par la menace biologique. Des milliers de morts et des millions encore à venir."

"Le monde occidental est en émoi depuis que les réseaux d'eau potable de plusieurs grandes villes ont été contaminés par une bactérie inconnue jusqu'à ce jour. Les scientifiques pensent qu'il s'agit d'une bactérie issue de celle donnant la légionellose. On cherche encore à savoir si elle n’est dangereuse que par inhalation. Cette bactérie aurait été rendue plus résistante et plus foudroyante. Elle donne une mort fulgurante après une période d'incubation de quelques jours. Les fondasélytes du F.E.P. ont revendiqué cet attentat biologique en affirmant encore qu'il y en aura d'autres, jusqu'à ce que tous les infidèles occidentaux soient morts. Plusieurs grandes villes dans le monde entier ont été contaminées en même temps, toutes dans des pays de culture occidentale ou de religion chrétienne. Des milliers de personnes présentant les mêmes symptômes sont mortes. Dans tous les pays contaminés, la même méthode semble avoir été employée. Ce sont souvent des petites villes ou des villes moyennes  qui ont été la cible des terroristes. Les réseaux d'eau auraient été contaminés entre les sites d'épuration et l'arrivée aux robinets des consommateurs. On ne sait pas encore précisément quelle méthode ont employée les terroristes. On suppose que leurs agents se sont fait embaucher par les compagnies des eaux ou les compagnies distributrices. L'embauche étant réglementée dans plusieurs pays, les agents terroristes seraient vraisemblablement des nationaux des pays attaqués, ce qui signifierait que les ramifications terroristes seraient partout dans le monde. On ne sait pas non plus si la date de leur action a été déterminée à l'avance ou non. Les terroristes ont peut-être attendu que tous leurs agents soient en poste pour fixer ensuite une date d'action. Mais il est aussi possible que la  date ait été prévue à l'avance, auquel cas cela signifierait qu'un maximum de leurs agents devait se faire embaucher avant cette date, et que, par chance, certains n'auraient probablement pas réussi. Il reste sûr que les terroristes ont voulu agir partout à la même date, pour ne laisser aucune possibilité de réaction et faire le plus de morts possible. Ce sont les Etats Unis qui comptent le plus grand nombre de villes touchées. Selon les dernières informations il y aurait Charleston en Caroline du Sud, Huntsville au Texas, Hutchinson dans le Kansas, Bakersfield en Californie, et peut-être d'autres encore. Cette liste reste encore incertaine, aucune n'est encore établie avec certitude. L'Europe aussi a été touchée, en France surtout, avec les villes de Dijon, Limoges et Biarritz. En Angleterre Brighton et Canterbury comptent aussi beaucoup de morts. Ailleurs dans le monde, il y a Oufa en Russie, Brisbane en Australie et également Dunedin en Nouvelle Zélande. Les Philippines auraient également été une cible des terroristes. Une confirmation du Ministère de la Santé philippin est encore attendue. Les réseaux d'eau potable doivent maintenant être scrupuleusement décontaminés. En attendant, on manque d'eau saine dans toutes les villes touchées. Un des pires scénarios catastrophe auquel le monde pouvait s'attendre est devenu réalité. Aux Etats Unis comme ailleurs dans le monde, on a aussitôt dirigé les soupçons et les accusations vers le Trakasthan. Jusqu'ici le gouvernement trakasthanais est resté muet, mais une laconique dépêche officielle vient d'arriver du Trakasthan. Selon les termes de cette dépêche, le Trakasthan et son peuple se félicitent de ce début de purification du monde. Dans la capitale trakasthanaise des scènes de liesse populaire fêtent ce nouveau fléau qui a frappé l'humanité. Dans de nombreux pays contaminés, les locaux des mouvements pacifistes ont été détruits par la population en colère. Certains personnages connus, parmi les pacifistes qui s'étaient faits boucliers humains au Trakasthan, ont failli être lynchés par la foule."

 

Lorsqu'ils lisaient d’aussi incroyables nouvelles, Kate et Daniel ne savaient comment réagir. Ils restaient d'abord incrédules, parfois pendant plusieurs jours avant de pouvoir admettre la réalité. Puis ils se sentaient coincés entre un sentiment de révolte et son opposé, un sentiment de totale impuissance à leur niveau. Ils n'étaient que de simples citoyens. Ils se repliaient alors sur eux-mêmes, comme on réintègre un chaleureux foyer. Cette année là, c'était exactement le cas. Ils venaient de rentrer de voyage en Méditerranée. Dans leur maison ils se sentirent un peu protégés des folies du monde.

 

Pour la petite famille les années s'écoulèrent, toujours aussi paisibles, constructives et heureuses. Kevin voulait être vétérinaire, comme sa mère. Meghan, elle, préférait s'orienter vers la médecine humaine. Ils étaient encore jeunes mais savaient ce qu'ils voulaient. Ils savaient aussi qu'ils ne quitteraient pas leur région, sauf pour faire leurs études.

Ils avaient maintenant des cousins et des cousines, les sœurs de Kate et leur frère avaient eu des enfants. Des petites fêtes de famille rassemblaient tout le monde. Quelquefois, une joyeuse troupe familiale s’en allait en randonnée. D’autres fois, ils partaient en voyage tous ensemble. Une année, Daniel en eut un pincement au cœur. Dans la famille on ne connaissait ni la haute montagne ni les joies du ski. On avait alors projeté d'aller skier dans les Alpes. Daniel, prudent envers la France qu'il avait fuit, suggéra d'aller en Suisse, en Italie ou en Autriche. Malheureusement, sa belle-famille préféra une station de ski située du côté français des Alpes. En dehors de Kate, nul ne connaissait le passé troublé de Daniel. Il avait préféré ne rien en dire. Il dut donc trouver un prétexte pour ne pas courir le risque de retourner en France. Kate fit le choix de rester avec lui. Seuls Meghan et Kevin partirent skier avec leur oncle et tantes, cousins et cousines.

Au retour, en plus des petits cadeaux souvenirs, on rapporta des journaux et magazines français, avec leur lot de nouvelles.

Comme toujours, Daniel en ouvrit les pages aussitôt pour en lire quelques lignes. Son regard se posa sur un article politique.

"Le projet de loi sur la parité entre hétérosexuels et homosexuels pourrait parvenir à un accord. Cette semaine se tiendront les dernières négociations. Lorsque la parité sera devenue obligatoire, il n'y aura plus lieu d'appliquer la loi sur la ségrégation positive qui a permis jusqu'ici un quota obligatoire d'homosexuels."

Il passa à un autre article.

"Les deux vendeurs de truffes ont été libérés cette semaine. Arrêtés lors d'une habituelle descente des services fiscaux, ils ont pu regagner leurs foyers avant la fin des six mois de prison qu'ils auraient dû faire. Les raisons de cette libération restent inconnues. L'opposition dénonce, je cite, une dérive totalitaire de plus. Ces deux vendeurs à la sauvette s'étaient distingués par leur violente résistance aux forces de l'ordre qui les ont rattrapés, comme les autres vendeurs. Lors de la débandade du marché aux truffes, plusieurs inspecteurs du fisc déguisés en acheteurs avaient été aspergés d'extrait d'oignon. Le larmoiement qu'ils ont subi aussitôt avait entraîné un arrêt de travail de plusieurs jours. L'incompréhension subsiste concernant cette remise en liberté. De nombreuses personnes s'accordent à dire que les deux vendeurs libérés auraient livré des informations à la police."

Il feuilleta encore et lut

"Encore une nuit d'émeute à Strasbourg. Les violences ont débuté lorsqu'un couple de touristes a été violemment agressé par des voyous. Deux policiers qui se trouvaient là par hasard ont tenté d'intervenir. Malheureusement, tous deux ont été sauvagement battus. L'un des policiers est mort sous les yeux de son collègue. Ce dernier a ensuite tenté de fuir, malgré un bras et plusieurs côtes fracturés. Il a hélas été rattrapé par ses agresseurs. Sentant alors sa vie en danger, le policier survivant a fait usage de son arme et blessé les assaillants. Le policier a expliqué avoir tiré dans les jambes, mais l'un des voyous, atteint à la cuisse, n'a pu être sauvé d'une importante hémorragie. Sa  famille, par la voix de son avocat, demande que le policier comparaisse devant la justice pour avoir utilisé son arme abusivement. Selon cet avocat, le policier n'était pas dans un cas de légitime défense, et n'aurait dû employer son arme à feu que s'il avait été sous la menace d'une autre arme à feu. L'avocat avance encore que le policier a utilisé son arme de service à un moment où il n'était pas en service.  Toujours selon le même avocat, le policier aurait donc détourné l'usage de l'arme pour s'en servir à des fins personnelles. Une plainte pour homicide volontaire a été déposée contre le policier. Depuis ces événements, la ville est un vaste terrain d'affrontements entre la police et les bandes de voyous qui ont juré de venger la mort d'un des leurs. Les heurts sont d'une violence inouïe, voitures et magasins sont incendiés, de même que des immeubles, des écoles et des salles communales. Une partie de la ville est en feu. Sur place on attend l'intervention de l'armée et des nouveaux RLGU, les Régiments de Lutte contre la Guérilla Urbaine. Une cellule d'aide psychologique a été mise en place pour les Strasbourgeois."

 

A l'écart de tant de problèmes, mais sans s'en désintéresser, Daniel et Kate vivaient leur vie paisiblement avec leurs enfants. Ils savaient aussi quelle chance était la leur d'être ainsi préservés. Ils se savaient privilégiés par rapport à beaucoup d'autres. Ils en appréciaient davantage leur quotidien, et transmettaient encore et encore leurs valeurs à leurs enfants.

 

 

Les années s'étaient écoulées. Meghan et Kevin avaient maintenant dix-neuf et dix-sept ans. Leurs parents avaient fait leur éducation en transmettant le meilleur d’eux-mêmes. Ils leur avaient donné des bases de discernement et appris à réfléchir. Bien que jeunes et inexpérimentés, Meghan et Kevin étaient déjà prêts à diriger leur vie avec bon sens, et sans complaisance. Sans expérience eue par eux-mêmes, ils avaient cependant celle transmise par leurs parents. Ils étaient assez avertis grâce au vécu parental. Ils le reçurent dans leur éducation, en un héritage quotidien. Ce qu’ils en avaient retenu, ils n’auraient à le réinventer ou l’apprendre de la vie, pas plus qu’ils n’auraient à subir les déboires de mauvaises expériences. Meghan allait bientôt partir pour Dublin ou ailleurs, pour y suivre ses études de médecine. Kevin partirait aussi dans un an ou deux, également pour ses études. Kate et Daniel éprouvaient un sentiment de satisfaction, un sentiment de mission bien accomplie.

Durant ces années, Daniel avait pu surmonter ses troubles. Il n'avait pas connu de vrai foyer familial durant l'enfance, mais ce fut le cas en devenant père. Il avait le sentiment d'avoir eu une vie à l'envers. Donner à ses enfants ce qu'il aurait aimé recevoir fut pour lui une véritable thérapie. Souvent il ne sut comment s'y prendre, mais Kate était là. La voir agir valait toutes les écoles, tous les exemples. Grâce à cela, Daniel trouva toujours le bon comportement envers ses enfants, et parfois mieux que Kate. Lui faisait souvent preuve de patience et d'observation, alors que Kate agissait plus mécaniquement. A une situation connue, elle reproduisait un comportement connu. Mais celui-ci ne correspondait pas toujours à l'attente des enfants. Daniel, observateur, le comprenait. Il avait alors une meilleure attitude, plus adaptée, et Kate s'en voulait aussitôt de n'avoir pas compris. C'était alors à son tour de profiter d’un exemple fourni par Daniel.

En observant ses enfants, Daniel avait compris certains besoins, certains mécanismes importants pour la construction humaine. Il avait réussi à mettre en mots ce qu'il n'avait pu déchiffrer auparavant et qui l'avait laissé errer. Peu à peu, il avait dépassé ce stade et ne vivait plus dans la recherche d'un passé introuvable. Par dessus tout, il ne voulut manquer de déguster le présent.

 

Un après-midi d'automne, en fin de semaine, Daniel s'installa confortablement devant sa maison. Il se mit au soleil, avec un journal français à lire, un des derniers en papier, parmi les rares qui résistaient encore aux supports électroniques. Il faisait beau, l'air était léger, agréable à sentir. Comme il en avait l'habitude, il commença par regarder les titres, puis il passa à la lecture de ce qui l'intéressait. Après avoir lu des sujets toujours aussi désespérants, il passa à d'autres pages. Il se mit à lire distraitement quelques petites annonces. Il s'intéressait aux prix des choses, voulait savoir ce qui se vendait, s'échangeait, et comment évoluait la vie en France. Il arriva ainsi vers la fin du journal, aux rubriques nécrologiques et d'annonces familiales. Il les lisait parfois, intrigué par ce que les familles avaient à dire sur leurs disparus et la manière dont étaient rédigés leurs faire-part. L'âge des disparus attirait parfois l'attention, lorsqu'ils étaient bien jeunes, ou bien vieux. Il ne réagit pas tout de suite à l'une des annonces. Elle était rédigée de manière concise et ne ressortait pas parmi les autres. Son regard passa rapidement dessus, sans la lire. Mais, durant son parcours le regard avait capté des mots, et quelque chose l'avait froissé. Il revint alors sur ces lignes pour les relire. Un nom l'avait froissé. Il lut alors l'annonce du début à la fin. Il crut à peine ce qu'il venait d’apprendre. Il relut encore, s'interrompit pour réfléchir un instant, puis relut de nouveau. Il laissa alors tomber le journal, se leva, puis il partit marcher seul. En le voyant s’éloigner, Kate comprit aussitôt qu’il y avait quelque chose d'inhabituel, quelque chose qui n'allait pas.

Il revint à l'heure du dîner, parce qu'il fallait revenir pour ne pas inquiéter sa famille, sinon il aurait bien continué à marcher encore. Durant le dîner il ne fut pas plus bavard. Il ne parla que brièvement, pour répondre si on lui parlait. Ce n'est qu'après dîner que Kate aborda la question, lorsqu'elle fut seule avec lui.

- "Que se passe t-il, Dany ?"

Il n'arriva à répondre. En s'y forçant il y parvint, parce qu'il fallait bien le faire. Les mots sortirent difficilement.

- "Je dois retourner en France."

Toute l'inquiétude du monde se lut alors sur le visage de Kate. Daniel l'observa, elle avait le même air que lors de leur rupture, des années auparavant. Il se rappela de la jeune fille qu'elle était, et ce souvenir fut attendrissant. La gorge nouée, il serra Kate contre lui, murmurant à son oreille.

- "Ne t'inquiète pas. … Ne t'inquiète pas."

Mais, elle s'inquiétait pourtant, et ne comprenait rien. Elle resta dans ses bras, ne voulant surtout pas défaire cet instant. Elle murmura à son oreille, la voix émue, tremblante.

- "Qu'est-ce que tu veux dire ? Tu vas partir ? Ne plus revenir ? Qu'y a-t-il ?"

Elle était au bord des larmes. Les idées couraient dans son esprit. Elle se demandait si elle avait causé quelque chose, s'il en avait assez d'elle ou de leur vie trop tranquille. Avant qu'elle n'eut le temps d'envisager d’autres choses fausses, Daniel lui expliqua sans tarder.

- "Une annonce dans le journal… Mon passé me rattrape… Pas ce que j'imaginais, mais… …autre chose."

Entendant cela, elle se sentit rassurée. Daniel sentit sa poitrine inspirer et se relâcher en un soupir. Il serra les bras un peu plus, pour mieux la sentir contre lui. Il allait continuer, mais, avant qu'il ne le fasse, elle voulut une réponse à la seule chose qui la tourmentait encore. Elle voulait savoir maintenant, sans attendre la suite.

- "Tu ne vas pas me quitter ? Tu ne vas pas nous laisser, les enfants et moi ?"

- "Vous quitter ? Bien-sûr que non ! Qu'est-ce que tu vas imaginer ? Jamais je ne vous laisserai. Jamais."

- "Dany, j'ai eu si peur. J'ai cru que tu… J'ai cru … Certains hommes parfois en ont assez… Il se passe comme un déclic dans leur esprit… Trop de routine, trop d'attaches… ils ont comme une soif de changement… ils feraient n'importe quoi…"

- "Je vois ce que tu veux dire. …Ce n'est pas ça, Kate. Ce n'est pas ça et rien ne m'a lassé dans ma vie avec toi, ni routine ni autre chose."

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- "C'est ce qui me soucie le plus, ça et un éventuel contrôle d'identité, n'importe où, n'importe quand. … Mais, j'ai peut-être tort de m'inquiéter. Pour la justice, le délai de prescription est peut-être déjà dépassé en ce qui me concerne. Je ne le sais même pas, je n'ai pas pu suivre la législation française durant toutes ces années. Je ne sais pas s'il y a prescription après vingt ou trente ans."

- "Les lois européennes ne l'ont-elles pas imposé ?"

- "Je me méfie des généralités européennes qui pourraient ne pas s'appliquer dans mon cas. La législation française a ses particularités, et je ne les connais pas. Dans le doute, je retiens trente ans."

- "Comment feras-tu pour les formalités alors ?"

- "Je pense utiliser ma carte d'identité française, je l'ai toujours. Elle est périmée depuis longtemps, mais lorsque je suis parti, elle était valable à vie partout en France, même périmée. Si ça n'a pas changé, elle est toujours valable. Vingt cinq ans après mon départ, j'espère qu'on m'a suffisamment oublié pour ne pas réagir à mon nom."

- "Pourquoi ne pas utiliser tes papiers irlandais, Dany ?"

- "Personne ne doit savoir que je suis en Irlande. Il ne faut pas qu'on le sache."

- "On le sait peut-être, en France. On l'a peut-être su dès que tu as demandé la nationalité irlandaise."

- "Peut-être que oui, peut-être que non. Si on ne le sait pas je ne tiens pas à le leur apprendre. Je pense que si j'ai pu avoir la nationalité irlandaise sans problème c'est parce que j'ai assez attendu avant de la demander. Il n'y aurait donc pas eu d'échange d'informations entre la France et l'Irlande pour l'affaire criminelle."

- "Ceux qui te voulaient du mal n'ont pas déclenché la procédure qu'on aurait fait à un vrai criminel."

- "C'est possible aussi. Mon cas n'a peut-être pas suivi la routine administrative habituelle, puisqu'il était pris en main par des mafieux. Peut-être que je n'ai jamais été inscrit comme criminel. Je n’en sais pas plus aujourd’hui qu’hier."

Daniel avait déjà pensé à beaucoup de choses et Kate ne pouvait que s'en rendre compte. A bout d’argument elle ne disait plus rien, jusqu'à la fois suivante.

- "Dany tu prends un gros risque en y allant. Restons tranquilles ici, et laisse ce passé comme il était, derrière toi. … Si les enfants de cette femme ne sont pas les tiens rien ne t'oblige à y aller. … Tu n'as pas à prendre de risque pour le mensonge de quelqu'un d'autre. Tu ne peux porter le poids du monde sur tes épaules."

- "Je veux savoir si un de ces enfants est le mien, Kate. L'un d'eux pourrait l'être, on ne sait pas. Je ne peux supporter que le doute subsiste. Je veux qu'il y ait certitude sur ma paternité ou non. Le reste, les motivations de Cassandra, je m'en moque éperdument, sauf si ça peut répondre à la question."

- "Et si un des enfants est le tien ? Que feras-tu ? Y aller n'est pas tout. Que feras-tu, que peux-tu faire pour une personne devenue adulte ?"

- "S'il est établi avec certitude qu'un des enfants est le mien, cela répondra déjà à une question fondamentale, autant pour lui que pour moi. Pour un autre enfant, savoir que je ne suis pas son père est une réponse aussi fondamentale. Etablir cela est peut-être le plus important pour ces personnes. Je ne peux savoir précisément comment chacun vit cette question. … Apparaître, répondre aux interrogations, établir des repères, des corrélations qui manquent, tout ça pourrait être suffisant. C'est peu mais beaucoup à la fois. Comme tu l'as bien dit, ces enfants sont devenus adultes. Ce que je pourrais apporter sera peut-être suffisant pour les sortir d’une errance pleine de questions et les diriger vers la bonne voie."

 

Avec cette affaire, rejaillissaient aussi des questions enfouies. Pour Kate, elles ne pouvaient plus être ignorées.

- "Que t'a t-elle fait, Dany ? Que t'a fait cette femme ? J'aimerais le savoir, maintenant. De ce que je vais apprendre, je souhaite qu'il y ait quelque chose pour t'éviter de partir."

- "… Ce qu'elle m'a fait n'a rien de bien original. … Elle m'a quitté, du jour au lendemain. Elle avait un autre homme… Une histoire malheureusement classique. … Cassandra n'avait rien de différent de certaines femmes… Ce n'était qu'une salope aussi commune que les autres comme elles. Mais… je n'ai pu l'admettre que bien plus tard. Avant, j'étais aveugle."

- "Dis-moi tout en détail, Dany. J'ai besoin de comprendre."

- "Un soir où je rentrais du travail, comme d'habitude, j'ai trouvé un air différent à notre appartement. Elle avait retiré toutes ses affaires… Elle n'était plus là, ni ce qui était à elle. … Il n'y avait rien pour expliquer son départ, pas de mot, absolument rien. … Je ne comprenais pas du tout, il n'y avait pas eu de problème entre nous, ni dispute ni raison apparente. J'ai essayé de la joindre sur son téléphone mobile, mais je n'y suis pas arrivé. La ligne avait été résiliée. J'ai téléphoné partout où je pouvais pour comprendre quelque chose. Elle avait de la famille, des parents, mais ils n'ont rien voulu me dire… C'est une de ses cousines qui m'a renseigné. Depuis un moment Cassandra avait dit à tout le monde qu'elle ne vivait plus avec moi. C'était faux. Elle avait présenté à tout le monde un type qu'elle avait connu deux semaines plus tôt. Elle disait le connaître depuis longtemps. Elle disait qu'elle vivait avec lui, et plus avec moi.… En cherchant encore des informations, j'ai appris que le jour où elle m'a quitté elle prenait l'avion pour le Brésil, avec ce type."

Il stoppa là l'histoire, pensant ce résumé suffisant. Mais, pour Kate il ne l'était pas.

- "J'ai peine à penser qu'on peut être si fausse… hypocrite… qu'on puisse mentir autant et faire des choses pareilles ! … Qui était cet homme, Dany, le sais-tu ?"

- "Non, je n'ai jamais pu le savoir."

La réponse était trop laconique pour Kate.

- "Dis moi ce que tu sais de lui, Dany. S'il te plaît."

- "Cette cousine m'a dit que c'était une sorte d'aventurier. D'après elle c'est pour ça que Cassandra serait partie, pour une aventure qui lui plaisait. Je le pense aussi. Cassandra était une banale opportuniste, comme il y en a trop. Elle n'était pas sincère du tout. Elle se mettait dans la situation qui lui plaisait en fonction de ce qui se présentait, et avec toute une hypocrisie qu'elle savait bien dissimuler. …C'est ce type qui lui aurait parlé du Brésil. Il devait y faire fortune dans des projets de constructions de routes à travers la forêt tropicale. Il aurait aussi parlé d'exploitations minières et d'autres projets comme ça, qui ont détruit la forêt. Pour Cassandra, l'aventure était attirante. C'était une opportunité à ne pas manquer. Elle se fichait de tout et de tous. Devant le monde, elle se montrait comme une femme irréprochable, et avec une moralité. En réalité, elle était tout le contraire. Elle aurait tout abandonné pour quelque chose qui lui plaisait. Elle a suivi ce type, sans se préoccuper de quoi que ce soit. Elle l'a sûrement laissé choir à son tour."

Kate était atteinte par l'histoire qu'elle entendait et Daniel ne s'en rendait pas compte. Il cherchait dans ses souvenirs et continuait.

- "La veille on … on… Je ne sais même pas comment appeler ce qu'on faisait ! …Et le lendemain, elle prenait l'avion avec ce type. En faisant ce qu'elle faisait avec moi la veille, elle savait pertinemment qu'elle allait me quitter le lendemain. C'est ignoble !"

Il allait continuer, mais c'en était trop pour Kate.

- "Arrête Dany ! … S'il te plaît… Je ne peux pas entendre que tu as couché avec cette femme ! Excuse-moi."

- "Non… toi excuse-moi. Je n'aurais pas dû te dire ça. Je n'avais pas vu ce que ça te fait… excuse-moi pour ce que je viens de dire et surtout pour avoir eu cette femme dans ma vie."

- "Cette femme ne méritait pas d'en être une. … De pareilles personnes ne devraient pas exister. Elles avilissent les femmes, l'humanité."

- "C'est bien vrai. Et il n'y a pas que ce genre de personne. …Quelquefois je me dis que, s'il est vrai que la réincarnation existe, les personnes qui le méritent devraient revenir au stade animal, sans loi, ni règle, ni morale, puisque c'est tout ce dont elles sont capables."

Ce que disait Daniel déviait un peu la conversation, devenue trop difficile pour Kate. Il l'arrêtèrent là pour cette fois.

 

            Après plusieurs jours de mûre réflexion, la détermination de Daniel était toujours la même. L'importance morale le poussait irrémédiablement. Il n'aurait pu se soustraire au problème, n'aurait pu vivre comme avant, sauf à y apporter une solution. Kate l'avait bien compris dès le début, même si elle avait tout fait pour le dissuader. Faute d'y être arrivée, elle ne voulait pas retenir Daniel, mais son inquiétude ne la quittait pas. En définitive, elle lui dit ce qu'elle savait déjà depuis le début.

- "Dany, … si tu le veux bien, … j'irai avec toi. Je ne te laisserai pas."

Il ne s'y attendait pas.

- "Kate. … Et nos enfants ?"

- "Nos enfants sont grands maintenant, Dany. Eux aussi sont adultes ou presque."

- "Kate… Aller en France n'est pas sans risque. Je ne sais pas ce que je trouverai, là-bas. … Nous ne pouvons partir tous les deux et risquer de les laisser seuls. Je dois faire face à un passé qui est le mien. Il ne faut pas que quelqu'un d'autre le subisse, ni toi ni nos enfants."

Elle prit un peu de recul sur la situation et elle expliqua.

- "Dany… nous les aurons bientôt menés à l'âge de femme et d'homme. Nous avons rempli notre rôle de parents. Et tôt ou tard nous devrons les lâcher et les laisser vivre leur vie, comme ils la veulent. C'est dans l'ordre des choses. Ma place n'est plus avec nos enfants, elle est avec toi. … Une femme est épouse avant d'être mère. Les enfants sont un passage dans la vie d'un couple. On est deux avant les enfants, on est deux après les enfants, lorsqu'ils partent et font leur vie. Les enfants passent dans la vie d'un couple. J'étais ton épouse avant d'être leur mère, je suis ton épouse, je serai encore ton épouse lorsque nos enfants partiront. … Je serai à tes côtés pour aller en France."

Il en resta muet.

La conversation roula alors vers eux-mêmes, se détournant de ce qui les souciait.

- "Tu m'étonneras toujours, Kate. … J'ai rarement entendu un raisonnement aussi juste et équilibré. J'ai plutôt vu des femmes manipuler leurs enfants, les ramenant plus ou moins à elles. … J'en ai vu pousser ce fait jusqu'à établir une sorte de relation anormale, une relation comme… je ne sais comment dire… comme psychologiquement incestueuse. C'est un peu bizarre ce que je dis là, mais c'est ainsi que je vois cette relation qu'elles établissent."

- "Je vois ce que tu veux dire, Dany. J'en ai vu des exemples moi aussi. Ils ne sont pas rares et je dois dire qu'ils m'ont fait réfléchir, comme tu l'as fait aussi. J'ai vu aussi de ces femmes qui manipulent leurs enfants. Elles savent comment faire et elles l'utilisent toujours pour ramener leurs enfants à elles, comme tu l'as dis. On dit des hommes qu'ils sont égoïstes, mais les femmes le sont à leur manière. Les femmes qui sont comme ça ne pensent qu'à leur ego. Elles ne pensent qu'à elles, tellement qu'elles ne se rendent même pas compte qu'elles détruisent la vie de leurs propres enfants."

- "C'est bien ça. … Elles les vampirisent, les cannibalisent. Je le vois comme ça. … Lorsque je vivais à Paris, j'en avais un triste exemple avec mes voisins, une femme et son fils, un exemple parmi d'autres. C'est avec eux que j'ai commencé à observer et comprendre ces choses."

- "Dans le cas d'un fils c'est souvent plus prononcé, je l'ai vu aussi, Dany. Elles en font leur confident, mais seulement sur ce qu'elles veulent dire. Elles le dirigent, dirigent sa vie en le manipulant. Elles le dirigent mais, curieusement, elles se soumettent à lui d'une certaine manière. … Je ne sais pas comment dire… Sur des sujets domestiques par exemple, il peut exiger, reprocher… elles l'accepteront. Elles acceptent d'un fils ce qu'elles ne toléreraient jamais d'un mari qu'elles quitteraient pour un rien. Elles se soumettent à leur fils parce qu'elles en sont fières. Il est sorti d'elle-même ! Elles sont fières et se rendent aveugles autant qu'elles le veulent, à en pourrir, rien que pour flatter leur ego."

Elle s'arrêta, réfléchit un court instant et demanda.

- "Penses-tu que je ressemble à quelque chose de tout ça, Dany ?"

- "Je n'ai jamais rien vu de semblable chez toi."

- "Je suis bien contente d'avoir pu comprendre ces choses pour ne rien en faire. J'en ai tenu compte pour nos enfants. Ce n'est pas sans réflexion que j'en suis arrivée à dire qu'une femme est épouse avant d'être mère. Nous ne devons pas utiliser nos enfants comme nos objets. Ils sont eux-mêmes et non quelque chose qui nous appartient. Nous devons leur donner tout l'enseignement que nous pouvons, leur apprendre à faire le bien et les aider à s'y affirmer, selon leur personnalité. Mais, nous devons aussi nous préparer, nous et eux, pour le jour où ils prendront leur envol. C'est là le but, non de les retenir et les étouffer ainsi. Nous ne devons les enfermer, les contraindre, ni en les manipulant par les sentiments, ni autrement. … Nos enfants seront un passage dans notre vie de couple, Dany. A leur tour ils feront leur vie, leur couple, comme nous l'avons fait. … Je resterai ton épouse, Dany, comme je l'étais avant d'être mère."

Elle ponctua en martelant encore la ferme résolution qu'elle avait prise.

- "Dany… lorsque nous nous sommes épousés, je t'ai dit que si le pire nous rattrapait, je serais à tes côtés. J'irai avec toi en France, Dany, sauf si tu ne veux pas de moi."

- "Nous irons ensemble, Kate. Tu ne seras jamais de trop auprès de moi, ni ton courage, ni ta clairvoyance."

 

Ils se préparèrent donc à un voyage qu'ils savaient aventureux, et dangereux. Ce dernier point, ils tentaient de ne pas l'amplifier, et même de l'amoindrir. Cependant, une crainte intuitive les tenaillait tous deux, sans que l'un n'en parle à l'autre.

Avant de partir, leur esprit ne cessa de penser à ce qui pouvait être prévu.

- "Comment irons-nous, Dany ? Avec notre bateau ?"

- "Je crois que c'est le mieux à faire. Les aéroports sont très surveillés, on m'y reconnaîtrait facilement."

- "Que comptes-tu faire une fois en France ?"

- "Je n'en ai aucune idée. L'arrivée est déjà une étape à passer. Pour la suite, on ne peut prévoir. On improvisera en fonction de ce qu'on trouvera. J'espère que nous pourrons entrer en contact avec ces personnes, sans courir trop de risques."

Comme toujours, tout ce qu'ils purent préparer fut fait soigneusement. Le moment de partir arriva sans tarder. Ils dirent à leurs enfants qu'ils partaient en amoureux, sans préciser qu'ils allaient en France. Les enfants pensèrent que la destination n'était pas fixée, ce qui arrivait parfois lorsqu'ils partaient en vacances. Daniel et Kate espéraient pouvoir régler ce qui pouvait l'être, puis revenir aussi vite que possible.

Le jour du départ, ils dirent au revoir aux enfants avec le cœur serré, mais sans rien en montrer. Meghan et Kevin les rassuraient sans le vouloir. Ils trouvaient formidable l'idée de partir tous les deux comme un jeune couple, en amoureux de toujours. Les parents écourtèrent l'au revoir, pour ne pas tomber dans une inquiétude insensée.

Ils se retrouvèrent tous deux à bord de leur bateau. Peu à peu leurs pensées se modifièrent, se focalisant sur le but de leur voyage et les moyens à mettre en oeuvre. Avant de prendre la mer, Kate avait pensé à quelque chose de bien judicieux. Elle avait emporté tout le nécessaire pour teindre ses cheveux.

- "On se ferait trop remarquer avec ma couleur naturelle." avait-elle dit.

Daniel lui teignit les cheveux à bord. Kate devint alors brune, une transformation étonnante.

- "Est-ce que je te plais ?" demanda t-elle, en souriant.

- "Toujours ! Tu es magnifique … Tout te va."

Ce dernier préparatif les avait amusés, décrispés. Plus confiants, ils prirent ensuite le large, cap au sud, vers la Bretagne. Déjà, leur état d'esprit était différent. Une fois seuls et détachés de la vie routinière, ils eurent l'esprit moins engourdi, plus libre, plus aventureux, en éveil et adapté à ce qu'ils avaient à faire.

 

Durant la traversée ils continuaient à réfléchir à différentes choses, élaborant encore ce qui pouvait l'être.

- "Kate… Il vaudrait mieux qu'on ne nous voit pas ensemble. Sinon, le rapprochement entre l'Irlande et moi sera fait en une seconde, et nous ne serons plus tranquilles."

- "Je me suis dit la même chose. Je crois que partout où on sera on devrait se montrer comme des inconnus l'un pour l'autre."

- "Ce sera mieux. Nous devons rester prudents. Il vaut mieux prendre deux chambres à l'hôtel et faire comme ça partout. Si c'est un piège qu'on m'a tendu, personne ne doit savoir qu'on est ensemble."

- "A l'arrivée en France je m'occuperai de tout, Dany. Moins on entendra parler de toi, mieux ce sera."

Sans savoir ce qui les attendait, ils s'entouraient ainsi de précautions.

Ils arrivèrent à proximité des côtes françaises. Ils passèrent à l'ouest de l'île d'Ouessant, ensuite ils longèrent les côtes bretonnes en allant vers Lorient, puis Vannes, et enfin vers un port de plaisance à la limite sud de la Bretagne, non loin des Pays de la Loire. A l'approche du port, conformément aux modalités en vigueur, Kate annonça par radio l'arrivée du bateau. Elle annonça son pavillon irlandais, ce qui sembla suffire aux autorités portuaires. On ne lui posa plus aucune question. Elle en fut étonnée, autant que Daniel. Ils décidèrent alors de ne pas révéler sa présence à bord, sauf si la question était posée. Ils n'avaient pas d'idée précise en tête, sinon d'en savoir un peu plus sur les formalités qu'on leur demanderait.

Enfin ils arrivèrent. Pendant que Daniel resta dans la cabine, Kate se chargea des manœuvres d'entrée au port et d'accostage. Aucun remorqueur ne l'aida, elle ne fut guidée que par de laconiques indications données par radio.

Elle amarra le bateau à un ponton. Ceci fait, elle voulut se soumettre au plus vite à la partie administrative. Elle se rendit aux bureaux et, heureusement, on parlait un peu l'anglais. Elle n'eut qu'une routine de procédure. Celle-ci s'attacha à prélever d'abord des "frais de prise en charge", de même qu'une "Taxe Portuaire" appelée aussi "TP", une "Taxe de Séjour, TS" et une "Taxe sur Déchets, TD". Il y avait encore une "RMH, Redevance sur les Moteurs à Hydrocarbures", des "FROD" et des "FRAS", respectivement des "FRais d'Ouverture de Dossier" et des "FRais d'Aboutissement de Séjour", à payer avant celui-ci. Elle devait s'acquitter aussi immédiatement d'une taxe locale, sans savoir laquelle ni pourquoi. A l'ensemble des taxes et redevances, s'appliquait encore une "COSOVA", soit une "Contribution Sociale par la Valeur Ajoutée", un prélèvement supplémentaire calculé sur l'ensemble des taxes et redevances dont on est redevable.

Une fois les formalités de débarquement effectuées, on la guida alors vers d'autres bureaux. Là, on lui proposa des raccordements à l'eau douce, à l'électricité et à de nombreux autres services encore, sans omettre de préciser que tous étaient payants. Le plus dur pour elle fut de saisir l'intérêt des services qu'on lui proposait. Ceux-ci allaient des réservations de vols à son thème astral fait par les meilleurs devins et médiums, en passant aussi par le bulletin météo actualisé tous les quarts d'heure, les programmes télévisés, le vidéophone, les livraisons de nourriture, les catalogues de la prostitution masculine, féminine, et bien d'autres "services" encore. Devant ce "bouquet" de 254 options, elle se demanda si une quelconque utilité lui aurait échappée. Ayant compris que non, elle ne voulut que l'eau et l'électricité, pour se débarrasser au plus vite du problème. Elle pensait s'en débarrasser plus vite. En réalité la chose fut plus difficile à gérer. Inhabituelle, aucune procédure n'était connue pour seulement l'eau et l'électricité. Kate dut alors opter pour le "FMI, Forfait Minimum d'Insertion". Ce "forfait" comprenait obligatoirement les télévisions interactives, des programmes de gestion financière pour ses dépenses quotidiennes, d'autres pour son budget annuel, un plan budgétaire sur trois ans avec révisions économiques tous les trimestres, les dernières nouveautés de la navigation par satellite à tester pendant son séjour à quai, sans oublier les catalogues électroniques de la prostitution qui précisaient tous leurs numéros d'agrément ainsi que l'adhésion des entreprises aux normes européennes de qualité.

- "Vous payez comment ?" lui demanda t-on, en français.

Sa maîtrise de la langue était très faible, mais suffisante pour comprendre qu'à peine arrivée elle dut payer ce qui aurait nourri sa famille durant plusieurs mois. Elle paya et se retira en disant aux employés, et en français  :

- "Merci, et biennveniou in France."

Nul n'avait eu cette politesse envers elle. Nul n'accorda d'attention à sa remarque.

Toutes les démarches demandées furent finalement effectuées et, celles-ci faites, nul ne sut que Daniel était présent.

 

Kate retourna à son bord et informa Daniel. Ils firent un bref bilan de la situation et observèrent l'activité du port. Ils décidèrent alors que Daniel sortirait discrètement à la tombée de la nuit. Ils improvisaient, et jusque là tout tournait en leur faveur. Daniel ne révélait pas qu'il vivait en Irlande, ni même sa venue en France.

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            Comme prévu, ils se retrouvèrent le lendemain matin, dans une rue convenue la veille. Kate arriva la première. Elle attendit Daniel en faisant semblant de se promener. Il arriva une minute après elle, une seule minute de retard qui parut si longue et pendant laquelle elle regarda partout, impatiente de le voir. Daniel apparut alors, venant d'une rue transversale. Lorsqu'ils s'aperçurent, ils ne se firent aucun signe, rien ne montra qu'ils se connaissaient. Ils continuèrent à marcher. Kate ralentit jusqu'à ce que Daniel arrive à sa hauteur. Ils marchèrent un court moment côte à côte et arrivèrent par hasard devant une boulangerie. Des tables et des chaises en faisaient aussi un salon de thé. A cette vue, Daniel saisit l'occasion.

- "Entrons ici." Dit-il furtivement à Kate. Il ne la regarda même pas, elle non plus.

Ils entrèrent. Il y avait un peu de monde. Ils s'installèrent à deux tables différentes, l'une à côté de l'autre. Kate s'assit dans un sens, Daniel dans le sens opposé. Ils pouvaient se voir et voir tout ce qui se passait autour d'eux.

Daniel commanda un petit-déjeuner. Kate fit de même en s'expliquant avec le peu qu'elle connaissait de la langue française.

En déjeunant, ils échangèrent discrètement quelques mots.

- "Que comptes-tu faire maintenant, Dany ?"

- "Essayer d'en savoir un peu plus sur les enfants de Cassandra… tout ce qu'on peut apprendre."

Il parlait et s'interrompait, puis il disait encore quelques mots. Il aurait été difficile de s'apercevoir qu'ils conversaient.

- "J'ai pensé à retrouver Elodie… la fille de mon ami Georges. … Elle habitait par ici … à Nantes. … Mais elle est du Morbihan, en Bretagne… ce n'est pas loin de là. Elle y est peut-être retournée."

Les petits-déjeuners servis furent vite consommés.

- "Tu les trouves bons ces croissants ?" demanda Daniel.

Elle ne sut que répondre.

- "Ça n'a pas de goût. … Je ne peux pas dire que c'est bon… ni que c'est mauvais… Ça me laisse sans avis."

- "C'est bien ça, ça n'a pas de goût."

Dès qu'ils eurent fini leur collation ils payèrent, chacun pour soi. La serveuse fit une curieuse remarque à propos de leurs paiements en espèces. Aucun des deux ne saisit ce qu'elle voulut dire. Elle bougonna et disparut derrière une vitrine réfrigérée.

- "Que du bonheur." leur dit-elle encore, au moment de partir. Daniel répondit merci. Kate qui l'avait entendu fit de même. Puis, ils sortirent, Kate d'abord, Daniel quelques instants après. Il la rattrapa un peu plus loin.

- "Tu ne crois pas qu'on devrait acheter des téléphones jetables, Dany ? On pourrait se parler plus facilement."

- "Je me méfie de l'électronique. On saurait tout ce qu'on dit et ce qu'on fait. C'est pareil avec les cartes bancaires. Il vaut mieux ne pas payer avec. … On va quand même prendre des téléphones, en cas de besoin."

Ils marchèrent ainsi jusqu'à un bureau de poste. Le parcours les faisait repasser devant le port. Vu de l'extérieur, il avait l'air curieusement fermé, grillagé sur tout son périmètre. Même l'accès par la mer était fermé par un lourd portique électrique. Il ne s'ouvrait que lors du passage des bateaux.

- "On n'a jamais vu un port comme ça, nulle part où on est allé."

- "On croirait une zone militaire."

- "C'est curieux. … Toutes ces caméras, le grillage…les portiques, les gardiens. … Ça en fait des choses."

Continuant leur chemin, ils arrivèrent à la poste. Daniel y entra seul et fit la queue une bonne vingtaine de minutes. Pendant ce temps il s'interrogea sur une curieuse odeur. Elle avait attiré son attention en entrant. Cette agence postale était assez vaste mais il y régnait une odeur de renfermé et des odeurs corporelles. Le lieu était en fait très mal aéré, l'air y était inévitablement vicié. En observant, il vit que les fenêtres avaient été condamnées. Certaines avaient même été démontées et leur emplacement muré. Tout était climatisé, les rares bouches d'arrivée d'air étaient renforcées de barreaux soudés. Continuant à regarder discrètement, il vit encore des caméras. L'ensemble lui rappelait le dispositif sécuritaire du port. Il n'imaginait que d'importants risques de braquage pour conduire à ces installations. L'insécurité devait être omniprésente. Etait-ce propre à cette ville ? Etait-ce disproportionné ? Il ne le savait pas. Il ne pouvait que retenir ce qu'il voyait.

Arrivé au guichet, il remarqua que l'employée se trouvait derrière une vitre très épaisse. Elle lui parla par micro et haut-parleur interposés.

- "Alors ! Vite ! Y'a du monde derrière !"

- "Bonjour. Je voudrais deux téléphones recyclables, s'il vous plaît."

- "10-76 ou 21-52 ?"

- "Comment ? … Qu'est-ce que c'est ?"

- "Les unités ! Tu sais pas ça !?"

- "Ah, on est encore au système des unités ici ?"

- "Allez, vite, qu'est-ce que vous voulez quoi ? ! Vite !"

- "21- je ne sais plus combien."

Elle prit les deux appareils demandés, puis elle attendit le paiement. Daniel prit un billet de banque dans sa veste.

- "Ah ! Et vous payez avec de l'argent en plus ! C'est pas vrai, ça !"

Il ne comprenait rien. Derrière lui des gens grognaient. Tête basse, il mit son billet dans un réceptacle automatique qui l'emmena de l'autre côté de la vitre. L'employée prit le billet et alla parler à une autre personne, peut-être son supérieur hiérarchique, c'est ce que supposa Daniel. Les deux personnes parlaient de lui. L'employée le désignait du menton en expliquant. Le supérieur supposé fit quelques pas et ouvrit un grand coffre scellé dans le mur. On n'avait pas omis de diriger une caméra vers l'ouverture du coffre. Il prit dedans une caisse, puis de cette caisse il compta la monnaie à rendre. Ensuite il fit signer trois documents à son employée, après quoi il lui délivra l'argent préparé. Elle en fut alors chargée, et alla faire des photocopies des documents signés. Elle revint au guichet, perfora les photocopies et les mit dans un classeur. En rangeant le classeur elle expliqua.

- "Mon chef, il perd tout. Je fais des photocopies. Comme ça, si qu'y a un problème, j'en ai mes photocopies. Qu'il me dit pas que je le fais mal mon travail."

Les commentaires résonnaient dans le haut-parleur. Elle avait volontairement parlé à voix haute, probablement pour que le chef en question l'entende. Après ce règlement de compte avec son chef, elle réglait à présent celui qu'elle avait avec Daniel.

- "Aujourd'hui je vous les donne, mais la prochaine fois tu reviens plus avec de l'argent ! Tu as bien compris, hein ? !"

Il comprenait sans comprendre. Avec calme et patience il prit la monnaie et les deux appareils achetés, puis il se dirigea vers la sortie. Avant d'y arriver, une dame qui faisait la queue s'adressa à lui au passage.

- "Faut plus garder autant d'argent sur vous, monsieur. Vous n'êtes pas d'ici ?"

- "Non. Je suis de passage."

- "Ça se voit. J'avais compris."

- "On n'utilise plus d'argent ici ?"

- "Si, mais c'est rare. Même les choses pas chères, comme vos téléphones, les gens les paient par carte à empreintes."

- "Ah bon. … Et… je ne dois pas avoir autant d'argent sur moi ?"

- "Non, il vaut mieux pas. C'est pas beaucoup, mais c'est assez pour vous faire agresser."

- "Je vois. Je pense avoir bien compris."

Il remercia la personne qui l'avait aimablement renseigné et il sortit rapidement, craignant que Kate ne soit agressée.

Une fois dehors, il ne la vit pas immédiatement. Elle était un peu plus loin, assise dans un petit parc, faisant mine de nourrir les pigeons. Il la rejoignit prestement et s'assit sur le même banc en mettant de la distance entre eux, comme des inconnus. Il lui expliqua ce qu'il venait d'apprendre.

- "Drôle d'histoire." dit-elle. "On n'a jamais vu de cartes à empreintes ailleurs."

- "Je l'avais bien appris par les journaux, mais rien ne laissait penser que c'est devenu si courant. Je savais encore moins que l'argent liquide est banni. J'aurais dû me douter de tout ça, Kate. Je ne sais pas en détail ce qui a changé ici, mais, en gros, je vois que justement rien n'a changé."

- "Faisons ce qu'il y a à faire et rentrons chez nous, Dany."

- "Si je pouvais tout faire aujourd'hui et rentrer, je le ferais sans hésiter une seconde. …Essayons de retrouver Elodie. A part elle, je ne vois pas qui je pourrais contacter."

 

            Continuant sur l'idée de retrouver Elodie, ils retournèrent à la poste. Cette fois Kate resta dehors, mais à proximité, pour ne pas rester seule, exposée à une agression.

Daniel tenta quelques recherches sur l'annuaire électronique. Plusieurs personnes portaient le même nom de famille qu’Elodie. Elle ne figurait pas parmi ses homonymes. Après avoir cherché en vain dans tous les départements de la région, il continua à chercher dans le reste de la France. Hélas, il ne la trouva pas.

Il sortit et fit un bref bilan à Kate.

- "Elle est sûrement mariée maintenant. Elle doit porter un autre nom."

- "Peut-être qu'en appelant d'autres personnes du même nom, on trouvera quelqu'un de sa famille."

- "Georges n'avait pas de famille. Il n'avait qu'Elodie."

- "Est-ce que tu  peux chercher par le prénom ? Peut-être la trouveras-tu."

Sans grande conviction il retourna néanmoins essayer. Il avait raison de ne pas y croire. Un message s'inscrivit.

- La recherche à partir du prénom n'est pas autorisée. -

Il rejoignit Kate.

- "On ne peut pas. C'était déjà comme ça quand je suis parti. Ça fait au moins vingt-cinq ans que c'est pareil. Je me demande encore pourquoi."

- "Comment peut-on faire ? Tu as sûrement une idée, Dany."

- "On devrait peut-être aller à Nantes et voir sur place. On peut peut-être la retrouver ou avoir une piste. Si on n’a rien on laisse tomber. J'appellerai alors le journal, on peut peut-être en savoir plus sur l’annonce passée."

- "Essayons encore de trouver ton amie. Sais-tu comment la retrouver à Nantes ?"

- "Non, je ne sais pas vraiment. Elle était employée de mairie, elle l'est peut-être encore. Si elle ne l'est plus, peut-être qu'une collègue se souviendra d'elle. Tout renseignement peut être utile."

- "Allons à Nantes si on peut, Dany. Appeler le journal sans rien savoir est peut-être foncer tête baissée dans un piège."

- "Si on la retrouve, je serais content de la revoir. Il y a aussi Lise et Anne. Mais, elles, je n'ai aucun moyen de les contacter ni savoir ce qu'elles sont devenues."

Avant d'aller à Nantes, ils regagnèrent le port. Kate retourna seule au bateau et revint avec des bagages légers. Avec ces quelques affaires ils pouvaient se déplacer de ville en ville.

Ils se renseignèrent sur les moyens d'aller à Nantes. A un guichet des transports locaux, ils apprirent qu'un car y emmenait. Ils voulurent prendre des billets, malheureusement, au moment de payer, le problème de l'argent liquide se présenta encore. On le refusa purement et simplement. Il leur fallait une carte à empreintes. Daniel dut alors retourner à la poste pour s'en procurer.

Après une autre queue, encore plus de temps à patienter debout, il s'expliqua au guichet. Il reçut les remarques et commentaires de la guichetière, les grognements de quelques personnes derrière lui, jusqu’à ce qu’elle veuille bien lui fournir sa carte à empreintes. Il donna l'argent, elle refit le même circuit auprès de son chef, ce dernier regarda Daniel d'un air sombre et agacé. Il fit encore la même procédure, la guichetière refit aussi la sienne, avant de s'affairer enfin à la fourniture de la carte.

- "Mettez les doigts !" lança t-elle.

- "Mais où ça ?"

- "Mais sur la vitre !"

Un quinquagénaire impatient et nerveux sortit de la queue pour lui expliquer, et le vilipender.

- "Mettez vos doigts là, sur le scanner ! Vous voyez ? là ! Non, mais, vous êtes attardé ou quoi ?"

Sur le scanner, une espèce de pictogramme mal fait représentait grossièrement des empreintes. Avant que Daniel n'eut le temps de le comprendre, le quinquagénaire présenta les extrémités de ses dix doigts en mimant les gestes à faire.

- "Là ! Vous faites comme ça, là ! Vous avez compris ?"

Daniel s'exécuta. Il ne vit rien se produire et resta donc ainsi. Il ne vit rien, excepté la guichetière qui bondit littéralement tant elle était en colère. Après souffle et grognements elle exprima enfin quelque chose de compréhensible.

- "Alors ! … Vous les retirez, maintenant ? ! … Tu veux la bloquer, la machine ? !"

Il retira ses doigts d'un coup.

- "Excusez-moi. … C'est fait ? Vous avez pris mes empreintes ?"

- "Eh ! Bien-sûr ! Y' faut pas trois heures !"

En d'autres circonstances, Daniel aurait remis quelques idées à leur place, celles sur la politesse et la courtoisie, surtout concernant l'accueil de personnes en voyage. Mais, il se sentait bien trop ignorant devant ces techniques et méthodes vues nulle part ailleurs. Il resta humblement silencieux, accablé par la situation et ceux qui l'entouraient. Moins d'une seconde après le retrait de ses doigts, la guichetière lui fit passer une carte, sans nom, ni photographie. Elle n'avait rien d'autre qu'une puce électronique, avec en mémoire l'image de ses empreintes digitales.

Daniel retint le temps de fabrication très rapide de la carte, à l'inverse des nombreuses opérations administratives qui durèrent de longues minutes. Le coût de telles opérations, valorisé par le salaire et les charges des employés, était sans nul doute plus important que celui mis sur la fameuse carte. En un instant il imagina le coût de cette administration inutile, encore alourdie par les procédures personnelles inventées par les employés. En regagnant la rue il ajouta encore le coût global subi par l'économie en tenant compte du temps perdu par la population, comme celui qu’il avait perdu dans la queue pour obtenir sa carte, une attente qui crevait tous les plafonds, du temps ni passé au travail ni passé aux loisirs. Il grommelait dans sa tête en ruminant ses idées. "Pour justifier tout ce bazar, il doit revenir moins cher que le coût des agressions, les coûts directs et indirects, les soins aux victimes, l'hospitalisation et tout ce qui s'ensuit. Les agressions coûtent certainement très cher, ça ne fait aucun doute, sans parler de la santé, qui n’a pas de prix." Kate allait le rejoindre à ce moment. Avant qu'elle ne soit avec lui il voulut conclure ses pensées. Il ressentait une colère qui n'avait fait que monter. "Ils ne pouvaient pas résoudre le problème de l'insécurité, plutôt ? Bande de cons !"

Il crut avoir ainsi achevé, mais, en fait, ses idées bouillonnaient. "J'ai du mal à croire comme la population est soumise. Le public se soumet de lui-même. Il suffit de lui laver le cerveau en répétant qu'il est en démocratie. On les endort avec des artifices, et ça peut durer des siècles. C'est pas possible ! Ils sont hypnotisés ! Ils sont soumis aux systèmes qui empoisonnent leur vie, mais agressifs entre eux. Drôle de démocratie, servile… non, de servitude… non, c'est les deux… non, les personnes sont asservies… non, elles ont une obéissance servile, des esprits serviles. Comment dit-on ? Je sais plus… Et puis merde ! Je m'en fous !." Cependant, sa colère ne le quittait pas. "Ils sont agressifs entre eux parce qu'ils reportent sur eux-mêmes leur impuissance envers ces administrations, fortes, inertes, incontournables, pesantes. Excédés et impuissants leur animosité s'exerce entre eux, un rapport de force, un rapport de domination, comme le type qui m'a traité d'attardé. C'est toujours la loi du plus fort, tout le contraire du monde évolué. Ces administrations et ces systèmes, c'est pourtant eux-mêmes qui y travaillent, qui y contribuent. Ce sont aussi eux, les fonctionnaires. Lorsqu'ils le sont, pourquoi sont-ils si zélés pour faire payer leurs concitoyens ? Sont-ils si aveugles ? N'ont-ils compris qu'un jour ils subissent eux-mêmes, ou leur famille ?"

 

 

Le problème de carte de paiement ainsi résolu, il expliqua tout à Kate en allant prendre des billets pour Nantes.

- "Maintenant que je sais comment on fait, on achètera une autre carte pour toi, en arrivant. On m'a assez remarqué ici. Et puis, ailleurs ils seront peut-être plus aimables."

Leurs billets délivrés, ils attendirent le car à la station. Les billets indiquaient la date et, en gros caractères, "valable ce jour uniquement".

Un taxi stoppa pendant qu'ils patientaient. Le chauffeur ouvrit la vitre et leur parla de l'intérieur du véhicule.

- "Qu'est-ce que vous attendez ?"

- "Le car pour Nantes."

- "Il est passé tôt ce matin. C'est fini. Tu attends pour rien. Le prochain il est demain, à quatorze heures de l'après-midi."

- "Demain ! … Mais… il y en a combien par jour ?"

- "Des fois un. Des fois deux. Comment tu le veux ? Plus que ça ? Il faut bien que nous on travaille. … Bon, combien tu donnes ?"

Daniel n'était pas sûr de bien comprendre.

- "Combien je donne pour quoi ?"

- "Pour que je t'emmène là-bas ! Tu veux pas rester ici !"

A la fois surpris et méfiant, Daniel refusa. Pour protéger Kate, il parla pour lui et elle.

- "Merci, mais nous irons un peu plus tard."

- "Quand un peu plus tard ? Qu'est-ce tu as à faire ? Allez monte ! La femme, elle est avec toi ? Je te fais un bon prix pour elle."

Daniel était de plus en plus surpris. Le chauffeur semblait être un vrai chauffeur de taxi, aux méthodes inattendues. Il refusa plus fermement.

- "Merci encore, mais nous irons plus tard."

Là, le visage du chauffeur taxi se ferma d'un seul coup. Il n'insista pas davantage et ponctua à sa manière.

- "Va te faire niquer ! … Eh ! Pour qui tu te prends !?"

Après encore une injure et des gestes aussi incompréhensibles, il démarra et s'éloigna.

Daniel expliqua à Kate.

- "Je ne reconnais vraiment plus rien ici, ni les gens ni leur comportement. En deux heures, j'ai l'impression de m'être disputé avec tout le monde. D'ailleurs, je vais continuer en demandant des explications à celui qui m'a vendu les billets."

Arrivé au guichet, aussi blindé que le bureau de poste, il exprima son mécontentement à propos des billets inutiles qu'on lui avait vendus. Le préposé sembla étonné et indigné. Sa réponse fut concise.

- "Eh ! Tu m'as demandé pour aller à Nantes…  Eh ! Je t'ai vendu des billets !"

Avant que Daniel n'ait pu assimiler cette dernière réponse, le préposé ajouta encore, avec un geste de la main

-"Eh ! Qu'est-ce tu veux maintenant ? Va te faire niquer ta mère ! Ne reste pas devant mon magasin ! Enculé, va !"

Et il ferma le guichet. Une fois de plus, Daniel étouffa sa réaction en retournant vers Kate.

 

Revenant à leurs principaux sujets de préoccupations, ils cherchaient maintenant comment faire.

- "Dany, prenons un taxi pour ne pas perdre encore notre temps ici."

- "J'ai peut-être une idée. J'aurais dû y penser avant. … Je peux peut-être consulter les archives de l'Etat Civil… enfin… si ça fonctionne."

Bien malgré lui, ils durent retourner à la poste. Cette fois, il demanda à Kate de l'accompagner, craignant de la laisser seule. Elle fit semblant de ne pas le connaître et s’installa à une table, comme pour écrire une lettre. Pendant ce temps, il tenta de consulter les archives nationales.

Il s'installa dans une cabine-ordinateur. Par chance, cette installation publique acceptait la carte à empreintes qu'il avait. "J'ai du bol." Pensa t-il. "Ils n'ont pas utilisé trente-six cartes différentes." Mais, il se ressaisit de s'être dit chanceux. Il pensa à une autre judicieuse question. "Est-ce qu'il fonctionne ?" se demanda t-il. Il inséra la carte et mit les dix doigts à l'emplacement prévu. Rien ne se fit, il n'entendit pas la voix électronique, ne reçut aucune image à l'écran. Il recommença, mais il retira les doigts au bout d'une seconde, ayant cru comprendre qu'il ne fallait pas les laisser davantage. Cette fois l'ordinateur lui répondit.

- "Bonjour. Vous venez d'être débité de cinq unités, forfaitaires à la connexion. Souhaitez-vous continuer ?"

- "Oui !" lança t-il dans le micro, tout en se disant que s'il avait été débité, il avait bien l'intention de continuer. En réfléchissant à la logique de l'histoire, il donna quelques ordres de recherche. Malheureusement, l'ordinateur ne comprenait pas. Le peu d'accent qu'il avait irrémédiablement pris perturbait peut-être la reconnaissance vocale. Il reprit, en soignant la prononciation.

- "Rechercher les archives de l'Etat Civil de la ville de Nantes."

Après une seconde d'attente, il entendit dans les haut-parleurs.

- "Un mot est non identifié dans la phrase. Veuillez répéter."

Daniel répéta, prononçant parfaitement, les mots clés uniquement.

- "Archives de l'Etat Civil, ville de Nantes."

- "Un mot est non identifié dans la phrase. Veuillez répéter."

- "Etat Civil."

- "Un mot est non identifié dans la phrase. Veuillez répéter."

Devant le problème, la raison apparut clairement à Daniel. "Je crois que j'ai trop rêvé. Il ne fonctionne pas."

Il continua cependant, presque par jeu, pour comprendre quel mot pouvait être non identifié.

- "Etat"

- "Un mot est non identifié dans la phrase. Veuillez répéter."

La logique conduisait alors à penser qu'il avait identifié le mot non identifié. Cependant, cette logique s'appuyant sur la réponse de la machine, Daniel ne put la retenir. Il essaya donc, encore.

- "Civil"

- "Un mot est non identifié dans la phrase. Veuillez répéter."

"C'est bien ce que je pensais." se dit-il. Toujours pour se rendre compte de la redoutable efficacité de la machine, il continua.

- "France"

- "Un mot est non identifié dans la phrase. Veuillez répéter."

- "Français"

- "Vous êtes déjà en langue française. Souhaitez vous changer de langue ? Répondez par oui ou par non."

En d'autres circonstances la réponse de la machine aurait fait rire Daniel, mais la réalité ne lui inspirait rien de risible. Elle le dérida un peu cependant. "L'engin a réagi à français, donc la bête comprend, enfin… sauf état, civil et France. Tout va bien."

Puisque la technologie comprenait un peu, il restait alors autant de chance. Daniel lança donc la réponse que la machine attendait encore.

- "Non."

- "Un mot est non identifié dans la phrase. Veuillez répéter."

- "Pauvre machine. Parfois je regrette le temps des claviers, surtout l'époque des programmes bien faits."

- "Un mot est non identifié dans la phrase. Veuillez répéter."

- "Commande manuelle !" lança Daniel.

Après un temps assez long, l'ordinateur assimila l'ordre.

- "Fin des programmes à reconnaissance linguistique. Un choix de réponses vocales vous sera proposé. Utilisez le clavier pour le reste. Confirmez par oui ou par non."

- "Oui."

Par chance, le mot fut identifié.

Une fois en commande dite manuelle, il réussit à entrer en communication avec un serveur des archives de l'Etat Civil. Après encore quelques ordres vocaux et le reste au clavier, il parvint à la rubrique "mariage". De là, il se pilota dans un choix d'ordres vocaux proposé.

- "Publication des bans." continua Daniel

- "Rubrique de la publication des bans. Indiquez la commune."

- "Nantes."

- "Ville de Nantes. Indiquez la date exacte, ou à défaut l'année recherchée, ou un intervalle d'années."

- "Intervalle 2001 2026."

- "Epelez le nom et le prénom recherchés. Le prénom doit être le premier dans l'ordre de l'Etat Civil. Espacez les lettres d'une seconde. Laissez trois secondes entre le nom et le prénom. Finissez en tapant la touche dièse au clavier."

La dernière instruction fit encore maronner Daniel, en ses pensées. "N'aurait-il pas été plus simple de tout taper au clavier ?" Il continua en épelant à l'ordinateur le nom et le prénom qu'il recherchait.

- "E"L"O''D"I"E """ G"U"E"R"N"E"L"E"C"

- "Des données ont été trouvées. Indiquez la date de naissance, ou à défaut l'année de naissance, ou à défaut un intervalle d'années."

- "Intervalle 1978 1982."

- "Des données ont été trouvées. Indiquez la commune et le département de naissance. Espacez-les d'une seconde. Si une donnée n'est pas connue, prononcez inconnue."

- "Inconnue " Morbihan."

- "Morbihan n'est pas un département de France. Indiquez un département valide."

- "Ah non, c'est pas vrai !" s'exclama Daniel.

- "Commande non reconnue. Indiquez un département valide."

- "Morbihan" redit Daniel.

- "Département du Morbihan, région des Alpes Maritimes. Des données ont été trouvées. Que souhaitez-vous ? Une copie de l'acte de mariage ? Dans ce cas prononcez copie. Un affichage à l'écran de la publication des bans ? Dans ce cas prononcez copie."

Daniel, s'interrogeait. "Comment ça, prononcez copie ? Ça ne peut pas être le même mot dans les deux cas. Et il met le Morbihan dans les Alpes Maritimes en plus. … Mais qui a fait ce programme !?"

- "Affichage" tenta t-il.

- "Commande non reconnue. Prononcez copie ou prononcez copie."

- "publication des bans" tenta t-il encore.

- "Commande non reconnue. Prononcez copie ou prononcez copie."

- "Copie" finit-il par dire. Il ne cherchait qu’à essayer la commande, pour savoir si elle serait suivie d’un fonctionnement quelconque, et peut-être le sortirait-elle aussi de cette boucle. L'ordinateur entra alors dans une longue explication parlée et inscrite à l'écran.

- "Qu'est-ce que la copie d'acte de mariage ? C'est une reproduction de l'intégralité des mentions portées sur l'acte de mariage. Comment l'obtenir ? Les formalités peuvent être accomplies sur place ou par correspondance. Délai d'obtention sur place  : le jour même, excepté si la charge de travail ne permet pas au personnel de satisfaire toutes les demandes. Coût  : s'informer sur place. Délai d'obtention par correspondance  : de dix à vingt semaines environ. Coût  : s'informer sur place. Où s'adresser ? Mariage en France métropolitaine  : à la mairie où a eu lieu le mariage. Mariage dans un département ou un territoire d'outre-mer  : à la mairie où a eu lieu le mariage. Si vous n'êtes pas de nationalité française et si vous vous êtes marié à l'étranger  : adressez-vous à la mairie où a été dressé l'acte de mariage s'il y en a eu un. Comment faire la demande ? Indiquez les noms et prénoms des conjoints et la date du mariage, ainsi que les noms et prénoms des parents. Par correspondance, joindre à votre lettre signée une enveloppe timbrée mentionnant vos nom et adresse. Joignez aussi le règlement au sujet duquel vous vous serez informé en venant sur place. Qui peut demander la copie ? le procureur de la République, le greffier en chef du tribunal d'instance pour l'établissement des certificats de nationalité française, les administrations publiques si les lois ou règlements les y autorisent. Qui encore peut demander la copie ? L'intéressé, s'il est majeur ou émancipé, son conjoint, …"

- "Stop !" ordonna Daniel.

L'ordinateur s'arrêta. Sur les derniers mots prononcés, Daniel resta perplexe, se demandant quelle différence était faite entre l'intéressé et son conjoint, puisque dans les deux cas il s'agit du mariage de l'intéressé. La question résonnait encore dans sa tête, même si elle n'avait que peu à voir avec ce qu'il tentait de trouver.

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Après quelques bouffées d’oxygène et sans perdre de temps, ils marchèrent jusqu'à la mairie. Juste en face, ils trouvèrent un restaurant. Ils purent y déjeuner tranquillement, ce qui reconstitua un peu leurs forces physiques et morales. Après le repas Daniel laissa Kate seule à table. Pendant ce temps, il alla à la mairie dans le but d’y glaner de quelconques renseignements. Il allait entrer dans la mairie lorsqu'un mendiant s’adressa à lui.

- "N'auriez pas quelque chose à manger, m'sieur."

L'homme était assis sur les marches d’un large perron. Daniel en profita pour tenter de lui parler.

- "Je n'ai rien à manger avec moi. … Comment vous vivez ? Vous avez de l'aide ? Des soins ? On dirait que non."

L'homme ne sembla pas comprendre. Il ne répondit rien, mais il répéta ce qui le tenaillait.

- "A manger… vous n'auriez pas à manger, m'sieur ?"

- "Ni à manger ni à boire, mon vieux."

Daniel se pencha un peu vers lui, essayant encore de savoir.

- "Est-ce que personne ne vous amène à manger ? La soupe populaire, y'en a jamais ?"

Le regard creux et très étonné du mendiant le fixait. Daniel lui répéta la même question en le secouant un peu par le bras, pour le sortir de son hébétude. Il finit par réagir.

- "Je sais pas m'sieur, je sais pas."

- "Tu sais pas ce que c'est la soupe populaire ou tu ne sais pas s'il y en a ?"

Daniel s'interrogeait sur les facultés de compréhension de son interlocuteur, mais sa réponse sembla cohérente.

- "Je sais pas ce que c'est m'sieur, je sais pas."

- "Est-ce qu'il y a des aides, des associations ou des choses comme ça ?"

- "Des aides ?… Quoi ?"

- "Ces vêtements propres, comment tu les as eus ? N'aies pas peur, je veux juste savoir."

- "Ben… C'est l'Emilie."

- "L'Emilie ? C'est qui Emilie ?"

- "Ben… Aux amis, là-bas."

Il allait demander qui étaient ces amis, mais une idée lui vint à l'esprit.

- "C'est pas Elodie, plutôt ?"

L'homme bégaya sa réponse.

- "C'est ça. …  Emil, euh, non, Eééé lo die, c'est ça."

- "Où est-ce que c'est ? Chez elle ? Dis-moi où."

- "Dans la rue là-bas."

- "Quelle rue ?"

- "La gare, là-bas."

- "La gare. Bon,  ne bouge pas, je t'apporte à manger."

Il en savait assez et avait le sentiment d'avoir tourmenté son interlocuteur. Il retourna au restaurant, commanda des sandwiches et des boissons. Pendant qu'on les préparait il mit Kate au courant.

- "Ce n'est peut-être plus la peine d'aller à la mairie." commença t-il. Il continua en lui expliquant ce qu'il avait appris. Puis il finit en lui disant.

- "Attends-moi ici, je vais voir ce qu'il y a du côté de la gare."

Il repartit promptement et rejoignit son interlocuteur. Il donna les sandwiches et les boissons à l'homme. Le malheureux n'arriva même pas à le croire. Il écarquilla les yeux et avala très vite quelques énormes bouchées. Puis il regarda autour de lui, mit le reste de la nourriture dans ses poches et s'enfuit. Daniel vit alors d'autres mendiants arriver. Il comprit que l'homme qui s'enfuyait aurait à se défendre de ceux qui venaient. Une bagarre pour la nourriture allait se faire, à dix contre un. Daniel regarda incrédule et contristé. Même s'il avait pu faire quelque chose en l'occurrence, de telles scènes devaient être quotidiennes. Une intervention n'aurait été qu'un coup d'épée en l'air. Le fuyard était déjà loin, et ses poursuivants le talonnaient. Daniel partit rapidement, avant d’être de nouveau sollicité, et débordé.

 

En cherchant dans les environs de la gare, il se trouva face à une boutique différente des autres. Toute la vitrine avait été blanchie, rendue opaque, de même que la porte vitrée de l’entrée. Au dessus de celle-ci une inscription indiquait "Aux amis de Georges". Avec un sourire de satisfaction il se dit "c'est là, c'est sûrement elle".

Il entra, parcourut l'intérieur du regard, cherchant un visage connu. Mais, il n'y avait qu'une dame âgée.

- "Monsieur. … C'est pour un don ?"

- "Bonjour madame. J’aimerais parler à Elodie. Est-ce qu'elle est ici ?"

- "Elodie. Non, pas à cette heure. … C'est à quel sujet ?"

- "C'est personnel. … Je suis un ami. J'ai connu son père."

- "Comment s'appelait-il ?"

- "Georges. Il s'agit bien d'Elodie Guernelec, n'est-ce pas ? C'est son nom de jeune fille."

- "C'est bien ça, monsieur. … Je vois que vous la connaissez. Excusez-moi de vous avoir questionné. …Ce n'était pas… comment dire… par… malice… mais, c'est qu'avec les temps qui courent… Vous êtes bien un ami, n’est-ce pas ?"

- "Ami et rien d'autre, madame. Vous n’avez rien à craindre."

- "Elle sera là tantôt, quand elle aura fini son travail. Voulez-vous que je lui téléphone ?"

- "Non, merci. Je repasserai tout à l'heure. Dites-lui bien de m'attendre, s'il vous plaît. J'aimerais tant la revoir."

- "Dites-moi au moins votre nom, alors."

- "J'étais un ami de son père, et de Lise et Anne. Ça lui parlera mieux que mon nom."

- "Daniel Arnaud ! Vous êtes Daniel Arnaud !"

Qui de Daniel ou de la vieille dame frissonna le plus à ce moment, il aurait été impossible de le savoir. Elle reprit la conversation plus vite que lui.

- "N'ayez pas peur, Elodie m'a tout raconté, tant de fois. C'est pour ça que j'ai compris si vite. N'ayez pas peur."

Il était cependant bien ébranlé pour avoir été reconnu si facilement. Il voulut se raisonner, en se disant que ce cas était particulier, mais ce qu'il entendit encore conforta son inquiétude.

- "Personne ne vous a oublié, monsieur Arnaud. Tout le monde se souvient de vous !"

Il en resta coi un long moment. Elle reprit.

- "Mais ne restez pas debout, monsieur Arnaud. Je vais vous apporter une chaise. Voulez-vous un café ?"

- "Non, merci… mais… après tout pourquoi pas. … Je prendrais volontiers un café, si ça ne vous dérange pas trop."

- "Pas du tout, pas du tout."

Elle n'avait pas fini de le dire qu'elle était déjà partie dans une autre pièce. Daniel resta seul dans cette boutique réaménagée. Il promena son regard un peu partout. De nombreux vêtements étaient suspendus ou rangés sur des étagères. Il y en avait encore dans des casiers, des malles, des armoires. Dans une autre partie de la boutique, des boîtes de conserves étaient empilées, soigneusement rangées selon le contenu. Il y avait aussi de grands sacs de riz, des pâtes alimentaires, des légumes secs. Le lieu était bien encombré. Sur un des murs, on y avait inscrit en grosses lettres

"Une place pour chaque chose, chaque chose à sa place."

La devise retint son attention. Il la trouva très bien dite et il l'extrapola encore.

"Une place pour chacun, chacun à sa place."

"Règles importantes de la vie en société." se dit-il.

Il reprit sa visite visuelle. En fait de fatras à première vue, tout ce qui était là était utile et parfaitement rangé.

La dame réapparut avec un plateau. Elle y avait disposé des tasses de café et un sucrier. Daniel alla l'aider. Elle lui laissa le plateau en mains pour repartir aussitôt. Elle revint aussi vite avec une chaise pliante et les petites cuillères qu’elle avait oubliées. Il s'installèrent.

- "Si on m'avait dit un jour que je prendrais le café avec vous, monsieur Arnaud… Avez-vous visité notre local ? Nous récupérons ce que nous pouvons, partout où nous le pouvons. On n'est pas assez équipé pour des soupes populaires ou des choses comme ça, mais on a des denrées non périssables et on les distribue au mieux, tous les deux jours. … Le plus gros de notre activité est pour les vêtements. Les gens qui ont les moyens d'en acheter nous connaissent, ils nous apportent ce qu'ils ne veulent plus mettre. On les donne aux plus démunis. Il y en a tant, monsieur Arnaud. Mais, tous ne prennent pas la peine de venir ici. Certains restent avec des fripes aussi sales qu'eux. … Quelle misère, monsieur Arnaud. Quelle misère…"

- "A qui le dites-vous !"

Elle continuait.

- "Vous l'avez peut-être vu, dans la petite salle, là-bas, nous avons deux gros lave-linge, et un autre pour le nettoyage à sec. On peut aussi faire la désinfection du linge. Tout ce qu'on donne est propre, pas repassé, mais propre."

Emportée, elle continua à lui parler de ce qu'ils faisaient et des nombreuses difficultés qu’ils surmontaient. Daniel l'écouta avec attention et respect, pour sa sympathie et son action. Tout en l'écoutant, il songeait aussi à Kate, restée seule. Dès qu'il eut fini son café, il expliqua à la dame qu'il devait partir et qu'il reviendrait dans l'après-midi.

- "Surtout, ne dites à personne que je suis ici." lui précisa t-il encore.

- "Ne vous inquiétez pas. Je sais bien qu'on vous veut du mal. Je ne le dirai qu'à Elodie, quand nous serons toutes les deux toutes seules."

Il rejoignit Kate, qui patientait devant une tasse de thé. Elle fut soulagée et ravie d’apprendre qu'Elodie était retrouvée.

- "En moins d'une journée nous avons pu faire tout ça." dit-elle. "Pourvu que ce soit aussi bien pour la suite."

- "Je l'espère aussi. Depuis que je suis ici, en quelques heures j'ai retrouvé un stress que j'avais oublié pendant vingt cinq ans. … Allons acheter de nouvelles cartes à empreintes pour toi et pour moi. Tu ne dois pas rester sans."

Ils trouvèrent un bureau de poste et entrèrent en jouant encore les inconnus l'un pour l'autre. Il y avait du monde, mais on ne savait pas vraiment où était la queue, ni même s'il y en avait une ou deux. Daniel ne trouva pas où se mettre. Il chercha un peu des yeux, puis il pensa qu'il y avait deux queues, pour deux guichets ouverts. Une personne entrée juste avant lui se mit dans l'une des files, alors Daniel fit de même en se mettant derrière cette personne. Kate se mit juste derrière Daniel, attentive à ce qu'il ferait au guichet, pour faire la même chose à son tour. Ils patientèrent ainsi quinze bonnes minutes, debout. Ce laps de temps passé, un homme qui était dans la queue parallèle se mit à parler à voix haute, s'adressant plus particulièrement à Daniel.

- "Vous en avez fait une deuxième queue, m'sieur !"

Daniel répondit poliment, bien que le ton de l'homme ait été assez vif.

- "Une deuxième queue ? Je ne crois pas. Le monsieur devant moi s'est mis dans une queue qu'il y avait déjà, je me suis mis derrière lui."

Mais, la personne insistait.

- "Y'avait qu'une seule queue, et toi vous avez fait une deuxième."

Daniel allait bientôt arriver au guichet, c’était la cause du problème qui se présentait. Il comprit la situation. L'homme qui avait parlé avait fait une autre queue, mais celle de Daniel avait été plus rapide et l'homme allait maintenant exiger de passer devant lui.

Daniel estima la situation. S'il le laissait passer, d'autres de la même queue exigeraient sûrement la même chose. De plus, s'il laissait passer l'homme, ceux qui étaient derrière Daniel n'accepteraient pas qu'on passe devant eux. En pensées, il anticipa le désordre qu'allait causer le protestataire. Daniel pensait aussi à Kate. Par manque de connaissance, elle et lui étaient en situation de faiblesse devant ces habitués nerveux. Au final, tous deux seraient sûrement refoulés en bout de queue, devant la refaire entièrement. Or ils avaient fait la queue et patienté normalement, comme tous les autres. Il n'était pas question de céder.

Daniel laissa la situation ainsi, sans plus de réponse que celle déjà donnée. Mais, l'homme insistait. Il s'adressait maintenant aux deux guichetières.

- "Alors les femmes ? ! Vous parlez pas !? C'est lequel la queue ?"

Elle regardèrent à travers la vitre blindée, sans répondre sinon par leur air inepte qui le faisait pour elles. Faute de réponse, l'homme avait place nette pour appliquer son propre règlement de l'incident. Il continua, grimaçant.

- "Ton tour, c'est le mien ! Moi je passe ! C'est moi je suis devant toi !"

Daniel le laissa parler, mais il ne s'arrêtait pas et d'autres prenaient parti aussi. Excédé, Daniel répondit à voix haute lui aussi, pour être entendu de tous.

- "Ecoutez monsieur, il y a deux guichets, deux caisses, deux employées, et j'ai vu deux queues. Je me suis mis dans l'une d'elles, vous étiez dans l'autre. Depuis que je suis là, les deux employées servent deux queues. Alors attendez votre tour dans votre queue pendant que moi je continue dans la mienne. C'est tout."

Daniel espérait ponctuer là l'incident, mais, sans rêver. Il avait pris un ton qui révélait sa détermination et une certaine force, ce qui est parfois dissuasif devant ce genre de personnage, mais il savait que ce ne serait pas suffisant cette fois. L'homme fut un peu amené au respect, sans cela il aurait littéralement bousculé Daniel pour prendre sa place. Mais, s'il avait été un peu intimidé, l'individu n'avait pas l'intention d'en rester là. Il cria encore.

- "Oh la la ! La mauvaise volonté !"

Daniel ne comprit pas bien, ce qu'était cette mauvaise volonté, ni ce qu'aurait été une bonne volonté. Il n'allait quand même pas céder sa place pour refaire la queue. Il se dit que l'homme avait peut-être voulu dire mauvaise foi, sans avoir osé le dire.

L'homme dévisageait Daniel sans s'arrêter, plus grimaçant que jamais. Puis il partit soudain. Daniel le suivit du regard, se doutant qu'il n'avait pas abandonné. En effet, moins d'une minute plus tard il revint accompagné de trois personnes, un homme et deux femmes portant une sorte d'uniforme. Les quatre personnes avancèrent ensemble vers Daniel. Dans le bureau de poste, tous les regards suivaient maintenant la scène.

Un des hommes en uniforme fixa Daniel avec un air particulièrement antipathique. D'un index, il fit un salut à peine visible et il dit.

- "Brigade de médiation et de négociation."

Daniel était de plus en plus étonné, curieux de savoir ce qu'il vivait. Fort de la présence de cette brigade, l'homme à l'origine du problème exposa son grief.

- "Il a pris ma place. Je lui ai dit, il veut rien comprendre. Même pas il a négocié, rien."

- "Qu'avez-vous à dire ?" dit l'homme en uniforme à Daniel.

Il redit alors exactement ce qu'il avait déjà expliqué. En même temps il se dit qu'il ne devait surtout pas être reconnu à cause d'un incident de ce genre. Il pensait aussi à Kate, la brigade était intervenue juste au moment où il allait passer et il cédait donc sa place à Kate. Il devait se soumettre pour ne pas être reconnu, et il devait aussi retenir la discussion jusqu'à ce que Kate ait le temps d'avoir une carte à empreintes sans être refoulée pour une raison aussi inattendue que la présente.

Daniel exposa donc lentement ce qui se serait passé s'il avait cédé sa place. Lorsqu'ils pensèrent avoir tout entendu, les trois équipiers de la brigade conclurent. S'adressant à Daniel, ils posèrent une dernière question.

- "Vous persistez ?"

L'homme qui s'était plaint répondit avant Daniel.

- "Oui, oui, il persistez. Lui il est pas positif !"

La brigade lui fit signe de se taire. Daniel répondit en toute simplicité qu'il maintenait son récit des faits, juste exposé de ce qui s'était produit. Alors la brigade lui fit un procès verbal sur-le-champ.

- "Absence de comportement positif. Refus de négociation sur revendications. Médiation impossible en l'absence de concession. Ça vous fera trente unités d'une carte à empreintes ou l'équivalent monétaire."

Daniel entendit tout ça avec effarement. L'essentiel était maintenant de sortir de cette ornière, sans se faire reconnaître. Il n'avait plus suffisamment d'unités sur sa carte à empreintes. Il répondit qu'il paierait dès qu'il en aurait acheté une, expliquant qu'il était justement là pour ça. Mais, la brigade n'avait pas l'intention de patienter.

- "Veuillez nous en donner une immédiatement. Si vous n'avez plus assez d'unités, vous pouvez compléter en argent liquide, le tarif sera augmenté de vingt pour cent. En cas d'incapacité au paiement complet vous serez retenu en prison de quartier et déféré devant un juge de proximité dans un délai de soixante-douze heures."

Daniel tendit  alors sa carte à empreintes à celui qui semblait être le chef de brigade. Il prépara aussi de l'argent liquide pour payer le complément. Une des deux femmes prit la carte à empreintes, l'introduisit dans un lecteur portatif.

- "Posez." dit-elle froidement.

- "Poser quoi ?" demanda Daniel.

- "Mais vos doigts !" s'énervait-elle. "Ne vous fichez pas de moi en plus, sinon ça va vous coûter cher !"

Ayant compris qu'il s'agissait de la reconnaissance des empreintes, Daniel posa les doigts sur le lecteur. Il n'en avait pas encore vu de semblable.

- "Vous êtes bien le propriétaire." dit la femme. Elle exprimait ainsi le regret de n’avoir rien de plus à retenir contre lui.

- "Carte non volée." confirma t-elle pour ses collègues.

La carte fut alors débitée et les empreintes vérifiées sur le fichier des personnes recherchées. La femme donna la réponse du fichier.

- "Empreintes non connues au fichier."

Elle rendit la carte. Daniel demanda.

- "Elles seront connues maintenant, mes empreintes ?"

- "Ben tiens ! Un peu qu’elles seront connues, tes empreintes, et aussi le rapport qui va avec. Et je t'ai déjà dit de pas faire le malin ! Recommence plus ! Pigé !?"

Il s'abstint d'une autre question du même genre, ce n'était pas le moment d'attirer l'attention. On lui présenta encore un appareil devant les yeux. Il reconnut un analyseur d'iris, un outil utilisé dans le monde entier, surtout les aéroports.

- "Iris non connue au fichier."

Ces informations données, on rendit sa monnaie à Daniel, en lui demandant en outre de se mettre à la fin de la queue. Il obtempéra. Puis, on fit passer devant tout le monde l'homme qui s'était plaint.

La situation redevenue calme, la brigade s'apprêta à quitter les lieux. Auparavant une dernière phrase fut adressée à Daniel.

- "Que du bonheur."

Il répondit merci. Une des deux femmes s'en offusqua et s'adressa à ses collègues.

- "Y' s'fout de not' gueule ou quoi ?"

- "Laisse tomber. On se casse, sinon on va passer not' temps à lui coller des prunes."

- "'L'est bizarre ce mec. C'est vrai qu'il est pas positif."

Sur ce, la brigade quitta les lieux.

Pendant ce temps, l'ancien plaignant s'affaira au guichet, pour ce qu'il avait à y faire. Ceci terminé, en partant il repassa devant Daniel et se planta à côté lui. Il le regarda encore, restant là sans bouger. Il grimaçait autant qu’à la première fois. Il continua ainsi, sans en finir. Puis, subitement, il se mit à crier de nouveau.

- "Et voilà,  c'est comme ça ! Comme ça ! Qu'est-ce toi tu te crois ? ! Hein ? ! Qui tu es, toi, hein ? !"

Daniel le laissa crier, mais l'homme continua son harcèlement. Prenant pour de la faiblesse ou de la soumission le détachement que Daniel tentait d'avoir, l'individu dit encore.

- "Maintenant tu me donnes un billet ! Parce que, à cause de toi, moi j'ai perdu le temps. Comme ça ou j'appelle pour négocier !"

Daniel restait calme, bien qu’à difficultés. Il ne répondit davantage. L'homme eut alors le geste qu'il n'avait eu jusqu’alors. Il saisit Daniel par un bras, réclamant encore ce qu'il exigeait, hurlant devant son visage.

- "Tu donnes un billet j'ai dit !"

La réaction de Daniel fut immédiate. Il dégagea son bras et saisit l'homme par le cou. Ses pouces fermèrent la mâchoire de l'homme. Toute la colère qu'il avait suscitée était visible. Daniel se contenait. Il ne lui voulait pas de mal, mais il n'avait pas l'intention de le laisser voir. De ses pouces il accentua la pression qui l’avait fait taire et il le souleva ainsi, le décollant complètement du sol. L'énergumène ainsi maintenu en l'air, Daniel fit quelques pas, jusqu'à le plaquer contre le premier mur rencontré. Sa colère contrôlée, mais évidente, il dit à l'homme.

- "Tu vas rester tranquille maintenant. Tu me fiches la paix, sinon tu n'iras plus jamais appeler pour négocier."

L'homme fit un petit bruit pitoyable. Daniel le reposa sur ses pieds tout en lui tenant fermement la gorge. L'homme dit alors, comme il put.

- "Bon…  bon, … c'est fini … d'accord. Excuse-moi, m'sieur. … Je recommence pas. … Excuse-moi. …"

Daniel le lâcha. Il se tint la gorge, se remit un peu, puis il s'éloigna, assez pour ne plus être à portée de main. Là, hors d’atteinte, ce qu'il avait encore à dire n'eut plus l'allure des derniers mots. A cette distance de quelques mètres, il trouva assez de voix pour lancer encore ses injures.

- "Enculé de ta mère ! Enculé de ta race ! Fils de pute ! Va niquer ta mère, va !"

Daniel laissa dire cet agité qui s'en allait. Kate avait suivi toute la scène depuis l'extérieur. Son tour passé elle avait tout vu à travers une baie vitrée. Pendant que l'homme partait, Daniel fit discrètement signe à Kate. Elle comprit et suivit l'homme des yeux, pour savoir s'il allait encore chercher une brigade. Fort heureusement, ce ne fut pas le cas. Il s'en allait en ruminant des mots incompréhensibles, mais que ses gestes trahissaient.

Après encore quelques minutes, Daniel sortit enfin du bureau de poste. Sa carte à empreintes était de nouveau créditée, chèrement payée, tant en argent qu'en contrariétés profondes. Juste avant qu’il ne soit dehors, Kate avait quitté les lieux. Une fois dans la rue, il la suivit à une distance de quelques pas. Elle marcha aussi vite que possible pour l'éloigner de ce bureau de poste. Elle ne ralentit qu’une fois loin du bureau. Il arriva alors à sa hauteur et ils purent enfin se parler. Il lui expliqua ce qu'elle n'avait pu comprendre, après quoi elle évacua ses émotions contenues en en parlant avec lui.

- "J'ai eu si peur, Dany. Cet homme… quel regard… quelles expressions dans ce visage… tant de problèmes et de méchanceté pour une place dans une file…J’avais si peur que la police te reconnaisse, Dany…"

- "Je ne sais pas s'ils étaient de la police. Ils ne sont peut-être même pas habilités à demander une carte d'identité. Ils ne peuvent peut-être que consulter le fichier comme ils ont fait. Je n'ai jamais entendu parler d'une brigade comme ça. C'est peut-être communal."

- "Dany, qu'est-ce qui se passe ici ? Nous avons pourtant voyagé, on ne sort pas d'une vie d'ermite. Ailleurs aussi des choses ne vont pas bien, en Irlande et ailleurs, mais on n'a jamais vu ça. On dirait qu'ici tout est… je ne sais comment dire…"

- "Amplifié… retourné… et il y a pire, hélas."

- "Dany, jamais je ne t'avais vu nerveux comme tu l'es ici. Jamais je ne t'ai vu lever la main sur quelqu'un. Je ne te blâme pas, ce n'est pas ce que je veux dire, j'ai bien vu ce qui s'est passé. Qu'est-ce qui se passe ici, Dany ? C'est un cauchemar."

- "Je suppose que c'est à ça qu'on aboutit à force de vouloir contenter tout le monde, même ceux qui ont tort. C’est à ça qu’on arrive, à force de tout transiger, tout négocier, même ce qui ne doit pas l'être. En définitive, plus aucun droit n'existe, tout le monde s'en octroie un et dépouille les autres du leur. On n'a plus qu'à s'en défendre comme on le peut, si on le peut."

- "On pourrait croire qu'on vient d'un pays ou d'une campagne en retard sur le temps, pourtant j'ai l'impression que c'est ici qu'on est reparti vers des temps anciens. … Derrière ce qui ressemble à des lois, c'est celle du plus fort qui domine."

- "J'ai le même avis, Kate. Tu as bien raison. Ce qui vient d'arriver n'en est qu'une preuve, parmi d'autres je suppose. Nous sommes honnêtes, on faisait la queue tranquillement, mais nous avons été rançonnés par un homme. Et il avait des lois pour le faire."

En analysant ce qui s'était produit, ils se remettaient tous deux de leurs émotions. C'était nécessaire. Ils marchèrent un peu au hasard, le temps d'oublier l'incident. Daniel évacua sa colère et Kate les craintes qu'elle avait parfaitement contrôlées.

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Daniel cherchait, sans arriver à se souvenir. On finit par lui expliquer.

- "C'est normal que tu ne te rappelles pas, on ne se connaissait pas vraiment. Je t'ai vu deux ou trois fois à Paris, au moment des manifs. J'étais venu rien que pour ça."

- "C'est ça, je savais bien que j'avais déjà vu ton visage."

- "Tu dois aussi te rappeler qu'on avait demandé à des gars de surveiller Elodie."

- "Oui, je m'en rappelle bien, on craignait que les tueurs s'en prennent à elle."

- "Eh bien, à l'époque, je faisais partie de ceux qui la surveillaient. … Je l'ai tellement bien surveillée qu'elle a fini par m'épouser."

Daniel se souvint de tout et l'histoire qu'il entendait le fit sourire. Il traduisait au fur et à mesure à Kate. Elle fut aussi enchantée d'entendre une telle histoire. Il reprit son dialogue avec Damien.

- "Tu étais un sans-abri alors, c'est ça ?"

- "C'est ça. Je lui dois beaucoup à ma femme … presque tout. Elle m'a sorti de la rue. … Sans elle, je ne serais plus là aujourd'hui. Et je ne sais pas comment je serais mort."

Ces souvenirs ramenèrent des émotions à Damien et sa femme. Celles-ci passées, Elodie se mit à raconter comment ils s'étaient connus.

- "Au début je ne savais pas que c'était pour me protéger. Je voyais des sans-abri qui me suivaient partout. Ce n'était pas toujours les mêmes, sauf lui. Alors je l'ai pris pour un … un voyeur ou quelque chose comme ça, et je croyais que c'était lui qui amenait les autres. Il me suivait partout… alors un jour j'en ai eu tellement marre que j'ai failli le frapper avec mon sac."

Elle racontait, mimait pour Kate, et tous les quatre en riaient.

- "C'est à ce moment qu'il m'a tout expliqué. … Ça t'a fait peur le sac hein ! … Après, quand j'ai su, ce n'était plus pareil du tout. Il m'ont surveillée encore longtemps après ton départ. Finalement, on a fini par se connaître, et puis… voilà le résultat. Vingt-trois ans de vie commune, et deux beaux garçons."

Kate appréciait l'histoire qui ressemblait à un scénario hollywoodien. Elle retrouvait le sourire, depuis qu'ils étaient avec Elodie. Depuis l'Irlande elle subissait une crainte qui ne la quittait pas, sans savoir si c’était une crainte intuitive ou une angoisse irraisonnée. Tentant d’être rationnelle, elle voulait croire au deuxième cas. Mais, elle était talonnée par l'inquiétude.

 

Ils passèrent ainsi un long moment à se résumer ce qu'ils avaient fait en vingt cinq ans, autant d'années durant lesquelles Daniel et ses amis ne s'étaient pas vus. Il y eut cependant un sujet qu'Elodie ne voulut pas aborder. Dès le début elle expliqua pourquoi.

- "A la réflexion, ne nous dites pas où vous vivez. J'aime mieux ne pas le savoir. Il y a toujours un risque de le révéler par accident. Si ça arrivait, on saurait vite où vous êtes, la nouvelle passerait d'une bouche à l'autre. Chez les sans-abri on ne t'a pas oublié, Daniel. Pour la plupart, ils ne t'ont pas connu, mais ils ont entendu parler de toi comme d'une légende."

Il entendit cela en pensant que les règles de prudence qu'il appliquait, et Kate aussi, n'étaient donc pas de trop. Ils racontèrent alors leur vie en faisant attention à ce qu'ils disaient. Au lieu de dire Irlande, ils disaient "où nous vivons". Au lieu de dire Dublin, où ils s'étaient connus, ils disaient "la capitale".

Elodie raconta aussi comment elle avait créé son association, les "Amis de Georges".

- "Ça a été terrible pour moi après ton départ. J'avais une impression de vide… terrible. Papa était mort, assassiné, c'était déjà terrible…mais la lutte pour les sans-abri avait donné une raison à ma vie. Ça comblait un peu son absence, et j'avais l'impression de continuer après lui …et… et… faire ce que personne n'avait fait pour lui. … Mais, quand tu es parti, tout s'est effondré en quelques jours. Je ne me suis jamais sentie aussi seule au monde. Il n'y avait plus rien. … Rien ni personne, ni but. …Je me suis sentie perdue, désœuvrée, pendant un long moment. Et puis, je me suis ressaisie. J'ai surmonté l'épreuve parce que je le devais. L'idée de continuer ce que je pouvais faire m'est venue, alors je me suis mise à en parler autour de moi. L'idée a mûri et s'est concrétisée. Au début, on me donnait tout et n'importe quoi. Je le redonnais aux sans-abri et eux le revendaient. Quand ça commencé à tourner, j'ai créé l'association. … Je voulais lui donner ton nom, mais on m'en a refusé le droit. Je m'en doutais un peu, alors le nom des amis de Georges était prêt aussi. Ça fait maintenant vingt cinq ans qu'on se bat. On n'a pas toujours eu ce local ni assez d'argent pour payer le loyer. On a frôlé la dissolution plusieurs fois, mais on est encore là, et on a continué un peu du mouvement que tu avais initié."

Les questions pressaient Daniel en même temps qu'il traduisait pour Kate. Parmi elles, certaines lui tenaient plus à cœur, mais il craignait aussi d'apprendre leur réponse.

- "Et Lise et Anne ? Sais-tu ce qu'elles sont devenues ?"

Elodie ne répondit rien, mais elle baissa la tête. Elle aurait voulu en rester là, mais elle se sentit obligée d'en parler.

- "Après ton départ, je suis allée à Paris pour les voir. Je les ai retrouvées et on a discuté de ce qu'on pouvait faire. Mais, on ne pouvait rien. Elles étaient déjà écœurées avant que tu ne partes, elles l'ont été complètement après ce qui est arrivé. Elles voulaient laisser tomber. Lise disait que les gens voulaient ignorer le problème et qu'ils ne méritaient pas qu'on crève pour eux. Elle était écœurée de voir toutes les actions et les fonds récoltés pour la lutte contre le VIH, les préservatifs distribués dans les boîtes de nuit, dans les écoles, sur les plages. Elle voyait aussi les luttes politiques pour les homosexuels, les transsexuels et tout ça. Elle disait, parle leur de cul, y'a que ça qui compte pour eux. Elle disait … elle disait…"

Sa voix tremblait. Elle reprit après un instant.

- "Elle disait, ils ont la raison entre les jambes, et le cœur aussi. … Elle était très en colère que ça prenne tant de place médiatique, tant d'argent, et qu'on dédaigne à ce point des gens qu'on laisse vivre et crever peu à peu dans la rue, sans rien, même pas un lit de mort. … Elle en parlait comme ça. … Comme on ne pouvait rien faire, je suis rentrée à Nantes. Elles me téléphonaient de temps en temps. Un jour, Anne m'a téléphoné pour me dire que Lise…………Elle a eu un arrêt cardiaque, deux ans après ton départ. … Elle n'était pourtant pas âgée."

Toutes les gorges étaient serrées. Elodie pensait à son père qui, malgré le malheur de sa vie dans la rue, n'avait pas eu une aussi triste fin. Daniel était particulièrement ému. Il se surmonta pour demander encore.

- "Et Anne ?"

- "… Après que Lise nous ait quittés, j'ai dit à Anne de venir ici, à Nantes. Je l'avais toujours proposé, à Lise aussi. On se serait arrangées. Mais, elles ont préféré rester à Paris et j'ai respecté leur choix. … Faute de vraie solution, elles préféraient rester là où elles avaient leurs repères, leurs habitudes de survie. … Anne est restée seule, sans Lise… pas longtemps. … Le même hiver… on l'a trouvée morte de froid, un matin. … C'est un service d'urgence qui m'a téléphoné. Elle avait mon numéro sur elle. On voulait savoir si j'étais de sa famille."

Daniel retenait ses larmes, comme les autres. Il n'aurait pas voulu le montrer, mais sa voix le trahissait au fur et à mesure qu'il traduisait pour Kate. Elle n'avait pas connu ces personnes, mais elle était aussi émue. En même temps elle se rendait compte de la charge qu'avait supportée Daniel, elle prenait conscience de l'importance qu'il avait eue aux yeux de tant de personnes qui l'avaient investi de leurs espoirs. Pour Kate, tout cela, qu'elle savait pourtant déjà, prenait une dimension réelle.

Après un moment de silence, les conversations reprirent. On fit passer la tristesse et les émotions. Peu à peu, la joie des retrouvailles et la bonne humeur réapparurent sur les visages. On prépara un dîner, ce qui rappela ceux plus frugaux qu'on préparait chez Daniel, lorsqu'il vivait à Paris. C'est en dînant qu'Elodie posa une question attendue.

- "Peut-on savoir ce qui t'a ramené à nous, Daniel ? … A vrai dire, j'ai une idée là-dessus, mais je peux me tromper."

- "Bien-sûr que vous pouvez le savoir. Vous avez peut-être lu cette annonce dans le journal, à propos d'enfants qui seraient les miens."

- "Oui, on l'a lue. Elle ne pouvait pas passer inaperçue, elle est parue plusieurs fois et ça a ramené à la surface tout ce qu'on n'entendait plus. Après cette annonce, deux ou trois articles sur toi ont été faits. Ils ont été suivis de reportages et d'une biographie aussi fausse que commerciale. Des gens se sont fait du fric sur ton dos."

- "Ah bon !? Tout ça je l'ignorais."

- "Que sais-tu au juste ?"

- "Rien de plus que l'annonce. Là où on habite, je n'ai pas souvent la presse française. Vous en savez sûrement plus que moi. J'ignorais jusqu'à l'existence de ces enfants."

- "Ça ne m'étonne pas." dit Damien. "On a parlé d'eux dans les médias après ton départ, mais je suppose que tu devais être en planque et que l'info ne t'est pas arrivée. Après, on n'en a plus entendu parler, jusqu'à cette annonce. … Elodie se doutait que ça te ferait revenir. On n'est pas vraiment surpris. On t'attendait sans oser le dire."

- "Pour la planque, tu supposes bien. Lorsque je me suis enfui je n'étais pas en mesure de m'informer. Toute cette partie m'a échappé. Qu'est-ce qui s'est passé ? Vous vous en souvenez ?"

- "Comme si c'était hier ! A peine huit jours après ton départ, cette femme est apparue. Personne ne la connaissait mais en quelques jours elle est devenue un personnage public. Devant les caméras elle exhibait ses jumeaux, en les disant de toi."

- "Des jumeaux !?" s'exclama Daniel.

- "Oui, un garçon et une fille."

Il était troublé.

- "Je ne l'ai jamais vue enceinte… je pensais donc impossible qu'elle ait pu avoir plusieurs enfants de moi. Mais… c'est stupide mais… je n'avais pas pensé à des jumeaux…"

Cette information semait le doute dans son esprit. Auparavant, entendre parler de plusieurs enfants sonnait comme un grossier mensonge. A présent il s'interrogeait. Pour la première fois il pensait qu'il pouvait être le père de ces enfants. Puis, d'un seul coup, il se ressaisit de son doute.

- "Rien n'est sûr. Cassandra était une menteuse sans conscience ni scrupule. Je saurai la vérité."

Elodie et son mari reprirent.

- "Les enfants avaient déjà deux ans lorsqu'elle est apparue…"

Daniel les écoutait avec attention en essayant de se souvenir des dates, mais ses amis continuaient et il ne voulut les interrompre. Ils parlaient à tour de rôle et disaient avec empressement ce qu'ils savaient, comme s'ils avaient attendu ce moment pour tout dire à Daniel.

- "… Maintenant ce ne sont plus des gosses. … Tu n'auras pas de mal à les retrouver, ils ont pris ton appartement à Paris."

- "Oui. Lorsque tu es parti, elle a réclamé cet appartement. Elle en parlait à la télé, dans des interviews pour les journaux, partout. Elle disait que tu étais un monstre et qu'elle avait été obligée de s'enfuir loin de toi, en Colombie… non, au Brésil, c'est ça, au Brésil."

- "Moi, ce que j'en comprenais, c'est qu'elle voulait faire parler d'elle. Dès que t'as plus été là, elle est venue sur le devant de la scène et elle a joué la mère éplorée. Elle disait que tu l'avais dépossédée, elle te décrivait comme un type odieux qui la battait et qui la menaçait de mort. C'était pas difficile de dire ça, puisqu'on t'imputait des assassinats. En réclamant l'appartement de cette façon elle a fait d'une pierre deux coups, elle a eu l'appartement dès la fin de l'enquête et des procédures, et même temps elle passait régulièrement dans tous les médias pour se rendre populaire."

- "Elle racontait un tas de trucs, y compris des soi-disant frasques sexuelles entre vous. Elle avait bien compris que c'était une bonne recette pour captiver le public. Lise avait bien raison, le cul intéresse toujours le public. Ton ex-femme, l'avait bien compris elle aussi, et elle n'a pas hésité à raconter un tas d'histoires. Tout y passait, tu étais homo, hétéro, sado, et je t'en passe des pires encore. Et puis, c'est pas tout. D'autres se sont mis à parler de toi. On s'est mis à te dire parano, psychopathe, mégalo, haineux. Tout y passait."

- "Avec ça, tous les journaux avaient ce qu'ils voulaient pour faire sensation. Eux aussi s'en sont donnés à cœur joie. Ecrire des conneries comme ça, c'est plus facile et ça prend moins de temps que chercher ou réfléchir un peu."

- "Et ça leur rapporte plus de ventes,  donc plus d'argent."

- "Ça aussi, c'est sûr. Pour ce qui est de l'appartement, elle en est devenue officiellement propriétaire. Officiellement ! Elle disait qu'elle y avait vécu, que tu étais le père de ses enfants, et que, forcément, ça lui revenait. Comme elle était sur toutes les chaînes, elle a trouvé une flopée d'avocats pour lui proposer leurs services. Ces rapaces étaient trop contents de passer à la télé. Je suis sûr qu'elle en a usé un tas et payé aucun. Ils se sont payés autrement."

- "Après tout ce bazar médiatique, elle s'est fait épouser par une grosse légume de la presse. Le gars est mort quelques années après. Il faut dire qu'il n'était pas jeune. Elle ne l'a sûrement pas épousé par hasard. Après son décès elle a repris ses affaires dans la presse. Elle a aussi eu l'ensemble de ses biens. Je ne sais pas comment elle s'y est prise, mais elle avait sûrement bien préparé son coup et attendu qu'il décède."

- "Quand il est mort, elle est retournée vivre dans ton appartement. Elle disait qu'il était bien situé et mieux pour son travail. Maintenant, depuis que leur mère est morte les jumeaux y vivent. Eux semblent avoir une vraie raison affective, enfin, c'est ce qu'on pense d'après ce qu'on voit dans les médias. Maintenant ce sont eux qui dirigent les affaires dans la presse."

Daniel était ébahi. Même en s'attendant à tout, une telle histoire arrivait à l'étonner. Les choses trouvaient maintenant leurs raisons. Il y réfléchissait à voix haute, tout en répondant à ses amis.

- "C'était vraiment elle, ça, opportuniste à tout va. C'est donc pour ça qu'elle à prétendu que ce sont mes enfants. Elle a obtenu l'appartement, et sûrement aussi ce qui restait de mon compte en banque, le tout en se rendant populaire en plus. C'est bien joué. Il faut vraiment une bonne dose de saloperie pour être capable de tout ça."

- "Oui, en effet… Il y a aussi une chose que tu as oubliée, Daniel."

- "Même plusieurs, je m'en doute. A quoi pensais-tu ?"

- "Les enfants de cette femme portent ton nom. Ils s'appellent Arnaud, comme toi."

L'information le laissa froid.

- "Qu'ils s'appellent Arnaud ou autre chose, ça ne me fait rien. D'autres que moi portent ce nom."

Il continua, des questions restaient encore en suspens.

- "Et le type avec qui elle est partie au Brésil, en a t-on entendu parler ? Quel rôle a t-il joué dans cette histoire ?"

Visiblement, Elodie et son mari n'en avaient jamais entendu parler.

- "Quel type ?"

Daniel raconta à ses amis. A leur tour ils prirent connaissance d'une partie du puzzle et l'ensemble se faisait plus clair.

- "Personne n'a jamais entendu parler de ce type, Daniel. Les enfants seraient donc de lui ?"

- "De lui ou d'un autre, je ne sais pas. Les salopes intrigantes comme Cassandra ne savent pas elles-mêmes qui sont les pères de leurs gosses. … Je suppose qu'elle a dû laisser tomber ce gars tôt ou tard. Elle avait sûrement déjà accroché un autre type avant de laisser tomber le précédent."

- "Et en sautant d'un type à l'autre elle se serait retrouvée avec des enfants ? Mais, pourquoi est-ce qu'elle n'aurait pas fait faire d'avortement alors ? Ce genre de femme n'a aucun scrupule."

- "Parce qu'elle a dû les vouloir ces enfants. Je ne crois pas qu'ils soient venus par oubli de contraceptif. Sinon, comme tu dis, elle aurait fait faire une interruption de grossesse."

- "Comment peut-on vouloir des enfants comme ça ? Ça me dépasse."

- "Pas moi. Pour certaines femmes, l'absence de maternité est amoindrissant. Elles se sentent diminuées, parfois elles peuvent vraiment l'être par les autres femmes. Cassandra n'aurait pas voulu se distinguer ainsi. Une volonté de maternité, le refus de s'attacher à un homme, tout ça faisait partie des idées à la mode et facilement adoptées par une femme comme elle."

- "C'est encore plus à la mode, à mon regret. … Ce serait donc ça qui expliquerait …"

- "Ça pourrait l'être, ça ou autre chose qui s'en rapproche."

- "Des enfants sans même en connaître le père… ça me dépasse…"

- "Elle le connaissait peut-être, ou bien elle le supposait. En tout cas, elle savait bien que ce n'était pas moi. C'est pour ça qu'elle n'en a jamais parlé lorsque j'étais encore là, un test de paternité l'aurait vite confondue. Et puis, elle ne risquait pas d'en parler à cette époque puisqu'il n'y avait encore rien à gagner. Par contre, lorsque j'ai disparu de la circulation, elle a alors sauté sur l'occasion. … Ces enfants ne sont pas les miens. J'en suis sûr."

Daniel traduisait pour Kate avec plus d'empressement encore. Ce qu'ils apprenaient ou déduisaient apportait des réponses et les réconfortait. Kate remit alors en question la nécessité de rencontrer ces enfants.

- "Pourquoi aller à Paris alors, Dany ? Maintenant que nous savons tout cela, pourquoi te charger du mensonge de cette femme ?"

- "Pour vérifier ce que nous ne pouvons que présumer. … Et aussi pour apprendre la vérité à ces enfants."

- "Ce n'est pas sans risque, Dany. Je n'insisterais pas tant s'il n'y en avait pas. Je te donnerais sûrement raison de vouloir aider ces enfants s'il n'y avait pas de risque. Mais, il y en a, Dany !"

- "Je le sais, Kate, je le sais. Ne t'inquiète pas. S'il y a un piège, je ne m'y risquerai pas."

Daniel traduisait aussi dans l'autre sens, pour ses amis. Devant la ferme volonté de se rendre à Paris, Elodie ne manqua pas de proposer son aide, bien au delà des simples renseignements qu'espérait Daniel.

- "Si tu veux aller à Paris, on peut venir avec vous. On sera peut-être utile là-bas, on ne sait pas quel tour de cochon a pu être préparé pour toi."

- "Je ne voudrais pas vous déranger autant. Et puis, il y a votre travail…"

Elodie ne le laissa pas finir.

- "Tu ne nous déranges pas, Daniel. Je suis si contente qu'on ait pu se revoir… Je l'ai espéré pendant des années, sans savoir si ça arriverait. … Pour mon travail, je peux m'arranger dès demain matin. Je t'expliquerai. On peut partir demain après-midi. On en a déjà parlé Damien et moi. On se doutait que tu reviendrais et que tu aurais besoin d'aide."

Et Damien compléta.

- "Moi aussi je m'arrange comme je veux avec mon boulot. Je suis devenu brocanteur. Mon patron, c'est moi. On est trop contents de pouvoir faire quelque chose. T'as pas tout vu du merdier, en général. On va t'en parler encore. … Depuis des années on est là, impuissants… alors, on se sent soulagés de pouvoir agir un peu. Et puis, merde, le monde n'en fini pas de crever, alors, hein, si nous on ne fait rien, rien pour toi, alors c'est la fin des haricots !"

Ces expressions oubliées firent sourire Daniel. La bonne volonté de ses amis le réconfortait et lui rappelait celle qu'ils avaient antan, vingt cinq ans auparavant. Il ne l'aurait jamais demandée, mais la proposition d'Elodie fut acceptée. Cette aide serait très précieuse.

Ils ponctuèrent cette conversation pour passer à des choses plus agréables. Ils parlèrent de leurs enfants, évoquèrent de bons souvenirs.

Après dîner, Elodie retint encore Daniel et Kate pour la nuit. Ils ne purent refuser. En outre, ils étaient contents de pouvoir rester ensemble, et ne pas jouer aux fugitifs.

 

            Le lendemain matin ils se réveillèrent plus tard que prévu. C'était l'effet du sentiment de sécurité, un sentiment qu'ils n'avaient pu avoir la nuit précédente. Lorsqu'ils sortirent de leur chambre, Elodie et son mari réglaient encore quelques détails avant leur absence. L'essentiel était déjà fait, tous les quatre partiraient en début d'après-midi, comme prévu.

En attendant le départ ils paressèrent un peu et prirent un petit-déjeuner dans le jardin. La saison était encore clémente et ils profitaient de ce moment de relâchement, tout en réfléchissant à ce qu'ils auraient à faire. La maison et son jardin ressemblaient à un singulier bastion, un îlot paisible au milieu d'un monde qui ne l'était pas.  Daniel s'interrogeait sur certaines installations. Il finit par questionner Damien.

- "Est-ce que c'est vraiment dissuasif ces caméras un peu partout ?"

- Sans aucun doute. On ne peut pas dire qu'elles font notre sécurité, mais sans elles on serait encore moins en sécurité. C'est certain."

- "Un haut portail automatique, en acier, des caméras, des détecteurs de présence, une alarme, … ça en fait des choses."

- "Oui, et tout ça ne nous protège pas vraiment. On a eu plus d'une intrusion. Certains voleurs se fichent bien des alarmes. Ils entrent, fauchent et repartent."

- "Jamais d'agression ?"

- "Jusque là, non. Mais, si on était plus âgés, on y serait sûrement passés, ça ne fait aucun doute. Un jour ou l'autre j'ajouterai des barbelés. La plupart des voisins en ont déjà mis."

- "J'ai vu ça. Quelle vie de merde !"

- "Ça oui alors !"

- "Qu'est-ce qu'on voit sur les plinthes ? Ça sert à une alarme ?"

- "Ça ?" montra Damien. "Non, ces petits boîtiers que tu vois un peu partout, c'est contre les cafards. Ils envoient des sons à une fréquence précise et ça les repousse. Il y a des boîtiers comme ça dans toutes les pièces, même dans la cave. Quand ça tombe en panne on est vite envahi."

- "Je n'avais jamais entendu parler de ça."

- "Ah bon ? Ici, toutes les maisons en sont équipées, les immeubles aussi. Mais les gens les saccagent, et après les bestioles pullulent dans les habitations."

- "Il y a donc tant de cafards ici ?"

- "Des cafards et des rats ! Y'en a jamais eu autant. Il faut dire que dans les villes on trouve tout ce qu'il faut pour qu'ils prolifèrent. Vous n'en avez pas chez vous ?"

- "Rien de tout ça. On habite assez loin des villes. Il n'y a que des animaux qui restent chez eux, dans la nature. … Décidément, beaucoup de choses ont changé en France. … Et ça, là-bas, à côté des boîtiers pour les cafards, qu'est-ce que c'est ?"

- "C'est la même chose, mais pour les souris et les rats. Ça fonctionne sur le même principe mais adapté aux rongeurs, et c'est plus efficace sur eux. Les insectes développent assez vite des résistances à tout. Dans d'autres régions on a vu des espèces qui résistent. Pour l'instant ce n'est pas le cas ici, mais un jour il faudra peut-être repasser à l'arme chimique, l'insecticide classique."

- "Et dans la chambre où on a dormi, l'espèce de tableau au dessus du lit, c'est pour d'autres bestioles ?"

- "C'est presque pareil, pour de très grosses bestioles volantes. C'est contre le bruit des avions. Tu as entendu les avions cette nuit ?"

- "Très peu, comme de très loin."

- "Pourtant, il y a un aéroport international juste à côté, et du trafic nocturne. Le tableau au dessus du lit empêche le bruit. C'est une sorte de haut-parleur. Le bruit des avions a des ondes sonores particulières, en fréquences et en volume. Le rôle du haut-parleur c'est d'envoyer leurs contre-fréquences, leurs inverses, pour annuler le bruit des avions. Une onde sonore contre une onde sonore, ou un son pour annuler un autre son, si tu préfères."

- "C'est intelligent comme principe. Il fallait-il y penser."

- "Il fallait aussi que la technologie soit capable de le réaliser, on a failli passer à côté. L'idée est partie d'un petit inventeur français sans moyens. Il a fait appel à des industriels, mais ils ne voulaient pas le développer. Ils n'étaient pas sûrs d'arriver à le mettre au point ou ne voulaient pas investir pour ça. Comme toujours ils se sont montrés gnangnan. Ils disaient que ça serait pas directement rentable, pas assez vite, que les recherches et le développement étaient trop aléatoires, que le marché serait trop faible, et patati et patata. Bref, ils invoquaient toutes les raisons débiles qu'on entend régulièrement. En fait, ils voulaient comme toujours quelque chose de très lucratif, très vite et sans aucun risque, quitte à louper un gros marché qu'ils auraient pu développer. En définitive, tout ce qui a été refusé ici s'est fait à l'étranger, et le marché est maintenant mondial."

- "Rien n'a changé dans ce domaine. Et je suppose qu'au début, l'inventeur à dû absorber tout le mépris qu'on a eu pour lui, en même temps qu'on a tenté de lui piquer l'idée."

- "Pour ça aussi, rien n'a changé. Dans la connerie, rien ne change ici, tout se dégrade lentement. … En tout cas, heureusement que ce contre-bruit a été inventé. Quand on a acheté cette maison il n'y avait pas d'aéroport. Il a été construit ensuite. Sans cette invention on serait vite devenus fous. C'est pas humain d'entendre des grondements comme ça, à toute heure et sans arrêt. Quand je pense qu'avant on obligeait les gens à supporter ça !"

Sur cette conversation, on sonna au portail. Un écran vidéo dans la maison envoya une large image de l'extérieur.

- "Ce sont nos gardiens qui arrivent." dit Elodie, pendant que Damien leur ouvrait.

- "Des gardiens ?" s'étonna encore Daniel.

- "On voit que tu es parti bien longtemps, Daniel. Si on laisse la maison sans personne, on la retrouvera avec tout un tas de squatters, des méchants comme la teigne. On n'arriverait jamais à les faire partir, et c'est nous qu'on mettrait dehors."

Pendant qu'Elodie disait cela, Damien télécommandait l'ouverture du portail. A son tour, il ajouta.

- "Les personnes qui viennent sont des sans-abri, des amis. Ils resteront ici pendant notre absence. Tant qu'il y aura quelqu'un, on risquera moins d'être dépossédés de notre maison."

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Daniel ne pouvait s'empêcher de réagir par moments.

- "Mais… mais… on bafoue le droit ! Le droit et le respect du droit sont les bases les plus élémentaires et les plus universelles, c'est là la solution. On retrouve ces bases dans toutes les sociétés, partout dans le monde et de tous temps. C'est la base la plus élémentaire pour vivre en paix et en sécurité dans une société, sinon c'est la porte ouverte aux rapports de force, à la loi du plus fort, par opposition au droit. Le droit est justement fait pour être protecteur. Protecteur ! Il est justement établi afin que par lui on puisse protéger tout le monde, forts et faibles. On préfère donc bafouer le droit ? ! Il ne faut pas s'étonner alors de l'emploi de la violence pour répondre à la violence, c'est l'absence de droit et de justice qui y ramène."

- "Aujourd'hui, les gens n'ont plus les idées en place, les pensées ne sont plus aussi riches ni aussi bien structurées. Les idées partent dans tous les sens, même le plus inattendu, le plus invraisemblable. Les gens réagissent, sans réflexion, sans rien de bien. Ils disent tout et son contraire, selon les personnes, les moments et les situations. Ce qu'ils exigent des autres, ils ne veulent pas l'appliquer à eux."

- "Dans le cas de cette histoire, les voisins en avaient assez des tirs d'armes à feu. Beaucoup ne s'en mêlaient pas et disaient qu'il fallait les laisser s'entretuer, pourvu qu'ils le fassent en silence et entre eux. D'autres voisins au contraire s'en mêlaient, parfois dans les actes mais surtout dans les propos, les uns soutenant les squatters, les autres soutenant la famille. D'autres encore se mettaient entre les uns et les autres, en soi-disant médiateurs pour parvenir à un accord négocié, comme si un tel accord serait tenu. Bien entendu, tout ça n'a fait que compliquer encore plus les choses. Les squatters disaient en gros "donnez-nous encore pour qu'on vous fiche la paix, sinon on vous harcèle". Ils faisaient du chantage tout en se posant en victimes. Et les voisins entraient dans ce jeu là et demandaient à la famille de renoncer encore à quelque chose. On disait à la famille que c'était de sa faute, parce qu'elle était revenue, qu'avant ça tout allait bien. Sans cesse tout le monde se mêlait et exigeait de la famille qu'elle accepte les exigences des pauvres squatters pour en finir avec le conflit. On reprochait à la famille de s'entêter et de riposter, alors qu'on trouvait des raisons aux tirs des squatters."

Daniel ne croyait pas ce qu'il entendait.

- "Non mais, je rêve. Vous me faites une mauvaise blague. Ça n'est pas vraiment arrivé."

- "Mais si, Daniel, et tu n'as pas encore tout vu, ni tout entendu. Nos amis qui viennent d'arriver sont bien réels, ils ne sont pas là pour une mauvaise blague."

- "Et le droit dans tout ça ? Les voisins, les magistrats, la famille… dans tout ce monde là, personne n'a voulu faire exercer le droit ?"

- "La famille était écœurée des jugements, des magistrats, et encore plus des avocats. La seule solution qui restait pour la famille c'était de partir ou de se battre. Ils n'ont pas voulu partir."

- "Et finalement, comment tout ça s'est réglé ?"

- "Ce n'est pas réglé. Le problème est toujours là, toujours le même depuis des années, avec du sang qui a coulé de part et d'autre, des blessés, des gens qui ont été mutilés, même des morts. Je ne parle plus seulement de cette famille, mais aussi des autres cas comme ça qui se sont produits ailleurs. Parce que d'autres cas se sont produits après ce précédent. On a laissé la porte ouverte à tout ça, à la loi du plus fort par opposition au droit, comme tu l'as bien dit."

Daniel en restait sans mot. Tout ce qu'on venait de lui raconter donnait aussi des explications aux incidents de la veille, au bureau de poste. Il traduisait à Kate et divers sentiments se mêlaient en elle, de la surprise, de la révolte, autant que l'inquiétude. Par l'intermédiaire de Daniel, elle dit à Damien et Elodie.

- "Surtout, ne risquez pas des ennuis à cause de nous. Ne prenez pas de risque pour votre maison."

Elodie la rassura.

- "Ne t'inquiète pas. Nos amis sont là et ils connaissent bien le problème. S'il le faut ils appelleront d'autres amis, des gens qu'on connaît. On aide les sans-abri, nous aussi. Ils nous connaissent et ils nous défendront de ceux qui sont malveillants."

Damien avait encore à dire.

- "Pour ceux qui en douteraient, tout ça montre bien que des bons et des cons on en trouve partout, y compris chez les démunis. J'ai été sans-abri, j'ai passé plus de la moitié de ma vie à les aider, et je sais qu'il y en a qui sont à vomir. Il m'est même arrivé de penser que certains ne méritent pas mieux que la rue. Des cons, on en trouve partout. Ce n'est pas parce qu'ils sont de condition sociale défavorisée qu'il faut s'interdire de parler de cette réalité. C'est pourtant ce qu'on fait."

 

            Après avoir déjeuné avec leurs amis gardiens, ils laissèrent ces derniers surveiller la maison et, comme prévu, ils prirent la route pour Paris. L'auto louée par Daniel et Kate fut utilisée pour le voyage.

La route était en mauvais état. Daniel en plaisantait.

- "Je n'ai jamais vu autant de nids-de-poule. On n'a pas vu une seule route en bon état depuis qu'on est ici. Quand je suis parti le réseau routier était pourtant bien entretenu. … C'est pas une route, ça. C'est un fromage."

Derrière ce ton de plaisanterie, il y avait un regret, celui de voir ce qu'il aimait aussi détérioré.

- "Tant de choses ont changé depuis que tu es parti." dit Elodie. Son mari prit la suite.

- "La technologie a évolué, mais d'autres choses sont restées les mêmes ou sont pires, ça dépend lesquelles."

- "Et le chômage ?" demanda Daniel. "A part les chiffres officiels, qu'est-ce que ça donne ?"

- "C'est pire, et sans aucun rapport avec ce que tu as connu. D'ailleurs, tu as vu ce que c'est dans les rues."

Elodie continua.

- "Aujourd'hui, si on a la chance d'être salarié, c'est comme être aristocrate. C'est devenu un privilège, pour quelques-uns seulement. C'est pour les plus diplômés, les plus jeunes, et surtout les plus pistonnés. Autrement dit, ça se recrute toujours dans la même mafia, petite ou grande. Moi-même, à la mairie, je n'y suis plus salariée. On m'a amenée à prendre un statut de travailleur indépendant. On m'y a poussée avec élégance, ils ont appelé ça l'essaimage, comme un essaim d'abeilles. Un beau nom pour nous faire avaler une mauvaise pilule. Essaimer consistait à forcer plus ou moins les salariés à devenir indépendants et travailler avec ce statut pour leur ancienne entreprise ou leur service public."

- "Et, est-ce qu'on arrive à travailler au moins ?"

- "Tu as vu les rues et ceux qui y vivent… c'est ça que ça donne."

Damien continuait avec passion.

- "C'était pas nouveau, leur truc d'essaimage. Ça existait déjà quand tu étais là, Daniel, mais pas encore pour les salariés. Pour les activités culturelles, par exemple, des mairies laissaient faire les associations, les bons cons qui voulaient s'en charger. Beaucoup de mairies ne faisaient rien d'autre que se décharger sur qui le voulait. Comme ça, pas de budget municipal, rien à gérer, pas de responsabilité. Et en cas de  bavure, un accident ou n'importe quoi, on se déchargeait encore plus. C'était déjà pareil pour un tas de choses, et pas qu'au niveau municipal. Au niveau national, pour les anciens et les invalides, par exemple, c'était pareil. C'était des associations qui aidaient au maintien à domicile. Il n'y avait souvent que des associations pour pallier les carences. Et selon le coin où on habitait, on bénéficiait ou non de la présence d'une association… Tu parles d'une égalité ! Bref ! On laissait donc faire des entités extérieures, officiellement indépendantes. En réalité elles étaient dépendantes de certains financements. Ensuite, les mairies, les organismes qui finançaient, ont prit un droit de regard et de décision. C'est sur ces principes qu'on a fait l'essaimage. Ça a été appliqué aux salariés, qu'il s'agisse d'employés municipaux ou d'autres. On les a conduits à créer leur entreprise ou leur association, en gros leur activité soi disant indépendante. Mais, ceux qui les ont poussés à ça se sont aussi donnés la possibilité de les contrôler jusqu'à pouvoir les étrangler, et aussi la possibilité de se décharger de toute responsabilité, si nécessaire."

- "Je comprends mieux certains chiffres que je lisais dans les journaux." dit Daniel. "Les articles étaient rarement aussi clairs. Je parie que le service public a été confronté à tous les problèmes de charges gonflées et surgonflées par la technocratie et les gouvernements successifs. Arrivé à un certain stade, on n'a plus été en mesure d'assumer les frais de personnel, d'où l'essaimage. … Machiavélique, cette parade ! Je suis assez partisan de la libre entreprise, mais, ça, c'est plutôt de l'arnaque."

- "T'as tout compris. Parce que les charges, en tant que travailleur indépendant, on les avait encore plus. Quant à ceux qui ont dû créer une société anonyme, ils en avaient tout autant, surtout s'ils arrivaient à se verser des salaires, des honoraires ou autre chose."

Elodie complétait.

- "Le secteur privé a fait ça, le public aussi, et tous l'ont fait en se déchargeant au maximum. C'est comme ça que la mairie m'a fichue dehors. Les salariés, on n'en gardait plus, ou très peu. On se créait un essaim de travailleurs indépendants, et de là il n'y avait plus de problème de salaires à payer ni de lois sociales à respecter. Ensuite, on paye les indépendants au lance-pierre, et on fait sa loi. C'est facile, on dit que c'est ça ou rien. Surtout qu'à un moment donné il ne restait plus que quelques grands groupes qui se disputaient une situation de monopole. Alors, nous les petits, à côté de ces gros là, on était déjà bien contents d'être un peu pris en considération. Quand on nous appelle pour travailler, on n'est pas en mesure de discuter. … Bien sûr, tout ça ne s'est pas fait d'un seul coup. Ça a pris des années. Il faut aussi comprendre que les entreprises ont dû faire face à la concurrence de pays émergeants, à la main d'œuvre énormément moins chère qu'en France où les charges sont devenues énormes, démesurées."

Daniel écoutait avec beaucoup d'attention. Il était surpris sans vraiment l'être.

- "Si je résume bien un demi-siècle," reprit-il "à force de charges et aussi des lois trop contraignantes, on a fini par rigidifier le système au point de ne plus pouvoir continuer. Les lois sociales qui ont été faites pour protéger les salariés ont eu un effet inverse, au lieu de protéger les salariés elles ont conduit à freiner l'embauche. Les entreprises ont utilisé la parade des contrats à durée déterminée, et après les contrats à durée déterminée il y a eu l'essaimage. En parallèle constant à tout ça, il y a toujours eu des charges qui n'ont pas fini d'augmenter, sans parler du temps perdu en formalités administratives, statistiques obligatoires et autres tâches exigées. Il ne faut pas oublier non plus une énorme mosaïque de mesures diverses dans lesquelles plus personne ne s'y retrouvait. … Forcément, avec tout ça, comment pouvoir encore travailler et produire, avoir un revenu et en vivre ? Il ne faut pas s'étonner de la situation actuelle. … Les lois protectrices, je ne dis pas que c'était une mauvaise chose, mais, en général, tout est question de mesure. A force de protéger, rigidifier, compliquer outre mesure, on a empêché le fonctionnement. Est-ce que je me trompe dans ce résumé ?"

- "Je ne crois pas, non."

- "Daniel, c'est un type comme toi qu'il aurait fallu, avec ton recul et ton observation. Si les gens avaient été moins cons, si les choses avaient pris la tournure du bon sens, on t'aurait mis à la tête de réformes. A la place de ça, le travail en général n'est devenu qu'un tas de petites mafias locales."

- "Tu remues le couteau dans une plaie ancienne. Si les gens avaient été moins cons… comme tu dis…"

Il y eut un silence, puis Daniel reprit.

- "Ça me rappelle ce que m'a dit un journaliste. En gros, il m'a exprimé ses doutes sur la démocratie. Il y a des fois où j'en ai aussi. Avant je me l'interdisais, mais ce n'est pas une bonne idée de se censurer, il faut tenir compte de tous les paramètres. … Pour en revenir à moi, dans la dernière boîte où j'ai travaillé, pour me licencier on n'a pas trouvé d'autre prétexte que l'insuffisance professionnelle. En réalité, je devais expliquer son boulot à mon chef. Et, même en lui expliquant, il n'était pas fichu de comprendre. Pourtant, c'est moi qu'on a viré. Après, vous connaissez la suite avec le mouvement des sans-abri. Mon licenciement m'est encore en travers de la gorge. C'était déjà les prémices d'un monde retourné, bien à l'opposé de m'avoir mis à la tête de réformes. … Enfin, c'est gentil à vous de m'avoir dit ça."

Damien aussi prenait un certain recul.

- "Je dois avouer aussi qu'après avoir vu ce que ça donnait, à l'époque des manifs des sans-abri, et quand on voit ce que ça donne aujourd'hui, on peut s'interroger sur la démocratie."

Elodie n'était pas sans opinion non plus.

- "La démocratie, c'est ce qu'on connaît de mieux comme remède au mal que peuvent faire des despotes. On ne doit pas l'oublier. Mais, elle a aussi ses failles, et ça, on l'occulte trop souvent. Les failles, c'est quand elle se fait démagogie, lorsqu'elle qu'elle prend des mesures en dépit du bon sens, parce qu'elles sont populaires ou parce qu'un personnage politique a des idées retournées qui attirent les gens. La démocratie a souvent besoin de démagogie, il ne faut pas se leurrer, car sans ça on ne se fait pas élire. On est donc dans un cercle vicieux. Ceux qui exploitent ces failles sont les démagos carriéristes politiques, des incompétents qui sont prêts à tout sacrifier pour se faire élire par la démagogie, ces salauds sont inévitables en démocratie. Et il y a aussi l'incompétence d'un bon nombre d'électeurs, ça aussi on le tait toujours. La démocratie a bien ces failles, on devrait le dire plus souvent."

- "Tu résumes très bien beaucoup de choses." dit Daniel. Revenant au sujet de l'emploi, il demanda

- "Finalement, comment vivent les gens alors ? Quel est le modèle classique, si je peux dire ? Si on n'est plus salarié, comment font les gens ?"

C'est Damien qui résuma cette fois.

- "En proportion les salariés sont assez rares. Aux yeux de tous ils font figure de privilégiés. Ils ont un salaire, et régulier, ce qui n'est pas le cas de la plupart des gens. Les salariés ont une meilleure protection sociale et un tas d'avantages en plus de leur salaire. Ils sont relativement jeunes, bardés de diplômes, pistonnés. C’est leur profil standard. Il faut aussi savoir que les mesures pour l'emploi des jeunes ont duré sans que personne ne les réforme, le faire aurait été trop impopulaire. C'est pour ça qu'on ne garde que des jeunes salariés. En plus ils ne doivent pas avoir d’enfant, et les parents handicapés ou âgés doivent être jetés dans un hospice. Pas question d’être dérangé par des gosses ou des vieux, ni que ça occupe les pensées. On salarie des personnes disponibles, dévouées à leur boulot, qui peuvent avoir des horaires élastiques pour allonger le temps de travail, et qui n’ont pas d’arrêt de maladie. Bref, il faut avoir ce profil standard. Des machines à travailler, quoi. Alors, ils travaillent quelques années, jusqu'à être jugés trop vieux. Ils font cinquante heures par semaine au moins, sinon on leur reproche de ne pas s'investir pour la société. Ou encore on les vire pour manque de dynamisme. Ce ne sont pas les raisons officielles, évidemment. Tant qu'ils le peuvent, ils mettent du fric de coté. Ensuite, quand on les jette, ils font comme tous les autres, ils embarquent dans la galère. Là, ils se débrouillent comme les autres. Aujourd'hui, une énorme partie des gens n'a jamais eu aucun salariat."

Elodie complétait avec tempérament.

- "Quand j'entends ça, je ne peux pas dire autre chose que le mot esclavage. S'investir pour la société qui t'emploie, se dévouer, faire des heures, devoir plaire à son patron comme à son maître. Je le vois comme devoir se prostituer pour pouvoir rester. … Te rappelles-tu Daniel, lorsque tu avais parlé du système féodal devant l'Elysée ?"

- "Je m'en souviens comme si c'était hier."

- "Tu avais bien raison. Je n'ai pas cessé d'y penser depuis. Devoir prendre le statut de travailleur indépendant me l'a encore fait comprendre. Je vois mieux maintenant que le travail du monde moderne n'a jamais été que la continuité de l'esclavage et de la féodalité sous des formes différentes et atténuées. On n'est peut-être plus exactement des serfs, on n'a plus le droit de vie et de mort sur nous, on a mis des lois, mais il reste une féodalité financière qui nous tient en laisse."

Daniel acquiesçait.

- "Je le vois aussi comme ça. … Lorsque je suis parti le code du travail précisait l'existence d'un lien de subordination. C'était un élément essentiel de la définition du salaire et du salariat. Un salarié était subordonné à son employeur. Je suppose que c'est toujours le cas aujourd'hui. Ça correspond bien à ce que tu dis. Subordination, soumission et servilité sont synonymes. … Quand j'étais encore en France, cette subordination s'exerçait concrètement, l'autorité des employeurs, et donc la soumission des salariés, n'étaient pas que des mots dans le code du travail. Il y avait aussi la perspective du chômage qui contraignait encore les salariés. Ils n'en étaient que plus soumis. La féodalité financière dont tu parles n'est pas une fausse idée, et je suppose que c'est encore plus vrai aujourd'hui."

Un sujet lui occupait l'esprit depuis un instant. Dans le flot d'informations qui l'inondait, il n'avait encore pu l'aborder. Il s'empressa d'en parler.

- "Et après la vie active, perçoit-on une retraite ? Qu'en est-il aujourd'hui ?"

Damien répondit.

- "C'est existant, mais ce qui est versé est insignifiant et ne concerne que ceux qui ont été salariés. Les autres n'ont rien, sauf les économies qu'ils ont pu faire, s'ils ont pu en faire."

Elodie prit la suite.

- "Et ceux qui en bénéficient sont soumis à des conditions drastiques. Par exemple, tu ne peux prendre ta retraite à l'étranger. On ne t'autorise à sortir de France que trente jours par an, pas davantage. Sinon, adieu ta retraite."

- "Je vois. Tout est bon prétexte pour éviter de payer."

- "C'est ça. Et en plus ils piquent du fric sur tout, sur les successions, sur tout ce qu'ils peuvent. Lorsqu'un retraité meurt, ils piquent tous ses biens ou presque, acquis du fruit de son travail lors de son activité ou après, ils ne font pas la différence et prétendent se rembourser. Des lois sont faites pour ça. Alors on cotise, souvent plus que ce qu'on reçoit, et ensuite tu dois encore payer jusqu'après ta mort. Ils n'ont pas pensé que de telles méthodes pousseraient les gens à tout flamber au casino avant de mourir. Tu ne laisses rien pour que nul ne puisse s'approprier quoi que ce soit après ta mort. C'est peut-être ce que je ferai."

- "C'est révoltant. Je ne trouve pas de mot. Qu'on ne puisse bénéficier de sa retraite à l'étranger existait déjà lorsque j'ai quitté la France. Ce n'était pas aussi sévèrement limité, pourtant ça me révoltait, cet interdit de liberté. Car c'en est un si on est obligé de rester pour avoir une ressource. Rendez vous compte, on naît ici, on y travaille, on cotise et on cotise, on construit le pays et on contribue à son essor. Puis, arrivé à la retraite, on ne peut se retirer où on veut pour enfin percevoir ce qu'on a mis de côté par ses cotisations et profiter de la vie comme on veut, si encore on le peut. De fait, c'est un manque de liberté puisqu'on est tenu en laisse. C'est encore un exemple de manque de liberté sur lequel on n'a jamais crié. Les moutons sont toujours focalisés sur les mêmes choses. Et avec ce que vous me dites encore sur les successions, c'est de la spoliation pure et simple, rien d'autre. Les citoyens sont les serfs de l'état, je ne le vois pas autrement."

- "Je te retrouve bien dans ce que tu dis, Daniel. Le même Daniel qu'avant. Il n'y a que toi pour parler comme ça. C'est toi qui as induit nos idées. Sans ça, on ne serait pas les mêmes personnes aujourd'hui. … As-tu pensé revenir un jour, Daniel ?"

- "Revenir ?… A nous entendre, on penserait de nous qu'on est des méchants révolutionnaires complètement fous. On me ferait passer pour un révolutionnaire dangereux et vous avec. C'est tout ce qu'on récolterait si je revenais, sans parler de ceux qui pourraient encore vouloir ma peau."

Porté par le sujet, il continua avec ardeur.

- "On est pourtant tout le contraire de révolutionnaires semeurs de pagaille. Si je suis partisan de la libre entreprise, c'est justement pour que tout le monde puisse trouver sa place dans la société, chacun comme il l'entend. Je suis pour que ceux qui veulent entreprendre et créer puissent exercer leur créativité sans en être empêché, et que ceux qui veulent être salariés puissent l'être. Je suis pour que chacun puisse faire son choix et trouver sa place. La place, on doit aussi en laisser à de petites entreprises individuelles, aussi bien qu'à de grands groupes. Je suis pour que chacun puisse gagner sa vie dans la dignité, sans soumission ni prostitution à une entité dite patronale, qui règne sur nous. Permettre cette richesse humaine, un éventail de choix, c'est ça qui est digne d'une bonne démocratie. Ce serait de l'abondance et pas une mauvaise révolution. Ça, ce sont des richesses pour l'individu. Ne plus le permettre dans une démocratie revient à en faire une dictature, le résultat est le même, un modèle unique auquel les gens se soumettent. Pire encore, ils élisent et font ainsi eux-mêmes ce modèle unique, en se leurrant et en croyant que c'est bien. L'opinion publique fait pression et ne laisse exister que ce mauvais modèle, comme elle a fait pression dans le cas de cette famille dont on a pris la maison. Dans l'histoire et dans plusieurs pays du monde, on a vu que des systèmes démocratiques peuvent asservir des peuples, et les conduire à leur perte. Ces démocraties sont plus dangereuses qu'une dictature qui se montre ! … S'il pouvait exister un bon dictateur, une personne qui dicterait ce qu'il y a de bien pour sa nation ou l'humanité, ce serait préférable à une mauvaise démocratie. En démocratie on est de toute façon dans une dictature, c'est la dictature d'une majorité qui peut être dans une profonde erreur et pour longtemps, sans parler des systèmes pervers de manipulation de masses. Voilà ce que j'en pense ! Si je revenais, crois-tu que j'arriverais à faire comprendre tout ça ?"

A cette dernière question, il n'y eut qu'un silence. Tous savaient ce que le passé avait démontré.

Daniel reprit, amèrement. Les regrets et douleurs du passé lui revenaient.

- "Aujourd'hui comme hier, si je revenais, je n'aurais qu'un dialogue insensé. Certains s'acharneraient à contredire, juste pour contredire, d'autres me feraient passer pour un fou ou un manipulateur dangereux. On n'aurait que ça et des heures de dialogue contradictoire et stérile qui ne peut conduire à rien, sauf à l'amertume et les ennuis pour moi. … J'ai déjà donné."

- "Je sais bien Daniel, c'est bien vrai. Mais, il n'y aurait pourtant que toi pour semer de telles idées et les développer."

- "Crois-tu que j'arriverais à demander que la loi, l'ordre et la sécurité soient respectés, qu'on cesse de négocier ce qui ne peut l'être, comme le droit et la propriété ? Crois-tu qu'on accepterait ou qu'on me ferait passer pour un tyran fou ? Crois-tu que je pourrais être élu, réélu ? Et il ne faut pas oublier que je suis un assassin présumé. Il faudrait aussi faire toute la lumière sur cette histoire, apporter des preuves. Même si on en apportait les gens les nieraient. On n'a pas réussi à les raisonner pour les sans-abri, il y a vingt cinq ans. On y arriverait encore moins aujourd'hui."

- "En tout cas, je remarque que tu n'as pas rejeté catégoriquement toute idée de revenir. Tu n'as pas dit que c'est hors de question, que ta vie est ailleurs, que tout ça c'est du passé ou que tu t'en fiches. Je vois que tout te tient à cœur, toujours autant."

- "C'est vrai. C'est l'impossibilité qui me fait refuser l'idée de revenir. Mais, j'aime toujours autant ce pays et si je pouvais faire quelque chose je le ferais. Malheureusement, je ne vois rien se profiler."

- "Je te comprends, Daniel. Je ne suis pas plus optimiste que toi sur nos contemporains. On ne peut modifier ce qui est si ancré dans les esprits."

 

            A l'approche de la région parisienne, Damien dit quelques mots qui sonnèrent comme un avertissement.

- "Attention, Paris a bien changé. Vous n'avez vu que Nantes et la station balnéaire où vous avez débarqué. C'est plutôt tranquille par rapport à Paris."

Ils arrivèrent un peu plus tard aux portes de la capitale. Juste avant, ce qu'ils avaient pu apercevoir des banlieues n'était que délabrement sinistre et angoissant.

Ils étaient maintenant sur le boulevard périphérique. Son état n'était pas meilleur que celui de la route parcourue. Quant à ce qu'ils voyaient de Paris, ce n'était guère mieux que l'aperçu des banlieues. On y distinguait encore mieux les ordures omniprésentes, dont une partie remplissaient les nombreuses carcasses de voitures calcinées.

Par endroits des attroupements importants attiraient l'attention.

- "Qu'est-ce que c'est ? Une manif ?" dit Daniel.

- "Non, juste une bande de quartier. Ils se rassemblent parfois comme ça."

Kate observait tout sans pouvoir parler. Elle ne voyait qu'un univers gris, sale et dégradé, où l'on sentait la sauvagerie de ceux qui l'avaient causé. Le sentiment d'insécurité l'oppressait d'une angoisse qui lui serrait le cœur et la gorge. Elle maîtrisait une peur panique qui l'aurait conduite à supplier de repartir au plus vite. Daniel, à peine étonné, regardait avec tristesse ce qu'il pouvait voir.

- "Ils en sont encore aux tags et aux graffitis."

Elodie répondit laconiquement.

- "Oui, encore, comme tu dis."

- "La mode est apparue aux USA, il y a au moins cinquante ans." reprit Daniel. "Elle est passée depuis longtemps, là-bas. Mais pas ici. Rien n'a progressé."

Damien continua la conversation avec Daniel.

- "Progresser ? Tu veux rire. Faut surtout rien leur dire, aux tagueurs. Le ministère de la culture les déclare artistes, sinon ça ferait un prétexte de plus pour une émeute. Notez que quelques-uns le font en professionnels dignes de ce nom. Ceux-là sont sérieux, ils font un vrai travail artistique et pas n'importe où."

- "C'est pas le cas des gamins et adultes arriérés qui font n'importe quoi un peu partout. Ils sont plutôt ringards ces artistes, et côté créativité ils n'ont pas inventé le concept ni même quelque chose. Ils ne font que singer les autres. C'est vraiment pas terrible. … Et les voitures incendiées, cet art moderne n'a pas évolué non plus ?"

- "C'est comme tu le vois. Ça fait au moins trente ans que ça dure, et rien n'a changé."

- "Ils ne se sentent pas un peu retardés mentaux à toujours faire la même chose, de l'autodestruction pour eux-mêmes par leur propre environnement ?"

- "Je ne crois pas qu'ils aient conscience de quelque chose dans ce sens là. Je crois que l'idée même d'un environnement sans dégradations, sans incendie, sans ordures partout, c'est quelque chose qui les dépasse. Si on leur en parlait, ils tomberaient des nues. Je le dis sérieusement, ils ne comprendraient vraiment pas. Ils demanderaient pourquoi on ne doit pas saccager, pourquoi on ne doit pas jeter les ordures partout. Ça les dépasse. Ils n'arriveraient même pas à l'imaginer. Ils n'ont même jamais vu quelque chose de net."

Sans traduction, Kate avait compris l'essentiel de ce qui se disait. Dans cette discussion elle put parler un peu.

- "Je pense que ces gens ont été en carence de quelque chose, d'abord en carence d'affection de la part de leurs parents, et aussi en carence de bonne éducation et de repères. Souvent, les trois leur ont manqué. Ce sont leurs troubles psychologiques qu'ils expriment."

Daniel traduisit et la réponse d'Elodie conforta cette opinion.

- "Je le pense aussi, ils sont psychologiquement affectés. Mais il ne faut pas tomber dans le piège de dire que ce sont seulement des victimes. Ils sont victimes pour une part, mais pas seulement victimes. Cette rengaine a assez duré, il ne faut pas voir uniquement cet aspect des choses et se cacher derrière. On n'est arrivé à rien comme ça et on ne peut arriver à rien sinon à pire."

Damien reprit.

- "Plus j'avance dans la vie et plus je me dis qu'il faudrait un permis pour être parent. C'est criminel de faire des gosses et de les abîmer autant. C'est ça qu'on voit et c'est ça qu'ils expriment. Ils le font par une violence quelconque. Ensuite, à leur tour ils font des gosses pires qu'eux, les dégâts et l'insécurité augmentent, et ainsi de suite et de plus en plus."

- "Le résultat est là, on ne voit que des gens qui s'expriment par les agressions et la destruction. Je ne suis pas psy, mais une bonne part du problème doit en effet se situer sur le rapport avec leurs parents et leur famille en général. C'est sûrement un rapport très détérioré. Ils n'ont plus l'affection comme repère, et en résultat ils se vengent à leur manière… Leur amour propre est touché, l'amour filial détruit. Il y a d'autres raisons encore, l'ensemble est difficile expliquer. …Un permis pour être parent…C'est une idée intéressante."

- "Je la défendrais si on parlait de la mettre en place. Si tu veux une voiture, il te faut un minimum de connaissances et un permis, sinon tu mets en danger les autres. Il faut un permis pour construire une maison, un permis pour pêcher, un permis pour un tas de choses pas toujours importantes. Mais, pour faire un être humain on ne demande rien à personne. Pourtant il reste des tas de gens traumatisés à vie. Eux et les autres le paieront. Tu vois ce que je veux dire, Daniel ?"

- "Je vois très bien. Mais c'est assez contraire à tout ce qu'on connaît. Et surtout on crierait à l'atteinte aux libertés."

- "L'atteinte aux libertés, ça me fait bien rire. On nous tient en laisse pour un tas de choses, si c'est pas par les lois on le fait indirectement, par des situations, des faits. Tout le monde est focalisé sur libertés, surtout la liberté d'expression, mais on ne voit pas qu'il y a absence de liberté d'entreprendre, par exemple. Et en plus il faut toujours rendre des comptes, se justifier, justifier ses recettes, ses dépenses, même si on a aucune raison d'être suspecté de quelque chose. Alors, l'atteinte à la liberté ça me fait bien rire. … Quand on est devant un problème, faut y faire face ! Dans les pays où il y a surpopulation on doit réguler les naissances, comme on le fait dans certains pays. On ne crie pas à l'atteinte aux libertés, on comprend le problème. Alors ça devrait être pareil pour le problème d'incompétence parentale."

- "Je comprends ce que tu dis sur le fond, et je suis assez d'accord avec toi. Mais, ça soulève aussi un tas de questions. Par exemple, qui pourrait être en mesure de juger de la compétence et sur quelles bases ? Aujourd'hui, tout un tas de gens ont les idées à l'envers, alors tu pourrais être très surpris de ce que certains pourraient inventer comme examen de passage."

- "Ça, t'as raison."

- "Et puis, en supposant qu'on y arrive, qu'est-ce qu'on va faire de ceux qui n'auraient pas de compétence parentale ? On ne va quand même pas les stériliser."

- "Ben… y'a des fois où je me le demande. Je ne le dis pas sérieusement, évidemment, mais, quand même, en France et ailleurs des milliers de personnes font des gosses à tout va, par croyance religieuse ou je ne sais quoi. Ils sont complètement incapables d'assumer et ensuite ils se posent en obligation aux autres pour le faire. Et ils l'exigent, en plus. Leurs gosses sont lâchés dans la nature, livrés à eux-mêmes, et voilà le résultat visible aujourd'hui. Tout ça, y'en a pas beaucoup pour le comprendre et y'en a encore moins pour le dire."

- "C'est pas assez dans les idées admises."

- "Les idées admises, les idées admises… Ils nous emmerdent avec leurs idées admises ! Y'a plus que ça ! Ils ont fait taire tout le monde ! Les bonnes idées n'existent plus. Tiens, une anecdote. Quand on s'est marié Elodie et moi, je me sentais largué, déconnecté de la télé et de tout. Je ne savais plus ce qu'était la vie en dehors de la rue. Alors, j'enregistrais des émissions, et je les repassais pour mieux les comprendre. Un jour j'ai enregistré les remises de prix de la chaîne soi disant musicale. Je pensais voir des artistes, des clips, des remises de prix. Eh ben non. Pendant tout le temps d'antenne ils nous ont emmerdés avec tout un tas de conneries et des organismes du genre idées admises, Globamnésie et toute la clique des autres. D'année en année le matraquage a été de plus en plus fort. Sérénité Verte Mondiale, Nirvana Pour Tous, Amour Pardon Et Liberté Pour Les Terroristes, la déclaration universelle du droit transsexuel, déclaration de ceci et de cela. Enfin bref, les soi-disant artistes et leur chaîne n'ont fait que s'accaparer l'espace médiatique pour mieux en abuser. Ils ont conditionné les esprits avec leurs idées admises à la con !"

- "C'est pour mieux les faire admettre, mon enfant."

- "Ouais, comme tu dis. En attendant, y'avait plus moyen de dire autre chose que leurs idées admises, ou alors tu te faisais traiter d'intolérant, de dictateur. Tu te serais même fait lapider. En bout de course il n'est plus resté qu'eux, et leur dictature à eux. La démocratie a induit la démagogie, et la démagogie a imposé sa dictature."

- "Terrorisme intellectuel et occupation d'espace. Il n'y a pas qu'avec des armes qu'on sème la terreur. Ceux qui n’utilisent pas de vraies armes en ont d’autres, ils se cachent derrière de prétendues nobles idées, des idées qu'on a voulu admettre, en vérité qu'on a fait admettre. Les artistes, aussi, ont utilisé leur popularité pour faire passer leurs idées politiques, religieuses, et je ne sais quoi d'autre encore."

- "Ben moi ils m'emmerdent ! Si c'était vraiment des artistes comme ils prétendent l'être, ils feraient de l'art et en faisant abstraction totale de politique, de religion, et de tout le foutoir qu'ils ont mis. Quand on est artiste on rapproche les gens, on chante, on fait de la musique, mais on ne s'en sert pas à des fins politiques ou religieuses, et qui creusent encore des dissensions. Prendre parti est complètement contraire à l’intérêt de l'art !"

- "C'est pourtant ce qu'ils font. Ils appellent ça des artistes engagés, c'est pas nouveau, ça fait bien."

- "C'est de la merde, oui !"

Ils furent interrompus par l'ordinateur de bord qui indiquait la direction à suivre. Ils étaient maintenant dans Paris et roulaient d'une rue à l'autre. Ils se dirigeaient vers un hôtel choisi grâce à l'électronique de bord. L'hôtel était situé dans le quinzième arrondissement, très près de l'ancienne adresse de Daniel.

Depuis qu'ils roulaient dans la capitale, Daniel n'y reconnaissait rien. Tout son aspect avait changé.

- "On est à Paris, ici ? On pourrait se croire à Istanbul, New Delhi ou Le Caire. Ou peut-être Djakarta ou Ouagadougou."

- "Ah, il ne faut pas dire ça non plus. C'est interdit. Si on dit ça on se fait traiter de raciste."

- "Le charme d'Istanbul, j'aime le trouver à Istanbul, celui du Caire j'aime le trouver là-bas, et celui de Paris à Paris. S'il n'y a plus Paris à Paris, alors le monde a perdu une de ses plus belles capitales. Je n'ai jamais été raciste, ce que je dis là n'est pas si difficile à comprendre."

- "Pourtant, personne ne le comprend."

Ils passaient d'un arrondissement à l'autre, d'un triste spectacle à un autre.

- "Je n'ai jamais vu autant d'infirmes dans les rues." s'étonnait Daniel.

- "Les infirmes et les malades ne manquent pas. Des maladies oubliées sont réapparues. De nouvelles sont arrivées. Il y a tellement d'endémies qu'on n'en parle même plus."

- "Elles sont de quelle sorte ? Vénériennes ?"

- "Pas uniquement."

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Les deux agresseurs partis, Damien reprit la voiture pour la parquer dans le garage privé de l'hôtel. Daniel l'accompagna pour ne pas le laisser seul.

- "Surtout ne vous arrêtez pas et ne sortez pas du véhicule." leur avait recommandé l'employé de l'hôtel. Ce n'était pas une recommandation de trop car les agresseurs n'étaient pas loin. Dès que la voiture fut hors du tunnel, les deux hommes tentèrent de l'arrêter pour l'attaquer encore avec leurs masses. Mais, Damien ne stoppa pas. Il avait vu revenir les attaquants et avait accéléré au risque de provoquer un accident. La vitesse contraignit les voyous à s'écarter. Damien entra aussi vite dans l'immeuble garage de l'hôtel. C'était un immeuble adjacent, transformé pour abriter les véhicules des clients. Le gardien, qui avait tout suivi, commanda l'ouverture de la porte avant que la voiture ne fut devant. Dès que le véhicule fut à l'intérieur, la porte en acier se referma. Les mécanismes avaient été réglés pour une grande rapidité d'ouverture et de fermeture.

- "Bravo ! Bien joué toi !" leur dit le gardien, de sa cabine.

C'était un homme âgé qui avait envie de parler un peu.

- "Heureusement vous pas traîner ! Parce que beaucoup pas savoir conduire. Eux arriver devant porte, et eux trois heures avant entrer. Salopards arriver et moi obligé fermer même si gens dehors, sinon salopards entrer. Alors gens agressés. Marre salopards ! Marre !"

- "Ça oui alors ! Vous avez bien raison, y'en a marre."

Ils rangèrent la voiture et prirent une série de corridors fléchés qui les conduisirent du garage à l'hôtel sans avoir à sortir. Dans tous les recoins il y avait des caméras de surveillance. On pouvait aussi croiser çà et là un maître-chien, au hasard de sa ronde.

- "Ambiance prison." dit Daniel. "Où est ma liberté si, de fait, je ne peux sortir ?"

- "C'est bien ce que je disais tout à l'heure. Y'a tout un tas de gens qui vont crier aux atteintes à la liberté dès qu'on touche aux lois. Observer ce qu'on fait aux lois et gueuler, ils savent faire. Mais ils ne veulent pas voir ce qui se passe si on ne fait rien."

- "Trop de liberté tue la liberté. C'est ce qu'on pouvait encore entendre quand je suis parti."

- "Eh oui. Il suffit de voir ce qu'est devenue notre liberté, comme tu viens de le dire. La liberté de l'un ne doit empiéter sur celle de l'autre. C'est aussi ce que j'entendais."

- "Qu'est-ce qu'il en reste ?"

- "Rien. C'est bien le problème."

- "C'est ce qu'en j'en pensais déjà avant de m'en aller."

- "T'avais raison tout à l'heure. Qui nous entendrait nous prendrait à la fois pour des anti-anars et des révolutionnaires."

- "J'y pensais aux anars, justement. Ils seraient capables de défendre encore leurs idées en disant que ce n'est pas le modèle anarchique qui est en cause, mais ceux qui en abusent et qui ne respectent pas ce modèle."

- "Et alors ? Le résultat n'est pas le même ?"

- "Si. Mais, nous, on le sait, pas les anars. On doit encore leur expliquer la notion de  droit protecteur, qui est justement fait pour se protéger de ceux qui ne veulent pas respecter les règles."

- "T'as encore raison. Dans tout leur raisonnement il manque cette notion de base, se protéger de ceux qui ne veulent pas respecter les règles."

- "C'est là le point d'équilibre. Tant qu'un droit est protecteur, tant qu'il comporte des lois aux raisons valables, compréhensibles, il est nécessaire. Au delà de ce point d'équilibre, si les lois sont excessives, injustifiées, racistes, répressives ou je ne sais quoi encore, là on tombe dans le modèle des états policiers, les régimes fascistes ou totalitaires. Dans ce cas on peut crier s'il y a réellement atteinte à la liberté."

- "Mais aujourd'hui on crie aux atteintes à la liberté pour un rien. On a abusé de ça aussi, au point de ne plus pouvoir faire exister un droit protecteur, encore moins son application."

- "J'allais le dire. C'est bien ce qui se passe depuis quelques décennies. En résultat on n'atteint même pas le minimum de protection pour ceux qui veulent vivre tranquillement. On est dans l'excès inverse, et ça fait autant de mal."

Au bout de longs corridors, dont certains menaient d'un immeuble à l'autre, ils arrivèrent à une dernière porte blindée. Elle fut ouverte par un maître-chien, et ils se retrouvèrent dans la réception de l'hôtel. Ce n'était pas un grand hôtel, encore moins un hôtel de luxe, mais même les plus petits devaient avoir de tels moyens sécuritaires, à grand frais, et toujours répercutés sur la clientèle.

Ils retrouvèrent Elodie et Kate au comptoir de réception.

- "On vient de finir les formalités" dit Elodie.

- "Il me reste à télécommander l'anti-rats dans vos chambres." compléta l'employé. Il termina quelques opérations informatiques, puis il tendit des clés magnétiques.

- "Voici vos clés, leurs codes sont maintenant valides. Verrouillez en votre absence et pendant le sommeil. La femme de ménage n'est autorisée à entrer qu'en votre présence."

Il ajouta en plaisantant.

- "Vous n'aurez aucun cafard, les rats les ont bouffés !"

Daniel s'abstint de traduire cette plaisanterie douteuse à Kate. Arrivé dans leur chambre il vérifia minutieusement l'absence d'occupants indésirables, autant que leurs déjections. Dans les sanitaires, des étiquettes indiquaient la date et l'heure du dernier nettoyage. Il avait été fait quelques minutes avant leur arrivée. Certaines étiquettes mentionnaient une désinfection. Les serviettes de toilettes et les verres étaient emballés dans des sacs plastiques hermétiquement soudés. L'ensemble de la chambre semblait convenable, malgré les paroles entendues plus tôt.

Il s'installèrent, Elodie et Damien également. Tous les quatre se retrouvèrent peu après.

- "Qu’est-ce qu’on fait, maintenant ?" demanda Elodie. "Est-ce que tu as un plan, Daniel ?"

- "Non, pas vraiment. Et si les rues sont comme ça, je crois que ce sera tout pour aujourd'hui."

- "Les rues sont comme ça. Pas question de se promener après une certaine heure."

- "Dans ce cas, il vaut mieux attendre demain. J'irai observer les lieux devant mon appartement."

- "Et, à part observer ? Tu as une idée de ce que tu veux faire ?"

- "Je voudrais prendre de vitesse ces jumeaux. J'aimerais pouvoir leur parler sans les avertir à l'avance, pour qu'ils ne puissent rien organiser, surtout pas me tendre un piège. Ensuite, si j'y arrive, je vous avoue que je n'ai pas envie de m'attarder en France."

- "On est un peu connus à Paris, on peut peut-être contacter quelques amis, des sans-abri."

- "Ça pourrait être utile. S'ils peuvent se trouver dans le quartier, ils pourront peut-être nous aider."

- "On ira les trouver demain. Pour l'instant, allons dîner. Je voudrais faire passer l'émotion que nous a causée le comité d'accueil."

Daniel n'avait encore aucun plan pour parvenir à ce qu'il voulait. Il manquait d'éléments. Cependant, peu à peu, des idées se profilaient.

 

Après dîner, ils allèrent dans un salon de l'hôtel, une vaste salle où un téléviseur fonctionnait pour les clients. Il était assez tôt, et ils étaient seuls. Ils s'installèrent. Quelques minutes plus tard, un adolescent entra dans la salle. Il vint directement parler à Damien.

- "Bonsoir monsieur. C'est pour quoi ? Blonde ? Jeune ? Vieille ? J'ai tout. Si tu veux une vierge, j'ai une sœur. C'est très rare, très rare. Pour elle, je te fais bon prix. Tu veux quoi, monsieur ?"

- "Rien du tout. Dégage."

- "Ma sœur, elle est vraiment vierge. Je me moque pas. Si tu as pas les moyens pour la vierge, j'ai autre chose. Ta femme, elle peut regarder. Elle peut faire aussi. Pas de problème."

L'adolescent proposait son marché devant Elodie et Kate. Elles étaient pour lui des clientes au même titre que Damien ou Daniel.

- "Je t'ai dit que je ne veux rien. Dégage."

Un peu étonné de la réponse, l'adolescent se tourna vers Daniel, et proposa encore son marché. Il eut la même réponse. Encore plus étonné, il parla à Kate. Daniel répondit pour elle. Il s'adressa encore à Elodie.

- "Tu peux jouer avec la fille comme tu veux. Tu payes, c'est tout. Peut-être tu veux la vierge toi ?"

- "Non. Laisse la vierge." lui dit Elodie.

L'adolescent était visiblement désarçonné par les réponses. N’y comprenant rien, il fit un pas en arrière et parla alors à tous les quatre.

- "C'est vrai, elle est vierge ! Ma parole ! Ma mère, elle a voulu d'attendre qu'elle est grande. Si elle est pas vierge tu payes pas le prix d'une vierge. Tu payes la moitié maintenant, et le reste si elle saigne. … D'accord ?"

Il n'eut aucune réponse. Très étonné, il insista encore.

- "Demain c'est trop tard. J'aurai beaucoup des clients, pour faire avec elle et pour voir. C'est très rare la vierge. Tout le monde il veut. Elle sait tout faire ma sœur, c'est moi je lui ai appris."

Sans plus de réponse, il voulut alors comprendre.

- "Vous êtes pas ici pour tourisme sexuel ?"

- "Mais non, mon gars." lui répondit Damien.

L'étonnement fut encore plus lisible sur le visage de l'adolescent.

- "Alors pour quoi ?"

- "Y'a pas que le sexe dans la vie, mon gars. Mais, on ne t'a rien appris d'autre. Je sais."

L'adolescent reposa sa question, non par curiosité mais pour comprendre cette situation jamais rencontrée.

- "Vous êtes là pour quoi ? Dis-moi."

- "Pour affaires mon gars. Et ça ne te regarde pas."

- "Ah OK ! Bizness ! Mais y'en a pas du bizness comme toi tu fais. Tout le monde il veut un oreiller."

- "Pas nous. Sois sympa, laisse nous maintenant."

- "Tu sais pas ce que tu dis. Attends, je vais chercher ma sœur."

Il partit quelques instants, pendant lesquels Daniel s'enquit de la situation.

- "Qu'est-ce que c'est que ça ? C'est un hôtel de passe ici ?"

- "Non, c'est juste un hôtel. Mais c'est comme ça partout, dans tous les hôtels, surtout à Paris. Elodie et moi, on a l'habitude. On n'est plus étonné."

L'adolescent revenait déjà, accompagné de sa sœur qui semblait avoir une douzaine d'années.

- "Dis-leur." dit-il à sa sœur. Elle leur dit.

- "Je suis vierge. Si vous voulez, je suis d'accord. Vous payez la moitié à mon frère maintenant, et la moitié à moi si je saigne."

Elodie se tourna vers Daniel, pour lui expliquer.

- "Je tenterais bien de leur parler, pour les raisonner un peu, ces deux là, surtout qu'ils sont gentils tout plein, pas du tout agressifs comme d'autres. Mais, je sais que leur parler est peine perdue. Malheureusement, il y en a plein comme eux. J'ai essayé plus d'une fois. Même si j'y arrivais, tout le monde autour d'eux leur mettrait la pression, jusqu'à les battre, et méchamment. Alors, j'aime mieux me taire, même si ça me crève le cœur."

Elle avait parlé à voix basse, et les deux jeunes adolescents pensaient qu'ils se mettaient d'accord pour accepter. Pour aller en ce sens, le frère ajouta.

- "Je l'aime ma sœur. Je veux pas n'importe qui. Je veux pas si c'est dangereux. Vous, je vois que vous êtes pas méchants. Alors, elle est d'accord. Elle a confiance en moi."

Malgré ce qu'elle avait dit, Elodie ne put s'empêcher de s'adresser à la fillette, à peine entrée dans l'adolescence.

- "Es-tu vraiment d'accord ? Sais-tu ce que tu fais ? C'est sûrement pas toi qui le veux, pas à ton âge. On t'a dit de  faire ça, mais c'est pas bien, et tu peux refuser. Le sais-tu ?"

Elodie cherchait ses mots, tout en pensant que sa jeune interlocutrice n'était probablement pas encore réglée. Avant qu'Elodie n'arrive à dire autre chose, la jeune immature lui répondit.

- "Oui, je le veux ! C'est mon choix. Je fais de mon corps ce qui me plaît."

Dépitée, Elodie se tourna encore vers Daniel.

- "Voilà. … Encore une à qui on a bien appris sa leçon."

- "Ce qui est nouveau pour moi, c'est l'âge auquel on les prostitue. Mais, la leçon qu'elle récite n'est pas nouvelle. On l'a trop souvent entendue, pendant des années."

Il fallait mettre un terme à cette discussion avec les adolescents. Elodie s'en chargea.

- "On ne veut rien. Ce que vous faites s'appelle de la prostitution. Ton frère aussi se prostitue, n'est-ce pas ?"

La jeune fille dit oui de la tête. Elodie continua, avec autant de difficulté pour trouver ses mots.

- "Je ne sais pas comment vous expliquer, mais vous ne devez pas le faire. Ce n'est pas bien, on vous exploite. On vous vole votre corps, votre âge, pour de l'argent. Je ne sais pas comment vous expliquer."

- "On a compris." dit le frère.

- "Alors dis-moi la vérité, toi, le garçon. Tu aimes vraiment le faire."

Il répondit non de la tête.

- "Alors tu ne dois plus le faire. Ne le fais pas faire à ta sœur non plus."

Ils semblèrent troublés, restèrent muets. Le garçon prit alors le bras de sa sœur et ils s'en allèrent tous les deux, sans plus de mots.

- "Ils vont chercher d'autres clients." dit Damien. "Moi, ce qui me crève le cœur, c'est qu'ils risquent de tomber sur des fous dangereux. Beaucoup de ces gosses se font tuer et ils le savent. Ce qu’ils ne savent pas c’est se soustraire à leur situation. Leur propre mère les prostitue, tu l’as entendu."

Il y eut un court silence.

- "Voilà donc où on en est." dit Daniel.

- "C'est le résultat de ce qu'on a fait dans le passé." dit Elodie. Elle compléta encore son propos.

- "Par une prétendue libération ou révolution sexuelle, voilà ce qu'on a fait. Du sexe pour tout raisonnement, du commerce de sexe, du sexe partout, on ne pense plus que par ça, jusqu'au plus sordide. … Je n'arrive plus à parler."

- "On a compris." dit Daniel, exactement comme l'adolescent.

Mais, cela ne suffisait pas à Elodie. Elle avait besoin de s'exprimer.

- "Et ils appellent ça de l'amour… faire l'amour…"

- "C'est comme ça qu'on a embrouillé les esprits, en parlant d'amour à propos de sexe."

- "Ça me rappelle quelqu'un, lorsque j'étais au lycée. J'ai toujours été choquée par ce qu'elle faisait. Elle allait dans toutes les soirées organisées par ses copains. Elle voulait bien plus que seulement passer une soirée. A chaque fois, un autre garçon passait dessus. Je l'imaginais alors, quand elle rentrait dormir dans sa chambre d'ado, chez ses parents, avec ce qui lui dégoulinait encore entre les jambes. … C'est de l'amour, ça ? C'est vivre pleinement un amour, ça ? … Elle n'avait même pas idée de ce qu'est aimer un homme et partager sa vie avec lui. … Et ils appellent ça de l'amour…Faire l'amour…"

Sans trouver de mots, elle dit alors pour finir

- "Avant, tu parlais de contre révolution sexuelle, Daniel. Tu avais raison. Si cette idée avait pris de l'ampleur, si on l'avait faite, cette contre révolution, on n'en serait pas là."

Damien revint sur une discussion précédente.

- "On parlait de la liberté tout à l'heure. Eh bien, voilà un exemple de plus. Voilà la liberté vue par les idées admises, les idées à la mode, depuis qu’il a été impossible de parler d'une autre sexualité que celle prônée par ces putains d’idées à la mode. Quiconque en aurait parlé aurait subi les moqueries ou se serait fait huer, même insulter. Il ne restait pas beaucoup de place pour ceux qui voulaient vivre mieux. Ils n'avaient plus la liberté de vivre comme ils voulaient, ils étaient poussés à avoir une sexualité dès l’adolescence, pour ne pas se distinguer. Et lorsqu’ils tombaient vraiment amoureux, ils devaient accepter le passé sexuel de l'autre personne, tout ce que les idées admises avaient fait faire avant. Voilà le résultat de ces idées sexuelles aujourd'hui. Quelle liberté a t-on laissée à ceux qui voulaient autre chose ? Quelle liberté ont ces gosses, aujourd’hui ?"

- "Triste vie."

- "Très triste."

 

            Comme prévu, le lendemain matin Daniel se retrouva devant l'immeuble où il habitait. Une boucle de vingt cinq ans l'avait ramené ici.

Il était avec Kate. Assis sur un banc, tous deux regardaient l'immeuble. Lui n'avait aucune nostalgie, aucun regret. Il savait aussi, depuis fort longtemps, qu'il n'aurait jamais connu Kate s'il était resté à Paris. Quant à elle, elle regardait cet immeuble d'une tristesse accablante, comme ce qui l'entourait. Elle pensait à la vie de son époux lorsqu'il vivait là. Il aurait un jour baissé les bras et abandonné la lutte inégale qu’il menait, si toutefois il n'avait pas été assassiné avant. Il aurait alors eu une vie non épanouie, coincée de tous côtés, une vie qui l'aurait lentement usé, en toute inutilité, jusqu'à mourir. Entre deux pensées elle regardait Daniel et comprenait encore comme peuvent être lourdes les fautes d'une société. Celle-ci n'aurait fait que peser sur lui tout en tentant de réduire à néant son rude combat, ou encore le presser jusqu'à l'écraser, le tuer tôt ou tard, en anéantissant son savoir et sa valeur, en les ignorant en plus. Elle le regardait sans qu’il ne s'en rende compte, admirative comme elle n’aurait jamais cru l’être. Plus qu’à l’accoutumée, elle percevait l’importance de son époux. Depuis qu'elle était en France, tout ce qu'elle avait entendu de sa vie prenait une dimension concrète. Avant, ce qu’elle savait restait malgré tout abstrait. Mais, là, au pied de cet immeuble, les choses criaient leur vérité. Peut-être était-ce le lieu, ou bien l'instant, ou encore ce qu'elle avait vécu ces derniers jours. Elle le regardait presque en le dévisageant. Elle s'interrogeait aussi sur elle-même. Peut-être l’avait-elle retenu par-devers elle. Elle se mettait en question pour savoir si un ego de femme n'avait à son insu dominé la situation. Elle se remémorait ses propres mots. "On dit des hommes qu'ils sont égoïstes, mais les femmes peuvent l'être à leur manière". Elle pensait à tout cela, comprenait ce qu'avait représenté Daniel, tout ce qu'il aurait pu faire pour une société, un pays, et d'autres encore qui s'en seraient inspirés. Elle se disait qu'un homme comme lui aurait dû avoir autre chose qu'une vie trop étriquée dans un village du Wexford. Elle pensait l’avoir tenu auprès d’elle, de peur de chambouler le bonheur qu’elle avait. Il aurait certainement voulu revenir et elle l’avait empêché, c’est ce qu’elle croyait. Les sentiments d'admiration et de culpabilité commençaient à s'entrechoquer. L’affrontement n’était pas loin, le déséquilibre qu’il entraînerait non plus. Juste à cet instant, comme s'il avait perçu ses pensées, il la prit par l'épaule et lui dit.

- "Je n'aurais rien pu faire… Rien n'était en mon pouvoir. Tout était tenu par d'autres, et face à eux je n'aurais fait qu'y perdre la vie. … En repensant à tout ça maintenant, je vois encore qu'avec toi j'ai fait ce que j'avais de mieux à faire. Si je ne t'avais pas connue, je n'aurais pas vécu. Même vivant, je n'aurais pas vécu."

Elle en fut très touchée, sentit l'émotion en sa gorge, en sa poitrine. Elle fut un peu rassurée, mais trop peu. Elle n'était pas satisfaite de cette réponse, pas satisfaite d'elle-même. La question restait entière. L'avait-elle retenu à tort, sans que l'un et l'autre ne s'en rendent compte ? Elle rebondissait sur une autre question. En d'autres circonstances, aurait-il voulu de cette vie avec elle ? Ou était-ce faute de mieux ?

Encore une fois, il répondit comme s'ils étaient capables de télépathie. Ce n'était pas la première fois. Sans même qu'elle n'ait dit quelque chose, il lui répliqua.

- "J'aurais pu revenir ici si j'en avais eu envie. Mais ça n'a jamais été le cas.…J'ai avec toi une vie magnifique."

Il continua.

- "Je n'aurais jamais voulu te rater… Tout le mal qu'il y a eu ici nous a conduit à nous. Tu m'as donné ton amour, un bel amour, deux beaux enfants, une vie paisible et constructive. Si l'histoire avait été autre, j'aurais eu moins de ce bonheur. Je l'aurais peut-être complètement manqué. … Mais heureusement, je t’ai rencontrée. Si quelqu'un doit en être remercié, je ne le ferai jamais assez."

Elle posa la tête sur son épaule et lui redit doucement.

- "Si quelqu'un doit en être remercié, je ne le ferai jamais assez. … Tout ce que tu viens de me dire, Dany, est valable pour toi. Tu m'as donné tant d'amour, un si bel amour, deux beaux enfants, et tout le bonheur dont on peut rêver. … Si je ne t'avais pas connu, Dany, j'aurais peut-être fini dans les bras d'un autre homme. Peut-être que je me serais mariée par dépit. Je ne sais pas. … Je pense que je n'aurais pas épousé n'importe qui, et, si je n'avais trouvé personne je serais restée vieille fille. Mais, dans tous les cas, je n'aurais jamais été aussi heureuse qu'avec toi."

Ils eurent à peine le temps de terminer ce dialogue. A cet instant précis les jumeaux sortirent de l'immeuble. Aussitôt Daniel mobilisa tous ses sens. Il les vit d'assez loin, mais suffisamment près pour voir combien ils se ressemblaient, bien que de sexe différent. Ils portaient le même long manteau, eurent les mêmes gestes pour tenir la porte, puis fermer leur manteau. Tous deux portaient les cheveux mi-longs et une même coupe mixte, ce qui ajoutait au trouble de voir un physique décliné aux deux sexes. Daniel cherchait à voir quelle éventuelle ressemblance avec lui ils pouvaient avoir. Il était convaincu que ce n'était pas ses enfants, mais il restait une part de doute.

Les jumeaux s'éloignèrent assez vite. Ils prirent place à bord d’une voiture garée à une centaine de mètres. Un chauffeur les y attendait. Sitôt les portières fermées la voiture démarra et disparut à l'angle d'une rue. Daniel regarda sa montre. Il était un peu plus de dix heures. Ce devait être l'heure à laquelle ils se rendaient au travail.

- "Si je m'écoutais, j'irais jeter un coup d'œil là-haut." dit Daniel.

- "Tu ne le dis pas sérieusement, Dany ? Si ?"

- "Non, bien sûr que non. Je n'arriverais même pas à entrer. Tout doit être truffé d'électronique et de détecteurs. Ici, on vit barricadé."

Ils furent interrompus par la sonnerie du téléphone. L'un des deux jetables qu'ils avaient achetés sonnait. Daniel prit la communication et une voix masculine efféminée annonça.

- "Vert ! Europe Communications Vert ! Coco Vers Cocotte ! EC VC VC, Julien à votre service. Bonjour."

- "Bonjour." dit Daniel surpris, attendant la suite.

- "Merci d'avoir acheté des appareils EC VC VC. Je vous appelle pour vous parler du bouquet de services que EC VC VC peut vous offrir. Mais, j’entends des autos. Vous n'êtes pas dans la rue au moins ?"

- "Si, je suis dans la rue. Pourquoi ?"

- "Pourquoi ? Mais parce que c'est dangereux ! Il ne faut pas répondre au téléphone dans la rue, vous risquez d'être agressé."

- "Ah bon !? Ça alors… Vous m'étonnez beaucoup."

- "Oh ben vous, on comprend que vous n'êtes pas d'ici mon pauv' monsieur. Bon, je ne dois pas vous retenir longtemps alors. Pouvons-nous convenir d'un rendez-vous téléphonique ? Quand puis-je vous rappeler ?"

- "Voyez-vous, je ne suis que de passage, pour quelques jours. Je crois que vos offres ne me seront pas utiles."

- "Mais, nous avons aussi des formules pour les gens de passage. Je peux vous rappeler ? Ça ne sera pas long."

- "Bon, eh bien… appelez entre douze et treize heures, je serai rentré à l'hôtel."

- "A l'hôtel, c'est parfait ! Il y aura moins de danger. C'est noté monsieur, éteignez vite et cachez votre appareil. Europe Communications Vert fait tout pour que coco appelle vers sa cocotte ! Vert, Coco Vers Cocotte vous souhaite une bonne journée !"

Daniel éteignit et expliqua à Kate ce qu’était l’appel.

- "On ne s'ennuie jamais ici." ajouta t-il. Il finit à peine de le dire que le second téléphone sonna.

- "Qu'est-ce que c'est encore ?" dit-il avant de répondre. La même voix annonça.

- "Vert ! Europe Communications Vert ! Coco Vers Cocotte ! EC VC VC, Julien à votre service. Bonjour."

- "C'est encore moi. Vous m'avez déjà appelé."

- "Encore vous ? Mais qu'est-ce que j'ai fait ? Le même numéro ?"

- "Non, j'ai acheté deux appareils."

- "Ah, voilà ! Quel farceur alors ! Mais que faites-vous avec deux appareils ?"

- "On est nombreux dans la famille. On s'appelle de la terrasse au jardin."

- "Ah ! Je vois ! Je vous demandais ça parce que EC VC VC a justement des offres adaptées pour ça. Mais, comme vous êtes dans la rue, je vous en parlerai plus tard. A bientôt coco !"

- "C'est ça. A bientôt, coco !"

 

Elodie et Damien les rejoignirent peu après. Ils s'installèrent sur le même banc.

- "On a pu trouver nos amis." dit Elodie. "Ils seront là cet après-midi. Ils nous aideront autant qu'ils pourront."

Damien compléta.

- "L'un d'eux est de ce quartier. Il connaît les jumeaux et leurs habitudes. Il dit qu'ils sont précis comme des pendules. On pourrait savoir à quelle heure ils font pipi."

- "J'en demande pas tant." répondit Daniel, amusé.

- "Plus sérieusement, le frère s'appelle Hugues, sa sœur Béatrice."

Pendant qu'ils parlaient tranquillement, deux hommes passèrent devant eux. L'un d'eux cria.

- "Hé ! Les vieux ! Qu'est-ce vous faisez ici ? C'est le danger pour vous. Vous le devez rentrer au lit. Fissa !"

Les désignés se regardèrent, silencieux en attendant que les deux hommes passent. Mais, ils n'en firent rien. L'un des d'eux se rapprocha.

- "Hé ! Quoi ? Vous l'avez pas compris quoi j'ai dit ? Partez vous-en !"

Il joignit le geste à la parole en saisissant Elodie par le bras. La réaction de Daniel et Damien fut immédiate. Ils se levèrent en un même réflexe et firent face à l'homme. Leur attitude ne trompait pas, ils ne toléreraient davantage que ce geste. Elodie n'avait pas non plus manqué de se dégager.

- "Ne me touchez pas !" avait-elle crié en même temps.

L'ensemble ne fut pas du tout au goût des deux passants. Surpris et s'estimant insulté, celui qui avait saisi Elodie grimaça lui aussi, comme l'homme que Daniel et Kate avaient eu le déplaisir de rencontrer au bureau de poste.

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La personne de la brigade qui avait expliqué s'adressa encore à Daniel.

- "Je vais t'explique. Toi, tu dis il veut la montre et la femme. C'est ça ?"

- "C'est ça."

- "Alors, lui, sur quoi tu dis, il lâche lui quelque chose. Ça s'appelle con...ces...sion. C'est positif ! Il fait comme ça, c'est à dire il aime toi ! Il veut partager avec toi, frère, il accorde toi quelque chose, pour la paix. Tu comprends ? Que de l'amour ! C'est positif !"

Daniel était si surpris qu'il ne put répondre.

- "C'est comme ça qu'ils font." lui chuchota Damien.

- "Je vois." dit péniblement Daniel, à la brigade.

- "Qu'est-ce tu vois ? Moi aussi je vois. Qui c'est qui l'est aveugle ici ? … Entends. Je t'ai demande si toi tu comprends, pas si tu vois."

- "J'ai compris."

- "Qu'est-ce tu as compris ? J'ai pas fini !"

- "Il est bête ! Lui bourricot ! " lança le négociateur et partie à la fois.

La personne de la brigade reprit.

- "Alors, lui il fait concession sur ce que toi tu dis, et toi tu fais concession sur ce que lui il dit, et c'est comme ça la vie. Tu comprends ?"

- "Je crois."

- "Il est bête je dis ! Même pas il sait négocier !"

- "Silence ! On te compte rien, mais tu recommences plus à dire qu'il est bête. Reprends la négociation."

- "Bon. J'ai dit, la femme je l'en veux plus. Ma parole on me roule pas ! Elle est maigre et y'a qu'elles sont jeunes ! Alors je fais concession la femme. Mais toi tu donnes la montre ! Comme ça je veux."

Ce fut alors au tour de Daniel de négocier. La brigade attendait sa demande, mais il se trouva bloqué devant un tel système. Il était incapable de se livrer à une mécanique aussi absurde et à laquelle les autres étaient visiblement habitués. Après un instant de réflexion pour comprendre l'aberrant, il comprit qu'il ne pouvait faire la concession attendue. Seuls les deux hommes avaient exprimé des exigences, donnant l'illusion de concéder quelque chose en cédant sur leurs propres demandes. A l'inverse, les deux couples n'avaient rien exigé, ils ne pouvaient donc faire la même manœuvre. Tout était de toute façon complètement insensé.

Daniel avait suffisamment compris ce qu'étaient ces négociations. Il préféra ne plus y perdre de temps ni risquer davantage.

- "J'accepte sans aucune condition !" lança t-il. "Je veux être positif !"

La brigade et les deux hommes éclatèrent de rire.

- "Même pas il sait négocier !" Dit le négociateur. "Un bourricot mieux que lui !"

- "C'est pas comme ça." reprit la personne de la brigade. "Je t'aide c'est mieux, parce que je vois toi pas méchant et un peu … Comment qu'on dit, comment ?"

- "Niais !" dit un de ses collègues.

- "Niais, niais, voilà, c'est ça. Bon… Il dit lui que vous agressez eux. Et il dit aussi, les femmes elles sont des salopes qu'elles les ont touchés. Alors, toi tu dois répondre, alors tu dis à lui, tu as pas la preuve que nous on a fait ça à vous. Alors je fais concession que je porte pas la plainte que tu accuses nous sans la preuve. Mais, la montre je la donne pas. Voilà comment tu dois dire. Tu comprends ?"

- "C'est très clair, je comprends."

- "Alors si tu veux, tu dis je veux comme ça."

- "Je veux comme ça."

D'un seul coup la brigade s'activa de manière fébrile sur des livres électroniques.

- "Qu'est-ce qui se passe ?" demanda Daniel.

- "Eh ! C'est fini ! C'est tout ! Il dit ce qu'il veut, toi tu as dis aussi, vous avez négocié, c'est fini. Lui il a fait concession la femme, et toi concession la plainte. Tu donnes pas ni la montre ni la femme, et nous comme ça on peut faire rapport de négociation et aller manger au café. C'est fini. C'est comme ça."

- "Ah bon ?"

- "Eh bien sûr ! Nous on est la brigade de la méé diaaa tion et de la néé goo ciaa tion. Tu comprends ? On a négocié, c'est fini. Tu peux dire merci à moi que j'ai négocié comme il faut. Lui, il insiste pas devant moi, sinon sans moi tu perds beaucoup. Mais cette fois tu en as rien à donner. Eh ! C'est pas toujours on donne ! Et comme ça on met rien sur le rapport, moins du travail. Seulement on écrit concessions bilatérales, comme ça on dit, et tout le monde il est devenu content, et comme ça on montre quand on négocie c'est mieux, c'est positif, et la brigade elle est efficace et elle continue à travailler. C'est positif ! Tout, c'est positif ! Tu comprends ?"

Il n'attendait pas vraiment de réponse. Il eut un sourire condescendant et ajouta.

- "Ah, mon ami ! Tu es niais. Niais ! Allez, on s'en va."

Il restait toutefois une question que Daniel ne manqua de poser.

- "Et qu'est-ce qui nous garantit qu'ils vont pas nous racketter encore, ces deux là ?"

L'un des deux racketteurs en rit. L'autre donna son explication.

- "Toi tu es bourricot ! Et toi tu es vieux ! Qu'est-ce qu'on touche à toi ? Ça fait malheur sur nous ! Déjà on a perdu. Allez-toi, allez-vous en chez ta mère, va !"

Le propos déplut à une personne de la brigade.

- "Silence ! N'aggrave pas ton cas. Sinon le monsieur, là, pourrait négocier un dédommagement, et nous te coller une amende."

- "Ça va, ça va, je le fais plus. Moi je suis pauvre, mis'sieur l'agent. C'est lui, celui-là, il m'a volé montre, sinon moi pas parler comme ça. J'ai dit pas bien parce que moi victime. Tu m'excuses mis'sieur l'agent."

Et il fit mine d'essuyer des larmes.

- "Bon, ça va, arrête de pleurer. On retient rien à personne, mais ferme la. Allez, mets tes empreintes sur le rapport."

On lui tendit le livre électronique où était écrit le rapport, l'homme appliqua les doigts sur une partie vitrée.

- "Empreintes non connues au fichier." dit la personne de la brigade. "Allez, approche les yeux."

L'homme appliqua son visage sur un analyseur d'iris.

- "Iris non connue au fichier. Biométrie négative. C'est positif."

Ce fut au tour de Daniel. Il appliqua ses doigts.

- "Hé la ! Tes empreintes sont connues, toi ! T'as déjà eu un incident de négociation, y'a deux jours. T'as pas voulu négocier ! C'est pas positif, ça !"

- "C'est pour ça, monsieur l'agent, maintenant je cherche à être positif. J'ai bien compris la leçon, je veux m'amender."

- "Faudrait savoir. Pourquoi tu veux une amende si ça t'a servi de leçon ?"

- "Ça m'a servi de leçon, je ne veux pas d'amende."

- "Bon, alors ça va, c'est positif. Allez, mets les yeux, qu'on aille manger."

Daniel appliqua le visage à son tour. Quelques secondes après on eut la réponse.

- "Rien à part l'incident déjà signalé. C'est bon."

- "Vous ne prenez jamais les noms ? Ça ne se fait plus ?"

- "Alors toi, t'es vraiment niais. Mais d'où tu sors ? Bon, je t'explique, vite fait avant d'aller bouffer. On n'en a rien à foutre de ton nom, on a tes empreintes. On n'est pas la crime, nous. On n'est pas habilités à prendre les noms. T'as jamais entendu parler de la CEDDH ? La Commission d'Encadrement des Données et des Droits de l'Humain, tu connais pas ? On n'a pas le droit de prendre les noms, on fait pas ce qu'on veut. Not'boulot à nous c'est seulement pour les cas qui relèvent de la médiation et de la négociation. On marche qu'avec les empreintes et avec ça on peut s'en taper de la Commission. Elle a même pas compris que les empreintes ça va plus vite et qu'y a moins de risque de s'tromper. Avec les deux bécanes là, celle à empreintes digitales et l'autre à iris, tu peux pas tricher sur ton identité. Si tu fais un truc de travers, avec tes empreintes on te retrouve, comme on a retrouvé ce que t'as fait y'a deux jours. T'as pigé ?"

- "Et à la crime, ils prennent les noms, monsieur l'agent ?"

- "Oui, mais un nom ça sert pas autant que des empreintes. Ils z'ont pas encore compris ça, à la Commission. Tant mieux. Sinon j'te dis pas. Ils pourraient nous supprimer aussi ce droit et en donner encore aux racailles. Heureusement qu'à la crime ils prennent aussi les empreintes. Tant qu'on en aura des empreintes, si un mec a commis un crime on aura les siennes sur le lieu, et on les fichera suspectes. Pareil pour l'iris, pareil pour l'ADN. C'est les empreintes qui font preuve, mieux que le nom. Alors, t'as pigé maintenant ?"

- "C'est très clair, monsieur l'agent."

- "Ouais… Mais est-ce que t'as pigé ?"

- "J'ai pigé, monsieur l'agent."

- "Y'a des fois, on se demande vraiment si tu peux piger qu'èque chose. … Allez, on va bouffer."

Les deux vrais agresseurs étaient déjà partis. La brigade s'en alla aussi, laissant Daniel encore effaré de ce nouvel épisode.

- "Qu'est-ce que c'est que ce bazar ?" dit-il en se tournant vers ses amis.

- "Bienvenue en France." répondit Elodie. "C'est devenu comme ça. Tu peux te mettre à jour."

- "Bazar, c'est bien le mot." dit Damien "Je crois qu'on a bien de la chance. On ne leur a rien filé sauf des coups. Et on évite en plus qu'ils reviennent avec leur bande. Ça porte malheur, qu'il a dit. C'est jamais comme ça que ça se termine. D'ordinaire, il aurait fallu donner ta montre et décamper aussi vite que possible pour ne pas être rattrapés par toute la tribu. Tu peux te mettre à jour pour ça aussi."

- "Franchement, j'en ai marre de ces mises à jour. Dès que je peux je me fais ermite. … En fait, tout ça n'est pas nouveau. A mon grand regret, ça existait déjà lorsque je suis parti. Lorsqu'on a mis en place les Maisons de Justice et du Droit, c'était déjà comme ça, au moins en partie. Je me souviens avoir eu un petit différend avec des voisins, à propos de leur bruit. On s'est donc retrouvé en conciliation dans une de ces Maisons. L'attitude attendue par la médiatrice consistait à se montrer arrangeant. J'ai donc dû déclarer que j'allais faire des travaux d'insonorisation et permettre que mes voisins puissent faire encore un peu de bruit. C'était concéder quelque chose, ça existait déjà. Dans mon cas, ça me coûtait l'acceptation du bruit et le prix des travaux. Ça m'est tombé dessus et je devais l'assumer à mes dépens. Quant à mes voisins, ils s'engageaient à faire moins de bruit qu'avant. Ils réduisaient leurs abus et ça plaisait à la justice, sans comprendre que des abus réduits n'en restent pas moins des abus. Eh bien, on est exactement dans le prolongement de ce processus ! On bafouait déjà le droit, en l'occurrence celui du règlement de copropriété, au profit d'arrangements bancals. Si je n'avais fait qu'exiger l'application du droit, j'aurais été pris pour un obstiné intolérant, un asocial excessif dans sa demande. Les autres se seraient présentés comme des voisins exemplaires, victimes d'un marginal qui ne supporte pas la vie en société. De ces procédés de négociation, voilà ce qu'on obtient aujourd'hui. Il n'y a plus de droit, mais des négociations aberrantes."

- "Je n'avais pas établi ce rapport." dit Elodie. "'Il ne faut pas s'étonner de ce qu'on vit, en effet."

- "Et ce n'est pas tout. Lorsque le gars de tout à l'heure a dit qu'il renonçait à ma femme…"

Ce rappel les fit rire un peu, puis Daniel reprit.

- "… cette manière de faire une soi-disant concession, n'est pas nouvelle non plus. Lorsque je travaillais à Paris, mon boulot m'a fait assister à des procès devant les Prud'hommes. Le plaignant était généralement un salarié licencié, son ancienne entreprise s'en défendait donc. Avant d'arriver au jugement, le jeu de l'avocat de l'entreprise consistait alors à demander des dommages et intérêts au salarié licencié, en prétextant n'importe quoi pour dire qu'il avait fait une plainte abusive. J'ai un peu oublié les termes juridiques, mais je crois bien qu'on appelait ça une demande reconventionnelle. Arrivé au jour du jugement, l'avocat de l'entreprise faisait alors semblant de marquer la bonne volonté de l'entreprise en renonçant à sa demande reconventionnelle. L'entreprise semblait se montrer conciliante, positive, sincère, en renonçant à des exigences absurdes qu'elle avait inventées. Avec ce jeu, les indemnités demandées par le salarié n'étaient pas versées, et le salarié était encore content qu'on ne lui demande pas de payer lui-même. J'ai pris l'exemple des Prud'hommes parce qu'un salarié avait le droit de s'y défendre seul, sans avocat. J'y ai vu pas mal de salariés qui ont voulu se défendre eux-mêmes, parce qu'ils avaient la naïveté de croire en cette prétendue justice, sans savoir ce qu'elle était. Ces salariés voulaient aussi éviter les frais d'un avocat, et ça se comprend. Mais, ils finissaient par se casser les dents au jugement, et même trembler devant l'attitude des avocats de l'entreprise. Et je n'ai pas parlé des tentatives d'intimidation que les avocats de l'entreprise exerçaient. Par exemple, juste avant de passer en audience, ils allaient voir le salarié en faisant mine de vouloir lui parler, pour un arrangement. En réalité, les avocats employaient tout leur talent de comédien pour sonder leur adversaire et l'intimider au passage, ou le mettre en colère et lui faire perdre ses moyens avant l'audience. …Ces jugements étaient souvent comme un jeu aux dés pipés. Et, des avocats avouaient eux-mêmes, en privé, évidemment, qu'il y avait des arrangements occultes. … Ce qu'on vient de vivre en pleine rue, ça se faisait déjà de manière élégante, légale et officielle, dans des tribunaux, avec des avocats royalement payés et respectés pour se comporter en voyous. Comme tu dis, il ne faut pas s'étonner de ce qu'on vit aujourd'hui. Ce n'est que la forme accentuée de ce qui se pratiquait hier. Voilà le résultat."

- "Quand je pense que ce bazar est vrai partout, dans la rue comme au niveau international, à propos de conflits entre pays…"

- "Absolument ! Je te reconnais bien là, Elodie. Toujours du recul et une bonne observation. Tu as raison, c'est pareil dans les relations internationales. On y voit des négociations aussi débiles que ce qu'on vient de vivre, avec pour aboutissement des conflits et des millions de morts."

- "Le recul et l'observation, c'est toi qui les as toujours eus, Daniel. Avant que tu ne dises tout ça, je sentais bien la débilité de la situation. Mais, c'est toi qui as guidé mes raisonnements, il y a longtemps. Si on pouvait te le demander, Daniel, je te dirais encore qu'il faut que tu reviennes. … Mais, je sais bien qu'on n'a pas le droit de te le demander."

- "Si j'ai guidé tes raisonnements, tu as eu l'intelligence de chercher à comprendre. L'immense majorité des autres s'entêtait stupidement. … En supposant que je revienne, qui m'entendrait ? J'ai déjà vu ce que ça a donné. J'y ai repensé depuis que tu en as parlé. Pour être vraiment franc, j'en ai marre de voir des populations aux idées retournées, aux raisonnements à l'envers. J'en avais déjà marre lorsque je suis parti. C'est pire, bien pire aujourd'hui. On ne peut rien contre la bêtise collective, ou plutôt contre ceux qui veulent s'y complaire. Je n'ai pas de recette contre ça. Et puis, merde… c'est terrible à vivre d'être pris pour un sale con, un provocateur, un lâche ou tout ce que j'ai entendu sur moi. Je sais ce que ça fait. Je n'ai rien oublié."

Il avait parlé de toute son amertume, et on le comprenait. Encore une fois, il n'eut qu'un silence compatissant pour réponse.

 

Ils retournèrent à l'hôtel. En déjeunant, ils envisagèrent diverses idées pour tenter un entretien avec les jumeaux. C'est alors qu'un des téléphones recyclables sonna de nouveau.

- "Vert ! Europe Communications Vert ! Coco Vers Cocotte ! EC VC VC, Julien à votre service qui vous rappelle comme convenu."

Daniel était agacé mais il tenait à connaître les fameuses offres pour lesquelles on le sollicitait. Il accepta, en rappelant toutefois

- "Vous m'avez bien dit que ça ne serait pas long, n'est-ce pas ?"

- "Ça ne sera pas long, c'est promis. Je vais commencer par notre formule Famille, puisque vous êtes nombreux. EC VC VC vous propose un forfait de cent vingt deux minutes, vers deux numéros de votre choix. L'accès à ce service coûte dix unités par mois et vous payez vos cent vingt deux minutes seulement au prix de cent unités. Vous avez le droit d'appeler à concurrence de cinquante minutes par mois, pendant deux mois. Au delà, c'est simple, c'est perdu. Avec cette option vous payez vos communications moins cher que le prix normal de cinquante unités pour cinquante minutes."

- "Ecoutez, je n'ai pas tout retenu, c'est peut-être intéressant pour certains, mais pas pour moi."

- "Ah, vous avez tort. Attendez, je vais vous répéter…"

-"Non, merci. Je ne reste que quelques jours, je ne crois pas être intéressé par une de vos offres."

- "Dans ce cas pour quelques jours, EC VC VC a la formule Deux Heures. Vous payez dix unités par mois pour l'accès au service, mais ces dix unités vous sont remboursées par EC VC VC. Vous avez droit à cent vingt minutes de communication pendant deux heures. Au delà, c'est simple, c'est perdu. Vous avez accès à la visionneuse et à la messagerie."

- "Mais, il n'y a pas de visionneuse sur vos téléphones jetables."

- "C'est pas grave. L'offre Deux Heures est sûrement avantageuse pour vous."

- "Non, je ne crois pas et …"

- "Ah, je vois quel genre d'abonné vous êtes. Je sais ce qu'il vous faut. … J'interroge le serveur… Voilà ! C'est l'offre 257 sur 18942, la formule Plan à Horaires ! Vous avez le droit d'appeler dans la semaine, le matin entre six heures et huit heures, hors numéros spéciaux, et vous avez droit à une réduction d'une unité pour chaque cinquantaine d'unités consommée dans la tranche autorisée. La tranche de nuit est plus avantageuse. Vous avez droit à une réduction de deux unités pour chaque cinquantaine d'unités consommée dans la tranche autorisée. C'est valable entre minuit et six heures du matin. Vous en avez du temps pour faire des économies !"

- "Non, écoutez, vos offres sont très compliquées, un peu trop pour ma petite tête, et je suis en vacances."

- "Oh ben vous alors… Je me crève pour vous trouver quelque chose et vous me dites que c'est compliqué !"

- "C'est très gentil, mais je n'ai rien demandé et je ne veux rien."

- "Ben vous auriez quand même pu le dire avant, que vous ne voulez rien."

- "Je vous l'ai dit dès le début. Maintenant j'aimerais déjeuner. On m'attend. Merci."

- "Ah ben, c'est pas très sympa tout ça. Bon, je peux au moins vous proposer une assurance, puisque vous répondez en pleine rue ?"

- "Non, je vous remercie, je ne veux rien."

- "Bon alors je vais terminer par nos services associés et son bouquet de … "

- "Non, je ne veux rien. Rien ! Vous comprenez ?"

- "Ah mais dites, pépère ! C'est quand même pas ma faute si vous avez la caboche au ralenti, hein ! Si vous trouvez ça compliqué je peux tout vous répéter, si vous le voulez. J'ai des grands-parents je sais ce que c'est."

- "Vous savez ce qu'il vous dit, pépère ? Avec ma caboche au ralenti je vois assez clair pour comprendre ce qui est con ! Il faut au moins un stage pour s'informer sur toutes vos offres et formules, sans parler des assurances et du bouquet de je ne sais quoi, aussi compliqués à comprendre. Pour élaborer tout ça c'est encore plus long, et leur coût est faramineux. Tout ça pour accorder des clopinettes. Elles coûtent très cher à l'opérateur sans rien lui rapporter, et encore moins au consommateur. Au lieu de faire tout un patchwork débile de formules et de formules, simplifiez donc tout ça, faites seulement quelques tarifs uniques et à bon marché, vous verrez que les gens appelleront beaucoup plus. Où est votre intérêt ? A ce qu'ils appellent sans compter ? Ou bien à ce qu'ils appellent avec parcimonie à cause des plages horaires, des coûts et des formules assommantes qui les font aller chez vos concurrents qui  sont à peine mieux ? Rien n'a donc changé par ici ? On se traîne toujours autant ? Les technocrates ont donc fait tant d'émules ?"

Il y eut un silence, puis quelques mots de réponse.

- "J'ai rien compris. Mais alors, rien du tout. Je sais même pas de quoi vous parlez. Le patch, les tecnocracks… C'est une nouvelle drogue ou quoi ? Bon, j'ai pas le temps de m'amuser. Si vous voulez rien, c'est pas la peine de faire une crise cardiaque. Bye bye. Que du bonheur !"

Et il coupa la communication.

Toujours aussi surpris de ce qu'il pouvait entendre, Daniel expliqua la teneur de l'appel, avant de reprendre son déjeuner refroidi. Damien expliqua en quelques mots que le démarchage téléphonique était devenu fréquent et très dérangeant. Daniel demanda encore.

- "Et qu'est-ce qu'ils ont tous, à dire que du bonheur ? On entend ça un peu partout."

- "C'est leur connerie qui s'exprime comme ça, maintenant. On te dit que du bonheur, tu dois répondre que de l'amour."

- "Tu dis ça pour rire ?"

- "Pas du tout. T'as bien entendu. Ils s'aveuglent comme ça depuis des années. Que du bonheur ! Que du bonheur !"

- "On se salue comme ça, maintenant ? Que du bonheur, que de l'amour ?"

- "C'est ça. Ils savent même pas ce que c'est, mais ils courent après. Ils voient plus rien, ils se détournent de tout ce qui est laid pour eux, alors ils croient que le monde est beau. Ils risquent pas de l'améliorer."

- "J'en ai assez des cinglés dans les rues, au téléphone et partout ailleurs."

Cette conversation téléphonique dépassée, la discussion revint sur les jumeaux.

- "Je pense leur parler demain matin." dit Daniel. "Au moment où ils sortiront j'irai leur dire que c'est maintenant ou rien. S'ils acceptent, on ira marcher le temps de discuter."

- "Demain matin ils iront au travail. Si on ne les voit pas arriver là-bas, ça risque de déclencher on ne sait quoi."

- "C'est sûr. Je leur dirai d'appeler leur boulot pour tout décommander. Ils n'auront pas d'autre choix s'ils veulent me parler."

- "Et si tu tentais la même chose le soir." dit Damien. "Ils n'auront rien à décommander et seront plus disponibles pour t'écouter."

 - "Le soir ce n'est pas possible avec des rues si dangereuses. Je ne pourrais pas m'occuper à la fois des voyous et du sale tour que pourraient me jouer les jumeaux. Et eux n'accepteraient pas non plus. Si j'ai bien compris, ils vivent en se protégeant. S'ils prennent mille précautions le jour, c'est pas pour s'exposer aux bêtes fauves du soir."

- "Pourquoi ne pas te rendre avec eux dans l'appartement, Dany ?"

- "C'est trop risqué. Je ne sais pas ce qu'ils ont là-haut qui pourrait me piéger. Dans la rue ils seront moins outillés et vous pourrez nous surveiller de loin. On marchera, rester sur place est trop risqué. Je ne vois que cette solution."

- "C'est vrai qu'on n'en a pas beaucoup d'autres."

L'idée fut retenue et chacun se mit à réfléchir aux détails.

Daniel s'intéressait en même temps à son déjeuner.

- "Tu les trouves bons ces œufs à la coque ?" demanda t-il à Kate.

- "Pas vraiment. …C'est curieux…le jaune est cuit, mais… pas le blanc. Et ils n'ont pas de goût, non plus…"

- "Ils sont toujours comme ça les œufs ?" demanda t-il à ses amis.

- "Ça fait longtemps qu'on n'y fait plus attention."

 

Après le déjeuner, Elodie et Damien voulurent rendre visite à leurs enfants.

- "Il vaut mieux qu'ils ne te voient pas, Daniel." dit Elodie. Elle lui expliqua encore.

- "Je leur ai souvent montré des photos de toi, des coupures de presse. Ils te reconnaîtraient en une seconde. Ils sont jeunes. Avec l'excitation de te voir, ils ne sauraient pas tenir leur langue. Je préfère qu'ils ne sachent rien."

- "C'est mieux pour tout le monde." approuva Daniel.

- "Moins de personnes te sauront ici, mieux ce sera. D'autant plus qu'après avoir parlé aux jumeaux tu devras quitter le pays au plus vite."

- "Je le devrai, en effet… Je me suis fait cette même réflexion. Mon départ est donc pour demain. J'avoue que je me sentirai plus léger une fois en dehors de l'hexagone."

Elodie et Damien partirent donc voir leurs enfants. Durant ce temps Kate et Daniel firent une promenade, sans toutefois s'éloigner de l'hôtel. Il ne fallait pas risquer un nouvel incident comme ceux déjà eus, ni courir le risque d'une agression. Ils se retrouvèrent de nouveau près de l'immeuble où habitait Daniel.

Un peu plus loin devant eux, ils virent un vieil homme à terre qui tentait de se relever. Il s'aidait de sa canne mais manquait de force. Il était seul, ne semblait pas avoir été agressé. Kate et Daniel se dirigèrent vers lui pour l'aider.

Daniel passa son bras sous celui du vieil homme, Kate en fit autant. Ils l'aidèrent ainsi à se relever. Une fois sur pieds l'homme se remit un peu. Il devint alors loquace, tout en reprenant son souffle entre deux phrases. Il ne cessa de parler, heureux de pouvoir s'adresser à quelqu'un.

- "Merci. Merci bien." Commença t-il. "A cette heure-ci, il y a moins d'agressions… Et j'ai vu les miliciens dans les parages… C'est le seul moment où je peux marcher un peu… …A force de vivre enfermé, je me sens bien faible… Je vous dois beaucoup. Sans vous je ne me serais pas relevé. J'aurais été la proie des voyous. Ils auraient joué avec moi… comme un chat avec une souris."

Il finit de dire ces mots en regardant Daniel avec insistance. Lui aussi le regarda de cette façon. Tous deux s'interrogèrent sur un visage qui ne leur était pas étranger. Daniel reconnut son interlocuteur. Il le reconnut avec peine, tant il avait changé. C'était son ancien voisin, le fils Desnoyers. Il l'aida à marcher encore un peu, jusqu'à un banc.

- "C'est bien aimable à vous de m'aider autant."

- "Ce n'est rien." répondit Daniel, sans savoir s'il avait été reconnu.

- "On n'a pas été si secourable envers vous, dans le temps. Bien au contraire, n'est-ce pas, monsieur Arnaud.  … Vous êtes donc revenu."

Il était bien identifié et n'en était pas étonné.

- "Revenu ? Pas exactement. Vous n'avez pas tardé à me reconnaître."

- "Vous avez si peu changé. Comment avez-vous fait, pour garder autant de jeunesse et de vigueur ? Je ne peux en dire autant."

- "Pourtant, si j'ai bonne mémoire, nous avons à peu près le même âge. Que vous est-il arrivé, pour perdre autant la vôtre ?"

- "Une sédentarité excessive, certainement. Vivre auprès de ma mère m'y a contraint. Et sa mort m'a encore affligé."

- "Votre mère est donc décédée. J'en suis désolé."

- "Désolé… Ne le soyez pas. Je sais ce que c'est. …Toute ma vie a été désolée… Je le suis doublement maintenant que mère n'est plus. … Ma vie était désolation lorsqu'elle était encore là, c'est encore une plus grande désolation depuis sa disparition."

- "Je ne suis pas sûr de bien vous comprendre."

- "Je m'en doute, c'est certainement du charabia pour vous qui êtes orphelin."

Il en fut piqué au vif. On ne lui avait rappelé ce fait depuis longtemps, et cela sonnait comme une injure. Il répondit à l'écorchure sur un ton mesuré.

- "L'orphelin que je suis n'est pas ignorant de tout. Je suis toujours avide de comprendre, surtout dans le domaine familial justement."

- "Bien entendu… Voyez-vous, avec ma mère je n'ai jamais été libre de moi-même. C'est elle qui avait créé le différend qui nous avait opposé vous et moi. Je n'y étais pour rien. C'est elle qui a désolé ma vie… Elle l'a toujours dirigée et j'ai toujours été incapable de faire autrement. … Je me rendais bien compte de ma situation lorsqu'elle était encore là, et j'en souffrais. Mais, maintenant, … c'est sa disparition qui laisse un énorme vide. … Je suis fils unique, enfant unique… je n'ai nulle autre famille… je suis totalement seul à présent."

- "Je comprends un peu mieux. Je voyais déjà votre situation, à l'époque. Mais… pourquoi ne pas avoir fait votre vie comme vous l'entendiez ?"

- "C'est ce que j'aurais dû faire, je le sais. Mais, par moments, je me dis qu'au contraire je n'ai pas eu le choix. Elle m'a toujours tenu par mes sentiments pour elle. C'est naturel d'aimer sa mère. Mes réflexions sur ce sujet m'ont amené à penser que le lien affectif d'un enfant envers les parents est plus fort que celui des parents envers leur enfant. S'il n'est plus fort, le lien des enfants est certainement plus aveugle, c'est mon avis. On retrouve cela dans le cas des pères qui abusent physiquement de leur fille. Elles ne sauraient faire autrement que… se laisser faire. L'affection naturelle qu'elles ont permet difficilement de le repousser. … Et il y a l'autorité parentale, une soumission à laquelle on habitue les enfants. Elles sont jeunes, ne savent pas comment réagir. Elles sont dans un trouble, alors que le père est bien plus lucide. Cet exemple n'est pas mon cas, mais, je veux dire que… les choses sont généralement plus confuses pour un enfant, fille ou garçon, que pour un parent, père ou mère. Peut-être que je me trompe. … Toujours est-il que j'avais une affection naturelle, normale, envers ma mère. Et je voulais lui être agréable, ce qui est assez naturel aussi. Mais, elle était impossible. Vous l'avez connue. Rien n'était assez bien pour moi, qu'il s'agisse d'un appartement, d'une maison, d'une voiture ou d'une… épouse. Surtout une épouse. Celles que j'aurais voulues ne lui plaisaient pas. Elle me le disait avant même qu'il n'y ait quelque chose. Elle dirigeait tout, et j'ai toujours été incapable de vivre autrement qu'avec son approbation. Un psychologue expliquerait ça mieux que moi. Une psychothérapie aurait pu me guérir, peut-être. Ma mère, comme bien d'autres mères, a causé cela."

- "Pourquoi ne pas avoir suivi de thérapie, alors ?"

Il sourit pour répondre laconiquement.

- "Les aliénés thérapeutes… vous m'avez compris."

Après cette courte réponse amusée, il reprit.

- "Même une bonne thérapie aurait été inutile tant que la source du problème était là. … Si mère était décédée lorsque j'étais encore jeune, je me serais soigné et j'aurais fait ma vie. Mais, on ne revient pas sur son âge. On n'a pas plusieurs fois vingt ans. Passé cet âge, ce qui n'y a pas été fait, et qui ne s'apprécie qu'alors, est perdu. A cinquante ou soixante ans, on ne peut espérer une épouse de vingt ans et vivre avec elle les délices de cet âge. C'est fini, perdu !"

- "On n'a pas plusieurs fois vingt ans. Je le comprends. Les jeunes n'ont pas toujours conscience de ce qu'ils vivent avec un autre être, malheureusement."

- "Vous voulez dire qu'ils ont surtout conscience de leurs pulsions biologiques ?"

- "On ne peut généraliser, car certains, même s'ils sont peu nombreux, réalisent la grandeur de ce qu'ils vivent. Pour les autres, votre formulation est une autre élégante façon de dire ce qui est vrai."

- "Ah ah ! C'est assez drôle. Vous avez raison, hélas. Toujours une vérité à dire, monsieur Arnaud. Elles vous ont coûté cher, dans le temps."

- "Je les paie encore aujourd'hui. … Pourquoi dites-vous que vous n'aviez pas le choix ? Vous l'aviez. Vous n'avez peut-être pas fait le bon, mais vous aviez le choix de vivre autrement, si toutefois vous l'aviez voulu."

- "C'est à dire……… Mère avait tout un arsenal de réactions, d'attitudes… des façons d'être, des façons de faire… un tas de choses qui ne m'auraient jamais laissé vivre en paix si je m'étais écarté de ce qu'elle voulait de moi. … Dans le cas d'une épouse, puisque j'ai pris cet exemple, en supposant que je sois arrivé à en imposer une, mère aurait toujours eu des mots désagréables, une phrase assassine, constamment. Elle aurait gâché une partie de notre joie, c'est un euphémisme. … Aussi, il y aurait eu des tensions entre ma femme et ma mère. Mère les auraient certainement créées. Elle ne m'aurait pas laissé en paix et j'aurais dû faire un choix cruel entre prendre le parti d'une épouse ou celui de ma mère, et cela dans des situations jamais claires où l'une et l'autre semblent avoir tort et raison à la fois. … Ma mère ne nous aurait pas laissé vivre pleinement. … C'est bien ça. Ma mère ne nous aurait pas laissé vivre pleinement. Elle aurait toujours manigancé quelque chose, parfois machinalement, sans vraiment s'en rendre compte, tant c'était devenu sa seconde nature. … De plus, elle avait toujours sa santé comme argument. Si je ne filais pas droit dans sa voie, elle utilisait d'abord la peine que je lui faisais, et ensuite sa santé. Elle se serait réellement rendue malade, et elle me culpabilisait en plus. … Alors je dis ne pas avoir eu le choix. Elle m'a toujours conduit dans une situation de fait, où j'aurais dû choisir entre un problème et un autre, un mal et un autre. Choisir parmi les contraintes, est-ce là un choix ? … Je n'ai jamais pu me résoudre à l'abandonner, car ç'aurait été la seule issue pour moi, l'abandonner complètement et vivre ma vie. Mais, je n'aurais jamais pu supporter l'idée de la laisser, en sachant qu'elle vivrait et mourrait dans des conditions plus que lamentables. Si je l'avais fait, j'en aurais gardé le poids, le remord. J'aurais sombré un jour ou l'autre dans la culpabilité, et la neurasthénie. Je n'ai eu que le choix entre des maux, ou d'autres… c'est à dire pas de choix. … Depuis sa disparition j'arrive à mieux réfléchir. … J'ai compris beaucoup de choses. … Au début, repenser à des souvenirs m'a égaré dans des réactions affectives que j'avais encore, et cela m'empêchait de comprendre. J'ai mis des années avant d'arriver à mettre de l'ordre dans mes idées. J'aurais pu ne jamais y arriver. … J'ai aussi beaucoup pensé à vous, monsieur Arnaud. J'ai pensé à vous pour ce différend et le tort qu'on vous a fait. Et j'ai pensé et repensé à vous en me disant que j'aurais peut-être mieux vécu si j'avais été orphelin comme vous."

- "C'est donc pour ça que vous me confiez tout cela si naturellement aujourd'hui."

- "Je n'y avais même pas fait attention. Vous avez raison. On ne s'est pas vu durant des années, et je vous étale tout cela comme si nous nous étions vus hier. C'est que… je n'ai pas vu les années passer. Dans ma routine, le temps s'est enfui, sans que je ne voie passer quelque chose."

- "J'ai de la peine pour vous, monsieur Desnoyers. … Quand votre mère est-elle décédée ?"

- "Il y a dix ans, déjà."

- "Peut-être auriez-vous pu faire votre vie avec quelqu'un à ce moment ? Pourquoi ne pas l'avoir fait ?"

- "J'étais bien trop perturbé. J'ai tourné en rond, tourné et retourné mes idées dans ma tête, sans même savoir ce que je cherchais. J'étais trop mal pour faire ma vie. … Avant la fin, mère avait été malade à la suite de chocs émotionnels. Je comprenais ce qu'avait été ma vie. Je voyais combien elle s'était servie de ma sensibilité pour me diriger. Les femmes, les mères, elles savent quelle peine on a à les voir pleurer, et elles savent l'utiliser. … Lorsqu'on est jeune on n'y comprend rien, on se laisse mener. On comprend lorsqu'on a pris un peu d'âge, et d'expérience. Mais, entre temps, des années importantes sont passées. … Lorsque j'ai mieux compris, je résistais de plus en plus à ce que me faisait vivre ma mère. J'ai essayé au mieux de faire un peu ma vie, en faisant ce que j'aime, je veux dire, ce que je pouvais faire. Je tentais de l'insérer dans notre routine, ça a causé de premiers ennuis. Je l'ai regretté. J'ai pensé que c'était un mal inutile, car ma jeunesse était déjà passée."

- "La jeunesse peut-être, mais pas le reste de votre vie. N'avez-vous pu insérer tout ce que vous auriez voulu ? Est-ce que le choc a été trop grand pour elle ?"

- "Ce ne fut pas un seul et grand choc, mais plusieurs petits. Ils sont venus parce que peu à peu j'imposais de petits changements à nos habitudes. Je voulais prendre un peu de distance, sortir un peu. Elle eut alors de l'inquiétude pour moi. Je ne m'attendais pas à ça. Elles ont toujours une réaction à ce qu'on fait, et souvent la plus inattendue. …Je me suis mis à sortir, le soir aussi, et certains jours je préférais ne pas la voir. Je ne savais quel prétexte lui donner pour dire que je voulais rester seul. Le dire aurait créé des reproches, des querelles, des crises d'hystérie. Ou alors elle m'aurait servi sans cesse un visage déprimé. … Mais, même sans prétexte explicite, elle voyait bien ma prise de distance. Au fur et à mesure elle s'en rendait malade, me rendant malade aussi. Je vous ai dit qu'elle pouvait se rendre malade. Elle a toujours utilisé l'angoisse que ça m'inspirait. En parlant d'angoisses, elle m'a toujours transmis les siennes. C'est un phénomène naturel aussi. Enfant, on est réceptif. C'est ainsi que se transmettent aussi bien le langage que les craintes, justifiées ou non. C'est pareil pour les angoisses, même irrationnelles. Elle ne manquait pas d'angoisses, injustifiées et irrationnelles, autant pour sa santé que pour le reste de sa vie. Les sentiments d'angoisse qu'elle m'a transmis sont devenus ce par quoi elle m'a tenu. … C'était un chantage constant. J'étais rançonné… en permanence. … Même sans se rendre malade, sa manière de vivre, de prendre les choses, ne lui permettait pas de vivre heureuse… et moi non plus."

- "De quoi est-elle morte ?"

- "De tout et de rien. De tout parce que tout a agi sur son état de santé, et elle était du genre à se laisser aller, même à se complaire dans la maladie, une charge de plus à me jeter dans les bras. … Elle a eu des accidents cardiaques, plusieurs … jusqu'à un dernier qui l'a emportée. J'ai eu énormément de peine, monsieur Arnaud… A ce moment je ne voyais plus que nos bons moments… Et j'ai eu tant de peine pour elle, en me souvenant des difficultés de sa vie, ses regrets … ……… … Je vais mieux maintenant."

- "J'imagine ce que vous avez vécu et qui vous a retenu. … Dans le temps j'ai pu penser que vous étiez trop attaché à votre mère, car cela existe aussi, mais c'est une autre situation que vous avez subie."

- "Les mères sont cruelles, monsieur Arnaud. Elles ne voient pas ce qu'elles nous font. Elles ne voient pas qu'elles font de nous leur marionnette… tenue par les fils de notre affection, ceux de notre sensibilité. … Elles voient aussi leur rejeton supérieur aux autres. C'est leur propre orgueil qu'elles mettent en lui. Elles veulent toujours plus et toujours mieux pour leur rejeton à elles. Ça flatte leur ego de femme, leur ego de mère. En faisant ça, elles ne voient pas qu'elles nous ferment toutes les voies en disant toujours que ceci ou cela n'est pas assez bien pour nous. Elles n'en ont pas conscience, pas plus que du mal qu'elles nous font. Ou alors elles ne veulent pas en avoir conscience. … Dans certains pays, certaines cultures, elles veulent que leur fille ou leur fils soit le meilleur en quelque chose. Là encore, elles n'ont pas conscience du mal qu'elles font vivre à leur enfant. …… Elles nous tiennent par-devers elles. Elles se jouent de nous, d'une manière insidieuse et… vicieuse… à tel point qu'on n'y voit rien. Elles nous mènent à la baguette de manière sournoise, en utilisant notre affection, nos craintes pour elles. Il ne nous reste aucun autre choix que ce qu'elles veulent, sinon nous n'avons que tourments, culpabilité, et frustrations. Mère m'a même privé de la satisfaction de lui être agréable, puisque rien ne lui convenait. J'ai mis des années à comprendre un peu, monsieur Arnaud, et encore, il y aurait tant et tant à dire, et je suis déjà confus."

- "Nous avons erré vous et moi, monsieur Desnoyers, pour des raisons contraires. Vous avez souffert de la présence de votre mère dans votre vie, et moi de l'absence de la mienne."

- "Il doit exister un juste équilibre que nous n'avons pas vécu, c'est cela, monsieur Arnaud. C'est bien cela… un juste équilibre nous a manqué."

- "Et votre père, monsieur Desnoyers ? Je n'en ai jamais entendu parler. L'avez-vous connu ?"

- "Très peu. Il est mort lorsque j'avais six ans. Ma mère a toujours dit qu'il ne valait rien, que les hommes ne valent rien. J'ai été élevé par ma mère et ma grand-mère, dans une sorte de forteresse matriarcale. Lorsque grand-mère est morte, d'une mauvaise chute, je suis devenu un peu tout pour ma mère, à la fois le fils et le chef de famille, l'homme de la maison comme elle aimait m'appeler, tout en restant son fils manipulé. Une fois, je l'ai même entendue m'appeler l'homme de sa vie. … Je me suis rendu compte trop tard qu'il y avait quelque chose d'anormal dans la relation qu'elle avait tissée entre elle et moi, dès mon jeune âge, alors que je ne comprenais rien. C'était une relation comme… … je n'ose le dire."

- "Une sorte d'inceste, pas sur le plan physique, mais sur le plan émotionnel, intellectuel. N'est-ce pas ?"

- "C'est exactement ça, monsieur Arnaud. Je vois que vous comprenez bien."

Il avait en effet parfaitement compris ce cas concret qui lui rappelait sa conversation avec Kate.

Monsieur Desnoyers continuait.

- "Une telle situation ne laisse aucune place à une éventuelle épouse, monsieur Arnaud. Je n'aurais pu l'envisager. Pour cela, il aurait fallu me défaire complètement de ma mère et laisser passer du temps. Mais, si je l'avais fait, je n'aurais eu de comportement convenable avec mon épouse. Je ne pourrais l'expliquer… comment dire… je n'aurais pu avoir un comportement tendre et affectueux envers une épouse, parce que j'aurais dû être méchant avec ma mère. Un psy pourrait peut-être l'expliquer. Les mères ont un rôle important dans l'équilibre humain, autant pour leurs filles que leurs fils. Elles le savent sans le savoir. Elles le savent pour s'en servir, mais pas pour bien tenir leur rôle. …  Aujourd'hui, ma vie est passée… je n'ai rien pu en faire. … Voilà ce que je suis devenu aujourd'hui, un homme qu'on doit relever dans la rue, un homme sans perspective. … Elle voulait toujours que je m'occupe d'elle, que je ne la laisse pas seule, surtout lorsqu'elle serait âgée. Depuis mon plus jeune âge elle m'y a préparé, en le répétant sans cesse. Elle a exercé un véritable conditionnement de mon esprit. … Finalement, c'est moi qui suis malade et esseulé. Elle a pensé à elle, mais pas à moi. Je ne suis pas très âgé, mais je suis un vieillard. Voilà, en résumé, ce que ma mère à fait de moi, sans même en avoir pleinement conscience. Sinon, elle ne m'aurait pas fait autant de mal. Je ne peux même pas lui en vouloir……… Les mères sont cruelles, monsieur Arnaud, sans même qu'elles s'en rendent compte. Pourtant, elles savent ce qu'elles font. Mais, elles savent aussi l'ignorer…au point de vraiment l'ignorer. Mère a fait de moi son assurance vie, son assurance maladie, son assurance vieillesse. Elle n'a fait que penser à elle, à ce qu'elle attendait de moi, et elle m'y a conduit. Elle n'a jamais pu dépasser ce stade, ni se rendre compte de ce qu'il m'arriverait, à moi. … Et pourtant, elles nous aiment, monsieur Arnaud, on ne peut le nier. Elles nous aiment, d'un amour aveugle, égoïste, étouffant. Elles nous aiment pour elles."

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Kate et Daniel observaient depuis leur chambre d'hôtel. Elle était atterrée, lui comprenait davantage la raison de certains aménagements faits à l'immeuble. Les fenêtres des étages les plus bas étaient faites de verre blindé. Aux étages intermédiaires, elles étaient faites d'un double vitrage plus simple mais très résistant. Elles étaient encore protégées par des barreaux, en aluminium pour préserver l'esthétique. Aux étages supérieurs, où se trouvaient les chambres de Kate et Daniel, elles étaient encore faites de verre blindé pour résister à toute attaque depuis le toit de l'immeuble.

En quelques minutes la bande avait causé des dégâts énormes, et leur coût à venir ne le serait pas moins.

- "C'est à peine croyable." dit Daniel. "Le gouffre économique que causent ces bandes est phénoménal. Ce qu'ils viennent de faire en quelques minutes se voit partout depuis des années et des années. En plus des dégâts, il y a aussi le chiffre des installations de sécurité qu'on doit faire à cause d'eux. Tout ça a un coût monstrueux, sans parler de la psychose, de la santé, et de tout ce qu'on ne peut chiffrer. Et malgré tout ça, personne ne réagit. On répare, on se protège, et ça continue."

A la vue de cet affligeant spectacle, Daniel préféra quitter la fenêtre. Kate le fit aussi, sans hésiter. Elle avait déjà bien de la peine à résister à ce qu'elle vivait.

Daniel se jeta sur le lit, Kate l'y rejoignit aussitôt. Il prit la télécommande du téléviseur et l'alluma, espérant y voir quelque chose de plaisant. Hélas, l'appareil s'alluma sur une chaîne d'informations.

"Encore un élu assassiné. Le député maire Jacques Champneuf a été brûlé vif ce matin devant sa maison. C'est le huitième élu assassiné depuis le début de l'année. Six inconnus sont arrivés à moto, trois ont ouvert le feu et tué les gardes du corps. Ils ont ensuite attaché les pieds et les mains du député, puis ils l'ont aspergé d'essence et immolé par le feu. Jacques Champneuf fut plusieurs fois élu, il a conduit différents portefeuilles ministériels. Dernièrement, il avait réouvert d'anciens dossiers terroristes, dont ceux d'attentats anti-français au Trakasthan. Le député prétendait faire la lumière sur des activités illégales en vertu de l'embargo qui pèse depuis des années sur le Trakasthan. Selon Jacques Champneuf, les attentats auraient été des règlements de comptes à propos d'armes promises par la France et payées par le Trakasthan, mais qui n'auraient jamais été livrées par la France. Selon d'autres sources, que nous ne révèleront pas, ces livraisons n'auraient pas été faites parce qu'au contraire les trafiquants trakasthanais s'appropriaient les armes sans jamais s'acquitter de dettes clandestines. D'autres éléments pourraient faire penser que Jacques Champneuf aurait été lui-même acteur du trafic d'armes qu'il mentionnait. Etait-ce un repenti ou un menacé qui révélait tout ? Ou était-ce un non-impliqué qui révélait ses découvertes ? Toutes les questions restent posées. Outre les affirmations de trafic et d'attentats pour règlements de comptes, avancées par Jacques Champneuf, il prétendait aussi que de fausses prises d'otages auraient été organisées par la France dans le passé. Le doute plane autant sur ces dernières allégations. Il planera probablement à jamais, puisque le député a été sauvagement assassiné. Le ministre de l'intérieur, ami personnel de la victime, a déclaré, je cite. Je n'aurai de cesse tant que dureront de tels agissements. Je crie et hurlerai encore ma colère. Fin de citation. Une marche silencieuse est organisée. Toute la classe politique est en émoi. Une cellule d'aide psychologique soutient en permanence les élus victimes d'attentats, ainsi que leurs familles."

Daniel entendit avec étonnement ces dernières nouvelles. Pour la première fois il entendait des médias parler de ce qu'il savait depuis son départ de France. Toutefois, le seul acteur de ces divulgations venait d'être assassiné, les éventuels autres qui auraient voulu s'y risquer en étaient avertis. Il ne mit donc aucun espoir en ces révélations prudemment exprimées par la chaîne de télévision, et qui seraient probablement vite dépassées et oubliées.

Il essaya une autre chaîne. Hélas, c'était encore une autre chaîne d'information.

"La ministre de la culture attaque encore l'Académie de France et de francophonie. Après avoir obtenu, il y a déjà longtemps, l'adoption officielle de termes féminisés comme maréchale-ferrante, colonèle, docteure, ou encore coiffeure, la ministre se penche à présent sur d'autres métiers. … Pardonnez-moi… je ne regarde plus la caméra parce que… je dois bien lire mon papier pour ne pas me tromper… Ah ! … On me dit à l'oreillette qu'il y a le prompteur. Oui, mais il va trop vite. Je préfère mon papier. Voilà. Et puis, je peux écrire dessus. … Désormais, donc, aide-comptable se féminisera par aide-comptable, et journaliste donnera au féminin journaliste. Concernant le masculin, cette fois, il subsiste encore des problèmes. On travaille, au ministère et à l'académie pour décider si on doit dire un aide-soignante au masculin ou… je lis bien… ou… un aide-soignant. L'académie éclaire en disant, je cite, cette aide ne soigne pas, mais est une aide au personnel soignant. Personnel étant un mot masculin, soignant doit donc rester masculin. Fin de citation. Il faudrait alors dire… je fais attention à bien lire… une aide-soignant au féminin, une aide-soignant au masculin, et ne plus dire un aide-soignante, ni une aide-soignante, comme par le passé. C'est cela qui a déclenché la colère de la ministre. Car, elle a expliqué que aide-soignant, au masculin comme au féminin, s'entend comme si le personnel soignant n'était que masculin, ce qui est inadmissible. Elle a expliqué encore que, dire une aide-soignant ne placerait du féminin qu'au niveau inférieur, parmi les aides, ce qui est absolument inacceptable. Mais, l'académie a rétorqué que, je cite, dire pour un homme un aide-soignante, comme le voudrait la ministre, serait aussi inacceptable. Fin de citation. L'académie persiste et signe sur le genre du mot personnel, qui est masculin. On ne peut parler de personnel soignante, en employant le féminin, ce ne serait pas français. Cette réponse de l'académie sonne comme une effronterie pour la ministre et ses sympathisantes. Le débat risque de devenir de plus en plus difficile et houleux. En effet, la prochaine session doit débattre sur la profession d'aide-ménagère… Aïe… Pardon. Je m'inquiétais. Aïe n'était pas une citation. Humm… Je reprends… Outre l'académie, la ministre doit aussi résister à un autre front. Un important débat l'oppose à d'autres féministes. Pour ces dernières, les professions devraient n'avoir qu'une seule appellation sans distinction sexiste. Ainsi, des termes comme sculpteur ou auteur resteraient sculpteur et auteur au féminin, et non sculpteure et auteure comme actuellement. Les autres termes ayant un féminin, comme coiffeur, resteraient inchangés eux aussi. Coiffeur donnerait coiffeur, et non coiffeure ou coiffeuse. C'est pour mettre tout le monde au même niveau, explique la président du mouvement Femmes de Garde qui attend le retrait des mots comme créateure, directeure et directrice, de même que le retrait des articles féminins devant les titres, comme devant son titre de président. Ainsi, on ne dirait plus la président, ni la boxeure, la déménageure, la censeure. … Hmmm… c'est dur de lire sans se tromper. Si je me trompe, je suis morte… au féminin. Hihi…… Hum. … Pardonnez-moi. … Je reprends. … La président de Femme de Garde n'est pas la seule à supposer, non… à s'opposer à la ministre. Ses consœurs ont traité la ministre de parjure et de travestie. D'autres encore l'ont carrément traitée de transsexuelle, et profèrent des menaces. La ministre a riposté en disant qu'élever les appellations au niveau masculin revient à inférioriser le féminin qu'elle défend. Parler au féminin n'a rien d'inférieur, argue t-elle. J'aimerais que mes sœurs le comprennent, a t-elle dit encore. Nous ne sommes plus sœurs, lui a t-on rétorqué alors. Ce dernier camouflet a profondément blessé la ministre. Elle y a répondu en larmes, criant à ses sœurs, je cite : vous n'êtes que des emmerdeures ! Fin de citation. Tout le monde a bien compris que la ministre souffrait de terribles souffrances. … Notre page culturelle à présent. A qui sera attribué cette année le Grand Prix International de l'Edition ? On parle beaucoup de la philosophe, la très appréciée Nève Muguet, pour son livre intitulé "le cri de l'arachide le soir au fond de l'océan". Nève Muguet est notre invitée ce soir. Nève, bonjour, euh non… bonsoir, ce titre n'est-il pas un peu trop long ?"

"Bonjour… Oui… Non. …… C'est le titre du livre… Voilà. … Tant pis. … C'est parce que… parce que… Parce que. …Voilà."

"Merci beaucoup, Nève. Voudriez-vous dire encore quelques mots sur votre livre à nos téléspectateurs ?"

"Non. …… Hein ? … Il faut en dire ?… Ah bon. …… Ah, OK. … Eh bien…c'est… Comment dire ? … … Ce fut une torture pour moi, tout au long de ce millier de pages. J'y exprime tout le contraste de cette faible graine, l'arachide. C'est une semence. Si petite, elle est aussi la nourricière des plus énormes pachydermes que la terre porte encore en son sein. C'est monumental. …… En terre, elle germe, se dégrade et meurt… pour donner la vie. Son deuil est alors la vie… La vie du deuil devient le deuil de la vie. … A la mort surgit la vie. Le travail de deuil de la vie est alors à l'identique de celui de la parturiente. La terre est la mère … sa parturition est la vie, comme la mer est l'océan, qui est à l'origine de toute vie. … L'arachide est identique au lait de la terre en cela qu'elle nourrit, même si l'on meurt. Le lait de la terre est l'huile que donne l'arachide. … Alors, on se rend compte que l'éléphant n'est qu'un tout petit être… Il tète sa mère, sa mer, son océan. … C'est, dans l'étude de l'absolu, le contraste le plus difficile de la recherche fondamentale sur le dessein du soi universel, lorsque celui-ci est associé au caractère de l'infini. … Parce que l'absolu de la nature des choses reste toujours aussi inaccessible que les sphères de l'agnostique… Comprenez-vous ?"

- "Nous saisissons parfaitement vos idées. C'est… C'est une révélation limpide et magnifique. Et surtout, quel style ! Merci encore Nève. Je sais que vous êtes très demandée et que vous devez quitter le plateau sans tarder. Je garde votre bouquin pour l'offrir à ma maman. Au revoir Nève. Quelle fabuleuse auteure que Nève Muguet ! Quel génie pour illuminer le monde ! Nève aura t-elle cette année le plus fameux prix littéraire qu'une auteure puisse espérer ? Ce n'est pas sûr. Les ventes de son livre sont certes élevées, mais c'est sans rapport avec le chiffre d'affaires réalisé par les éditions Eclorose pour le livre d'Anine Lojole, intitulé tout simplement, "faites". L'auteur y raconte comment elle a adapté à sa propre vie la sexualité de la drosophile. On est cependant loin du record réalisé par "je le veux" de Searine Fed, qui raconte comment elle s'est prostituée pendant qu'elle poursuivait ses travaux scientifiques sur l'apprentissage du plaisir aux enfants. Le récit de ses ébats familiaux, souvent avec ses clients et ses enfants, a passionné les foules. Farouche partisane de la libre pédophilie, qu'elle défend dans son dernier livre, elle est soutenue par un grand nombre de militantes pour la liberté sexuelle. Outre les enfants, Searine Fed dirige aussi des recherches sur la sexualité des personnes âgées. Parmi les autres nominations de cette année, on ne pourrait ignorer "je n'ai que crié" de la très adulée Lande Barcker, qui raconte son expérience d'actrice pornographique, un sujet devenu trop classique. Il y a aussi Amyla Barthe, qui décrit comme personne ses attirances sexuelles zoophiles et ce qu'elle en a fait avec ses partenaires humains. Surtout, on ne pourrait oublier Miss Casseau et ses deux derniers romans, "la violentée" et "la sodomisée". Tout est possible pour l'attribution de ce prix. Cette année encore, on critique le poids des enjeux économiques pour les maisons d'édition, et la pression qu'elles exercent alors pour obtenir les prix. Mais, cette année nul n'aurait été soudoyé. Les procès d'hier semblent aujourd'hui dépassés. Quant aux choix littéraires, il reste évident que les livres à sujet sexuel sont toujours en tête des ventes. Mais, pourrait-on, pour une fois, faire abstraction du chiffre d'affaires et attribuer le prix à un auteur dont le sexe n'est pas le principal sujet ? Cela reste une question, et, dans cette hypothèse, une auteure est citée. Il s'agit de Nève Muguet, bien sûr. Lui attribuer le prix permettrait de doper encore son chiffre d'affaires, tout en écartant le sexe au profit d'une auteure plus profonde. … Sans transition, la suite du journal. … On reparle de mettre des caméras dans les toilettes des lieux publics. Face à la menace terroriste, ce projet, déjà testé et abandonné, revient sur le front des dossiers européens. Cette fois, la commission garantit que ce ne seront pas des programmes douteux ou piratables qui rendront mosaïquées les images. Cette fois, les objectifs des caméras seront dépolis pour qu'une image nette soit impossible. Seule la silhouette et ce qu'elle fait, sera visible, sans pouvoir reconnaître quelqu'un ni montrer d'image indécente. Les détracteurs rétorquent que si on ne peut reconnaître le visage d'un voyou ou d'un terroriste, ça ne sert à rien. On rétorque aussi que les objectifs en verre dépoli peuvent être démontés et remplacés par des objectifs normaux. On craint alors, et aussi, une exploitation commerciale souterraine des images qui seront noyées dans les produits de l'industrie pornographique classique joués  par de vrais comédiens dans des toilettes. Les stars du X s'élèvent aussi contre ce projet qu'elles prennent comme une concurrence déloyale. La commission soutient que le projet permettrait de savoir ce qui se passe dans les toilettes, à défaut de savoir qui s'y trouve. Ainsi, les images d'un sac volontairement abandonné peuvent donner l'alerte et permettre d'évacuer les lieux à temps. Les images d'autres activités d'origine crapuleuse sont aussi…"

Sur ces derniers mots, Daniel préféra éteindre le téléviseur.

 

            La bande avait quitté les lieux, le paysage avait repris son affligeante allure ordinaire. Les carcasses calcinées fumaient encore. Sans cela, rien n'aurait indiqué que la bande venait de passer, tout ce qu'elle avait laissé de débris faisait partie de l'aspect habituel de la ville. Un peu partout de tels restes se confondaient avec ceux de chantiers abandonnés faute de moyens. C'était le cas dans le quartier de l'hôtel où venait de passer la bande. Les trottoirs n'étaient que sable et gravier qui ne reçurent le revêtement prévu. Les débris laissés par la bande s'ajoutèrent à cette confusion.

On frappa à la porte de leur chambre.

- "C'est Elodie." dit-elle.

Daniel lui ouvrit.

- "Vous êtes enfin rentrés. Une bande vient de tout casser, j'ai eu peur que vous reveniez au même moment."

- "On aurait pu. Si on les avait trouvés, on serait parti pour revenir plus tard. On connaît les dangers de Paris. Il n'y a plus rien, maintenant. On peut sortir discuter avec nos amis. Ils nous attendent."

Ils sortirent de l'hôtel. Une fois dehors, trois sans-abri les attendaient. Elodie fit les présentations.

- "Je vous présente Jacques, Eno et Aldia. Je leur ai expliqué l'essentiel."

Ils étaient en train de se saluer lorsqu'un téléphone recyclable sonna encore.

- "Allô !" répondit Daniel, déjà sûr que cet appel incongru le dérangeait pour rien. Il n'eut aucune réponse, mais une voix automatique.

- "Bonjour. Merci d'avoir choisi un appareil Europe Communications Vert, Coco Vers Cocotte. L'offre bouquet cent façons est accessible en composant le 3123. EC VC VC vous informe que vous n'avez pas accès à cette fonction."

L'appel fut automatiquement interrompu, laissant Daniel aussi interrogatif qu'aphasique.

Il revint à la réalité environnante et la conversation put s'engager.

Les trois sans-abri dirent ce qu'ils savaient des jumeaux. Ils discutèrent longuement pour arriver à leur parler. Après un bon moment, la majeure partie de ce qu'ils allaient faire fut définie. Les détails auxquels on penserait encore seraient vus juste avant la rencontre, lors d'une dernière mise au point à faire avec les sans-abri.

Un peu avant la fin de la discussion, Elodie retourna à l'hôtel. Elle revint quelques minutes plus tard avec trois paquets. Elle avait commandé des repas à emporter pour ses amis. Elle les tendit. Ils acceptèrent en précisant toutefois.

- "On le fait pour vous aider, pas pour être payés. La vie est dure pour vous aussi."

- "Nous aussi on le fait pour aider." répondit Elodie.

- "Raison de plus." dit Eno. "Fallait pas."

- "Moi" dit Daniel,  "ça me gêne d'aller dîner à l'hôtel pendant que vous mangerez dehors. Alors, si tout le monde est d'accord, on va chercher d'autres repas à emporter et on va tous dîner ensemble, dans la rue."

- "Bonne idée !" dit Damien. "Et puis, vous savez ce qu'on dit. Là où y'a de la gêne, y'a pas de plaisir."

Ils dînèrent ainsi ensemble, assez tôt, à cause de l'insécurité plus importante le soir. Après dîner les sans-abri regagnèrent leurs habitudes de rue.

De retour à l'hôtel, les quatre amis s'installèrent dans la salle de télévision. Le programme diffusait encore une chaîne d'information.

- "On ne voit que des infos ici."

- "Les autres chaînes sont payantes, c'est pour ça. Soit tu payes pour des bouquets d'au moins trois cents chaînes, soit tu n'as que des chaînes d'info payées par la pub."

Pendant qu'ils bavardaient, le téléviseur dispensait un fond sonore d'informations.

"Vous écoutez Europinfo, votre chaîne de news. La terre a encore tremblé dans le Nord. Secousse ressentie jusqu'à Charleroi, même jusqu'en Belgique. Seulement des dégâts matériels. A Stockholm, préparatifs pour le dixième congrès international des Sœurs du Même Utérus. Le puissant groupe féministe reçoit cette année Nève Muguet, célèbre philosophe française. Nève Muguet, référence mondiale de la pensée. Elle a toujours figuré parmi les sœurs du mouvement féministe… …Hmmm… Pardon, on parle à mon oreillette… Bien. OK. D'accord. Come-back sur l'information précédente… la régie me dit que Charleroi est en Belgique. Pouvez-vous confirmer, la régie ?… Je suis on-air… J'attends une confirmation très vite… Est-ce que Charleroi est en Belgique ? Je peux donner l'information à l'antenne ? C'est confirmé ?… Très bien. Je donne l'information, Charleroi est en Belgique. Je rappelle que la terre a tremblé dans le Nord. Secousse ressentie jusqu'à Charleroi, et même jusqu'en Belgique. … Hein !? Pardonnez-moi, la régie me parle encore dans mon oreillette. C'est difficile de parler et d'écouter la régie en même temps. Que dites-vous, la régie ? …  Charleroi est en Belgique ? … C'est déjà dit. … Hmmm ? … Je ne comprends pas la régie. … On verra ça plus tard, la régie. Je suis on-air. Suite des news maintenant. …"

- "Ça ne s'est pas arrangé du côté infos." dit Daniel.

- "C'est comme tu le vois, et parfois pire."

- "Sans parler des opinions qu'ils orientent et désorientent."

- "Eh oui, bien sûr. … Ils en font des dégâts."

Ils interrompirent leur conversation, amusés par la suite du journal télévisé.

"Vous voyez bien Europinfo, la seule chaîne de vos news. Rebondissement dans l'affaire de la ministre de la culture. Elle a refusé de serrer la main de la sous-préfète des Yvelines. Acte de résistance, a dit la ministre. Je la cite. Il faut d'abord qu'on me précise le terme sous-préfète. C'est ce que la ministre a expliqué. Est-ce qu'on dit sous-préfète lorsque la sous-préfète est une femme ? Ou, est-ce qu'on dit sous-préfète parce que c'est une préfète qui est au dessus ? La ministre a continué en disant, je cite. Alors, pour un homme sous une préfète, qu'est-ce qu'on dit ? Fin de citer. Ensuite elle s'est adressé à cet homme pour lui dire. Je la cite. Je n'ai rien envers vous, c'est politique. Fin de citer. La sous-préfète des Yvelines est un homme. La ministre a continué de s'expliquer. Je la cite. Il faut définir si on doit dire le sous-préfète parce que c'est un homme sous une préfète, ou si on doit dire la sous-préfète parce que préfète est un mot féminin. Fin de citer. C'est l'Académie de France et de Francophonie que cherche la ministre. Tout le monde a compris. C'est pour continuer la guerre après l'attaque de l'Académie avec aide-soignant. Après le clash avec la sous-préfète, il y en a eu un autre. La ministre persiste et signe avec le titre de premier-secrétaire. Je la cite. L'Académie doit clarifier comme je l'attends. Elle le doit. Est-ce qu'on dit premier-secrétaire et première-secrétaire, selon si c'est un homme ou une femme, ou est-ce qu'on dit l'un des deux, et alors lequel ? Et il faut aussi qu'elle réponde comme je l'attends sur l'article, le ou la premier-secrétaire, et le ou la première-secrétaire. J'attends l'Académie au tournant. Fin de citer. Ne nous quittez pas tout de suite un nouveau journal. Hmmm on me dit quelque chose… Quoi, la régie ? … Ok. … Ne nous quittez pas. Tout de suite, un nouveau journal."

 

 

            Le jour de la rencontre arriva. Pour Kate tout semblait insensé. Sa conviction était déjà faite à propos d'une prétendue paternité de Daniel, ce n'était pour elle que mensonge. Toutefois, elle comprenait les raisons qui poussaient ces trois personnes à vouloir élucider une telle question. Elle oscillait entre plusieurs sentiments qui lui arrivaient selon les moments. Parfois elle comprenait les choses, parfois elle trouvait les raisons faibles pour prendre de tels risques. A d'autres moments, les mesures prises, qui ressemblaient à un scénario de film policier, lui semblaient disproportionnées. En fait, elle avait du mal à croire ce dans quoi elle était plongée, tant en ce qui concernait Daniel que pour ce qu'elle voyait de la France et de Paris.

Tous deux étaient pensifs en se préparant dans leur chambre d'hôtel, pensifs et anxieux à la fois. Il en était de même pour Elodie et Damien. Ils se retrouvèrent tous les quatre lors du petit-déjeuner. Tout en se restaurant, ils s'échangèrent les dernières recommandations. Tous les détails prévisibles avaient été discutés, depuis les horaires jusqu'au rôle et à la position de chacun. L'itinéraire avait été déterminé et repéré. Leurs amis sans-abri étaient déjà investis de leur mission de surveillance, et des signes avaient été convenus pour communiquer. Tout avait été prévu, jusqu'à la fin de la discussion avec les jumeaux. On avait aussi prévu le départ et déjà dit au revoir aux sans-abri. Ils n'en auraient plus le temps ensuite.

Le petit déjeuner pris, ils réglèrent leur dû à l'hôtel et chargèrent les bagages dans la voiture. Il resta quelques minutes à tuer, ils les passèrent dans des fauteuils, dans le hall de réception, impatients et nerveux à l'idée de ce qui les attendait. Le fond musical qui était diffusé les rendait silencieux, jusqu'à ce qu'il soit remplacé par une suave voix radiophonique.

"Vous écoutez Pif radio, il n'y a pas mieux. Le Grand Hall de la Saine Alimentation accueillera prochainement l'exposition Bio-Vivre. Neuf cents exposants vous recevront, vous écouteront, vous conseilleront, tout ça pour vous bichonner l'intérieur, hummm, miam-miam… Bio-Vivre se tiendra jusqu'à la fin du mois au Grand Hall de Paris, métro Evasion. Ne manquez pas ce rendez-vous. Saveurs et senteurs y seront. Pif radio, la radio qui a du nez !"

- "Pif ?" Dit Daniel. "La radio qui nous avait refusé son aide ?"

- "Celle-là même, elle existe toujours." Répondit Elodie. "Je me souviens encore de leur refus. Et ils sont malpolis en plus. On ne le croirait jamais, à les entendre."

- "A les entendre, on pense à une sympathique équipe de personnes éclectiques et volontaires, prêtes à donner un coup de pouce à ceux qui en ont besoin. C'est pour ça que j'avais demandé leur aide, à l'époque où on luttait. Un seul message comme celui qu'on vient d'entendre nous aurait rendus un peu plus populaires."

- "Ouais. Mais ils ne sont pas comme ils paraissent, pas plus aujourd'hui qu'hier. Ils continuent à faire de la pub, comme on vient de l'entendre, alors que c'est une radio nationale financée par la redevance, une radio qui est supposée ne pas faire de pub."

- "Ils vont te dire que ça n'en est pas."

- "Si ça c'est pas de la pub, alors c'est quoi ?"

- "Ils diraient que c'est un message pour un de leurs partenaires. Partenaire veut dire qu'ils ont un contrat bien ficelé avec cette expo, un contrat parmi d'autres. Autrement dit, encore, l'expo et la radio se trouvent des intérêts commerciaux, alors que nous, on ne leur aurait rien rapporté."

- "C'est ça la différence. On n'était que des petits cons qui gesticulaient. Leur antenne n'est réservée qu'au business, à ce qui rapporte quelque chose, contrairement à ce qu'on pensait."

- "Faut pas se fier aux apparences. Ceux là sont plus sournois que les radios commerciales qui ne se cachent pas de l'être."

- "C'est bien vrai. Dommage que leurs auditeurs n'en sachent rien."

- "Parce que tu crois qu'ils boycotteraient la station ?"

- "Non, tu as raison. Tu vois, je suis restée naïve."

 

L'heure de partir arriva. En regagnant l'auto ils se focalisèrent encore sur l'opération à mener. Elodie se mit au volant et ils quittèrent les lieux. Dehors le temps était clair et ensoleillé, parfait pour ce qui était prévu.

Elodie arrêta la voiture dans une large avenue. Elle laissa descendre Kate, Daniel et Damien, et resta à bord pour tourner autour du quartier. Elle devait surveiller les alentours. En cas de nécessité elle interviendrait pour récupérer tout le monde. Il était près de dix heures et tous étaient prêts et impatients. Ils n'eurent pas à attendre longtemps.

Hugues, le frère, sortit le premier, comme il l'avait fait le jour précédent. Une fois dehors, il regarda à droite, à gauche, s'assurant de tout. D'un regard, Béatrice, sa sœur, comprit que tout était normal. Elle sortit en tenant la porte exactement comme son frère. Rapidement ils marchèrent vers le véhicule qui les attendait. Ils fermèrent en même temps leur manteau, des mêmes gestes faits au même moment.

- "Excusez-moi !" dit puissamment une voix dans leur dos.

Ils se retournèrent, surpris de voir cet homme surgi d'on ne sait où. Ils étaient pourtant sûrs que la rue était vide. Avant qu'ils ne réagissent, il compléta.

- "Vous vouliez me voir. Je suis là."

Daniel savait qu'il aurait très peu de temps. Il avait dit ces mots en sachant qu'ils les intrigueraient assez pour les arrêter, au lieu de poursuivre leur chemin en craignant une mauvaise rencontre.

Ils étaient en effet intrigués, Daniel enchaîna aussitôt.

- "Je suis Daniel Arnaud."

Ils en furent abasourdis, se regardèrent l'un l'autre, dévisagèrent Daniel. Lui n'avait pas l'intention de les laisser réagir. Il les pressa de ses directives.

- "Si vous voulez me parler, c'est maintenant ou jamais. Dites à votre chauffeur de s'en aller. Appelez le au téléphone, n'y allez pas. Faites ce que je vous dis, sinon vous manquerez l'unique occasion de me parler."

Ils étaient toujours aussi muets, se regardaient. Ils n'échangeaient pas le moindre mot, sachant bien ce que l'autre en pensait.

- "Où voulez-vous nous parler ?" lança la sœur, d'un ton peu avenant. L'expression de son visage n'était pas meilleure.

Daniel n'avait pas l'intention de tergiverser, encore moins les laisser mener les choses.

- "Vous n'avez pas compris ? Si vous voulez me parler, faites ce que je vous dis. C'est ça ou rien."

Elle insista, ayant probablement l'habitude de commander, non de recevoir des ordres.

- "Il n'est pas question de vous suivre sans savoir." dit-elle. Elle parlait d'une voix hautaine et autoritaire. Daniel se dit que sans ce qui les avait réunis ici, il n'aurait jamais eu envie de lui adresser la parole.

- "Alors adieu !" répondit Daniel. "Vous pouvez partir. Moi, je n'ai pas confiance en vous pour vous tourner le dos."

Les jumeaux se regardèrent, comprirent qu'ils devaient accepter ou perdre cette occasion.

- "Indiquez ce que vous avez prévu, nous aviserons." insista encore la sœur. La phrase avait été dite par automatisme. Elle rappela à Daniel un certain modèle de chefs d'entreprise, incapables du moindre raisonnement sans avoir des plans de travail et des cahiers des charges méticuleusement élaborés, bourrés de prévisions jamais tenues, mais qui les satisfaisaient.

- "Vous avez exactement une seconde pour appeler votre chauffeur." concéda Daniel sur son adieu. Il avait réellement eu l'intention d'arrêter et ne manquerait pas de le faire si nécessaire.

Hugues sortit un appareil téléphonique d'une poche de son manteau. Daniel l'avertit aussitôt.

- "Attention ! Pas de blague ! Mettez l'appareil en mains libres pour que j'entende. Dites que vous irez travailler plus tard, rien de plus. Ensuite dites au chauffeur que vous le rappellerez pour venir vous prendre."

Le frère s'exécuta. Pendant ce temps Daniel surveillait aussi le chauffeur qui suivait la scène, attentif à tout ce qui se passait et au moindre geste de ses patrons. Le chauffeur répondit.

- "Allô, j'écoute."

- "Nous irons travailler plus tard. Nous vous rappellerons pour venir nous prendre."

- "Tout va bien, monsieur ?"

Hugues regarda Daniel pour savoir ce qu'il devait répondre. Daniel se garda de donner une directive que le chauffeur aurait entendue. Imperceptiblement, il fit signe de dire oui.

- "Tout va bien." répondit Hugues.

Daniel attendit alors que la voiture parte, mais le chauffeur resta là, observant ses patrons. Encore une fois il fit signe, pour demander que le chauffeur s'en aille. Hugues ne comprit pas le signe, mais Béatrice, sa sœur, le saisit.

- "Vous pouvez partir, nous vous rappellerons." dit-elle au chauffeur encore en ligne. Celui-ci interrompit aussitôt la communication et Daniel vit partir le véhicule.

- "Maintenant, appelez votre secrétariat pour dire que vous viendrez plus tard. Dites aussi de décommander vos rendez-vous de la matinée. Ne dites rien de plus et restez en mains libres."

Le frère s'exécuta encore. Après les quelques mots dictés par Daniel, il coupa la communication.

- "Maintenant, enlevez la batterie de votre téléphone et donnez la moi. Vous aussi, faites la même chose avec votre appareil."

Tous deux le firent. La jeune femme ne tenta pas de dire qu'elle n'avait pas de téléphone.

- "Etes-vous satisfait, maintenant ?" demanda Hugues.

- "Pas du tout. Vous avez perdu trop de temps et déclenché les soupçons du chauffeur. C'est tant pis pour vous, je resterai moins de temps, autant de moins pour parler. Allons-y maintenant !"

- "Où donc ?"

- "Marchez. Je vous le dirai."

Ils prirent donc l'itinéraire prévu, observés par six personnes qui scrutaient sans rien manquer.

- "Pourquoi la voiture ne vous prend pas à la porte de l'immeuble ?" demanda Daniel, avant d'arriver au sujet de leur rencontre. Il voulait encore s'assurer de ce détail. Devoir marcher jusqu'à une autre rue devait avoir une bonne raison. Hugues, qui avait compris que le temps serait court, répondit sans tarder.

- "La rue est étroite. On peut facilement y coincer la voiture."

La réponse était satisfaisante. Daniel continua.

- "Allons à l'essentiel ! Quand êtes-vous nés ?"

Ils étaient visiblement déstabilisés. Ils n'avaient pas l'habitude d'être ainsi questionnés, dirigés. Daniel menait tout comme il en avait l'intention. La réponse arriva sans perte de temps.

- "Le vingt-huit décembre 1999."

- "Alors, je ne suis pas votre père."

Il avait maintenant la certitude qu'il n'avait pu avoir auparavant. Il poursuivit.

- "Votre mère m'a quitté en février de la même année. Si j'étais votre père, vous seriez nés en novembre, peut-être un peu avant, mais pas après."

Les jumeaux se regardèrent, bouche bée. Ils n'avaient plus l'air de personnes hautaines et dédaigneuses, mais révélaient la blessure qui les avait poursuivis toute leur vie. L'attitude de Daniel en fut modifiée. Il connaissait cette douleur, la décelait chez eux sans qu'ils n'aient à l'exprimer. Il reprit, un autre ton dans la voix.

- "Je sais ce que vous ressentez. Je l'ai connu avant vous, vous le savez certainement. C'est pour ça que je suis ici."

Les jumeaux étaient trop bouleversés pour pouvoir réfléchir convenablement. Daniel l'avait fait avant eux et avait déjà prévu les questions qu'ils se poseraient encore, plus tard. Il continua sur ce qu'il voulait leur dire.

- "Vous pensez que vous n'avez aucune preuve de mon identité, alors je vais vous la donner."

Il sortit un tampon encreur de sa poche et une feuille de papier. Il appliqua devant eux les empreintes de ses doigts, puis il leur tendit la feuille.

- "Voilà. Un relevé d'empreintes a sûrement été fait lors de l'enquête, il y a vingt cinq ans. Vous trouverez sûrement le moyen de les faire comparer à celles que je vous donne. Dans mon appartement j'ai changé plusieurs lames de plancher. Si le même plancher y est encore, vous reconnaîtrez ces lames, elles n'ont pas tout à fait le même aspect. Je les avais vernies dessus et dessous. Sur le dessous de ces lames, il y a peut-être encore mes empreintes. Ce sera peut-être plus facile que retrouver les empreintes de l'enquête."

Il continuait, tenait à donner toutes les preuves de sa bonne foi. Eux étaient de plus en plus troublés par tout cet inattendu.

- "Vous avez mes empreintes, preuve que je suis Daniel Arnaud. A présent je vais vous donner ce qu'il faut pour un test de paternité, sinon vous croirez encore que je mens en disant que votre mère m'a quitté en février."

Devant eux, il souleva une mèche de ses cheveux.

- "Avant que je fasse un prélèvement, venez donc voir que ce ne n'est pas une perruque."

Les jumeaux s'approchèrent dans un même mouvement. Ils regardèrent attentivement, jusqu'à bien voir le cuir chevelu. Lorsqu'ils furent convaincus Daniel s'arracha quelques cheveux sous leurs yeux. Il vérifia qu'un peu de racine restait, afin qu'un test de paternité puisse être fait sans problème. Puis il prit une enveloppe qu'il avait préparée, y plaça les cheveux à l'intérieur, et la leur tendit. Ensuite, il prit encore un bâtonnet ouaté, ouvrit la bouche, frotta le bâtonnet contre sa joue et déposa le prélèvement dans un sachet en plastique. Il le leur tendit aussi.

- "Je vous ai donné tout ce qu'il vous faut comme preuves." leur dit il. "Si vous ne me croyez pas après ça, je ne peux rien de plus pour vous."

Ils ne manqueraient pas de tout vérifier, mais étaient déjà convaincus qu'il ne mentait pas. Daniel leur laissa le temps d'assimiler ce qu'ils venaient d'apprendre. La jeune femme avait le regard introverti, les yeux brillants de larmes qui ne tarderaient pas à couler. Son frère regardait Daniel, puis regardait sa sœur, semblait perdu comme si le sol s'effondrait sous ses pieds.

Daniel enchaîna, pensant planter quelques idées qui les aideraient à surmonter ce nouveau tournant de leur vie.

- "Votre mère vous a menti. Vous devrez admettre ce fait. Vous allez encore souffrir en ne comprenant pas comment elle a pu faire ça, à vous, ses enfants. Vous souffrirez jusqu'à accepter ce manque de considération, ce manque de respect qu'elle a eu envers vous."

Tous deux avaient les yeux rivés sur lui, l'écoutaient de toute leur attention. Il continuait.

- "Elle vous a manipulé comme tout le monde, sans rien de mieux pour vous, ses enfants. Elle vous a traité comme les autres. Tout va s'opposer à votre amour filial naturel envers elle. Il y a ce mensonge qu'elle a fait, qui est déjà une chose difficile. A ça s'ajoutera l'affrontement entre votre amour, votre considération pour elle, et ce que la réalité vous conduit à reconsidérer d'elle. Votre amour filial sera contrarié, peut-être anéanti, c'est quelque chose que vous ne pourrez admettre facilement, d'où l'affrontement psychologique qui se jouera en vous. Comme vous l'avez sûrement déjà vécu dans votre recherche identitaire, vos idées s'emmêleront encore, et tout vous entraînera dans un déséquilibre."

Ils étaient plus surpris de ce qu'il disait. Il décrivait parfaitement des aspects de leur errance, une description qu'ils n'auraient aussi bien faite eux-mêmes.

Il leur laissa encore quelques instants, puis reprit.

- "L'acceptation des faits sera difficile, et tant qu'elle ne sera pas faite vous souffrirez et tournerez en rond. Vous vous demanderez ce qu'aurait été votre vie si vous aviez su la vérité, si on ne vous avait jamais prétendu que je suis votre père, ou si vous l'aviez connu, si au moins vous aviez su qui il était à défaut de l'avoir connu."

Le jeune homme hochait la tête. Il s'était déjà posé de semblables questions. Daniel poursuivait.

- "Vous pourriez errer ainsi sans cesse, mais je vous en évite une partie, grâce à ce que je viens de mettre en mots. Lorsqu'on cherche, on ne voit même pas assez clair pour comprendre des évidences simples qui se résument en peu de choses. Mais on n'arrive pas à les dire, à cause d’une idée latente qui résiste, une idée qu'on n'accepte pas, ou qu'on ne soupçonne même pas. On tourne en rond sans comprendre."

Il s’arrêta un instant. Le regard de Béatrice, la sœur, ressemblait à une supplique. En était-ce trop pour elle ? Ou bien se trompait-il et ce regard n’était supplique mais compassion ? Elle semblait poser ce regard sur lui qui avait déjà traversé ce même désert, en errance et en souffrances, brûlé par le soleil des questions aux réponses aussi difficiles à trouver que l'ombre en plein soleil.

Il reprit.

- "Je vous suggère de tenter un regard extérieur sur votre cas, comme si vous observiez une situation vécue par d'autres. Pensez-y avec logique, faites-vous une opinion comme si ce n'était pas votre mère, pas votre vie. Ainsi, votre opinion sera plus juste, sans être déviée par un déséquilibre psychoaffectif. Donnez votre opinion sur cette mère sans vous censurer, et dites ce que devraient maintenant faire ses enfants. Utilisez la logique, et non votre raisonnement affectif. Cependant n'oubliez aucun aspect, car les regards extérieurs méjugent souvent des éléments importants."

Ils avaient pris bonne note de l’ensemble. Ils ne s'en souviendraient plus dans les moindres mots, mais avaient parfaitement saisi l'essentiel et ne l'oublieraient jamais. Après un instant de silence, Hugues prit la parole.

- "Durant des années j'ai rêvé de vous rencontrer, pour enfin connaître mon père. … Je me disais qu'un jour ou l'autre je vous traiterai d'ordure, pour nous avoir abandonnés."

Il s'arrêta, incapable de continuer, la gorge trop serrée. Puis il se maîtrisa pour ajouter quelques mots.

- "Je vous en demande pardon."

Il était au bord des larmes et sa sœur se serra contre lui. Elle le faisait autant pour lui que pour elle-même. Sans lâcher son frère elle demanda à Daniel.

- "Qui est notre père ? Le savez-vous ?"

Succinctement, il leur raconta comment Cassandra, leur mère, était partie pour le Brésil. En marchant ils avaient maintenant achevé la boucle prévue dans l'itinéraire. Ils refaisaient le même circuit. Daniel leur parlait en gardant les yeux partout. Il voyait Elodie passer en voiture pour la troisième fois. Il l'avait aussi vue garée, ou en double file, surveillant autant que possible.

Après avoir raconté le départ de Cassandra, il leur dit que l'homme avec qui elle était partie était peut-être leur père. Les jumeaux restèrent muets. De ce qu'exprimaient leurs visages, de leurs attitudes, Daniel comprenait qu'ils absorbaient d’abord ces informations. Les réactions viendraient après.

- "On ne vous a donc jamais rien dit de tout cela ?" demanda Daniel.

- "Jamais." répondirent-ils ensemble.

- "Savez-vous où est cet homme maintenant ? Connaissez-vous son nom ?" demanda Hugues.

- "Je ne sais rien de plus que ce que je vous ai dit. Une cousine de votre mère, Olivia, pourra peut-être vous renseigner. Votre mère lui a peut-être parlé à son retour du Brésil."

- "Tante Olivia, c'est ainsi qu'on l'appelait, est morte il y a quelques années." répondit Hugues.

- "Je l'ignorais. … On vous a donc dit si peu de choses durant toutes ces années ? Quels étaient vos rapports avec votre mère ?"

Ils hésitèrent à répondre, manquant encore de confiance pour s'ouvrir à lui. Cependant le besoin de parler les entraîna.

- "On nous a dit très peu de choses, en effet."

- "On nous a appris que vous êtes notre père et que vous nous avez abandonnés, c'est tout ce qu'on a toujours entendu."

- "Lorsqu'on posait des questions, on entendait encore la même chose, et on comprenait vite que la conversation devait s'arrêter là. Notre mère était autoritaire."

- "On n'a su que ça. On n'aurait jamais pu entendre parler du Brésil … ni de cet homme…"

- "Vous ne semblez pas étonnés d'apprendre ça de votre mère."

Ils sourirent de la même façon, mais ce n'était pas un sourire amusé.

- "On sait ce qu'était notre mère. Ça nous a assez déstabilisés de le comprendre, lorsqu'on en a eu l'âge."

- "Vous ne semblez pas avoir pris la même voie. Souvent, les enfants reproduisent l'exemple des parents, bon ou mauvais. Faire la même chose est un mécanisme humain. C'est en reproduisant ce qu’on entend qu'on apprend à parler, par exemple. Ce mécanisme continue à l'âge adulte. Comment se fait-il que vous n'ayez pas pris ses façons de faire ?"

- "Nous en avons prises, bien sûr, mais pas dans ce domaine. Comme vous le dites bien, un enfant reproduit ce qu'il voit, puisqu'il est incapable d'inventer autre chose."

- "Mais pour ce qui est des … de … disons… de la vie privée de notre mère… ce qu'on a pu en savoir… nous a ………beaucoup déstabilisés…… C'est heureux et malheureux. C’est heureux, parce que nous en avons tant souffert que nous avons décidé très tôt de ne jamais faire la même chose. Ça a été assez clair pour nous, on n'a jamais voulu ressembler à ça. Et, c'est malheureux parce que cela a laissé une triste image, un triste exemple………"

- "On tente de s'en guérir."

- "Vous avez dû vous sentir bien seuls, tous les deux. Si je comprends bien, il y avait votre mère… et vous."

- "Tout à fait. … Heureusement que nous avons été deux, et jumeaux. On pourrait même dire qu'il y avait notre mère, nous, et le reste du monde."

- "Et c'est encore notre mère qui a créé cette situation, ce renfermement y compris au reste du monde. Enfants, on a mis beaucoup d'espoir en croyant qu'un jour notre père viendrait nous prendre et que notre vie changerait. Mais… rien n'est venu, et on s'est replié sur nous-mêmes, puisque personne ne pouvait nous comprendre."

- "J'imagine ce que ça a été." dit Daniel. "Ponctuons là ce sujet. Vous voulez peut-être me parler d'autre chose."

En effet, il y avait autre chose que les jumeaux voulaient entendre.

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Combien de temps s'était-il écoulé depuis que Kate avait été agressée ? Cela lui parut très long. Il pensait à elle en se battant, à elle qu'il fallait secourir au plus vite. Avant d'arriver et chasser les premiers agresseurs il ne s'était pourtant écoulé que quelques dizaines de secondes, moins d'une minute. Mais, hélas, Kate avait reçu une pluie de coups. Elle était lacérée de dizaines de blessures.

Après Daniel, Damien arriva comme lui. Ayant vu son arrivée il se jeta volontairement sur les assaillants, qui ne manquaient ni de férocité ni de ténacité. Cette deuxième charge en fit tomber quelques-uns et déstabilisa la synergie du groupe, mais pour un temps seulement. A son tour Damien fut attaqué et submergé. Les deux hommes luttèrent de toute leur énergie à un contre dix. On entendit alors des crissements de pneus. Une voiture se frayait un chemin en prenant un sens interdit. C'était Elodie qui faisait tout pour arriver au plus vite. Elle roulait à contre sens du flot de la circulation, au milieu de véhicules chargés de conducteurs et passagers plus passifs que des bovidés devant une attaque de fauves. L'évolution de l'homme en était régressée là. C'était ce qu'il restait de la civilisation. Appartenaient au passé les notions évoluées. Dépassées, oubliées étaient celle du secours et celle du droit et son application, le droit pour la protection des individus, forts et faibles, base élémentaire de la vie en société humaine, par opposition aux animaux, la jungle, et l'unique loi du plus fort qui, dans une évolution biologique, détermine la dite évolution en deux entités, les prédateurs et les proies, les uns et les autres se trouvant à l'intérieur d'une chaîne alimentaire. Qu'on enlève les notions évoluées, et l'être n'est plus qu'un objet de chaîne alimentaire, un objet biologique. Si Kate n'était pas vraiment une proie alimentaire pour ces prédateurs encore un peu humains, pour ceux qui tentèrent de la violer elle ne représentait cependant qu'une proie voulue pour un soulagement, un objet biologique.

 

Pendant qu'Elodie faisait de son mieux, stressée au plus haut point, Jacques, un des trois sans-abri qui avait pu voir la scène, arriva à son tour et se mit à défendre ses amis. Les assaillants devinrent alors plus hésitants face à trois hommes, mais ils ne lâchèrent pour autant. Il n'était même plus question de voler ou violer, ils étaient dans une attaque et la menaient sans même avoir de raison. Pour la plupart, ils étaient trop jeunes pour pouvoir raisonner, ils ne savaient que reproduire ce qu'ils avaient vu de leurs aînés, lors d'attaques précédentes. Ils le reproduiraient encore et encore, transmettant à de plus jeunes, et ainsi de suite. De telles agressions étaient devenues pour eux une chose complètement normale, ancrée dans leur naturel. C'était même un jeu auquel ils s'adonnaient, et avec une cruauté comme rejaillie du tréfonds de la bestialité humaine. Paradoxalement, les en guérir aurait été un traumatisme psychologique de plus, à contrario des structurations psychologiques antérieures, si toutefois thérapie et guérison étaient envisageables et durables.

Lorsque Elodie put enfin parvenir, elle monta en trombe sur le trottoir. Elle ne ralentit qu'un peu avant d'entrer sans aucune hésitation dans le groupe d'enfants. Elle maîtrisa la vitesse pour les disperser en leur laissant le temps d'éviter la voiture. Ils l'évitèrent avec une agilité étonnante et l'assaillirent en plus. Ils grimpèrent aux pare-chocs, sautèrent sur le capot, s'accrochèrent aux essuie-glaces, aux rétroviseurs, à tout ce qu'ils pouvaient saisir. Elle accéléra alors pour freiner brusquement un peu plus loin afin que l'élan les emporte. Elle fit ainsi des allers-retours sur le trottoir, en marche avant, en marche arrière, dispersant quelques enfants, puis d'autres, fonçant encore sur eux lorsqu'ils revenaient à l'attaque. Ce n'est qu'ainsi que les trois hommes qui luttaient purent être débarrassés un temps d'un nombre non négligeable d'attaquants. Ils purent administrer des coups assez rudes pour provoquer de premières fuites. Même les coups les plus durs qu'avaient pu asséner les trois hommes n'avaient fait fuir immédiatement. Les gosses durent quasiment réinventer ce comportement qu'ils ne connaissaient pas en de telles circonstances, lors d'une attaque en groupe. Leur fuite resta encore très relative. Elle consista à ne plus attaquer mais se retirer de quelques mètres. Ceux qui s'éloignèrent marquèrent une hésitation d'incompréhension. Ce qui arrivait n'était pas connu. Hélas, ils ne surent que revenir à l'assaut, furent de nouveau battus, avant d'être dissuadés un à un. Une fois tous en retrait, ils restèrent sur place, sans comprendre. Ce n'est que lorsque les trois hommes coururent encore sur eux pour les disperser qu'ils quittèrent le lieu, sinon ils seraient restés là et auraient sauté sur le dos de quelqu'un au premier moment d'inattention. Ces gosses n'avaient rien de mieux que ce réflexe, un automatisme qui les conduisait sans relâche vers leurs victimes. Ils n'auraient laissé Kate et les trois hommes que morts, déchiquetés. De leur vie ces enfants ne s'étaient enfuis lors d'un tel assaut, et ils n'auraient pu le concevoir avant cette fois. Ils ne connaissaient l'abandon que lors de bagarres entre eux, menées pour imposer la hiérarchie du groupe.

 

Dès que les assaillants furent partis, Daniel se précipita vers Kate. La pauvre gisait à terre, inanimée, dans une large étendue de sang. A genoux, penché sur elle, épuisé, désemparé, il tremblait. En se surmontant autant que possible, il chercha que faire dans une telle urgence. Il ne savait quel geste, quelle action entreprendre, tant elle avait de blessures sur tout le corps. Il gémissait, bégayait, pleurait et l'appelait en même temps. Il tenta de lui parler, cru devoir la stimuler.

- "Réponds mon amour… Je t'en prie réponds-moi…"

Il était en état de choc, pleurait à grosses larmes, tremblait spasmodiquement. Ses amis le soutenaient par les épaules. Elodie se pencha à son tour sur Kate, tenta de la soulever un peu, mais elle n'avait plus de tonus musculaire. Ses bras étaient ballants, sa tête tombait en arrière, entrouvrant sa bouche. A cet instant on pensa au pire, chacun selon son émotion. Soudain, la position donnée par Elodie provoqua un toussotement. Kate avait une sorte de convulsion respiratoire. Aussitôt ils comprirent et la placèrent en position adéquate pour dégager sa respiration. Une exaltation les gagna alors et ils se mirent à parler tous à la fois.

- "Il faut faire des points de compression aux plus grosses plaies !"

- "J'appelle du secours !"

- "On doit essayer de la réveiller, la faire tenir !"

Rapidement, les plaies qui saignaient beaucoup furent localisées. Daniel maintenait des compressions, Elodie aussi, mais leurs quatre mains n'auraient pu suffire au nombre des plaies. Dès qu'une plaie saignait moins, ils passaient à une autre, et ainsi de suite. Damien appela les secours par téléphone. Jacques alla chercher les deux autres sans-abri. A l'opposé de l'endroit, Eno et Aldia ne savaient rien de ce qui s'était passé.

- "T'es pas blessé ?" demanda Damien à Jacques, avant qu'il ne parte.

- "Rien du tout." répondit Jacques. "Je sais pas comment j'ai fait. Faut dire que l'auto est arrivée à temps."

Pendant ce temps, Daniel n'avait de pensée que pour Kate.

- "Ne pars pas mon amour… tiens bon, tiens bon." lui murmurait-il.

Elle était toujours aussi inanimée, laissant penser qu'elle ne se réveillerait plus.

Ils attendaient ainsi les secours lorsque les jumeaux réapparurent à côté d'eux. Ils étaient horrifiés, c'était lisible sur leurs visages.

- "Nous avons entendu les cris." expliquèrent-ils à Daniel. "On a vu de la fenêtre."

Il était trop désemparé, ne répondit rien.

- "C'est quelqu'un de votre famille ?" demanda le frère.

- "C'est ma femme. … Une femme comme il en existe peu… pour moi elle est unique. Elle ne mérite rien de tout ça… ma pauvre Kate… pas toi… Je donnerais ma vie pour te sauver."

- "Il ne faudrait pas rester ici. La bande va se regrouper et revenir. Peut-être avec d'autres, des plus âgés."

- "On ne peut qu'attendre les secours. Ils vont arriver."

- "Non, ils n'arriveront pas assez vite. Ce genre d'attaque ne laisse pas de survivant. Les secours le savent et ne se presseront pas."

Damien le confirmait.

- "Ils ont raison. Si on reste encore, on aura une autre attaque dans très peu de temps. Jacques et les autres ne seront pas suffisants. Il vaut mieux qu'on l'emmène le plus vite possible."

Daniel les regarda, le regard un peu perdu, se fia à leur avis et accepta. Aussitôt on souleva Kate et on l'installa au mieux dans la voiture. Le sol resta plein de sang, sur toute la longueur de son corps.

- "L'hôpital le plus proche est l'Hôpital Belle Seine." dit Hugues.

- "Je sais où c'est." dit Elodie.

La voiture partit aussitôt, juste au moment où Jacques et les deux autres sans-abri arrivaient. Elodie et Damien ne purent que leur dire au revoir d'un signe de la main. En même temps ils leur firent signe de partir. Les sans-abri avaient déjà compris. Une autre attaque serait imminente s'ils restaient là. A leur tour ils quittèrent les lieux sans tarder. Les jumeaux n'attardèrent non plus. Ils regagnèrent une des entrées de l'immeuble et appelèrent de là leur chauffeur.

 

Dans la voiture qui roulait vers l'hôpital, on réalisait avec peine ce qui était arrivé.

- "Je n'arrive pas à le croire… … Des enfants … Une attaque par une bande d'enfants…"

- "Je n'y arrive pas non plus, Daniel. On connaissait ce phénomène par les informations, mais le vivre… Tous ces enfants… de vrais  fauves… qui voulaient vous tuer…"

- "Je n'aurais jamais imaginé ça. Je n'en avais jamais entendu parler. Quels regards de bêtes avaient ces enfants…"

- "Sont-ils vraiment des enfants ? Reste t-il quelque chose d'humain en eux ? Avant je me le demandais. Maintenant que je me suis battu contre eux, je pense que non. A part l'intelligence humaine, ils n'ont plus rien d'humain. Ces gosses sont des bêtes féroces. On a survécu à leur attaque."

- "Est-ce possible ? … Je n'arrive pas à réaliser."

- "Damien à raison, Daniel. J'ai peine à le dire, moi aussi… Tu l'entends, ma voix tremble, mais… je dois dire que c'est vrai. Tu as bien vu leurs regards, c'est … c'est… au delà de la haine, on ne peut même pas parler de haine… je ne trouve pas les mots. … Ils tuent dès l'enfance. Autour d'eux tout leur a appris comment tuer, et seulement ça."

- "Adultes ils restent encore en bande, mais heureusement c'est plus rare. En grandissant ils se battent entre eux. Le rapport entre dominants et dominés s'établit de manière marquée. Ils ont des luttes à mort, ça débarrasse de quelques-uns, ensuite les bandes se disloquent. Ceux qui restent sont des bêtes fauves adultes, comme les deux types qui voulaient nous attaquer en arrivant à l'hôtel, et pire encore. Ils tuent naturellement, c'est terrible de dire ça."

- "Mais est-ce qu'ils parlent ? Est-ce qu'ils comprennent ? A entendre tout ça on croirait que ce sont des bêtes !"

- "Ils parlent, bien sûr. Ils sont comme tout le monde, mais ils ont des comportements de bêtes. Leurs attaques en sont des formes très reculées."

Ils arrivèrent très vite et la conversation s'arrêta.

 

            Arrêtés devant la porte principale de l'hôpital, celle-ci était celle d'une forteresse. Une large et haute porte métallique leur interdisait l'accès. Comme à l'hôtel, Damien présenta sa carte d'identité devant une caméra. Pendant qu'un gardien la vérifiait, Kate semblait revenir à elle. Elle ne faisait que murmurer les noms de Meghan et Kevin, mais l'espoir renaissait.

- "Elle est très faible, mais je pense que ça va aller. … J'en suis sûre." dit Elodie.

- "Je le crois aussi." continua Damien.

Daniel ne put parler. Cependant, lui aussi était moins rongé par l'anxiété depuis que Kate avait dit quelque chose. Les esprits s'apaisaient un peu.

Ils perdirent du temps avant que le gardien ne déclenche l'ouverture. Une fois l'accès enfin autorisé, la voiture s'engagea aussi vite que possible dans l'enceinte du complexe hospitalier. Elle roula jusqu'à une double porte vitrée, l'admission des urgences. Nul ne venant à leur rencontre, Elodie sortit de voiture. Les deux portes vitrées s'ouvrirent sur son passage. Elle entra dans le bâtiment. Hélas, elle ne vit personne dans la salle où elle arriva. Elle appela, demanda s'il se trouvait quelqu'un, mais, sans obtenir de réponse. A travers un hublot, elle vit une autre salle pleine de monde. Elle comprit qu'il s'agissait de la salle d'attente. Elle courut alors rejoindre ses amis. Sans perdre plus de temps, Elodie, Damien, Daniel, extirpèrent le corps inerte du véhicule. Ils transportèrent Kate eux-mêmes, dans leurs bras.

Ils parvinrent enfin à la vaste salle d'attente où se trouvait une dizaine de patients et d'autres personnes qui les accompagnaient.

- "Mais qu'est-ce que c'est !?" hurla une secrétaire médicale. Elle compléta en marchant vers eux. "Pourquoi vous la transportez !? Elle devrait être amenée par une ambulance ! Vous mettez du sang partout !"

- "C'est tout ce que vous avez trouvé à dire !?" s'indigna Elodie.

Sentant que les arrivants se retenaient de réagir, la secrétaire préféra contenir son ardeur et avaler ce qu'elle allait répondre. Elle questionna.

- "C'est pour des soins que vous l'amenez là ? !"

- "Non. C'est pour dîner." Répondit Elodie.  "Vous avez une table ?"

La secrétaire, sans s'expliquer sur sa question précédente, demanda encore

- "Vous l'avez enregistrée à l'accueil ? !"

- "On va le faire. Occupez-vous d'elle, d'abord."

- "Non ! Vous passez à l'accueil d'abord ! Sinon je peux rien faire. C'est comme ça !"

Elle ressemblait à une caricature surannée, avec sa forte taille et ses gros bras écartés. Les trois amis ne dirent rien, pour éviter d'ajouter un problème à la gravité du moment, une gravité trop peu perçue par cet environnement administratif, avant d'être médical.

- "Laisse, Daniel." lui dit Damien. "Elodie va faire la queue à l'accueil. Elle saura mieux garder ton incognito. Faut y penser aussi."

Le bon sens de Damien arrivait à le calmer, car, à ce moment, il n'aurait put admettre davantage d'invraisemblance. Il pensa à Kate et questionna encore.

- "Et le médecin ? Il vient quand ?" Il le demanda poliment, malgré tout.

- "Quand il peut !" riposta la secrétaire.

Alors, Daniel s'approcha d'elle, et, tout doucement, il lui chuchota à l'oreille.

- "Si elle meurt, je vous trucide. Vous d'abord, et le médecin ensuite."

Il la regarda en face. L'air qu'il avait était convaincant. Elle préféra ne rien répondre, mais elle soutint son regard, pour signifier qu'il ne l'impressionnait pas. Elle haussa ensuite les épaules avant d'aller disparaître dans un corridor.

- "Laisse Daniel." lui redit Damien. "Tu ne peux rien de plus. C'est comme ça partout."

Elle réapparut un quart d'heure plus tard, accompagnée de deux brancardiers qui faisaient rouler un lit. Kate y fut allongée et laissée là.

Ils patientèrent plusieurs minutes encore avant qu'une infirmière n'arrive. Elle regarda nonchalamment Kate, inscrivit quelques notes, et repartit.

Daniel pressait les plaies de Kate comme il pouvait. Elle perdait moins de sang, mais elle en avait déjà beaucoup perdu. Cependant, elle donnait des signes qui menait à l'optimisme. Encore inconsciente, elle gémissait et bougeait aussi. Cela signifiait que du tonus musculaire revenait. Cet état était plus rassurant que le précédent. Sans cela, Daniel n'aurait jamais trouvé assez de calme pour attendre qu'on veuille bien s'occuper d'elle.

Pendant l'attente, une autre infirmière surgit d'un couloir et traversa la salle d'un pas rapide. Elle se dirigea vers Daniel, s'arrêta devant lui, et tendit des compresses sans dire le moindre mot. Il les prit. Elle repartit sans même l'avoir regardé.

Une troisième infirmière apparut à la porte d'une salle d'examen. De l'encadrement de la porte elle s'adressa d'une voix aiguë aux patients dans la salle d'attente. Elle avait l'air d'une gentille naïve.

- "Y'a quelqu'un pour un pansement externe ?"

- "La personne allongée là." avança Daniel, croyant que c'était peut-être pour Kate.

- "Non monsieur. Elle est trop abîmée. Le médecin doit la voir."

Il se contint de tout son possible. La personne referma la porte, n'ayant trouvé aucun patient pour un pansement externe. Moins d'une minute plus tard, elle rouvrit la porte et s'adressa à Daniel.

- "Pour une SE ou une SS, il faut pas attendre ici. C'est à la porte TED, au fond du couloir, là-bas."

Elle referma la porte aussitôt. Ni Daniel ni Damien n'y comprit quelque chose.

- "C'est pas pour vous !" La salle résonna de ces mots. C'était la secrétaire qui les avait accueillis de toute sa douceur.

 

A l'accueil Elodie se contenait aussi. Elle patientait devant un comptoir où une secrétaire allait et venait sans se presser, plaisantant au passage avec ses collègues. Lorsqu'elle revenait à l'accueil, elle répondait encore au téléphone, prenant tout son temps pour la conversation. Lors d'un appel elle se mit à hurler, elle aussi. Puis, elle raccrocha violemment. Quelqu'un lui avait déplu.

Après une longue patience, que le roi des flegmatiques aurait difficilement supportée, le tour d'Elodie arriva enfin.

- "Qu'est-ce qui vous est arrivé ?" plaisanta la secrétaire.  "Vous êtes couverte de sang. Vous avez tué un cochon ?"

Elle avait envie de plaisanter, et il fallait probablement s'y plier, au moins un peu, faute de quoi le même sort que la personne au bout du fil aurait été réservé.

- "C'est pour une personne aux urgences." dit Elodie, qui n'avait pas du tout envie de plaisanter. La réponse était trop sèche pour la secrétaire. Son visage se ferma.

- "C'est la femme que vous avez portée ? Sa Carte Santé-Vitalité, l'attestation papier qui l'accompagne, son assurance, sa mutuelle, la mutuelle de complément, l'attestation de salariat, sa carte à empreintes, une carte bancaire, deux justificatifs de domicile, sa carte d'identité." Elle avait demandé tout cela, sans respirer, visiblement énervée. Elodie répondit d'un ton calme.

- "Elle n'est pas salariée. C'est une touriste, on l'a…."

- "Quoi !? Elle n'est pas salariée !? C'est un hôpital ici ! Foutez le camp ! Allez vous moquer ailleurs ! Qu'est-ce que vous c…".

 - "La ferme !" cria Elodie. "La ferme !… Fermez-la !"

Les émotions et la colère la rendaient maintenant hystérique. La secrétaire eut la bonne idée d'obtempérer un court instant, suffisant pour qu'Elodie puisse ajouter, encore hystérique

- "On vous paiera ! N'ayez pas peur ! Vous avez raison. C'est un hôpital ici ! Alors commencez par la soigner, même si elle n'est pas salariée ! … Et je vous conseille de me parler autrement. Sinon je vais devenir aussi méchante que ceux qui lui ont fait ça. C'est pas un cochon que je vais tuer !"

Elle était visiblement à bout de nerfs. Avant que la secrétaire ne reprenne la parole Elodie dirigea la situation. Ils avaient déjà prévu ces problèmes administratifs avant d'arriver à l'hôpital.

- "Donnez les soins qu'elle doit avoir et remettez votre facture. On vous paiera immédiatement. Elle se fera rembourser par son assurance, dans son pays."

Elodie venait de prononcer une formule magique. Un ton et une amabilité de la courtoisie française d'antan semblaient avoir ressurgi des valeurs culturelles passées. Le tout ressuscitait dans la bouche de la secrétaire.

- "Bien madame. Vous avez conduit votre patiente aux urgences. C'est bien pour être soignée, n'est-ce pas ?"

- "Evidemment ! Quelle question !"

- "Excusez-moi. Je vous demandais ça parce que parfois, c'est pour…"

Elle ne finit pas sa phrase. Elle s'affaira puis elle reprit.

- "Je vais vous demander quatre cent quatre-vingt euros et deux centimes, pour la consultation du médecin. Une autre facture sera faite en fonction des soins qu'elle aura reçus. A quel nom dois-je établir les factures, madame ?"

- "Mais quelle consultation ? Elle n'a pas encore eu de consultation. On ne fait qu'attendre le médecin justement."

- "Il faut d'abord payer pour l'enregistrement en liste d'attente des urgences. Sans cela le médecin ne pourra la voir. A quel nom les factures, madame ?"

Se renfrognant encore, Elodie répondit.

- "Faites les au nom de Kate Mulligan. On paiera le tout par carte bancaire."

- "La facture de consultation doit être payée maintenant, madame. Le système est ainsi fait."

Prudemment et rapidement la secrétaire précisa encore

- "Je n'ai pas fait la procédure. Je n'y suis pour rien."

Elodie se sentit serrer les dents. Elle retourna voir Daniel, prit sa place pour presser les blessures, et il alla effectuer le paiement qui retardait les soins d'urgence.

Le paiement effectué le médecin n'apparut pas davantage. Il y avait toutefois l'infirmière à la voix aiguë. Elle réapparut dans le même encadrement de porte.

- "Y'a quelqu'un pour un pansement externe ?"

Il n'y eut toujours pas de patient pour elle. Elle referma donc la porte.

Un relatif silence, entrecoupé par des soufflements de patients impatients, réoccupa la pièce.

- "On a le temps de crever, dans ces urgences." dit Damien.

- "On est loin des feuilletons américains et tout le tralala qu'ils nous montraient à la télé, les gens qui couraient en criant et en tenant les perfusions !"

- "De l'esbroufe ! Si c'était vraiment comme ça, en Amérique, avec un stress pareil ils ont dû tuer leur personnel aux urgences. Ici, c'est l'excès inverse."

- "Aussi loin que je me rappelle, on a toujours patienté aux urgences. Mais, avant, c'était un temps raisonnable, le temps d'étudier la situation. Aucun rapport avec ce qui se fait maintenant."

- "Si on n'avait pas besoin d'eux, je les aurais envoyés chier depuis un moment."

- "Y'a pas que toi qui les aurait envoyés bouler. Mais on n'a pas d'autre choix que d'attendre."

- "Ça les met en position force. … Ou plutôt, ça nous met en position de faiblesse."

Ils exprimaient ainsi leur irritation lorsqu'un homme en blouse blanche apparut. Il s'approcha de Kate. Une inscription sur sa blouse indiquait sa qualité médecin, sans quoi nul n'aurait pu le savoir.

Les trois amis l'observèrent, pendus à ce qu'il allait dire.

- "Une attaque de gosses ?" demanda t-il en dandinant la tête.

- "C'est ça." répondit Daniel.

- "C'est la première fois qu'on m'amène quelqu'un. Elle est assez peu blessée, en plus. D'habitude, c'est la morgue qui les reçoit, en lambeaux. C'est bien pour être soignée qu'elle est ici ? N'est-ce pas ?"

- "Pour des soins, oui ! Ça n'est pas assez évident pour vous !?"

- "Je vous le demandais parce que… lorsque c'est désespéré, comme c'est le cas …"

Il ne finit pas sa phrase, pas plus que la secrétaire à l'accueil. Il regarda Daniel et Damien, toujours en dandinant la tête.

- "Vous êtes blessés vous aussi. Ne me dites pas que vous avez survécu !"

- "Si. On a survécu. Et, si ça ne vous dérange pas, docteur, on vous fera toute la conversation que vous voudrez lorsque vous l'aurez soignée."

Il poussa une sorte d'onomatopée, l'air indigné et altier à la fois, puis il sortit un téléphone de sa poche et passa un appel pour demander des brancardiers. Pendant ce court laps de temps, un peu à l'écart Elodie murmura quelques mots à Daniel.

- "Il faut se méfier. En parlant des cas désespérés, il pensait à l'euthanasie. L'euthanasie active, c'est à dire faire mourir les gens, c'est toujours interdit officiellement. Mais, ça se fait partout si les clients paient le prix. C'est pour ça qu'il a demandé si elle est bien là pour être soignée. Il faut aussi s'assurer qu'ils ne feront pas d'euthanasie passive, c'est à dire s'abstenir de la soigner. Ils  font ça sans rien dire, comme toujours. Ils font croire qu'ils soignent, comme on l'attend d'eux, mais ils ne soignent pas. Ça, c'est autorisé par la loi, soi-disant quand le cas est désespéré."

La méfiance de Daniel s'éveilla en un instant. Il ne fut nullement surpris de ce qu'il venait d'entendre. Il se reprocha de n'y avoir pensé plus tôt. Le docteur termina sa conversation au même instant. Il s'adressa de nouveau à eux.

- "Ne vous inquiétez plus. On va s'occuper d'elle, si toutefois… … …Vous êtes son époux, n'est-ce pas ? Acceptez-vous pour elle les transfusions ?"

 - "Oui aux deux questions." répondit Daniel.

- "Et son obédience religieuse ? Pas de contradiction ?"

- "Aucune. Faites tout ce qu'il faut pour elle, docteur. Sauvez-la."

- "La sauver, la sauver…C'est en chirurgie qu'ils vont la recoudre. Elle est en route pour le bloc. On lui fera peut-être une place entre deux interventions, si on a le temps. Moi, je ne peux rien. Les places sont chères, comme on dit. On doit tout planifier, et on opère jour et nuit, toute la semaine. Sinon, on mettrait la clé sous la porte. Alors, quand quelqu'un arrive comme ça, comme un cheveu dans la soupe, ça dérange tout le monde. Le planning est chamboulé."

Elodie donna un discret coup de coude à Daniel. Il se comprirent. Elle lui rappelait ainsi les mots murmurés. Le médecin continua.

- "Bon ! Soyons clairs… c'est un régime de clinique-hôpital, un peu comme un hôpital privé, c'est presque pareil. Vous savez comment ça marche. Tout le personnel médical est actionnaire, et d'autres catégories de personnel peuvent l'être aussi, même les gens de ménage. Alors, comment dire… pour être clair… nous ne sommes pas des philanthropes. … Est-ce que vous me comprenez ?"

- "Parfaitement. On a déjà dit que vous serez payés. Est-ce qu'on va encore perdre du temps ? Sinon je crois que quelques actionnaires vont rejoindre les victimes des gosses, à la morgue."

Le médecin regarda alors par dessus ses lunettes en demi-lunes, dandinant encore la tête. Puis il haussa les épaules en émettant une autre onomatopée. Il prit Daniel par le bras, et fit signe à Damien et Elodie de le suivre, loin des autres patients. Il leur dit alors.

- "Mes confrères ont du boulot avec elle. Qu'ils la sauvent ou non, on aura besoin de sang et, vous savez… le commerce de certains produits est toujours illégal, et aussi…hum…les produits sont chers. Votre groupe sanguin est-il compatible avec le sien ?"

- "Oui il l'est, et je préfère qu'elle reçoive de moi toute transfusion. Je voulais justement vous en parler."

- "Mais, c'est parfait ! Parfait ! Elle en a de la chance ! C'est parfait pour elle, mais… toutefois encore… hum… comment dire ? Vous êtes certainement des amis, tous trois. N'est-ce pas ? Alors, voyez-vous, j'ai une grande expérience, et… à vue d'œil… je vois bien que vous êtes des gens en bonne santé. C'est devenu rare. De plus, vous préférez qu'elle reçoive votre sang, ce qui me confirme ce que j'avais déjà compris."

- "Et, qu'avez-vous compris, qui se voit à l'œil nu ?"

- "Votre hygiène se voit. Vous devez avoir une vie saine, et être des époux fidèles. C'est bien ça ? Peut-être n'avez vous eu qu'une unique personne dans toute votre vie sexuelle. Je ne me trompe pas, n'est-ce pas ? Vous n'avez pas eu de désordres sexuels, vous n'êtes pas homo, pas pédo, pas zoo, ni uro, ni scato, ni aucune de ces sources d'infections et de mauvaise santé. C'est bien ça, n'est-ce pas ?"

- "Où voulez-vous en venir ?"

- "Eh bien… ma foi…nous sommes très réputés… nos patients viennent du monde entier, parce que chez eux… Ils sont fortunés. Très fortunés, pour certains. … Des produits bien sains sont devenus rares et… nos patients en réclament. Ils exigent et paient lorsqu'on peut leur en fournir. Nous sommes très sérieux dans la qualité des produits, autant que dans les prestations. Nous garantissons la qualité des produits, et ils connaissent notre sérieux en la matière…"

- "Si c'est du sang que vous voulez, ce n'était pas la peine de faire tant de simagrées." dit Daniel.

- "Vous êtes…" commença à dire Elodie, mais Daniel l'attrapa par l'épaule, comme pour la rassurer. Elle comprit aussi vite et se retint de dire sa réelle pensée. Elle enchaîna aussitôt.

- "Je vous en donnerai aussi." Elle fut immédiatement suivie par Damien.

- "C'est excellent !" dit le docteur. "Au moins, notre effort de prendre votre victime au bloc sera récompensé. Mais…  "

- "J'ai déjà compris !" l'arrêta Daniel. "J'y réfléchirai."

Damien et Elodie ne comprenaient pas. Le médecin voulut alors s'assurer de l'absence de quiproquo.

- "Puis-je savoir si nous nous comprenons bien ?"

- "Bien sûr ! Je reformule, alors. Pour être clair, comme vous dites, nous sommes des personnes saines. Vous voudriez de nous du sang, mais pas uniquement. Vous pensez aussi à nos organes."

- "Pour le sang, il s'agirait d'un don… évidemment. Mais… pour le reste, comme je vous l'ai dit… nos clients ont de larges moyens. Si vous en manquez… Pensez à ce que cela vous rapporterait. Il est très bien que la nature nous ait dotés de deux reins, par exemple. On vit aussi bien avec un seul. Les gens comme vous, avec une telle hygiène de vie, sont la qualité que nous recherchons. Nous la vérifierons, notez le bien. Vous serez payés à hauteur de la qualité, et en tenant compte de votre âge aussi. Si vos organes sont de mauvaise qualité, vous ne serez pas payés."

- "C'est bien que nous ayons deux reins, en effet. Je vais réfléchir à tout ça. Vous pouvez en être sûr."

- "Voyez-vous… puisque vous êtes venus dans l'urgence, si nous avions votre accord maintenant, l'intervention serait finie avant ce soir. Tout vous serait offert, y compris la convalescence pour la dame agressée, sans compter ce qui vous sera rémunéré. Cela tient aussi pour vous, monsieur, de même que vous, madame."

Daniel reprit la parole.

- "En ce qui me concerne, c'est trop tôt pour moi. Je suis sous le choc après l'agression de ma femme. Mais, je vous l'ai dit, je réfléchirai. Il n'y a pas que les reins qui sont doubles dans le corps."

Elodie, qui comprenait maintenant le jeu de Daniel, y entra aussi.

- "Alors, pour moi, c'est l'aubaine que j'attendais. J'ai une maison à payer, et mes vieux parents à charge. Mais, est-ce qu'on n'aura d'ennui avec personne ?"

- "Nous sommes la discrétion même. Tout restera entre nous. La loi, vous savez… Et puis, les juges et la justice, vous savez ce qu'on en fait, hein. Pas besoin de vous faire un dessin. … Nous payons nos collaborateurs. Les juges sont comme tout le monde. … Et eux aussi, ils ont des problèmes de santé. Un jour ou l'autre, ils ont besoin de nous. On sait alors comment les… soigner……chacun selon son cas. … Ne vous inquiétez pas. Laissez-moi vous expliquer. Vous nous signez votre accord par écrit pour l'ablation d'un organe malade. C'est la version officielle, et c'est tout pour les formalités. Pour tout le reste, la supposée incinération de l'organe, les faux examens à mettre au dossier, nous nous occupons de tout. De plus, tout le monde n'a pas accès au dossier, évidemment.  Nous avons plus d'une fois amélioré la santé financière de gens comme vous ! Nous savons faire, et nous honorons nos engagements ! Nous ne sommes pas comme les autres hôpitaux qui ne paient pas leurs fournisseurs ! Pensez-y. Et, sachez aussi que vous aurez les meilleures chirurgiennes. Nous ne sommes pas comme les autres qui emploient des charcutiers. Remarquez, ils se sont spécialisés dans les euthanasies. Comme ça, tout revient moins cher à tout le monde, hôpitaux et clients. Mais, nous, nous faisons mieux que les autres, pour les euthanasies aussi. C'est pour cela qu'on vous a demandé si……… Revenons plutôt à ma proposition. Je vous conseille de ne pas la laisser passer. Vous n'aurez qu'à respecter la règle du silence. S'il le faut, nous savons aussi le faire régner……… Vous voyez, je suis honnête avec vous. Je ne vous cache rien."

- "Je vais bien réfléchir. Vous pouvez y compter." finit Elodie.

- "Auriez-vous une fille, chère madame ?"

- "Une fille ? Mais oui. Pourquoi ?"

- "Eh bien, s'agissant de sang, nous en prenons le don. Le sang prélevé est vite remplacé dans l'organisme. Toutefois, pour des produits plus rares, nous savons très bien remercier. On n'a jamais rien trouvé d'aussi bon que le lait maternel pour les prématurés. Beaucoup ne tolèrent que le lait humain. Votre fille a certainement les qualités que vous lui avez transmises, n'est-ce pas ? Du lait sain plaît énormément à nos clientes. Elles nous… comment dire… remercient par leurs largesses, et nous en reversons à nos fournisseurs."

- "Justement, ma fille est enceinte. Dès qu'elle allaitera son bébé je lui dirai de venir vous voir. Elle sera ravie."

- "Nous aussi, chère madame. Quel dommage de savoir qu'un excédent de bon lait serait perdu dans la baignoire ou le lavabo. Pour votre fille aussi, n'oubliez pas ce que je vous ai dit. Il est très bien que la nature nous ait dotés d'organes doubles. Et pour les organes uniques, son utérus par exemple, si elle ne veut plus d'enfant il pourrait l'aider à élever ceux qu'elle a déjà eus. Nous avons les meilleures chirurgiennes en ce domaine aussi."

Elodie était suffoquée, mais elle jouait parfaitement son rôle.

- "Vous pouvez compter sur moi pour lui dire. Et moi aussi, je réfléchirai à vos … offres. Vous pouvez y compter."

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Daniel en resta muet. Il ne s'attendait pas à de tels propos. Damien et Elodie, encore présents, étaient aussi étonnés. Daniel reprit.

- "Tout n'est pas tout à fait équilibré dans ce que vous venez de dire. Mais, c'est déjà bien. Vous n'êtes pas comme votre mère. … De la soupe pour tous… une telle idée se rapproche des miennes. Si je n'avais la certitude que vous n'êtes pas mes enfants, je pourrais penser le contraire."

- "N'oubliez pas que nous avons longtemps pensé que vous êtes notre père. Nous vous avons étudié… tout ce que vous avez pu dire devant les caméras, tout ce que vous avez pu écrire, y compris dans l'Internet. Ce n'est pas un hasard si vous l'entendez de nous."

Cette explication le fit rire, d'un rire nerveux. Il n'avait pas pensé avoir de tels élèves. Il n'avait même pas pensé avoir été "étudié", comme on le dirait en université, à propos d'un grand nom. Il leur répondit.

- "J'ai donc bien fait des petits, alors. A distance, dans le temps et l'espace, j'ai contribué à votre éducation. Je suis en effet un peu votre père, qu'on le veuille ou non."

Il le dit avec le sourire, et l'ambiance s'en trouva détendue.

- "Pourquoi dites-vous que tout n'est pas équilibré dans nos propos ?" reprit Béatrice.

- "Parce qu'on ne peut accepter une soupe qui a été faite sur le malheur des uns pour le profit et le pouvoir des autres. Cette soupe que vous dites ne pas vouloir écarter, est ainsi faite, du moins en ce qui concerne cet hôpital. On y exploite la misère jusqu'à la moelle, c'est le cas de le dire."

- "C'est bien clair. Mais nous ne sommes pas en mesure de tout révolutionner. Nous défaire de ce que nous avons ne servirait qu'à mettre deux personnes de plus dans la rue. C'est ce que nous voulons dire."

- "J'avais bien compris."

- "Pourquoi ne pas revenir sur la scène publique et diriger ce que vous pourriez  faire ?"

Il se trouva embarrassé par la question. Après Elodie, c'était la seconde personne qui lui parlait de revenir. Il fut sauvé par une infirmière qui arriva en le pressant.

- "Monsieur Mulligan. C'est pour la prise de sang. Nous avons besoin de la faire maintenant, pour madame Mulligan. Nous devons soigner vos plaies aussi."

Il partit aussitôt. Alors Béatrice le suivit en lui tendant une carte de visite qu'elle avait préparée.

- "Voici nos coordonnées. Si vous pouviez passer nous voir, au bureau ou chez nous, nous aurions le temps d'en discuter."

- "Il n'en est pas question. Dès que mon épouse ira mieux, nous partirons. Pour moi tout s'arrête là. Cette histoire est finie."

Il prit cependant la carte de visite, tout en continuant à marcher. Il ne voulait pas retarder le prélèvement de sang pour Kate. Elodie et Damien le suivaient aussi pour donner du sang. Avant qu'ils ne s'éloignent tous trois, Hugues les rattrapa et dit à Daniel.

- "Puisque vous ne viendrez pas, nous vous attendrons ici."

- "Qu'est-ce que vous espérez ? Me convaincre en quelques minutes ?"

- "Non, bien sûr. Mais, nous en reparlerons à votre retour."

Hugues les laissa alors. Tous trois s'éloignèrent dans un couloir en formant un curieux cortège, guidé par l'infirmière, suivi de brancardiers aux fauteuils roulants restés vides, et l'aide-soignante qui accompagnait Elodie.

 

            Ils arrivèrent dans une petite pièce surchargée de matériel médical.

- "Savez-vous comment va mon épouse ?" s'inquiétait Daniel.

- "Elle est au bloc. C'est tout ce que je sais."

L'infirmière s'affaira plusieurs minutes au bras de Daniel.

- "Je vous prends beaucoup de sang." expliqua t-elle "Je le porte au labo, on vérifie, et une partie repart au bloc."

- "J'espère que ma femme n'aura pas autre chose que mon sang. Je l'ai dit au docteur."

- "Ne vous inquiétez pas. Nous sommes très rigoureux là-dessus. Si on ne l'était pas ça se saurait, et nous n'aurions plus de clients. Bon, comme c'est urgent pour votre femme, je porte ça et je reviens pour vos soins, messieurs. Ensuite on fera les deux autres prises de sang. On m'a dit de prendre tout ce qui est possible."

- "Le contraire m'aurait étonné."

Elle s'absenta très peu de temps et revint d'un pas pressé.

- "J'ai pris des nouvelles de votre femme. Il paraît qu'elle délire un peu, mais elle est hors de danger."

- "Hors de danger… Je me sens soulagé d'entendre ça. … Mais que dit-elle de délirant ?"

- "Je ne sais pas au juste. Je crois qu'elle dit des nids, ou Denis, on comprend pas. Vous voyez, vous ?"

- "Oui, je vois."

- "Ah oui ? Et c'est quoi ?"

- "Un prénom, plutôt un diminutif. Dany."

- "Dany ? … Ah, peut-être. … Bon. Vous avez besoin de points de suture. Je vais vous conduire à ma collègue, et on passera au suivant pour la prise de sang. Le docteur m'a redit de prendre le maximum. Vous pouvez compter sur moi, que j'y ai dit. Vous aurez droit à une collation après. C'est positif, hein ?"

- "Très. Tout le monde est adorable ici, on ne peut l'ignorer. J'ai entendu quelqu'un parler de SE et de SS. Savez-vous ce que c'est ?"

Elle sembla alors embarrassée, hésita quelques secondes, puis trouva à dire.

- "C'est pas pour vous."

- "Mais c'est quoi ?" insista Daniel.

Elle hésita encore, puis expliqua.

- "Ben…SE, c'est pour sédation extra. SS c'est pour super sédation. C'est……pour… quand on ne peut plus rien. On a deux niveaux, économique et supérieur. La SE ça suffit en général. C'est pas la peine d'aller jusqu'à la SS. Enfin, bon, c'est pas pour vous, ni pour moi. C'est mes collègues de la TED qui s'occupent de ça."

- "Et TED, c'est quoi ?" demanda encore Daniel

- "Tout en douceur. Tout en douceur, et puis voilà, c'est fini. Tout en douceur. La direction est très vigilante pour que tout soit positif, et dans tous les services, pas seulement la TED. Nous savons faire notre auto-critique pour rester dans l'excellence, toutes spécialités confondues."

- "Je vois. …Que du bonheur ici."

- "C'est ça. Que de l'amour. Que de l'amour et du bonheur."

 

Les soins et prises de sang effectués, l'infirmière les guida ensuite jusqu'à une cafétéria. Dans un appareil automatique elle introduisit une carte à empreinte, pour offrir les boissons sur le compte de l'hôpital. Elle servit des gobelets de café, puis elle prit d'un autre distributeur automatique quelques croissants et viennoiseries de peu de goût. Elle les laissa ensuite pour promptement retourner à sa tâche.

Elodie avait enlevé ses vêtements tachés de sang et portait une blouse d'infirmière. De ce fait elle fut régulièrement sollicitée, d'abord par des patients, puis par le service de sécurité qui, alerté, vint plusieurs fois vérifier son identité et la raison qui lui faisait porter ce vêtement. Malgré ces interruptions, cette collation leur offrit la possibilité de discuter entre eux. Daniel résuma à Elodie et Damien sa rencontre avec les jumeaux, ce qu'il n'avait pu faire auparavant. Mais il n'eut pas le temps de tout raconter. Une femme en tenue de salle de chirurgie s'approcha de lui.

- "Monsieur Mulligan ?"

L'erreur de nom amusait maintenant les trois amis, sans toutefois le montrer à la personne qui venait d'arriver.

- "Oui. Vous avez des nouvelles de ma femme ?"

- "Elle est en salle de réveil. Elle y restera environ une heure, ensuite elle sera transférée dans sa chambre, l'accueil vous dira laquelle. En ce qui concerne son état de santé, aucun organe vital n'a été touché. Mais il y a eu des lacérations très près d'artères importantes. Certaines ont même été atteintes, sans être complètement sectionnées. Pour le reste, elle a de multiples plaies et contusions. Elles sont nombreuses mais moins graves. Nous n'avons utilisé que des fils de la dernière génération. Ils ne nécessitent aucun soin post-chirurgical. Ils seront résorbés dans le temps nécessaire à la cicatrisation. J'ai fait au mieux pour qu'elle ait peu de cicatrices visibles. Elle ne devrait pas en garder au visage. L'équipe de microchirurgie n'a pas eu de difficulté pour les blessures aux mains et aux doigts. Elle devrait pouvoir en retrouver l'usage. Mais, il restera des cicatrices visibles sur le corps. Quel dommage… Une si belle femme, si bien faite… Puis-je savoir comment elle est restée en vie ? Elle a été très peu blessée par rapport à ce que j'ai pu voir de telles attaques."

- "Nous l'avons défendue."

La supposée chirurgienne, qui ne s'était pas présentée, regarda Daniel d'un air incrédule.

- "Mais… personne n'a jamais survécu à ça. Tous ceux qui ont voulu défendre quelqu'un sont morts. Vous êtes les premiers."

- "Ah. Alors… pourvu qu'on ne soit pas les derniers."

La chirurgienne acquiesça d'un mouvement de tête. Avec un air qui semblait étonné, elle répondit.

- "Je l'espère aussi. Merci de m'avoir confié cela. … Je vais maintenant vous laisser, il me reste douze minutes de pause. Je suis heureuse de vous avoir parlé. J'espère qu'un tel événement sera relayé par la presse. Personne ne croyait possible d'y survivre, pas plus que d'être défendue, et par des hommes en plus."

Elle s'éloigna alors de quelques mètres pour aller prendre un café à la machine automatique. Son gobelet servi, elle s'installa à une table non loin de la leur. Elle ferma les yeux et sembla vouloir utiliser au mieux ce faible temps de récupération.

- "Elle a l'air vidé, cette actionnaire." chuchota Damien.

- "Heureusement qu'elle a dit quelques mots humains, sinon je l'aurais prise pour un automate. Qu'est-ce qu'elle a voulu dire à propos des hommes ?"

- "C'est encore une de ces tarées qui ont un grave problème avec les hommes." répondit Elodie. "Tu remarqueras qu'il y a une majorité de femmes ici. Et à part de rares cas, comme le médecin aux urgences, les hommes sont cantonnés aux tâches subalternes."

- "Ah. Je vois. Le règne des amazones encore en route vers l'apogée."

- "C'est ça. Plus je les observe, plus je suis heureuse d'être normale. Elles me font de la peine. Elles n'ont même pas idée de leurs problèmes. Elles ont été rendues incapables de penser autrement."

- "Je vois, je vois. Je comprends mieux son commentaire à propos de Kate, une si belle femme, si bien faite. Je parie qu'elle est lesbienne cette chirurgienne."

- "Ah mais oui, certainement. Je n'avais même pas relevé ce commentaire, les lesbiennes sont majoritaires aujourd'hui. Je n'ai pas été étonnée d'entendre ce qu'elle a dit."

- "Je crois qu'on va dégager d'ici au plus vite. Et ce n'est sûrement pas Kate qui aurait un autre avis. Si elle savait tout ça… Quand je pense qu'on nous a demandé si elle est bien là pour des soins… Ils ont osé penser qu'on l'amenait pour une euthanasie… Ça revient moins cher à tout le monde, qu'il a dit. Je fais un cauchemar… Ma pauvre Kate."

- "Allons nous renseigner pour la voir. Comme tu dis, il vaut mieux dégager de là au plus vite. Dès qu'elle ira mieux vous pourrez venir chez nous pour qu'elle finisse de se remettre. Elle y sera mieux qu'ici. Il ne faut pas qu'on la laisse là, Daniel, sinon ces salauds pourraient lui retirer un organe."

- "Je crois que je vais faire une inspection complète dès que possible. A la moindre cicatrice suspecte, je découpe la chirurgienne."

Ils se rendirent à l'accueil, tout en continuant à demi plaisanter de la sorte. Les jumeaux les y attendaient, comme l'avait dit Hugues. Ils étaient installés dans une sorte de bureau ouvert utilisé d'ordinaire par le personnel hospitalier. Un ordinateur avait été mis à leur disposition et Béatrice dictait un flot d'instructions à la machine. Hugues donnait des directives téléphone.

Voyant arriver Daniel, Béatrice interrompit aussitôt ce qu'elle faisait et se dirigea vers lui.

- "De bonnes nouvelles ?" demanda t-elle. Daniel l'en informa avec un sourire apaisé. Elle en fut soulagée à son tour, puis formula une nouvelle demande.

- "Monsieur Arnaud, mon frère et moi avons discuté. Accepteriez-vous d'être interrogé dans le cadre d'un reportage sur vous ?"

Cette dernière idée déplut à Daniel.

 - "Vous ne perdez pas le nord, vous. C'est donc pour ça que vous êtes là ? Après l'entrevue familiale prétendue dans l'annonce, vous voulez de moi un scoop. Il n'y a que la profession qui vous préoccupe ?"

Le visage de la jeune femme se ferma une fois de plus. Elle répondit cependant.

- "Ce n'est pas ce que vous dites. Nous aurions envoyé des journalistes si c'était le cas."

Elle avait une attitude de petite fille blessée qui ne trouvait pas ses mots. Daniel comprit qu'il l'avait malmenée, et à tort.

- "Excusez-moi." Dit-il. Il s'arrêta sur ces mots. Ils étaient suffisants. Elle apprécia sa réaction et le sourire lui revint aussitôt, de même qu'à lui. Elle reprit.

- "Ce n'est pas un scoop que nous cherchons. Cette idée nous est venue pour tenter de remettre de bonnes idées dans le paysage français. C'est une volonté citoyenne de notre part, pas du business."

Il était confus, cherchait un avis vers Elodie, puis vers Damien. Elodie semblait lui dire oui du regard, Damien semblait plus perplexe.

- "C'est hors de question." Répondit-il, mais avec moins de fermeté qu'avant. "Je suis venu pour vous. Pas pour faire parler de moi ni appeler encore au bon sens. J'ai déjà essayé ça ne marche pas. Et même si je l'envisageais, je ne ferais rien sans l'avis de ma femme, parce que ça n'engagerait pas que moi."

En le disant, il se dirigea vers le comptoir d'accueil.

- "Quelle est la chambre de madame Mulligan s'il vous plaît ?"

- "Elle est encore en salle de réveil. Elle sera dans une heure en chambre Louise. Premier étage, suivez les flèches. Posez les doigts s'il vous plaît, je prends vos empreintes… Voilà. Annoncez-vous au maître-chien qui vous attendra à la sortie de l'ascenseur."

- "Un chien, dans un hôpital ?"

- "C'est le service de sécurité monsieur. Nous sommes extrêmement rigoureux en ce domaine, vous comprenez bien pourquoi."

Il retourna s'asseoir dans le hall d'accueil, maintenant nerveux et impatient de voir Kate. Les jumeaux étaient retournés dans leur bureau pour échanger quelques mots. Daniel en profita pour prendre des opinions.

- "Qu'en penses-tu ?" demanda t-il à Elodie.

- "Je comprends les jumeaux et ils paraissent sincères. C'est vrai qu'un bon ténor ferait du bien. Mais, je comprends aussi ta position et tout ce que ça implique pour toi."

- "Ça impliquerait beaucoup de choses. De plus, qu'est-ce qu'un tel reportage apporterait ? Il faudrait le poursuivre par une lutte qui prendrait des années. Je ne me vois pas revenir à tout ça. Et, comme je l'ai dit, cela impliquerait Kate et nos enfants. Je ne ferai rien sans leurs avis."

- "Je te comprends Daniel. Je me mets à ta place. Personne ne peut te donner de conseil."

- "D'un autre côté, quand je vois ce qu'est devenu le pays… Et ce n'est pas le seul, d'autres sont sur la même voie."

- "Tu l'avais pourtant presque annoncé." dit Damien. "On avait tiré l'alarme pour les problèmes d'emploi, et ceux des sans-abri. On avait bien dit que tout le monde était concerné. Et y'avait pas que ça. On a parlé de beaucoup de sujets lors des manifs. On parlait de l'insécurité et de tas de trucs, je m'en souviens. On voit le résultat aujourd'hui."

- "C'est ça qui m'ennuie. Depuis plusieurs jours, je me disais sans l'avouer qu'il faudrait faire quelque chose. … Je me dis que je ne peux pas me défiler devant ce qu'ils demandent. Si je refuse j'en aurais le remord. Je suis encore assez con pour ça."

- "Attends d'en parler avec Kate."

- "Je ne vais pas lui tomber dessus au réveil avec une telle question. Elle doit se remettre tranquillement. Il faudrait attendre qu'elle soit remise, mais je n'ai pas envie de m'attarder ici, ni elle non plus."

Le silence répondit. Ses amis n'osaient l'influencer encore par leurs avis. Ils eurent la chance d'avoir quelques minutes sans être dérangés. Daniel en profita pour réfléchir à la question. Il finit par dire.

- "Il y a peut-être une possibilité."

Ces quelques mots suscitèrent la curiosité de ses amis. Ils ne dirent rien et attendirent la suite. Il s'expliqua.

- "Je tiens à préserver la tranquillité de ma famille, c'est une première donnée du problème. Je ne veux pas apparaître sur un écran, ni qu'on sache que je suis ici. Mais, s'ils font un reportage écrit ou radiophonique au lieu d'un reportage visuel, et s'ils prennent eux-mêmes les notes ou un enregistrement de voix, ils auraient ce reportage et moi je pourrais rester tranquille. En quoi est-ce que je me trompe ?"

Il eut encore un silence pour réponse, cette fois parce que ses amis cherchaient la faille. N'en trouvant pas, Damien répondit.

- "Je pense que c'est pas mal. C'est un bon compromis. On ne peut pas dire que tu ne risques rien. Revenir à la surface est déjà une prise de risque. Mais, pour un seul reportage c'est peut-être possible."

- "C'est aussi ce que j'en pense. Et toi, Elodie, qu'en penses-tu ?"

- "J'en dis qu'un reportage ne fera pas bouger les choses. Il faudrait un vrai leader, quelqu'un de bien, comme toi. Mais, personne ne peut te demander de revenir. C'est une décision grave qui n'appartient qu'à toi et ta famille. Cependant… un reportage est peut-être mieux que rien."

- "Allons leur parler. S'ils acceptent ce sera tant mieux pour eux. Sinon tant pis."

- "Il vaut mieux que tu y ailles sans nous, Daniel. Jusque là les jumeaux ne savent rien de nous. Ils pensent peut-être qu'on n'est que des passants qui vous ont aidé."

- "Tu as raison. Laissons les dans des suppositions sans les mettre sur une piste."

Il se rendit au bureau prêté aux jumeaux.

- "J'ai réfléchi à votre demande." commença t-il.

- "Nous en discutions encore. Nous comprenons vos raisons. Prenez le temps d'en parler avec votre épouse."

- "Justement, je n'ai pas ce temps. Vivre ici, c'est vivre sur des charbons ardents ! Si toutefois on peut survivre… C'est le résultat des idées et des choix du passé."

Surpris, les jumeaux attendaient la suite pour comprendre. Il exposa alors sa proposition.

- "Je réponds à vos questions ici et tout de suite." termina t-il. Cette fois encore, il n'avait pas envie de les laisser organiser autre chose.

- "Le temps que je vous accorde dure jusqu'au réveil de ma femme. Profitez en avant que je ne change d'avis."

Ils acceptèrent sans aucune hésitation. En quelques secondes ils rassemblèrent des papiers, donnèrent des ordres à l'ordinateur. Très vite ils furent prêts. Béatrice dicta une première phrase titre et ils débutèrent.

- "Interview de Daniel Arnaud. Paris, novembre 2026. Propos recueillis par Béatrice et Hugues Arnaud."

Entendre ces noms émotionna Daniel. Il avait dit le contraire à Elodie, mais cette fois il était dans une situation moins abstraite. Il tenta de se penser en présence d’homonymes. Cependant, c’était bien de lui qu’ils tenaient leur nom, comme ses enfants. Il en fut déstabilisé mais s'en ressaisit.

Béatrice commença ses questions.

- "Daniel Arnaud, il y a près de vingt cinq ans que vous avez quitté la scène publique. Les Français ont la mémoire des personnalités, c'est encore plus vrai s'agissant de vous. Vous restez aujourd'hui très populaire, même si vous ne l'avez pas été autant que voulu. Pourriez-vous, aujourd'hui, expliquer ou rappeler les raisons de votre absence."

- "Ce sont celles que j'ai données à mes amis sans-abri, lorsque j'ai quitté la scène publique. A l'époque elles ont été très peu relayées par la presse. C'est bien regrettable, parce que c'était la vérité."

En marge du reportage il s'adressa à Béatrice et Hugues.

- "Vous rappellerez ces raisons, le trafic d'armes, les meurtres dont on m'a accusé et dont je suis innocent. Soyez clairs et rigoureux, je vous fais confiance. Passons à la suite."

Béatrice l'assura de la rigueur qu'ils auraient et passa au reste qu'elle attendait aussi.

- "Nous allons maintenant entrer dans un sujet plus singulier. Nous portons votre nom et nous vous interviewons. Nous avons toujours été présentés au public comme étant vos enfants. Auriez-vous un démenti à formuler ?"

- "Peu m'importe ce qu'on en croit. Vous pouvez faire figurer ces mots dans l'article. Que vous soyez ou non mes enfants ne regarde pas le reste du monde. C'était une question entre vous et moi, il en est de même pour sa réponse. Ce que je viens de dire peut aussi être ma réponse au public. … Je ne tiens pas particulièrement à un démenti. Si vous-mêmes en souhaitez un, vous pouvez le faire, je n'y vois pas d'inconvénient."

Elle sourit pour toute réponse. Son frère apprécia autant qu'elle ce qu'il venait d'entendre. Tous deux savaient alors que Daniel n'était pas leur père mais sa réaction comptait toujours pour eux. Il ne les rejetait pas. Au contraire, il pouvait même laisser croire en leur lien familial.

Hugues prit la suite de l'entretien.

- "Vous réapparaissez dans cette interview après une très longue absence. Quelle opinion avez-vous aujourd'hui de la situation ?"

- "Ce qui me vient tout de suite à l'esprit c'est le mot régression. Le monde a régressé, et il régresse encore. Je ne parle pas que de la France. Ce dont elle souffre se voit aussi ailleurs. Les sociétés humaines ont mis des millénaires à se construire, des millénaires d'évolution. On pense au sens biologique, mais c'est aussi vrai dans le sens social. Avec notre évolution biologique, notre conscience et son évolution se sont faites. Mais, en seulement quelques décennies, on a détruit tout ce qu'on a élaboré en plusieurs millénaires de vie, d'expérience et d'acquis. Voilà ce que je pense de la situation d'aujourd'hui. Il y a plus de vingt cinq ans j'ai tenté de donner l'alarme. Qui m'a entendu ? Qui m'a compris ? Personne, mis à part quelques rares et précieux amis. On voit maintenant le résultat. Et ce n'est pas fini. Comme je n'ai pas manqué de le dire, la situation se dégrade lentement, mais sûrement, depuis plusieurs dizaines d'années."

- "Quelles en sont les principales causes à votre avis ?"

- "Pour moi elles sont évidentes. En quelques mots, pêle-mêle je dirais laxisme, permissivité, sexe, et surtout démagogie. Voilà déjà de grandes causes qui ont fait que des gens vivent dans la rue, comme des animaux, comme au moyen-âge. Voilà ce qui a fait qu'on ne peut se sentir en sécurité nulle part, au point de ne plus vivre. Voilà pourquoi on voit partout des gens se prostituer, au point que leur corps n'est plus le leur, mais un réceptacle de toutes les salissures, de toutes les douleurs, physiques et morales. Voilà ce qui a fait que des filles et des garçons sont prostitués par leur propre famille, avant même d'avoir atteint un âge assez mature pour comprendre ce qu'on fait d'eux. L'évolution humaine a mis des siècles pour édifier des codes, des lois, pour sortir les individus de ces maux, pour protéger les plus faibles. Mais, par des choix complaisants, les individus s'y sont jetés à nouveau d'eux-mêmes, sans même s'en rendre compte pour la plupart."

- "En d'autres termes, vous voudriez dire qu'il faudrait revenir aux valeurs morales et comportementales d'autrefois. Pensez-vous aux valeurs religieuses ?"

- "Eh la, du calme. Vous me faites dire ce que je n'ai pas dit, et vous m'entraînez sur un terrain encore plus confus. Je fais une parenthèse pour vous donner mon point de vue en la matière, puisque vous en parlez. … Je crois en l'Etre Créateur. La Bible a fait faire un formidable bond en avant, à une époque peu avancée, il y a des millénaires. Les valeurs que la Bible a apportées ont servi de fondement aux sociétés les plus évoluées, les plus riches de toutes choses. Je ne parle pas d'argent, mais d'autres richesses. La sécurité en est une, qui n'existe plus ici. L'interdit du vol et du meurtre, lois basiques parmi les basiques, n'existent plus autour de nous. En bref, la Bible a été le premier code civil et religieux. Elle a apporté des valeurs que l'homme n'aurait peut-être jamais sorties de lui-même, pour les mêmes raisons que j'ai citées précédemment. Mais, il y a la Bible, et il y a ce que les religions en ont fait. On a interprété la Bible pour lui faire dire un peu tout et n'importe quoi. La quasi-totalité des religions ont été une source d'égarement pour bien des moutons. … Pour revenir à votre question, autrefois, comme vous avez dit, était plein de tabous et d'interdits débiles, aussi inventés que les religions qui en sont à l'origine. Alors, me faire dire que j'aimerais y revenir est bien faux."

- "C'est en effet confus. Vous semblez vanter les valeurs bibliques tout en disant qu'il ne faut pas revenir aux religions. Que voulez-vous dire alors ?"

- "Je veux dire qu'on doit faire preuve de discernement. Voilà qui résume beaucoup mieux les choses. Si tel était le cas, on ne se ferait pas égarer par les gourous, ni les gourous religieux, ni les gourous politiques et mafieux, ni les leaders d'opinion qu'il s'agisse de chanteurs populaires, d'animateurs à la mode, de comédiens ou d'autre chose. … Si on avait fait preuve de discernement au lieu de se laisser aller à la facilité et à ce qui plaît, le monde ne serait pas aussi malade qu'aujourd'hui. Il faut voir un peu plus loin que le bout de son nez. Pour beaucoup je devrais dire sexe au lieu de nez."

La plaisanterie amusa beaucoup les jumeaux. Après en avoir ri sans se contenir, leur sérieux professionnel revint,  le questionnement aussi.

- "Si je comprends bien, Daniel Arnaud, vous voudriez dire qu'on doit avoir du discernement pour établir, ou rétablir, des valeurs morales et des lois vraiment tutrices. Pour cela on peut s'inspirer du modèle biblique."

- "Vous avez bien compris. En gros, c'est ça. Je vous rappelle que c'est vous qui avez parlé de religion. A votre suite je n'ai fait que vous donner mon point de vue en la matière. Mais, puisqu'en bons journalistes vous avez ainsi orienté la discussion, à propos de la Bible j'ajouterais encore quelque chose. Ce que globalement on peut, on doit, retenir du modèle biblique, c'est qu'il enseigne la nécessité d'avoir des lois non complaisantes, protectrices, qui sont capables d'assurer une prospérité sociale et aussi, et surtout, sa pérennité. Comme je le disais, les grandes civilisations l'ont compris dans le passé. Elles se sont inspirées de la Bible pour élaborer leurs lois, leurs valeurs, leurs cultures, même si elles n'étaient pas en tous points identiques aux enseignements bibliques. … Qu'on utilise ou non l'exemple biblique, en plus du discernement pour ne pas s'égarer, il faut également se projeter dans l'avenir pour ses choix d'orientation. Il faut tenter d'évaluer au mieux ce qui se répercutera dans le futur. Or, durant des lustres, sous prétexte de démocratie on est parti dans le sens de la démagogie, s'engageant dans bien des voies qu'il ne fallait prendre. Elles étaient pourtant évidentes de danger pour peu qu'on y réfléchisse bien. Mais, on les a toutes prétendues de qualité, pour être agréable à tous. Le résultat des votes était en jeu."

- "C'est une vive diatribe que vous faites à la démocratie."

- "Oui. C'est un de vos confrères qui m'a mis sur la voie, il y a des années. J'ai eu le temps de réfléchir et comprendre qu'il avait raison. Par son métier il avait une connaissance des masses que je n'avais pas. Il n'était certainement pas le seul à douter du modèle démocratique. Il est bien regrettable que ce soit toujours tu, parce que le dire serait trop impopulaire. Encore une fois on en revient à ce facteur, l'impopularité."

- "Le complot politique et mafieux ne serait donc pas la seule cause de la situation en France, selon vous."

-"Non, en effet. C'est une partie des raisons, mais pas l'unique cause des problèmes. Les gens, en général, ont leur part de responsabilité. Ils ont voulu abonder dans le sens de la facilité, dans le sens de ce qui leur plaît, sans se soucier de savoir si c'est un chant de sirène. Prenons justement l'exemple du sexe, où c'est pour moi encore plus évident. Vers les années 1960, 1970, on a commencé à imposer des idées regrettables, à avoir des comportements sexuels lamentables. Ils ont pris de l'ampleur, la législation a suivi, et on s'est retrouvé trente ans plus tard avec des viols collectifs à l'âge du collège. Ensuite, ça a été une totale insécurité sexuelle pour nos enfants, toutes sortes d'agressions sexuelles en général, de la prostitution dès le plus jeune âge, une santé publique vacillante, et j'oublie bien d'autres plaies annexes. Même les psys ont pourtant donné l'alarme, dans les années 2000, en disant que la sexualité humaine devait être mieux encadrée. Mais, qui les a entendus ?"

- "Il y a beaucoup de choses dans ce que vous dites. Que voulez-vous dire par comportements sexuels regrettables, lamentables ?"

- "Pour être plus concret, on a longtemps vécu dans une approche débile de la sexualité, une approche honteuse, puritaine, austère, chaste et culpabilisante… De là on a basculé d'un seul coup dans une autre époque qui a prôné tout le contraire. C'est ce qu'on a appelé la révolution sexuelle, une pseudo libération sexuelle. D'un excès on est passé à l'excès opposé, sans voir que c'était aussi un excès. Peu à peu tout a été rendu possible, sans barrière, et on a dit à tout va que c'était bien. On n'a donné que le sexe comme triste modèle de référence à la jeunesse, en appelant ça de l'amour. Le sexe et l'amour sont deux choses distinctes. L'amour inclue les deux choses, mais le sexe n'inclue que le sexe, pas l'amour. On a bien embrouillé les esprits en parlant d'amour lorsqu'il s'agissait seulement de sexe. Et tout enseignait le sexe banal, le sexe facile, le sexe normal, dans les films, la télé, les publicités, au théâtre, dans les écoles, les magazines pour ados, partout. En réalité le sexe tue l'amour. On ne sait même plus ce qu'est aimer et vivre une sexualité avec un être aimé, une sexualité épanouie dans l'amour. On a confondu l'amour avec l'attirance sexuelle… En bref, comme je l'ai dit, on a abondé dans le sens de ce qui plaît, sans penser à autre chose, sans aucune élévation. Quand donc sera abandonnée cette sexualité d'attardés ? De cet exemple, et d'autres, on voit ce que ça donne aujourd'hui. De l'insécurité, de la prostitution, des mafias, du trafic d'êtres humains, de l'extrême violence."

- "Vous avez dit, on commence par des comportements sexuels regrettables, et la législation suit. Vous pensiez aux lois autorisant l'avortement, dans les années 1970 ?"

- "Pas exactement, mais on peut les y mettre. Je pensais d'abord à la collection de lois qui ont desserré l'étau sur la pédophilie, après avoir ratifié toutes sortes de mariages. On peut aussi citer les lois qui ont permis d'accoucher sous X, celles qui ont permis d'abandonner son enfant sans que rien ne lui soit révélé sur son ascendance, et tout ce qui a contribué à priver un enfant de ses repères identitaires, pourtant nécessaires à la construction psychologique humaine. Comme vous le savez, j'ai souffert d'être né sous X, comme énormément de gens. Et les lois sur la bioéthique qui sont venues plus tard n'ont été que des mots sur du papier, rien de mieux."

- "Avant de poursuivre, j'aimerais votre avis sur l'avortement."

- "Ce n'est qu'un crime. Un assassinat. Pour mettre en place ces lois on s'est caché derrière de prétendus avis médicaux, des comités d'éthique et je ne sais quoi encore. Ils ont défini en nombre de semaines de grossesse l'âge jusqu'auquel ils accordent le droit de tuer un être humain. C'est vraiment se cacher pour donner le droit de tuer. Voilà ce que j'en pense, sans dissimulation. Chacun son avis, mais le mien est sans complaisance et appelle par son nom un homicide. Il y a pourtant eu la contraception, ce qui aurait pu éviter les avortements et les abandons. Ce n'était pas la peine de donner en plus le droit de tuer. Mais, on a choisi de ne pas avoir le respect du vivant, un vivant qu'on assassine en gestation ! Dans le cas des abandons, on n'a pas eu plus de respect en privant de leurs repères identitaires les vivants qui sont arrivés à naître."

- "C'est très clair pour l'avortement. A propos de l'accouchement sous X et des autres cas analogues, que vouliez-vous exprimer en disant que la législation a suivi ?"

- "La même chose que pour l'avortement. Ça fait partie de la panoplie de moyens mis à la disposition du sexe, le sexe des attardés, des arriérés. On a aidé les gens à avoir du sexe, ou abuser de femmes, en permettant de se soustraire plus facilement aux conséquences et responsabilités. … Accouchements sous X, mère qui demande que son identité reste un secret pour l'enfant qu'elle abandonne, abandons d'enfants, avortements, et j'en oublie, … tout ça sont les divers moyens d'un même ensemble. … On a dit que l'accouchement sous X est né de la seconde guerre mondiale, lors de la libération, pour permettre aux Françaises qui avaient couché avec des Allemands de mettre au monde leurs enfants. Mais, ce n'est pas tout à fait vrai. Avant cela, c'est le gouvernement de Vichy qui a officialisé l'accouchement anonyme, en 1941. Ce n'était qu'une officialisation de ce qui existait avant, et a continué bien après."

- "L'abandon est une chose grave. Etes-vous sûr que les lois ont donné le droit d'abandonner ? N'auraient-elles pas seulement donné le droit d'accoucher dans l'anonymat ?"

Daniel marqua un instant d'arrêt, intrigué par la question.

- "Mais quelle est la différence ? L'abandon est une chose grave, en effet, et je ne sais pas si l'abandon est autorisé, toléré ou délictueux, cela a varié en fonction des époques. Mais, ce qui est sûr, c'est qu'on a donné le droit d'accoucher dans l'anonymat. En donnant ce droit on a aussi donné le droit d'abandonner, parce que l'anonymat n'est possible qu'en cas d'abandon. Il y a une étroite corrélation entre ces deux choses, l'une conduira l'autre à en être conséquente. Sans abandon une mère ne peut rester anonyme. La loi demande de déclarer la naissance de son enfant. En donnant le droit d'accoucher anonymement on a donné le droit d'abandonner son enfant. C'est l'aberrante conséquence logique. N'est-ce pas ?"

- "C'est logique et en tout cas ce qui a été fait pour des milliers."

- "On a voulu donner des droits supplémentaires pour conforter une sexualité que je pense contraire à l'élévation humaine…"

Il n'eut le temps de poursuivre. Béatrice, qui s'était gardée de réagir, exprima alors son indignation.

- "Mais que dites-vous à la fin ! Tout ça a été fait pour venir en aide aux femmes en détresse !"

- "C'est votre opinion que vous voulez mettre dans mon interview, ou bien la mienne ?"

Elle se renfrogna.

- "Quelle est la vôtre ?"

- "Je sais bien qu'il y a eu des cas de réelle détresse, des cas de femmes violées et d'autres malheureux exemples. Mais, je ne parle pas des cas de détresse. Je parle de la raison, ou plutôt de la déraison de ces lois. On a légiféré dans le sens de l'innommable. On a donné le droit d'abandonner un enfant, de le spolier de sa propre personnalité. On est allé jusqu'à donner le droit de le tuer ! Je parle de ces aberrations, non de la détresse. La détresse je comprends qu'on veuille l'aider. Si un enfant est abandonné, on y fait face aussi, on recueille cet enfant. Mais on ne doit pas ériger en droit la possibilité de l'abandonner. … Aider les femmes en détresse, disiez-vous. Et les enfants ? Ne sont-ils pas en détresse, eux aussi ? Voudriez-vous le comprendre ? Ou est-ce que votre esprit restera journalistique et retourné, un mauvais moule pour une opinion publique rendue identique ?"

Elle s'obscurcit davantage, s'abstenant de réagir pour continuer l'interview.

- "A propos du tort fait aux enfants, vous prêchez à des convaincus, monsieur Arnaud."

- "Pas tout à fait, si j'en crois votre réaction juste avant. Vous n'avez pas mis en avant le cas des enfants, mais le seul cas des femmes, avec l'argument de la détresse. C'est ce qu'on a toujours avancé, et seulement ça, sans tenir compte du reste. Cependant, une femme faite est moins en détresse qu'un enfant qui n'arrivera pas à se construire."

Elle le dévisagea, considérait pour la première fois ces arguments. Elle sentit qu'ils n'étaient qu'une ébauche d'idées en elle, une ébauche qu'elle aurait encore à travailler. Elle remit cette réflexion à plus tard et poursuivit.

- "Je crois que j'ai réagi par réflexe intellectuel. C'est ainsi que vous nommiez ça, dans le passé."

- "En effet. Je sais bien que ce n'était que réflexe débile dont vous allez vous débarrasser. Vous venez de le comprendre et le reconnaître. Malheureusement, cette attitude est bien rare dans la vie courante."

Après ce court moment de tension, l'atmosphère redevint normale.

- "Revenons au sujet."

- "Très bien. Justement, j'ai encore à dire. A l'époque où j'ai quitté la France, au début des années 2000, je me souviens des chiffres de cinq cents naissances par an pour les seuls accouchement sous X. Il y en avait dix-mille par an dans les années 1980. Quatre-cent mille personnes faisaient des démarches de recherche d'identité, c'est à dire autant de vie en souffrance. Je ne connais pas les chiffres pour la suite, mais ceux-là suffisent. On se souciait davantage de cas de santé publique dont le nombre était bien moindre. Je parle de cas de santé physique, alors que la santé psychologique a rarement été aussi bien prise en considération."

- "Le nombre des accouchements sous X a explosé depuis. Il y a aussi celui des mères qui demandent que leur identité reste secrète pour l'enfant, il a explosé aussi. Vos chiffres sont anciens."

- "En effet, je n'ai pas pu les suivre, c'était mieux pour mon moral.  Je vais continuer à m'appesantir encore sur ce sujet, en général. Je le prends en exemple, parmi d'autres, pour dire combien on peut avoir les idées retournées, ne voir qu'une partie du problème avec obstination, et faire des lois à contresens de l'équité et la protection pour tous. … En parlant de la détresse des femmes, on n'a pensé, ou on n'a voulu penser, qu'à ce seul aspect du problème. Quant à celui de la responsabilité vis-à-vis de ses actes, voire la culpabilité, ça on n'a pas voulu le voir. … J'ai bien dit qu'on a légiféré dans le sens de l'innommable. On est loin du discernement, du souci moral, de l'équité dont il aurait fallu faire preuve. Sous prétexte de protéger des femmes, on a déporté leur mal sur leur enfant pourtant plus dénué. On l'a même dénué encore plus, en le dépouillant aussi de son identité. Nul n'a convenablement pensé à l'enfant, abandonné, dénué de tout, physiquement et moralement. Dans presque tous les cas il restera en faiblesse, en détresse, toute sa vie. On a cru qu'il suffisait aux services sociaux de le nourrir, le vêtir et l'éduquer. On a pensé qu'il grandirait ainsi, comme une plante, sans se poser de question. Mais, nourrir et vêtir un enfant n'est pas tout !"

- "Il y a pourtant des cas où les enfants grandissent et font leur vie sans traumatisme."

- "Vous parlez de cas particuliers ! C'est ainsi pour ceux qui ont été adoptés, par exemple, et qui ignorent qu'ils ont été adoptés. En effet, ceux-là, on les a spoliés aussi de ce savoir. … Mais, j'ai connu d'autres cas d'adoption. … Je me souviens d'un cas d'adoption qui n'a réussi qu'un temps, jusqu'à ce que l'enfant se rende compte qu'il n'avait pas le même type physique que ses parents. On lui avait tout caché jusqu'à ce qu'on lui dise enfin dit la vérité qu'il réclamait. Mais, des tas de profondes disputes familiales avaient déjà eu lieu, toutes des psychodrames. Ensuite, la vérité sue a complètement détruit l'équilibre psychologique de l'enfant. Devenu adulte il n'en a plus fini de faire des aller-retours en Corée, où il avait ses origines. Je ne sais pas ce qu'a été sa vie, je n'ai pu la suivre, mais je sais quelle torture elle a été."

- "Nous le savons aussi."

- "En dehors de cas particuliers, la plupart des cas traînent des difficultés morales causées par des lois que je dis innommables. On a légiféré pour aider à se débarrasser d'un être humain ! On ne peut nier ce fait."

- "Malheureusement, si des personnes comme nous sont capables de vous comprendre, pour connaître une partie de vos souffrances dues à l'abandon ou au rejet, peu de gens accepteraient de réviser leurs opinions et s'opposer à ce qui a été fait."

- "C'est bien ce que je disais. Je vois là aussi la démagogie à la source de cette législation invraisemblable. On a choisi d'être complaisant envers certains, complaisant envers des comportements. Même des animaux se chargent de leurs petits. Ce qu'on a fait, en autorisant l'accouchement sous X et de telles lois, a été de ratifier ce que même des animaux ne font pas. Y a-t-il meilleur exemple ? Sommes-nous humains ou pire que des bêtes ? On a choisi d'être pire que des bêtes, et on l'a érigé en loi ! J'accuse la démagogie et la république de m'avoir volé mon identité, de l'avoir volée à des milliers de personnes comme moi ! … Pensez-vous que de telles lois correspondent à ce que je disais précédemment, sur l'exemple biblique ? Elles sont tout le contraire. Elles ne vont pas dans le sens de la morale, ni dans le sens de la protection, elles sont injustes et privilégient des adultes en spoliant des enfants. Dès la naissance on vole le seul bien qui est leur, le plus important, le plus nécessaire à la construction psychologique, la construction humaine. On a voulu protéger des femmes, mais on l'a fait sans bon sens ni discernement et on n'est même pas arrivé au résultat voulu. Dites-moi combien ont été prises malgré elles dans l'engrenage de ces machines d'accouchement sous X et d'abandon ? Combien d'entre elles l'ont amèrement regretté après ? Combien n'ont rien pu renouer avec leur enfant ? Celles qui ont été abusées d'un homme ont en plus été abusées par l'administration ! On s'est tellement rendu compte des profondes et monumentales erreurs qu'on a faites, qu'on a tenté de faire marche arrière, vers l'an 2002 si j'ai bonne mémoire. A ce moment, poussé par des organismes défendant le droit de l'enfant, on a enfin admis officiellement le droit de connaître ses origines. Mais, on n'est pas allé plus loin. On n'a pas abrogé les lois précédentes. Les deux choses sont restées en cohabitation contradictoire. On a érigé la complaisance et la bêtise en lois, puis on a faiblement tenté d'y mettre un antidote, avant de faire ensuite avorter l'antidote, si j'ose dire."

- "Tout ce développement semble assez clair. Pour terminer sur le sujet des abandons, peut-on savoir ce qu'a été précisément votre cas ? Nous avons revu un ancien reportage où vous avez déclaré être pupille de la nation. En dehors de ça, vous avez toujours été très discret sur vous-même."

- "Discret… Que savais-je de plus ? … J'étais bien perturbé, meurtri, par les plaies causées par le rejet et toutes les questions sans réponse qui me tourmentaient depuis ma jeunesse. C'était suffisant pour ne pas vouloir en parler. Jeune, j'étais enfermé dans un mutisme. Aujourd'hui, je ne sais toujours rien sur moi-même. … J'ai un peu lâché mon questionnement, un peu trouvé refuge dans l'oubli. … Mes plaies se sont un peu cicatrisées et…j'ai pu parvenir à un certain détachement."

- "Vous sentez-vous en mesure de parler de votre cas ? Si vous n'y tenez pas, nous ne mettrons pas ce passage dans le reportage."

- "Je peux en parler. … Mais, il n'y a rien d'extraordinaire à savoir. Mon cas ressemble à des centaines, des milliers d'autres, malheureusement."

- "Nous vous écoutons, si vous le voulez bien."

- "Je n'ai jamais rien pu apprendre sur mes parents. Mon statut m'indique que je serais vraisemblablement le fils d'une personne militaire, qui serait morte au combat. C'est tout ce que je peux supposer."

- "Militaire… Morte au combat… Mais… comment ? … Vous auriez donc le statut d'un fils de militaire ? Cela signifie qu'on sait avec certitude cette filiation. Et vous auriez été abandonné !?"

- "Je suppose tout cela par déduction, comme vous venez de le faire. Mon cas est difficile et assez étrange. … Il n'y a que ma mère qui ait pu demander le secret de son identité. On n'a donné ce droit qu'aux femmes. Cependant, c'est peut-être mon père qui était militaire. Je ne sais pas si c'est ma mère ou mon père qui l'était. Je ne sais pas si c'est elle qui est morte au combat, ou lui. Je ne sais pas quel combat ce put être. La seule chose que je puisse supposer est que ma mère était militaire ou femme de militaire, qu'elle m'a mis au monde en demandant que soit gardé le secret de son identité. Je ne sais rien de plus. Tout m'a conduit à m'interroger sur les diverses possibilités et les raisons qui ont pu conduire ma mère à accoucher sous le secret. Je ne sais pas si elle faisait partie du personnel administratif de l'armée, ou si elle faisait partie des services secrets. Car j'ai aussi envisagé cette possibilité, même plus que les autres. Je suis peut-être le fils d'un agent féminin de renseignement. Coucher avec un homme faisait peut-être partie de sa mission. J'en serais peut-être le fruit rejeté. Je ne sais. … Je ne sais si c'est elle ou mon père qui serait mort en mission, ou des suites d'une mission. Elle est peut-être morte en me mettant au monde. … Je ne sais rien de plus que mes suppositions. Je n'ai jamais rien obtenu de l'administration qui en sait plus sur moi que moi-même. … Mon cas a quelques bizarreries, peut-être pour des raisons d'état. Mais, quoi qu'il en soit, une telle situation est terrible pour des milliers de personnes. On ne peut que supposer, s'interroger une vie entière, chercher jusqu'aux divagations, faire des démarches sans rien obtenir et finir par hurler de rage contre ceux qui ont fait ces lois, contre ceux qui les maintiennent et ceux qui les appliquent !"

Il s'était emporté. Il marqua plusieurs secondes de silence pour s'en remettre. Devant lui, les jumeaux l'observaient, le dévisageaient, comprenant bien ce qu'il éprouvait. Il avait souffert plus qu'eux, car eux avaient pu avoir connaissance d'une mère et d'un père, même sans l'avoir connu, même si en réalité ce père n'était pas le leur. Daniel n'en avait pas eu autant, et les jumeaux connaissaient sa souffrance.

- "Excusez-moi, je me suis emporté." dit-il.

- "Nous comprenons bien." dit Béatrice.

Hugues était resté sur des propos précédents. Une question lui brûlait les lèvres.

- "Je reviens à ce que vous disiez, à propos de votre mère. Vous avez dit qu'elle pourrait avoir été un agent de renseignement. … Pourrait-il y avoir une relation avec les événements d'il y a vingt cinq ans, les trafics d'armes et d'otages, et les meurtres ?"

- "C'est bien possible. … J'y ai songé, comme vous venez de le faire. Il peut y avoir une relation. J'ai pensé et repensé à cette question, une de plus sans réponse. Mais, en définitive, je ne crois pas qu'il y ait un rapport. Cette idée d'agent de renseignement n'est qu'une hypothèse, et même en la supposant vraie, ce ne pourrait être qu'une coïncidence si j'ai perturbé sans le vouloir ces trafics."

- "Pensez-vous que ces trafics et la menace de meurtre envers vous durent encore ? Ou pensez-vous que ces trafics sont terminés et que vous pourriez revenir sur la scène publique ?"

- "Je vais commencer par la dernière question. Revenir sur la scène publique me semble très improbable. Quant au trafic d'armes, je n'en sais rien. … Je n'ai pas su précisément ce qu'il était à l'époque, mais il y a plus d'une façon de faire du trafic d'armement et de matériel militaire, même officiellement. Ce pouvait être le cas à l'époque et l'être encore aujourd'hui."

- "Vous n'êtes pas assez clair. Que voulez-vous dire ?"

- "On pense généralement au trafic illégal, aux armes qui circulent dissimulées, à ce genre de choses en général. Mais, il n'y a pas que cette façon de faire du commerce en vendant du matériel militaire. Un état peut vendre des armes à un autre état, de façon tout à fait officielle. C'est déjà du commerce. Il y a aussi le marché de l'occasion, comme pour les automobiles. Je pense à des navires de guerre, des porte-avions ou d'autres navires. Il y aussi la flotte aérienne des avions, des hélicoptères. En gros, il y a tout ce qui peut se vendre, neuf ou non. Tout ce qui est devenu obsolète ou en surplus pour un état est vendu à un autre état. On l'a vu maintes fois. En plus de la vente, on passe en même temps des contrats d'entretien, les ingénieurs sont ceux du pays vendeur. On peut encore passer des accords de coopération militaire, négocier une présence militaire, avoir un but stratégique et se positionner partout sur le globe. Pour l'achat des armes on trouvera aussi des banques pour prêter de l'argent. Des tas d'entités diverses ont des intérêts. C'est vrai aussi au niveau des individus. … Je n'ai parlé que de choses légales, officielles. Pour tout ça, il faut des personnes qui le permettent, ce n'est pas le travail du hasard ni d'une seule personne. Il faut que plusieurs personnes et leur politique le permettent. Il faut que ces personnes soient à des postes importants, un ministère de la défense par exemple, ou une présidence. Il faut aussi que des personnes soient nommées à des postes militaires, nommées par des instances supérieures. Il faut aussi des personnes dans les sociétés fabricantes, dans les banques.… Je le répète une fois de plus, tout cela est du commerce légal, officiel, non dissimulé.… Suis-je plus clair maintenant ?"

- "Vous l'êtes parfaitement. Ceci nous ramène donc à l'imbroglio politique et mafieux, la manipulation des masses et les vraies fausses élections pour continuer ces affaires, comme vous l'avez révélé à vos amis il y a vingt cinq ans. … Il serait assez improbable que les tenanciers aient lâché leur fonds de commerce pour céder gentiment la place à d'honnêtes citoyens intègres et proprement élus. Cela signifierait donc que la même menace pèserait toujours sur vous si vous reveniez."

- "C'est très juste. Je vois qu'on se comprend. … Tout ça me fait rebondir sur cette organisation internationale qu'on a érigée en tutelle mondiale, surtout aux yeux de l'opinion publique."

- "Vous voulez parler des Nations Unifiées ?"

- "Bien entendu. Comment une telle institution peut-elle être la référence mondiale qu'on en a faite ? Il y siège tous les protagonistes. Considérez la question en pensant aux états qui vendent des armes, comme on vient d'en parler. En plus des états vendeurs d'armes, il y a aussi ceux qui vendent leurs services, des états mercenaires qui font la guerre pour d'autres qui les paient. Ajoutez encore que les nations qui siègent ont d'abord leurs propres intérêts à défendre. Leurs avis et votes sont donc partiaux. Et pour les pays démocratiques, n'oubliez pas qu'ils siègent et votent avec tous les problèmes liés à la démocratie, tel qu'on vient de le dire. Pensez aux opinions à l'envers de tout bon sens, qui érigent des lois retournées, des réflexions et politiques aussi insensées, comme on l'a dit. Pensez encore à la manipulation des masses qui donnent de vraies fausses élections, comme vous dites. De ces élections sortiront les représentants qui siègeront. Dans tout ce que je viens de dire je n'ai même pas encore abordé le cas des états antagonistes et de leurs alliés pour raisons religieuses, politiques, économiques, ou d'autres raisons. Et n'oubliez pas que parmi ceux qui siègent en permanence au Conseil de Sécurité il y a de gros vendeurs d'armes, de gros mercenaires. Il y a aussi les votes que l'on achète. On vient avec une valise pleine de billets pour acheter le vote d'un ou plusieurs pays. C'est ce que font certains, parfois ouvertement. D'autres le font sans l'avouer. Si ce n'est pas de l'argent directement versé, on peut aussi promettre des aides à venir. Ça passe très bien aux yeux des opinions publiques. Ça semble positif, comme on dit. Ce sont cependant des votes sournoisement achetés. … Alors, avec une telle salade, pensez-vous qu'on peut prétendre sérieusement et sans ridicule que cette organisation, cette… ce… ce… truc, pourrait être le garant de la paix internationale ? Ne parlons pas de justice internationale, ça devient encore plus loufoque."

Hugues éclata de rire. Béatrice aussi, mais en prenant le sujet avec plus de gravité.

- "Excusez-moi." dit Hughes. "Ce n'est pas un rire narquois, loin de là. Vous avez une telle manière de présenter franchement et avec évidence ce qu'on ne souligne jamais, que je n'ai pas pu m'empêcher de rire. C'est nerveux… Je partage tout à fait votre point de vue. L'opinion publique mondiale mise à part, je ne sais si cette institution pourrait encore convaincre quelqu'un."

- "Vous faites bien de le dire. Mettez donc ces dernières paroles dans le reportage."

- "Je ne peux pas. Vous le savez bien. Mais, je ne manquerai pas de mettre votre point de vue. L'essentiel y est dit."

- "Oui et non. En matière de conflits internationaux, les résolutions qui y sont votées sont bien souvent déséquilibrées, comme je viens de l'expliquer. Si les conséquences n'étaient pas si catastrophiques pour l'humanité, suivre ces résolutions serait une représentation burlesque. Pourtant, comme vous le disiez, les opinions publiques s'y attachent. Certaines seront satisfaites, d'autres pas du tout, et parmi les insatisfaits on y trouve des terroristes. Pour eux, aucune résolution ne sera jamais suffisante, même en allant dans leur sens."

- "A propos de terrorisme, pensez-vous que les politico-mafieux pourraient armer ou manipuler des groupes terroristes pour que leurs actions maintiennent un déséquilibre utile aux trafics ?"

- "Certaines organisations terroristes ont sûrement été ainsi soutenues et armées dans le passé. Mais, je ne crois pas que se soit encore le cas aujourd'hui."

- "C'est surprenant. Pourquoi donc ?"

- "Parce que, pour la plupart, les terroristes sont des malades, des fous furieux prisonniers de leur délire. Ils relèvent de la psychiatrie et nul ne peut les contrôler. … A une époque, le terrorisme avait des buts politiques, indépendantistes, idéologiques ou autre chose, et à des niveaux locaux. Les organisations pouvaient être manipulées à leur insu ou avec le consentement de leurs chefs. Mais, aujourd'hui, on doit faire face à un autre terrorisme. La date du onze septembre 2001 a marqué le début d'attentats de grande envergure. C'est un terrorisme qui est international, aux fondements religieux, et ça c'est incontrôlable, même pour les mafieux. Car, en plus des terroristes, il y a dans le monde tous ceux qui adhèrent de près ou de loin aux prétendues causes des terroristes, simplement parce qu'ils sont de la même religion qu'eux, face à d'autres d'une autre religion. Ce sont des personnes qui ont subi un conditionnement depuis la plus tendre enfance. Raisonner autrement dépasse leur entendement. De tels mécanismes, et chez tant et tant de personnes, est totalement incontrôlable, même pour des mafieux."

- "En d'autres termes, les politico-mafieux du monde entier ont intérêt à maintenir un certain équilibre pour leurs affaires, alors que les terroristes et leurs soutiens sont une plaie pour tous, y compris pour les mafieux."

- "C'est bien ça. Les terroristes et leurs sympathisants de tous degrés sont une plaie pour tout le monde, une plaie plus mauvaise que les mafieux. … Les terroristes et leurs sympathisants sont un cancer qui menace l'humanité. Un mal pernicieux qui ronge et tue de l'intérieur. Je le répète, c'est un cancer qui menace l'humanité ! … Ils ne savent pas vivre autrement qu'en harcelant les autres, en tuant, en posant des explosifs, en incendiant, en empoisonnant. II y a certainement une explication culturelle à cela. En plus des raisons purement religieuses, ils n'arrivent pas à admettre le travail et l'enrichissement des autres. Dans un tel cas, un scénario classique se reproduit sans cesse. De cet enrichissement, ils veulent qu'on leur donne une part qu'ils réclament et considèrent comme un dû envers eux. Si cette rançon n'est pas accordée, ils vont alors se mettre à harceler, tuer, commettre des attentats, laissant des morts et des millions de personnes mutilées à vie. Parfois ils avouent ouvertement qu'il s'agit d'exigences faute desquelles ils ne laisseront pas en paix. C'est bien un chantage qui sera honteusement appelé négociation de paix. Surtout, ils se présenteront toujours en victimes, ils savent très bien faire ça, tout en exerçant un odieux chantage. On ne croirait peut-être pas des chefs terroristes qui se présenteraient ainsi. Mais, tous leurs activistes et leurs soutiens parleront de la même manière, se posant en victimes, au nom d'une population et en mettant les enfants en avant. A ce moment ils jouent alors sur la sensibilité des peuples démocratiques occidentaux, qu'ils haïssent et combattent pourtant. Ils les combattent et les harcèlent, tout en pleurant devant eux pour obtenir leur pitié. C'est là où le mal devient insidieux, fourbe. Dans ces nations dites d'infidèles, il y a tous ceux qui parleront et détourneront les opinions publiques, fournissant ainsi de précieux soutiens aux terroristes. Ils retourneront ainsi les réalités et les esprits, joueront encore et encore sur la sensibilité des gens, utilisant précisément les valeurs occidentales. Ils crieront au génocide, au crime contre l'humanité, jusqu'à faire oublier ce qu'ils ont commis et les raisons qui ont conduit à ce qui arrive. C'est devenu classique. Il s'en trouvera toujours pour les croire, pour manifester aux côtés de leurs sympathisants, accusant leur propre pays d'être la cause du mal et même d'avoir commis des exactions. Le cancer est alors à l'intérieur d'une nation, il ne vient pas toujours d'une autre. Dans les pays atteints, il y aura les manifestations, la pression, et il faudra faire attention à l'opinion publique parce que ses votes sont justement nécessaires pour faire face au terrorisme. Il faut alors concéder du terrain aux sympathisants et soutiens des terroristes, pour ne pas être sanctionné par des votes contraires, d'où la difficulté à sortir de ce cercle vicieux pour éradiquer une plaie déjà difficile à combattre. On se traîne depuis des décennies avec ce cancer qui nous menace. … Des Amériques aux Philippines, en passant par l'Afrique, partout où se trouvent des terroristes et ceux qui les soutiennent, on ne trouve que les mêmes plaies, sans fin. Des explosions, des incendies, des attaques biologiques, chimiques, des prises d'otages, des rançons demandées, des assassinats… Toujours un harcèlement constant. Ils ne connaissent que ça, harceler sans cesse, ne laissant personne en paix dans le monde. Ils pourraient bien déclencher une guerre mondiale ou propager une épidémie planétaire. Ils ne maîtrisent pas la portée de ce qu'ils font. Et on trouvera toujours des tas de gens avec la tête assez à l'envers pour les croire ou les défendre. N'oubliez pas ce que je vous ai dit. C'est un cancer qui menace l'humanité."

Sur cette fin les jumeaux restèrent captivés. Hugues en sortit le premier.

- "Eh bien… Je vous ai écouté avec beaucoup d'attention. … Je ne sais plus quoi dire."

Sa sœur le suivit.

- "Je ne sais que dire non plus, sinon que je partage vos points de vue avec frayeur. Eh bien, nous n'en sommes pas sortis. … Selon certaines opinions la solution ne peut être qu'une… je n'ose même pas le dire… une radicalisation. … D'autres suggèrent… disons… seulement une plus grande fermeté envers cette communauté. Pensez-vous que ce serait la solution."

- "Une radicalisation ne serait certainement pas la meilleure, à mon avis. De la sorte on pourrait peut-être contrecarrer une menace, contrecarrer l'avancée des sympathisants de cette cause qui se croient en territoire conquis partout dans le monde. Mais, dans une radicalisation on y trouverait aussi tous les écarts, tous les abus d'une violence aveugle qui pourrait se déchaîner contre des innocents. Une plus grande fermeté, mesurée, ciblée, utilisée envers ceux qui doivent être ainsi traités, me semble plus équilibrée. La meilleure solution serait que cette communauté prenne conscience et se ressaisisse d'elle-même, en modifiant certains de ses traits culturels, ceux qui se perpétuent et qui véhiculent dans le monde entier des agissements coupables tels que le terrorisme. Mais, à mon grand regret, je ne crois pas à cette dernière solution. Sauf événement majeur dans le monde, je ne crois pas que cette dernière solution pourrait se réaliser."

- "Vous seriez donc partisan de la seconde solution."

- "La fermeté, oui. Mais, à regret, faute de mieux."

- "Beaucoup de sociologues et d'observateurs pensent que le monde occidental est excédé au plus haut point, et… qu'il ne pourra se contenir plus longtemps. Le risque serait donc une explosion qui conduirait à une radicalisation totale. Pensez-vous aussi la même chose ?"

- "C'est en tout cas un scénario tout à fait possible. Nul ne peut le savoir. … A une certaine époque on craignait l'ampleur démographique de certaines nations, comme la Chine. On parlait alors du péril jaune. Il y a eu aussi les deux grands pôles opposés, les USA et l'Union Soviétique. C'était des sujets de grandes craintes, et il y a eu plus d'une erreur à propos des réels dangers. La menace et la mort sont venues d'ailleurs. On n'avait pas prévu le harcèlement des insaisissables groupes terroristes qui se forment et se reforment constamment. Aujourd'hui, nul ne pourrait s'avancer sur la radicalisation de fait ou de choix qui pourrait s'ensuivre. Elle pourrait donner un conflit mondial, opposant des nations de culture occidentale à plusieurs autres pays."

- "Ça me fait frémir. … Vous faites bien de préciser que ce pourrait être de fait, et pas forcément de choix. Car on peut y être conduit par les terroristes sans que nous ne l'ayons voulu, ni même eux peut-être."

- "Oui, tout à fait. … Mais, ce n'est pas le seul scénario possible. Encore une fois, nul ne peut prévoir. Dans d'autres scénarios on peut imaginer l'effondrement de nations occidentales. Un effondrement de l'intérieur, à cause des problèmes démocratiques que j'ai exposés, ou encore par la démographie. On a déjà vu des états bi-confessionnels où la démographie des uns a dépassé celle des autres, donnant ensuite des guerres civiles. … C'est encore un scénario à retenir, comme plusieurs le sont. On ne pourrait s'aventurer à prédire, mais on doit cependant retenir ce qui nous menace. On doit le retenir, mais je ne sais pas si on le fera."

- "Décidément…" dit Béatrice. "C'est vraiment trop effrayant. Pourrions-nous maintenant passer à un autre sujet ? Concernant la France, quelle est votre opinion globale ?"

- "La France aurait besoin de véritables réformes, et profondes. Voilà en une phrase mon opinion globale."

Il l'avait dit en plaisantant un peu. Il cherchait à détendre la conversation après le difficile sujet du terrorisme. Sa réponse ne suffit pas à Béatrice. Il s'y attendait.

- "Pourriez-vous développer, s'il vous plaît. Quelle serait la plus urgente selon vous ?"

- "C'est difficile à dire. … Je crois qu'il y aurait d'abord le problème de la petite délinquance qui vole, saccage, rackette, viole et terrorise la population. Les gens sont physiquement menacés, et gravement. Ce fléau est un des plus urgents à résoudre, d'autant plus qu'il induit un coût économique important."

- "Mais comment lutter ? Des mafieux sont probablement derrière cette délinquance aussi."

- "C'est très vraisemblable. Mais il faut lutter aussi contre les mafias. C'est bien plus difficile aujourd'hui qu'hier. Car le problème n'a fait que croître, alors que les moyens de lutte sont plus faibles. C'est encore le résultat du passé. Il n'y a pas que le laxisme politique que je mettrais en accusation. Il y a aussi la passivité des gens face à la violence et d'autres choses. On aurait pu exiger des pouvoirs publics une véritable lutte contre l'insécurité. Si la population s'était mobilisée, on aurait au pu limiter la petite délinquance. Même des politico-mafieux auraient été contraints de l'éradiquer pour gagner des voix. Au lieu de ça, on n'a fait qu'entendre des informations données en quelques mots, stérilisées de toute émotion et devenues banales. On a laissé la police débordée, la justice engorgée, les prisons saturées. Je suis même étonné qu'on ne soit pas arrivé à un niveau de violence et d'insécurité plus élevé, comme aux USA, avec je ne sais plus combien de meurtres à la minute. Le Brésil aussi donne un triste record d'enlèvements, de rançons et d'assassinats. D'ailleurs je suis étonné de la faible protection que vous avez. Vous ne craignez pas les enlèvements ?"

- "Bien sûr que si. Mais nous ne sommes pas vraiment fortunés et ça se sait. Les temps sont durs pour beaucoup, et pour nous aussi. Notre protection est à la mesure de notre richesse. En ce qui concerne l'insécurité, nous ne sommes pas si loin des USA ou du Brésil. Le pays est bien atteint par la violence, les meurtres et tout ce dont vous parliez. Ne vous fiez pas aux beaux quartiers de Paris, enfin… ce qu'il en reste. La plupart des autres villes sont quasiment invivables, surtout leurs banlieues. Tous les trafics s'y font, y compris du trafic d'esclaves. On s'y fait tuer facilement."

- "Eh bien je ne l'avais pas si bien lu dans les médias, et ça ne m'étonne pas. Je suppose encore que les politico-mafieux ne font pas que du trafic d'armes. Ils doivent aussi exploiter les banlieues et la misère pour de sordides marchés sexuels. Si ce n'est pas pour un réel trafic, c'est au moins pour leurs soirées de divertissements."

- "C'est tout à fait juste. Leur pouvoir les aide aussi à se débarrasser des meurtres qu'ils commanditent. Ils font disparaître les corps dans un chantier qu'ils contrôlent, par exemple. … Pensez-vous possible de combattre tout ça ?"

- "Oui, je le crois possible. Il le faudra bien si on ne veut plus vivre dans un pays qui ressemble à un film de science fiction. Il n'y a quand même pas que des trafiquants en France. Il faudra bien qu'un jour l'honnêteté se mobilise. Il doit bien en rester encore parmi des rescapés. … Un des problèmes qu'on aurait serait celui des mêmes sempiternelles contestations. Comme toujours, certains s'élèveront et feront mine de dénoncer des atteintes aux libertés. Ils accuseront toute méthode en disant qu'elle est digne d'un état policier. C'est ce qu'on aura de bien des gens qui pensent à leurs intérêts personnels. Il y a aussi les contestataires qui croient en des tas d'idées erronées. Il y a encore ceux qui contestent sans même savoir ce qu'ils poursuivent. Eh oui, certains contestent tout, sans même savoir pourquoi."

Les jumeaux en rirent.

- "C'est la démocratie." dit Béatrice.

- "Oh,… je vois que la leçon porte ses fruits. … Tout ça prête à rire, sauf lorsque je me rappelle le tort que ça m'a fait et aux sans abri. M'en souvenir ne me fait pas rire du tout. J'ai subi ce problème. Je sais ce que c'est, d'essayer de raisonner et convaincre des personnes qui ne veulent pas l'être. J'ai la triste expérience de ceux qui veulent rester indifférents, et ceux qui ne peuvent comprendre. De l'indifférence ou de l'opposition dénuée de raison, je ne sais ce qui est le pire. Pour les sans abri j'ai surtout récolté l'indifférence des gens. Je sais aussi ce que sont les détracteurs qui déraisonnent. J'avais les miens, à propos du livre que j'ai écrit. A ce sujet, je ne sais même plus ce qu'il est devenu. Le savez-vous ?"

- "Vous n'avez pas vécu en France ?"

- "Bien sûr que non. Vous ne l'aviez pas encore compris ?"

- "On s'en doutait, sans pouvoir en être sûr. … Des éditeurs ont tenté de s'attribuer les droits de votre livre, mais il n'a pas été édité. La raison est peut-être en rapport avec les mafieux, nous ne savons pas. Ensuite, votre livre n'a plus été diffusé mais certaines de vos idées ont été utilisées pour des campagnes électorales. Elles ont aussi été à l'origine de mesures prises. On n'a jamais dit que ces idées venaient de vous, évidemment."

- "Evidemment. Et j'imagine qu'on a pris les idées les plus populaires, évidemment."

- "Evidemment."

- "Je sors un peu du sujet pour parler de quelque chose qui me vient à l'esprit. Dans ce que perçoivent les lauréats du prix Lebon et autres prétendues distinctions, il y a de quoi attirer et ouvrir la porte à tous les démagos de la terre. Beaucoup se font un plaisir d'écrire tout ce qui est populaire, tout ce qui sonne la paix, même si ce qui est dit est débile. Ils sont très appliqués à écrire ce qu'il faut pour gagner le fameux prix, surtout le chèque qui va avec. Compte tenu du montant, on s'en fait un business très sérieux, autant l'auteur que son éditeur. Ce dernier ne manquera jamais d'aider son poulain. Du fric est à la clé."

Les jumeaux rirent encore aux éclats, maintenant habitués à le faire sans retenue. Ils reprirent ensuite l'entretien.

- "Comment expliquez-vous qu'on se soit si peu intéressé à votre livre, alors qu'il est si riche d'idées ?"

- "C'était un livre difficile à lire. Le comprendre nécessitait de l'étudier avec bonne volonté. Il fallait un certain niveau de connaissance, et de l'expérience aussi. Je n'ai pas trouvé un tel lectorat, pas suffisamment. De plus, bien des gens ne savent que s'appuyer sur des références connues et admises, des auteurs précédents, des professeurs de ceci ou de cela. Alors, lorsqu'on me demandait à qui je me référais pour mes écrits, on ne pouvait admettre ce manque. Je ne basais pas sur un prédécesseur en la matière, je ne m'appuyais que sur moi-même et allais même à contresens de prédécesseurs. Même en ayant raison, on ne voulait voir dans mes idées qu'une grotesque hérésie. … Il y a des circuits académiques, comme on dit. Ce sont des parcours bien déterminés. Celui qui ne les a pas suivis n'est pas reconnu. On peut le comprendre pour la médecine, par exemple, mais c'est ridicule dans d'autres cas. On peut être musicien sans être passé par un conservatoire. Essayez de vous intéresser à la théologie, par exemple, dans toute religion on réfutera ce qui vient de vous si vous n'avez pas suivi un séminaire précis et si vous n'allez pas dans le même sens. C'est pareil pour la science. Essayez de faire valoir quelque chose en n'étant que balayeur des rues, on ne vous entendra même pas. Mais, si vous arrivez à vous faire entendre, et à raison, vous risquez alors d'être dépossédé de votre découverte. L'académie la récupérera, peu ou prou, et à sa gloire. Dans les esprits seuls les circuits classiques, académiques, sont valables. Les autodidactes sont dépréciés. Paradoxalement, on ne demande pas de parcours particulier aux politiciens, qui vont pourtant diriger le pays. Ils n'ont pas tous fait l'EHESA, la fameuse Ecole des Hautes Etudes des Sciences de l'Administration. En même temps, c'est heureux qu'ils n'aient pas tous été rendus fous et dangereux par une telle école. En tout cas, on vous demande des références pour tondre le gazon, mais aucune pour devenir ministre. Ils ont des parcours très hétéroclites, les ministres. Vous pouvez aussi bien devenir président, on vous dira compétent. Mais, présentez-vous comme photographe, on vous traitera d'amateur si vous n'avez pas suivi des études en la matière. Et dans ces études, il y en a qui ne font pas référence. Du baratin ou des idées tordues peuvent vous porter aux plus hautes fonctions d'une nation, alors que dans la plupart des autres cas il faut être passé par une voie reconnue, classique. Sorti de ces circuits classiques, on est déconsidéré, pris pour un farfelu, un minus, ou un dangereux personnage. Ça, c'était mon cas."

- "Tout cela est bien regrettable. … Je reviens à la situation en France. Quelles sont les autres réformes qui vous semblent urgentes ?"

- "Il y en a plus d'une. Si ça ne tenait qu'à moi, ce serait la justice, la fiscalité, l'assurance sociale, la santé publique, et j'en oublie. Ce serait aussi des organismes comme la FASSUR. Il faudrait aussi réformer les modes de fonctionnement trop administratifs. Mais, les premières réformes se font dans les esprits. C'est le plus difficile à atteindre."

- "Etes-vous sérieux à propos de tout ça ? Ce serait gigantesque. Une véritable révolution !"

- "Et alors ? N'est-on pas en France ? Napoléon n'a t-il pas conduit et institué de telles choses. Ce fut réalisé dans le passé, et la France est encore assise sur ces bases. C'est votre question qui n'est pas sérieuse. C'est possible si on fait mieux que donner des placebos et prendre des mesures soporifiques. C'est ce qu'on a fait durant des décennies. Il y a un dicton bien connu qui répondrait mieux qu'un long discours. Il dit simplement, et justement, quand on veut, on peut."

- "Mais, il faudrait une énorme volonté, un élan de toute la population et dans un sens commun. Comment faire alors que, comme vous l'aviez compris, il y a maintenant une multiplicité d'idées qui partent dans tous les sens et qui s'opposent ? Il y a aussi une multitude de communautés qui se côtoient tout en s'évitant. Des communautés raciales, religieuses, sexuelles, avec les gays, les lesbiennes, les féministes, des classes sociales différentes, des bandes de délinquants, des mafieux et bien d'autres choses encore."

- "Voilà bien une énorme difficulté, vous avez bien raison. On ne peut bien vivre dans une nation qu'en convergeant vers des valeurs communes, partagées par tous ou presque. Sans cela, on obtient ce qu'on peut voir aujourd'hui et que vous venez de décrire, un morcellement phénoménal à la stabilité délicate. On ne peut rien construire ainsi, ni faire de grandes choses. Comme vous l'avez dit, tout est divisé pour diverses raisons dont certaines s'opposent. Les communautés religieuses sont en opposition avec les communautés sexuelles, par exemple. Tout ça augmente le risque de confusion à l'intérieur, au détriment de la cohésion. Cela contribue au risque d'effondrement de l'intérieur dont je parlais précédemment. En laissant croître ces problèmes, les oppositions risquent de devenir de réels affrontements."

- "Mais comment faire alors ?"

- "Comme je viens de le dire, en convergeant vers des valeurs communes. Les communautés ont leurs valeurs communes, c'est ce qui en fait des communautés. Il faudrait alors restaurer ou réinventer les valeurs de la France, et il faudrait qu'elles soient respectées. Je regrette que dans le passé on ait pris tout et n'importe quoi en déclarant que tout est bien et enrichissant. Ce n'est pas vrai. Se montrer éclectique implique de faire un tri pour ne retenir que le meilleur, mais pas tout absorber sans distinction. En fait d'enrichissement, la France s'est appauvrie. Je regrette que des valeurs inventées ici ou venues d'ailleurs aient supplanté le meilleur de la culture française. La France que je connais est celle de la courtoisie, des bonnes manières, de la politesse. Dans le domaine du travail c'est celle de la rigueur, de la recherche du travail bien fait. C'est aussi la France du bon goût, de la mode, des parfums, du raffinement, et j'oublie bien des choses. … Que reste t-il de tout ça ? Donnez-moi franchement votre avis."

Les jumeaux se regardèrent, puis Béatrice dit sans contour.

- "De la grossièreté… de la saleté…  de la violence, des hommes en rut, des femmes en chaleur, du sexe… de l'ignorance… et j'oublie bien des choses moi aussi. … En un mot de la bêtise, en prenant bêtise par son origine, le mot bête, au sens d'animal."

- "Vous venez de dire ce que j'en pense globalement. Comme j'ai commencé par le dire, nous avons régressé. L'humanité en général a évolué de manière inégale dans le monde. Ainsi, on peut encore trouver sur la planète des peuplades ou des groupes qui vivent comme au néolithique. A l'opposé, il y a des sociétés qui ont évolué dans bien des domaines, surtout technologiques. Ces sociétés sont allées dans l'espace, sur la lune et Mars. Malheureusement, dans ces civilisations, on est peu à peu revenu en arrière dans les cultures et les comportements. On a pris comme un enrichissement ce qui n'en est pas. On s'est vautré dans tout ce qui fait plaisir, à commencer par la lascivité, sans jamais se préoccuper des répercussions. On a affublé cela du mot liberté. En fait de liberté on voit ce qu'elle a donné aujourd'hui. On n'est même plus libre de sortir, on ne sait si on en réchappera, surtout si on est une fille. Si elle reste en vie on aura fait de son corps un objet de soulagement sexuel. Elle pourrait être agressée par des hommes, on pourrait dire des mâles, de tout âge. Elle pourrait autant être agressée par des femmes, on pourrait dire des femelles, de tout âge. Alors, quelle est sa liberté ? On se le demande. … Dans ces sociétés on a donc suivi une évolution et atteint un point d'apogée, pour retomber ensuite peu à peu. C'est ce qui guette toute société qui se laisse aller à la décadence. C'est pourtant un phénomène connu. L'antiquité a laissé des exemples qui auraient dû servir de leçon. Les Romains, les Grecs et d'autres peuples ont fait cette chute. … Comme je vous l'ai dit, c'est une régression."

Les jumeaux l'avaient écouté avec beaucoup d'attention. Sur cette prise de recul ils se trouvèrent encore à court de question. Daniel en profita pour diriger ce long entretien vers sa fin.

- "Nous allons conclure à présent. J'aimerais voir ma femme."

- "Bien entendu. Voulez-vous arrêter là ou auriez vous une conclusion à exprimer ?"

- "Bien sûr que j'en ai une. … Nous avons abordé bien des maux. Pêle-mêle, j'énoncerais les mots corruption, démagogie, complaisance, laxisme, indifférence, carriérisme, sexe, fanatisme aveugle. Malheureusement cette liste n'est pas exhaustive. Le résultat est visible. C'est celui qu'on voit dans les rues. La misère sous toutes ses formes. La misère de nourriture, la misère de vêtements, de logements, d'hygiène, celles-là sont les plus criantes. … On ne pourrait oublier la misère d'argent, à citer aussi. … Paradoxalement, il y a aussi la misère sexuelle, celle d'une foultitude de personnes seules, constamment en recherche d'aventures sexuelles parce que toujours inassouvies. C'est ce qu'a produit cette société qu'on a voulue lascive. C'est bien sûr la misère d'amour qui les a conduits là. … Il y a bien des misères, il ne s'agit pas que d'argent. … Mais, la pire des misères est en amont de celles-ci. Elle est la mère de toutes. C'est la misère intellectuelle ! … En ce domaine, il y a ceux qui n'ont pu accéder à une quelconque richesse. Ces miséreux ne sont pas critiquables. En revanche, beaucoup d'autres le sont, pour s'être appauvris de leur bien le plus précieux. Je parle de ceux qui ont eu cette richesse et l'ont dilapidée. Je parle de ceux qui ne veulent pas faire d'effort pour réfléchir, se laissent aller à la facilité et au plaisir, sans réflexion. … Il y a aussi ceux qui s'évertuent à ne pas comprendre, malgré tout ce qu'on leur explique. Il y a encore ceux qui s'obstinent dans leurs idées fausses, et font du mal à autrui. … Ce sont aussi ceux qui pensent contre tout bon sens et servent de leur poison à d'autres qui ne sont pas plus intelligents pour considérer ce qui leur est servi. … Il y a bien plus d'une facette à la misère de l'esprit. En ce domaine, ce sont les nations les plus riches qui se sont rendues les plus pauvres. Elles se sont développées principalement dans des domaines techniques, technologiques. En dehors de cela, le rapport entre la pensée qu'elles ont et celle qu'elles pourraient avoir est le rapport le plus décalé. Pour d'autres nations, on comprend que le manque d'argent a été leur obstacle. Cependant, le rapport entre leurs moyens et leur connaissance est souvent meilleur. … Les miséreux ne sont pas ceux qu'on croit. Les miséreux sont foules dans le monde, souvent autant que leurs paroles insensées. … Dans le temps, il y avait des ignorants qui se savaient ignorants. Ils savaient rester humbles. Aujourd'hui le monde est plein d'ignorants qui s'ignorent, qui croient pouvoir professer. Ils s'expriment à tout va et entraînent les autres. Le monde d'aujourd'hui est une cour du roi Pétaud, un endroit où chacun commande, où règne le chaos. … Il y a aussi tous les miséreux de l'intellect qui ne veulent que singer bêtement les autres, par conformisme, pour se fondre, craignant de se distinguer. … Tous ceux-là sont des miséreux qui se sont démunis eux-mêmes, de leur propre intellect qu'ils utilisent mal ou n'utilisent plus. Ils ont ainsi appauvri leur vie, et par répercussion celles des autres, car on vit en société. … Le monde est plein de ces miséreux. On se vautre dans le prêt à penser. Le prêt à penser, comme il y a un prêt à porter, avec des idées toutes faites qu'on endosse en fonction du groupe auquel on appartient, celui auquel on s'ajoute ou celui qui nous accueille. Un jour on est d'un groupe, un jour on est d'un autre. On change de prêt à penser pour en revêtir un autre, mais on reste aussi dénudé. … En dehors des pensées toutes faites qu'on fait siennes on ne pense pas. On ne sort pas du prêt à penser, on s'y complaît. … Et il y a encore le prêt à parler. Car, bien que sans penser, on parle. On reproduit idées et propos. … Cette misère là, la misère intellectuelle, est un crime. C'est un crime envers soi-même, celui de priver sa vie d'un bien aussi précieux que l'intellect, si toutefois ce crime ne concernait qu'une personne. Mais, nombreux sont les concernés. Car l'individu vit en société, et singe hélas les autres moutons. L'histoire nous démontre que c'est alors un crime contre l'humanité. … A cause de mouvements de pensées retournées, des guerres ont été menées, mais pas d'autres qui auraient pourtant été nécessaires pour empêcher une menace pesante. Parce que des guerres ont été faites, il y a eu des morts. Parce que d'autres n'ont pas été faites il y a aussi eu des morts, bien plus que si on les avait menées. … Les idées retournées sont chose courante. Je le sais d'expérience. … Ceux qui se sont rendus miséreux de l'intellect sont une réalité abondante, malheureusement. A cause d'eux, des millions de personnes sont mortes, et, pire encore, des millions et des millions de personnes vivent mal, vivent leur vie comme une vraie torture. Un enfer dirais-je, si j'y croyais. L'enfer et le paradis tels qu'ils ont été représentés par l'Eglise, je n'y crois pas. Mais, ils peuvent être sur terre, selon ce qu'on y fait. … Je ne crois pas en l'enseignement de l'Eglise sur la vie, la mort, le paradis ou l'enfer. Je ne crois pas qu'on n'ait qu'une seule vie, inégale par rapport à celle des autres, inégale aussi selon les époques, les situations, et qui serait décisive pour l'éternité entière. Quelle injustice ce serait ! Car certains ont eu la vie facile, d'autres n'ont fait que subir. Non, je classe cela parmi les élucubrations de l'Eglise, des Eglises. Mes lectures, notamment celle de la Bible, et mes réflexions personnelles, m'ont conduit à croire en la réincarnation. Nous revenons et construisons le monde. … Nous sommes là pour ça… et pour évoluer. Enfer ou paradis, c'est nous qui le faisons. On vit dans ce qu'on construit… ou ce qu'on a saccagé. Si en quittant ce monde on a laissé un merdier, on reviendra vivre dans ce merdier… et nos enfants le subiront. … Si on ne le veut plus, nous avons tous un rôle à jouer. Il ne faut pas en reporter constamment la faute sur des dirigeants. Ceux qui les ont suivis, qui les ont laissé faire ou délégué en leurs mains, ceux qui ont fermé les yeux ou se sont adonnés à la misère intellectuelle, tous ont leur part de responsabilité. … Enfer ou paradis, c'est en nos mains. Vivre, revenir, construire le monde et y évoluer, puis y mourir et revenir encore, c'est en nos mains. A nous de choisir si nous voulons nous élever ou nous traîner au ras du sol et régresser jusqu'on ne sait où. … Je me suis toujours demandé pourquoi l'Eternel avait fait le monde animal aussi cruel et sauvage. C'est peut-être pour nous laisser l'exemple vivant et constant de ce que nous serions si nous régressions jusqu'à la condition animale d'où nous nous sommes élevés. … Ce qui est plus terrible à dire encore, c'est que, malgré toute la cruauté, toute la sauvagerie du monde animal, je suis convaincu qu'il y a des animaux plus heureux que bien des humains. … Voilà où nous en sommes. … II est encore temps de ne plus y être, encore temps de ne pas régresser davantage vers le monde sauvage et cruel où la seule loi du plus fort existe, où on finit toujours par se faire dévorer, règle inexorable. … Pour l'instant, nous ne sommes que des miséreux, et il reste encore en nos mains la possibilité de ne plus l'être. Mais, la richesse n'est pas chose facile à acquérir. Gardons-nous des mauvaises valeurs. Apprenons à reconnaître les vraies, les bonnes, et à nous les transmettre en précieux héritage."

Il finit sur ces mots. Son auditoire resta muet.

Il descendit de la hauteur qu'il avait prise et se remit à plaisanter.

- "Qu'est-ce qu'il y a ? C'est trop spirituel pour vos médias, vos lecteurs ? Vous n'allez pas le mettre ?"

La question les ramena à la réalité.

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Il marcha directement vers elle et lui prit les mains. En le voyant, elle fut rassurée, revigorée d'un seul coup. Elle chuchotait péniblement, mal éveillée, la bouche sèche.

- "Dany… Dany… Tu n'as rien ? Je ne savais pas où tu étais… je n'avais aucune nouvelle. Ils ne comprennent pas… J'ai eu si peur."

- "Ne t'inquiète plus. J'ai eu très peur pour toi. Maintenant tu vas bien, c'est l'essentiel. Tu as été inconsciente. Je te raconterai tout."

Il lui chuchota encore quelques mots apaisants, avant d'être interrompu par une personne en blouse blanche. C'était l'anesthésiste qui était venue le voir à l'accueil. De nouveau, elle le pressa de ses questions.

- "Elle ne s'exprime qu'en anglais. Savez-vous quand a commencé le symptôme ? Parlait-elle encore français avant de perdre connaissance ?"

- "Elle ne parle pas français. Ce n'est pas un symptôme."

Il y eut un silence, l'anesthésiste se sentit gênée, puis elle trouva une contenance et dit.

- "Oui, bien sûr… c'est évident. Parfait ! Je note sur son dossier… pas de conséquence post-anesthésique décelée. Nous allons la conduire en chambre."

Daniel se sentit soulagé. Ce n'était donc que cela. Il regarda longuement l'anesthésiste, et elle défia son regard. Lui la regardait pour comprendre, elle le regardait par affrontement et pour lui faire baisser les yeux. Il comprenait des traits de son visage qu'elle était épuisée, au point de n'avoir pu comprendre que sa patiente n'était pas francophone. Les champions de médecine tant flattés à l'accueil étaient aussi capables des plus grossières erreurs, simplement dues à la plus humaines des causes, la fatigue.

Sa réflexion finie, il se tourna vers Kate et s'occupa d'elle. Aussitôt l'anesthésiste fit résonner des ordres à l'homme qui avait accompagné Daniel. Puis, elle partit en disant sèchement.

- "Au revoir, monsieur Michigan !"

Avec un de ses collègues, le brancardier fit rouler le lit où Kate était allongée. Ils l'emmenèrent ainsi jusqu'à sa chambre.

Une fois seule avec Daniel, Kate voulut apprendre aussitôt quelque chose. Tourmentée, elle dit

- "Dany, je me souviens de tout ce qui s'est passé avant de perdre connaissance. Je veux savoir, Dany… Est-ce que… Est-ce que…  Ai-je été violée pendant que j'étais inconsciente, Dany ?"

- "Non ma belle, non. Je suis arrivé aussi vite que j'ai pu. J'aurais dû arriver plus vite encore…"

- "Dany … … Je veux la vérité."

- "C'est la vérité. Je ne t'ai jamais menti, Kate, jamais. Ils ne t'ont pas touchée. Ils le voulaient, tu l'as bien compris, mais ils n'en ont pas eu le temps."

Elle tendit alors les bras vers lui, l'enlaça et lui dit.

- "S'ils m'avaient touchée, Dany…"

Elle ne put continuer. Elle s'effondra en larmes, malgré les effets de l'anesthésie qui engourdissait encore ses émotions autant qu'elle-même. Toutefois, bien qu'en sanglots elle tint à finir sa phrase.

- "…j'aurais préféré mourir… "

- "…Je n'aurais pas tardé à te rejoindre. Si tu étais morte… je t'aurais retrouvée… dans une autre vie…"

Il l'apaisa comme il put, tout en la laissant pleurer pour évacuer ses émotions. Mais, il en débordait aussi.

- "Ne pleure plus maintenant, sinon je vais pleurer aussi. On aurait l'air drôle à pleurer tous les deux, comme deux bébés."

La scène la fit rire, en même temps qu'elle pleurait.

 

Leurs instants de retrouvailles passés, il la quitta un instant pour aller chercher Elodie et Damien. De retour dans le hall d'accueil il eut à peine le temps de leur donner des nouvelles rassurantes, ainsi qu'aux jumeaux. Leur attention fut attirée par du tapage à l'extérieur.

C'était une manifestation qui se rapprochait, son vacarme avec. Intrigués, les trois amis se rendirent à une baie vitrée pour voir dehors. D'autres personnes attirées par l'événement y regardaient déjà. Elles riaient discrètement, semblant s'en cacher. D'autres observaient avec un air sérieux, voire inquiet. Daniel et ses amis n'étaient pas amusés non plus.

Dans l'immense flot qui envahissait la rue, il n'y avait que des manifestantes. Sur certaines banderoles on pouvait lire des revendications.

"Démontez la Tour Eiffel ! Maintenant !"

"Tour Eiffel encore érection, encore a émasculer"

"Des femmes que des femmes"

"Les femmes au pouvoir les hommes à l'écart"

"UASP Union pour l'abolition des symboles phalliques."

"Mort aux hommes"

Beaucoup d'autres slogans aussi romantiques étaient inscrits, et bien plus triviaux encore.

- "Dites-moi que je rêve." dit Daniel.

- "Hélas non." répondit Elodie.

- "Elles vont à la Tour Eiffel maintenant, tu crois ?"

- "Sûrement, oui. En tout cas c'est le chemin."

Ils disaient ces mots lorsque du bruit se fit entendre en aval de la manifestation. C'était une contre-manifestation, d'hommes.

Tous regardèrent dans la direction des nouveaux manifestants. Eux aussi portaient des banderoles.

"ADDH Association de Défense des Droits des Hommes ADDH"

"Tous unis contre la mammocratie"

"Nous sommes des pères. Rendez-nous nos enfants."

"On n'est plus vos vassaux"

"Femmes  : vos fils chéris d'aujourd'hui seront demain des hommes asservis. Pensez-y !"

"Prends ton vibro, mégère. Je ne suis plus ton jouet."

"Abrogation des lois sur les pensions alimentaires"

"Interdiction des spectacles d'hommes nus"

"Bureau de Lutte Contre la Publicité Mammocrate"

"Ligue Contre le Racisme envers les Hommes."

"Pensions à vie = racket"

"CCSNS - Collectif Contre la Ségrégation Négative Sexiste"

"Luttez contre la publicité sexiste. Halte à l'homme objet !"

"A bas les machas !"

La foule était très déterminée et scandait ce dernier slogan en avançant vers la manifestation des femmes.

Dans le hall d'accueil plus personne ne riait. Daniel était consterné. Ses amis, plus habitués à cette actualité, l'étaient un peu moins.

- "La ministre de la culture !" dit Hugues.

- "Où ça ?" demanda Béatrice.

- "En tête des femmes."

- "Elle veut démonter la Tour Eiffel, elle ? !"

- "Il faut croire que oui."

Fébrilement les jumeaux dictaient des notes à leurs appareils de poche. Ils n'étaient pas venus pour ça, mais ne regrettaient pas d'y être.

Les manifestations se rapprochaient l'une de l'autre, laissant présager ce que pourrait donner une telle rencontre. Au même moment, des rues perpendiculaires, plusieurs files de policiers se ruèrent dans l'artère principale où se trouvaient les deux manifestations. Il était temps. Les forces policières, qui devaient attendre ce moment, s'interposèrent aussitôt entre les antagonistes.

En regardant avec plus d'attention Daniel voyait autant de femmes que d'hommes dans les rangs policiers. Il remarqua que les policières faisaient face aux hommes. Les policiers, eux, faisaient face aux femmes. Il aurait plutôt imaginé le contraire et interrogea ses amis pour comprendre.

- "Au début on mettait les femmes flics face aux femmes." Expliqua Damien. "Mais, la plupart des manifestantes sont lesbiennes ou bi. En s'y mettant à plusieurs elles déshabillaient les femmes flics et s'amusaient à les peloter."

Il avait parlé à voix haute et l'explication fit rire tout le monde autour d'eux.

Pendant ce temps d'importantes forces policières s'interposaient encore entre les manifestations.

- "Y'aura pas de bagarre ici." Dit encore Damien. "Les flics ont bouché la voie et ils ont assez de matériel pour résister. C'est ailleurs que ça va cogner."

- "Avec en plus les casseurs et les pillages, comme toujours." compléta Elodie.

- "Ah bon ? Ça n'a pas changé ça non plus ?"

- "Oh, non. C'est pire qu'avant, comme tout le reste. Tu as bien vu à quel degré de violence on en est arrivé. … Bon. Faites ce que vous voulez, mais moi je ne veux plus voir ces tarées. Quand je les vois, c'est débile mais je dois me raisonner pour ne pas avoir honte d'être une femme."

- "Tu as raison, je n'ai pas envie de voir ça davantage, moi non plus. Franchement, si la réalité n'était pas si sérieuse, il y aurait vraiment de quoi rire. C'est vraiment d'un niveau cucul la praline, mais avec tout le sérieux des conséquences."

- "Cucul la praline !" reprit Damien. "Je l'avais oubliée cette expression. T'as raison Daniel. Les filles à la vanille, les gars au chocolat, on en est là, mais à la mode adulte, avec les lois et tout le bordel que ça nous a foutu."

- "Faut pas s'étonner." complétait Elodie, avec indignation. "Déjà, avec les lois sur la parité absolue, lorsqu'on a obligé à mettre des femmes parce qu'il faut un nombre de femmes, ou des hommes parce qu'il faut un nombre d'hommes, sans tenir compte de la compétence ou non des personnes, c'était déjà nunuche à un point pas croyable ! Alors forcément, en mettant comme ça n'importe qui dans un gouvernement et à tous les postes importants, on s'est retrouvé avec des cons et des connes à des postes décisifs. Alors faut pas s'étonner de tout ce bazar, maintenant."

- "T'as bien raison. Nunuche, comme tu dis, ça résume tout."

- "Quand on aura dépassé ce niveau, on aura évolué." dit-elle encore. "Allons plutôt voir Kate. C'est mieux que ce spectacle lamentable."

 

            Après les incontournables formalités à l'accueil en prévision des contrôles sécuritaires, et après avoir passé ces contrôles, ils retrouvèrent enfin Kate dans sa chambre. Tous quatre étaient extrêmement contents, même si par pudeur ils retenaient un peu les émotions. Ils les avaient aussi retenues pour atténuer le choc psychologique de ce qu'ils avaient vécu.

Elodie prit Kate dans ses bras, en faisant attention à ses plaies. Toutes deux pleuraient, les nerfs craquaient encore. Damien, aussi heureux de la revoir, lui caressa le front avant d'y poser un baiser.

- "Tu vas venir chez nous." dit Elodie. "Dès que tu pourras sortir d'ici, tu te reposeras chez nous."

Kate ne fit pas de manière. Elle était ravie de la proposition et impatiente de quitter l'hôpital.

- "Partons dès demain, Dany. Je pourrai tenir pour la route. C'est ici que je ne tiendrai plus."

- "On verra demain comment tu te sens. D'accord ?"

- "J'irai bien. Je ne veux plus rester ici, Dany. Rentrons chez nous."

Sur ces mots une infirmière entra en trombe, sans avoir frappé à la porte.

- "Une pt'ite piqûre, madame Hooligan !"

Elle allait faire l'injection avec le même empressement, mais Kate arrêta son bras.

- "Qu'est-ce que c'est ?" dit Kate, en anglais.

- "Qu'est-ce qu'elle dit ?" dit l'infirmière, en français.

Kate tourna la main de l'infirmière pour lire le nom du médicament sur la seringue. Elle reconnut ce qu'on voulait lui injecter et laissa faire l'infirmière.

- "Ben ça va ! La confiance règne !" dit cette dernière, irritée.

Elle repartit comme une bourrasque, claquant la porte en sortant.

Kate s'expliqua.

- "Je ne sais pas comment dire, mais je me méfie de tout. Tout le monde est bizarre ici. Les femmes me font des sourires, mais des sourires… bizarres."

Après la chirurgienne et la manifestation des lesbiennes, ce qu'elle venait de dire fit rire. On promit à Kate de lui expliquer plus tard.

- "Tu me diras aussi pourquoi on t'appelle monsieur Mulligan, Dany ?"

- "Je ne l'ai pas cherché. On a donné ton nom de naissance pour éviter de donner le mien. Ton nom de jeune fille est sur tes papiers. Depuis, ils croient que c'est mon nom et ton nom d'épouse. J'ai laissé croire. Qu'est-ce que c'était l'injection ?"

- "Un produit que je connais. On le doit aux crocodiles."

Voyant des regards étonnés, Kate compléta sans attendre.

- "Les crocodiles vivent dans des eaux boueuses, stagnantes. Dans ce milieu, les blessures de tout animal s'infecteraient très vite, sauf chez les crocodiles. Ils ont dans le sang une sorte d'antibiotique naturel. On a mis des années avant de mettre au point ce produit, et encore des années avant de le mettre au point pour l'homme. Il est puissant et a une longue durée d'action dans l'organisme."

De ces explications, Daniel comprit que Kate allait bien mieux. Il s'en réjouit et envisageait déjà de quitter Paris, dès le lendemain si elle le pouvait. Il le voulait autant qu'elle.

Ils restèrent tous ensemble aussi longtemps qu'ils le purent. Puis, Daniel, Elodie et Damien quittèrent l'hôpital pour retourner à l'hôtel qu'ils avaient quitté le matin même.

 

En arrivant il était déjà tard. Aux abords de l'hôtel des projecteurs éclairèrent leur voiture et les alentours. Des caméras scrutèrent jusqu'à l'intérieur de l'habitacle. Ils furent enfin autorisés à entrer, mais avec beaucoup plus de précautions que la première fois. Au préalable, ils avaient téléphoné pour prévenir de leur arrivée. Sans cela, ils n'auraient pas été admis.

Après un rapide repas, ils allèrent écouter les informations au salon.

"…excusez-moi, retour sur l'information juste avant. Ce n'est pas la brigade terroriste qui a donné l'assaut, mais la brigade antiterroriste, comme vous l'avez bien compris. Sans transition, la suite d'Europinfo-news-magazine. … A partir de désormais, plus possible d'utiliser la cryogénie… Pardon la régie me dit… On parle dans mon oreillette… Comment ?  Désormais seulement… Bien. … Comme je le disais, désormais seulement, plus possible d'utiliser la cryogénie. Alignement de la France sur les lois européennes.  Sites de sarcophages trop nombreux et sauvages. Pas de respect de la réglementation. La justice s'est montrée tolérante, mais beaucoup de sarcophages sont dans un état lamentable, abandonnés par les familles et sociétés en faillite. Beaucoup perdent du gaz réfrigérant… Je veux dire, les sarcophages, pas les familles. Dans certains modèles les gaz sont dangereux pour l'atmosphère. Alors, récupération d'urgence des gaz et enterrement du sarcophage avec son occupant, aux frais des contribuables. C'est ce problème de frais qui est à l'origine du durcissement. En France, c'est illégal d'être conservé dans l'azote liquide à deux cents degrés. Différents ministères étudient le moyen de faire appliquer la loi. … Pardon, la régie me dit encore quelque chose… Comment ? Quoi, moins ? … Mais moins combien ? Azote liquide moins deux cents degrés ? Alors, combien ça fait ? Hein… Quoi, quoi, combien ça fait ? … Tu me fatigues. Qu'est-ce que je dois dire ? … Je vous comprends pas, la régie. … … Ah bon. C'est sûr ?… On verra plus tard, la régie, je suis on-air. … Ok ! C'est fini avec la régie. Come-back à l'information. La communauté scientifique s'élève aussi contre les expérimentations BTL, les essais procédure Back To Life du retour à la vie. C'est plus facile pour ceux qui attendent d'être ressuscités. Pardon… la régie me parle encore… Bien. … Oui, ça va, j'ai compris. Merci, la régie. … Ce n'est plus facile pour ceux qui attendent d'être ressuscités. … Politique, maintenant. Il y a un quart de siècle environ, parité entre homme et femmes aux élections. Aujourd'hui, les homosexuels masculins du groupe Sexup ont lancé un appel grève nationale pour respect de la parité entre homosexuels et hétérosexuels parmi les députés et tous les élus. Sexup réclame la démission des hétérosexuels. Trop nombreux. Sexup réclame encore des élections anticipées pour candidats homosexuels uniquement. Mais, problème côté lesbiennes. Il faut la parité entre homosexuels gays et lesbiennes, avancent les féministes Femmes de Garde. Menace de grève comme celle qui a paralysé le pays, l'an dernier si les gays obtiennent plus de sièges que les lesbiennes. … Justice, à présent. Bientôt, le procès engagé par Angina Lebecq contre son mari se tiendra prochainement. Quelle position va choisir la juge entre ces deux personnes pas encore divorcées ? L'opinion attend que justice soit faite à Angina Lebecq. Rappelons qu'elle a porté plainte contre son mari pour l'avoir mise enceinte et déformé son corps depuis. Son mari clame encore qu'Angina était consentante, mais il ne retrouve plus l'accord signé par elle. Pas d'accord signé, pas de pitié, clament ses opposantes. Ma femme l'a brûlé, prétend le mari Lebecq, mais sans en apporter la preuve. Il dit encore que la loi doit être modifiée pour demander un acte devant notaire. Toutes ont compris l'enjeu. Procès qui servira à d'autres. Pression terrible sur la juge. … La page sportive avant de refermer cette édition… Ah, non, pas encore. Avant, y'a Mag, notre page sexuelle de chaque heure. Qui est l'invité de l'heure ? Abélina Quetty, bien sûr, la gynéco-ant…anthro… euh… Je vous laisse vous présenter, Abélina."

"Gynéco-primato-paléo-anthropologue, et sociologue aussi. J'ai étudié les primates, j'ai étudié la sophro-musico-sociologie appliquée aux phytothérapies associées à l'art indo-européen. J'ai aussi un diplôme de sexo-paléontologie, et… "

"Passons, Abélina, passons. Trop peu de temps. Passons aux choses sérieuses !"

"Vous avez raison. J'ajoute seulement que j'ai aussi étudié l'étymologie, l'histoire du sexe dans les religions, la sexo-théologie, la philosophie, la psychologie, la sociologie. J'ai rendu un mémoire sur la sexualité des traumatisés crâniens. Tout cela m'a apporté l'humilité, c'est pourquoi je suis la meilleure."

"Oui, Abélina. Maintenant y'a Mag. D'accord ?"

"D'ac. Alors, pour Mag, j'ai choisi de répondre à la question qui revient tout le temps. Pourquoi est-ce que l'homme jouit généralement plus vite que la femme ? C'est vrai, quoi ! Nous l'avons toutes constaté. Alors, pourquoi ? Eh bien, parce que ! Bien sûr. C'est ainsi ! Forcément. L'homme est ainsi fait parce que c'est nécessaire. C'est une nécessité absolue, et vitale. Alors, pourquoi est-ce nécessaire et vital ? Eh bien, parce que. C'est normal. C'est, parce que. Vous comprenez…"

"Oui, pourriez-vous en venir directement à l'explication pure et dure, s'il vous plaît Abélina."

"Vous avez tout à fait raison. Eh bien c'est très simple, clairement évident. En remontant aux origines de l'homme, l'acte sexuel est un acte durant lequel le couple est vulnérable, en proie à la prédation des prédateurs. Il est donc vital, en se replaçant dans ce contexte, car il faut rappeler que l'homme est dépourvu de défenses naturelles, que l'homme soit capable de réagir très vite au stimulus sexuel, et fasse son devoir de reproducteur sans y perdre trop de temps. Parce que, sinon, il pourrait y perdre la vie. L'homme est ainsi fait, et c'est bien. C'est nécessaire et vital pour la survie de l'espèce. C'est la première raison. La seconde raison, eh bien c'est très simple, clairement évident. Si la femelle de l'espèce biologique appelée homme jouissait avant son mâle, eh bien elle ficherait le camp aussitôt, pardi ! Elle laisserait l'homme qui resterait là, comme un gland hi hi hi… Pardon, je reprends mon sérieux, je suis une scientifique. Il resterait là comme un abruti, sans avoir pu remplir son rôle reproducteur. Eh voilà ! C'est si simple ! L'homme est fait pour réagir assez vite, avant que sa femelle ne déguerpisse, et avant de se faire bouffer par un lion ! Ah ah ha ! A propos de la femelle qui pourrait déguerpir, c'est toujours vrai aujourd'hui, hi hi hi… Alors, comment lui donner du plaisir, à la femelle ? Eh bien, c'est assez simple ! Il n'y a pas qu'une seule façon de faire la chose. Je ne vais pas vous faire un dessin, mais je reviendrai le dire dans une prochaine émission."

"Merci Abélina. L'homme est fait pour réagir assez vite. Merci pour cette grande révélation. Vous êtes la meilleure, Abélina."

"C'est pourquoi on m'invite partout et que mes minutes de conférence sont si chères."

"Oui, Abélina. Nous n'allons pas vous retenir davantage. Merci Abélina. C'était Abélina Quetty. Savoir ce qu'elle nous a appris, c'est beaucoup. On va en éviter, des disputes. Quand on comprend, y'a pas de problème. Pour son prochain passage elle a prévu de nous parler, hmmm… je lis mes fiches… étude comparative sur les dimensions péniennes humaines par rapport à celles des gorilles. C'est super important. Mais, l'intervention qu'elle a parlé, sur comment donner du plaisir à la femelle, je sais pas pour quand c'est qu'elle est prévue. Tu sais c'est quand, toi, à la régie ?… Non ? Bon. Dommage."

 

 

Très fatigués après une journée d'extrême tension, les trois amis regagnèrent leurs chambres sans tarder.

Daniel eut du mal à s'endormir. Ses pensées n'en finissaient plus de revivre la journée. De plus, au dehors des cris se faisaient entendre. Il reconnaissait les cris de terreur de personnes attaquées, hurlant d'émotion ou espérant une aide qui ne viendrait pas. Un peu plus tard il entendit cette fois les cris des attaquants. Ils devaient se disputer quelque chose, probablement leur butin. Le partage fini, on les entendit hurler encore pour indiquer leur présence sur leur territoire. On était bien dans une jungle urbaine, avec ses prédateurs diurnes et nocturnes.

Epuisé, il finit par s'endormir.

Le lendemain ils prirent un rapide petit-déjeuner, tout en écoutant encore une chaîne d'information, inévitable dans les salles et salons de l'hôtel.

"… Europinfo, canal demi-heure ou canal direct, Europinfo est la chaîne d'information qui est, et continue. Toujours en avance sur tout, Europinfo vous informe sur le non qui l'aurait emporté au référendum. Mes résultats… pardon, les résultats estimés sont ceux que vous voyez dans votre écran… Mais… ah… la direction générale des programmes mobiles m'informe que… pardon… que… les résultats sont faux ! … Voilà qui vient bousculer la bonne… la donne…  hmmmff…hhhh… hihihi… par… pardonnez-moi… hihihiiiii… j'ai un fou rire… bousculer la bonne… ha ha… hiii hi… Reprenez l'antenne, hi hi hmfff… les studios…"

"Ici les studios. Merci Bertrand, merci pour tes résultats avant l'heure. L'heure, justement, elle en est question. L'Europe passe encore à l'heure d'hiver, et comme ça on parle encore des effets. Même si on n'est pas d'accord on remontera quand même nos horloges d'une heure, en regrettant que tous les pays d'Europe ne font pas tous pareil en même temps. … La régie me dit… Quoi ? … Hmmm ? Remonter les horloges c'est pas français ? On recule les horloges d'une heure ? … Et j'ai dit quoi ? … Remonter les horloges ? … Maintenant tu dis c'est français quand même… Alors pourquoi tu me déranges on-air si c'est français ? … C'est moi qui doit pas faire de commentaire on-air ? Et comment je fais le boulot, alors ? … Tu parlais pas de ces commentaires… Je comprends rien… Bon alors quoi ? Remonter c'est pour le temps, mais pour les horloges on dit reculer ? Et les horloges c'est bien le temps, non ? … Non !? Mais, qu'est-ce tu racontes … On est on-air… Allez, va travailler, va. Allez, au revoir… Reprise de l'information. Nouveau scandale franco-américain depuis la découverte d'un très ancien village en Amérique du Nord. Parmi ses vertiges… non, ses vestiges, des pointes de lances en silex taillé avaient déjà créé une vive émotion dans la communauté scientifique. Ce que l'on croyait savoir est encore remis en question. Dernièrement, de nombreuses pointes de flèches vieilles de mille sept cents ans ont été trouvées dans une grotte… Pardon, on me parle encore à mon oreillette… Combien ? Dix sept mille ? …C'est pas ça qu'y'a d'écrit sur le prompteur. …Comment, j'ai mal vu les trois zéros ! Chers téléspectateurs, pardonnez-nous encore… un regrettable incident… Alors, c'est combien !? Dix sept mille, tu maintiens. C'est sûr ?… Oui, y'a trois zéros, oui. … Quoi, alors ? Qu'est-ce tu veux encore ? Que je corrige on-air… Bon, alors, correctif, des pointes vieilles de flèche, de dix sept mille ans selon notre régie de correction, mais mille sept cents ans selon d'autres sources, ont été trouvées dans ce village en Amérique du Nord. … Peut-on éclairer le prompteur, s'il vous plaît. …Hein ? Non, c'est pire. Eh ralentis-le, alors ! … OK… Les pointes de silex sont taillées avec une grande finesse, elles sont très plates et se montrent par… ti… cu… lière… ment ca… ra… cté… ristiques. …C'est mal écrit, vraiment… Ne le faites pas si ralenti, le prompteur. … Pour les spécialistes, le fa… non, la fa… non, le façonnage… c'est ça, le façonnage, le façonnage est identique à ce qui a été trouvé en France à So… lu… tré. … C'est bizarre cette info. C'est bien ça ? Tu confirmes, à la régie ? C'est confirmé… Mais, ça veut rien dire, ça… Je sais pas qui a écrit ça… Chers téléspectateurs, j'espère que vous comprenez… Pardonnez-nous sinon… Quoi ?… D'accord, je me contente de lire, mais, on en reparlera. La politique s'empare encore de la po… lé… mique. … Qui c'est qui a écrit ça… Depuis longtemps les pa… léon… to… logues affirment que nos lointains ancêtres Français ont mis les pieds sur le sol américain et canadien il y a mille sept cents, non cent soixante dix mille… hein ? quoi ? Trois zéros ? Oui… Dix sept mille ? dix sept mille ans, selon la régie, mille sept cents ans selon d'autres sources. Les Amériques seraient donc Françaises, entend-on depuis cette découverte. Ces déclarations sont prises très sérieusement outre-atlantique. Les USA se disent exaspérés par ces in… si… nu… a… tions répétées… Vous le faites exprès avec le prompteur ?… Ah bon, vous n'avez rien touché… Parce que les Américains ont été les premiers à marcher sur la lune, les USA menacent de déclarer la lune territoire américain si, je cite un communiqué officiel des Etats-Unis, le gouvernement français continue à faire le guignol, fin de citation. Le communiqué s'exprimait en français. Pas de réponse officielle côté français où on se montre rassurant et consensuel. De source non officielle, on rapporte des propos tenus par des membres du gouvernement français, tels que, je cite, puisque l'Amérique est Française, ce serait alors donner la lune à la France, fin de citation. La vague d'indignation ne touche pas seulement les USA. Avec le Maine, état où ont été retrouvés les vestiaires… non les vertiges… non, les vestiges… tout le continent américain se sent offensé.  Le Canada a fait savoir, je cite, sa réprobation des déclarations et des attitudes françaises, fin de citation. Le Venezuela, je cite encore, s'interroge sur la raison de la France, fin de citation. Le Brésil, le Mexique et d'autres pays ont des réactions identiques. Une nouvelle campagne de pro… hi… bi… Non. Pro… sti… tu… Non. Pro… scrip… tion des produits français s'annonce encore, bien plus rude que toutes les précédentes. … Mais qui est-ce, qui ne sait pas écrire, comme ça aussi mal ?…"

 

Après le petit-déjeuner ils repartirent pour l'hôpital, anxieux de savoir si Kate pourrait faire la route jusqu'à Nantes. Elle aussi, les attendait avec impatience. Une fois arrivés, ils furent confrontés au règlement qui interdisait les visites avant treize heures. Après de longues palabres avec plusieurs personnes, pour expliquer qu'il s'agissait d'un éventuel départ, et non d'une visite, on permit à Daniel de voir Kate quelques minutes.

Elle n'attendait que de partir et s'en sentait capable. Daniel se renseigna sur les modalités de son départ. Une telle interruption de séjour n'était prévue dans aucune procédure. On lui dit qu'il fallait obtenir l'accord du médecin, qui ne le donnerait certainement pas. Toutefois, après encore maintes discussions et négociations avec une doctoresse, celle-ci finit par accepter la sortie de Kate contre la signature d'une décharge de responsabilité, et surtout contre le paiement immédiat de la facture, document qu'il fallut aussi attendre.

Une fois toutes les formalités enfin accomplies, usés par tant d'explications répétées, et autant de justifications données, ils finirent par voir arriver le moment de partir. Sur un fauteuil roulant, un brancardier amena Kate jusqu'à la voiture. On l'y installa avec précaution. Après elle, Damien et Elodie s'y engouffrèrent, Daniel aussi, et ils quittèrent Paris aussi vite qu'il le purent.

Ce n'est qu'une fois sur la route, lorsque Paris fut assez loin derrière, que le fut aussi ce triste épisode. Ce n'était que la partie parisienne d'un périple que Kate et Daniel avaient senti dangereux sans se tromper. Il leur restait encore à récupérer leur bateau. Tout n'était pas fini avant de pouvoir rentrer en Irlande. Ils étaient impatients de quitter la France et retrouver leur tranquillité d'esprit.

 

Après plusieurs heures de route, réduisant les arrêts pour éviter les attaques de pirates routiers, ils arrivèrent enfin à Nantes en début de soirée.

- "Reste à savoir ce qu'on va trouver chez nous." dit Elodie, pendant que la voiture roulait vers leur maison.

Peu avant d'arriver, ils téléphonèrent de la voiture pour avertir leurs amis. Ils téléphonèrent encore une fois lorsqu'ils furent devant le portail.

- "On est dans la rue. On ne voit personne. Vous pouvez ouvrir."

Ils entrèrent ainsi chez eux, comme on entre dans un site militaire protégé.

Une fois à l'intérieur, leurs amis et gardiens voulurent les informer des événements survenus en leur absence. Mais, Elodie préféra remettre cela à plus tard.

- "Ça va les amis. On en a assez eu à Paris. La maison est là, on y est tous, c'est l'essentiel. On verra le reste demain."

 

Dès le petit déjeuner le récit de ce qui s'était passé fut fait par les amis-gardiens.

- "Quand vous étiez pas là, y'en a eu un tas qui ont voulu entrer. Je pense que les voisins vous ont vu partir. Ils ont vu que c'était pas comme d'habitude. Ils ont cru que c'était pour de bon. C'est sûrement eux qu'ont parlé."

- "Ceux qui sont venus voulaient qu'on partage avec eux. Ils sont allés chercher la brigade de médiation. On leur a pas ouvert. On a parlé par l'interphone."

- "La brigade a demandé qu'on prenne huit personne dedans, et quatre dans le garage. Mesure d'urgence en cas d'abandon par les propriétaires, qu'il a dit le mec. On s'en est tiré en disant que vous êtes pas partis, qu'on nous a confié la maison, et qu'on n'a pas le droit d'accepter."

 - "Et on a bagarré dur pour qu'ils admettent qu'on est vos amis. Les autres arrêtaient pas de dire qu'on est des squatters et qu'on devait négocier le partage. Alors on leur a montré la photo où qu'on est tous ensemble, la photo sur la cheminée. On leur a montré à la caméra, ça les a fait taire."

- "Ouais, mais pas pour longtemps. Ils ont été largués un moment, mais le lendemain on les a vus revenir avec un supérieur qui s'y connaît mieux. Il a refait le même baratin. Il a parlé aussi de réquisition en cas d'abandon, et d'arrêté préfectoral ou j'sais plus quoi.  Mais comme entre temps on a fait venir du renfort, on a pu dire qu'y avait plus de place. Y'en a avait pas pour les malhonnêtes, ça c'est vrai !"

- "Les copains qu'étaient là, ils sont repartis après que vous avez téléphoné de la route."

- "Ils ont bien mangé au moins ?" demanda Damien.

- "Restaurés, douchés, réchauffés, corps et âmes. Ils ont réparé la porte du garage qui coinçait. Et ils ont trié les réserves de vêtements qu'y a ici. Je voulais pas qu'y bossent, mais ils ont voulu. Moi je les comprends. Moralement c'est important. Le travail… faire quelque chose… Et puis, la dignité quoi !"

- "Qui est-ce qui est venu ?" demanda Elodie.

- "Sandrine et Brice, avec des amis à eux qui sont jamais venus mais qu'ils connaissent bien."

- "Sandrine et Brice, ça ne m'étonne pas. Ça faisait un moment qu'il voulait réparer le garage, Brice. Je suis contente qu'ils en aient amené d'autres pour en profiter. Si c'est des gens honnêtes, ça me fait plaisir."

- "Propres et honnêtes. Sandrine et Brice on peut leur faire confiance pour ça. Ils étaient très soigneux leurs amis, comme ils le sont eux-mêmes. Sandrine a dit qu'elle n'aurait pas amené n'importe qui chez toi."

- "Je suis bien contente. Des gens comme eux ne méritent pas d'être à la rue. Ils sont moralement abattus, mais avec un peu de chaleur humaine et de droiture envers eux, je suis sûre qu'ils pourraient se reconstruire. C'est ça le but, aider les gens à se reconstruire, à acquérir eux aussi ce qui leur manque. C'est tout le contraire des squatters et autres sangsues qui se disputent ce qu'ils exigent des autres. Ceux-là ne veulent rien faire. Ni construire ni produire. Ils veulent qu'on leur donne, et c'est tout."

- "C'est bien ça." approuvait Daniel. "Dans la mesure du possible, on doit faire un nivellement par le haut, en aidant les plus démunis à s'élever et atteindre ce qui leur manque. On ne doit pas aller dans le sens inverse, faire un nivellement par le bas, en dépossédant autrui pour se partager ce qu'on lui a pris. Dans ce dernier cas, on n'apporte rien de bien, il n'y a rien de plus, rien de mieux dans la société, mais le contraire. C'est se livrer à la bassesse d'un partage de butin. En extrapolant ce mécanisme, il ne resterait plus que des oisifs et des voleurs. Ils n'en finiraient plus de se disputer ce qui a été pris, et pris encore, sans jamais rien de produit."

- "Ah çà ! C'est bien dit aussi !" dit Bernard "C'est marrant ta manière de parler. Tu me fais penser à… à……. Bon sang que je suis con ! Je t'avais pas reconnu jusqu'ici !"

On le calma rapidement.

- "Chut ! Ne dis rien à personne. On ne doit pas le savoir."

- "Ah ben ça ! … Bon sang ! … Ah, je dirai rien. Pas de problème. J'irai pas causer à ceux qui veulent ta peau, tu peux être tranquille. Ah ben alors. Je comprends tout maintenant. Ah ben ça alors ! Je suis content d'avoir aidé. Je sais pas à quoi, mais tant que c'est pour toi… Ah, ben je suis bien content ! Bien content !"

- "Et moi ? J'aimerais bien qu'on m'explique." dit Claude.

- "Cherche pas à savoir. T'as pas entendu ? Personne doit savoir."

 

            Deux jours plus tard Kate avait bien meilleure mine. Elle se sentait déjà la force de retourner en Irlande.

- "J'aimerais qu'on rentre au plus vite, Dany. Quittons la France, je serai plus tranquille. J'ai toujours peur qu'on sache que tu es là, ou qu'il arrive encore on ne sait quoi."

- "Crois-tu pouvoir quitter le port ? Tes blessures sont encore récentes et tu devras manœuvrer le bateau."

- "Je le pourrai, Dany. Moteur en marche, je pourrai barrer. Je préfère qu'on quitte la France, je ne m'y sens pas tranquille. Ensuite on pourra accoster n'importe où, et je me remettrai. Il y a des vivres à bord, on peut y rester plusieurs jours."

- "Dans ce cas, nous pouvons partir. … Si j'avais su ce qui aller arriver, je ne serais jamais venu. Je m'en veux."

- "Tu ne le dois pas, Dany. Rien n'est de ta faute. Si tu n'étais pas venu, tu en aurais gardé le remord, pour les jumeaux. Un remord ou quelque chose de semblable qui ne t'aurait pas quitté. Tu devais le faire. Tu as bien fait."

- "Tu dis vrai. Quelque chose m'aurait obsédé. Mais, j'aurais dû venir seul. Je n'aurais jamais dû risquer ta vie."

- "Ne te fais pas de reproche pour moi. J'ai tenu à venir. Mais je n'ai pas été utile, et même plutôt une charge pour toi. Sans moi tu aurais été plus libre de tes mouvements. Tu n'as rien à te reprocher, Dany."

- "Non, ne dis pas ça. Tu ne seras jamais une charge pour moi, et ta présence a été utile. Grâce à toi j'ai pu entrer en France sans qu'on le sache. J'espère qu'on pourra repartir aussi facilement. … Nous allons quitter la France et nous mettre hors de danger. Veux-tu te reposer au Portugal ? On pourrait y retourner. Tu aimes tant le soleil."

Elle y pensa une seconde ou deux, avec un sourire que Daniel connaissait bien. Elle en avait envie autant que l'indiquait son sourire. Mais, un tel trajet était trop long et elle ne s'en sentait pas la force.

- "Tu ne crois pas que c'est un peu loin, Dany ?"

- "Si. Tu as raison. Mais tu dois te reposer avant de rentrer. Partons pour un endroit tranquille, loin des villes et leur agressivité."

- "On pourrait retourner au Pays de Galles, comme lorsque Meghan était petite. Tu te souviens, Dany ?"

- "Bien sûr que je me souviens. C'est d'accord. Allons dans une petite ville bien tranquille, au Pays de Galles. On pourra aussi aller en Ecosse. Ça nous fera oublier tout ce stress. Et, puisqu'on a dit qu'on partait en amoureux, nous nous devons de le faire."

Cette fois, le sourire qu'il connaissait signifiait comme d'habitude qu'elle était impatiente de partir. Elle n'eut pas besoin de répondre, il avait déjà compris.

- "Je vais le dire à Elodie et Damien." dit-il. "Le moment de se quitter est toujours triste, mais j'espère que ce n'est qu'un au revoir."

- "J'aimerais bien qu'ils viennent chez nous, en Irlande, Dany. Elodie n'a pas voulu savoir où on vit, mais je sais qu'on n'a rien à craindre d'eux. Ils ne feront pas l'erreur de parler sans le vouloir. Dis leur, Dany. Moi aussi j'aurais de la peine si on ne pouvait les revoir. Et on leur doit tant."

- "Je leur dirai. On aura moins de peine à se quitter."

Il les informa dans la soirée. Au sujet de l'invitation, Elodie oscilla entre prudence et envie d'accepter.

- "C'est toujours risqué de savoir où vous habitez, Daniel. Et aller vous voir est encore plus risqué. On peut nous suivre à la trace par nos réservations, nos paiements sur place et un tas de choses. D'un autre côté, j'ai du mal à accepter l'idée de ne plus vous revoir… On n'aura même pas la possibilité de communiquer. Tout serait imprudent et surtout le téléphone. Mais, j'ai peut-être tort de me méfier autant."

- "Je ne sais que dire. Je ne voudrais pas t'influencer et risquer de vous attirer des ennuis, encore moins vous mettre en danger."

Damien avait un avis sur l'immédiat.

- "Pour l'instant, tu peux peut-être nous dire où vous habitez. Ensuite, on aura bien le temps de réfléchir et trouver une solution."

- "Je crois que c'est la meilleure chose pour le moment." reprit Elodie. "Laissez votre adresse. Dès qu'on l'aura bien retenue on détruira le papier, à cause des cambrioleurs et des squatters. Je ne veux pas qu'on la trouve."

- "Vous n'aurez pas de mal à retenir. On vit en Irlande, dans le comté du Wexford. Vous pouvez ne retenir que ça. En cherchant les vétérinaires dans l'annuaire, vous trouverez Kate sans difficulté."

- "En Irlande… Ça ne m'étonne pas. Je me souviens du voyage que tu avais gagné. Tu y es donc retourné."

- "Tu as bonne mémoire. C'est grâce à ce voyage, en effet. Si je ne l'avais pas gagné, je ne sais pas ce que j'aurais fait toutes ces années. Je serais allé ailleurs, je n'aurais pas rencontré Kate et je serais peut-être déjà mort. … Là-bas, j'ai pu vivre dans l'anonymat, en retrait du monde mais sans en être coupé. … Retenez bien, le Wexford."

- "On retiendra, Daniel. C'est déjà fait. Et on saura faire attention à ce qu'on dit. On ne fera pas de bévue."

Après cette conversation, l'idée de se quitter serrait tous les cœurs. Nul n'arrivait à trouver un sujet de conversation, et le silence alourdissait encore l'ambiance. Pour rompre cette atmosphère, Damien alluma le téléviseur. Cela permettait aussi d'entendre les dernières nouvelles et s'informer en prévision du départ.

"…la chanteure-auteure-compositeure n'a toujours pas justifié son hétérosexualité. Depuis ce scandale, révélé par nos confrères de la presse écrite, les radios ne diffusent plus ses titres. Elle n'est encore présente que sur quelques rares sites de téléchargement et plate-formes d'écoute à l'ancienne. Plus aucun droit ne lui est reversé, elle serait même revenue au vieux système de vente de chansons et d'albums pour subsister. … Vous êtes sur Télé France Internationale, si vous venez de nous rejoindre. … Les lois sur les parités sont remises à l'ordre du jour du prochain conseil des ministres. Les transsexuels et travestis dénoncent l'apartheid dont ils sont victimes. Ils estiment, de plus, ne pas être suffisamment représentés, et ce dans tous les milieux. Ils réclament l'abolition des ségrégations négatives qui, selon eux, se pratiquent encore. Ils demandent un ensemble de lois spécifiques. Celle sur la ségrégation positive ne leur suffit plus. Les revendications portent sur un quota pour obliger les employeurs à salarier un nombre défini de transsexuels et travestis, en respectant aussi parmi eux la parité masculine et féminine sur la base du sexe d'adoption. Des postes politiques sont aussi réclamés, ainsi qu'une parité électorale légalisée, ce qui n'est toujours pas le cas pour les transsexuels. Télé France Internationale a toujours respecté toutes les parités, sans y être obligée par une loi. … Nous avons maintenant des images du dixième congrès international des Sœurs du Même Utérus, qui se tient cette année à Stockholm. C'est un reportage de notre envoyée spéciale, Félina Bombolonis. Comme vous pourrez l'entendre, le discours d'ouverture de la présidente a été souvent interrompu par les ovations du public. Après la présidente, c'est le discours de Nève Muguet, invitée spéciale du congrès, qui a été entrecoupé de tonnerres d'applaudissements. Regardons les images."

"Mes sœurs ! … … Merci ! … Je serai brève. Assez de discours inutiles. … Cette année nous vous présentons le fabuleux livre de notre sœur de France, Nève, mère d'Emilia et Dona. … Merci ! Merci pour Nève, mes sœurs. … Dans son fabuleux livre, "le cri de l'arachide le soir au fond de l'océan", oui… Merci ! Merci encore… Notre sœur Nève excelle dans son apologie des femmes ! … Merci pour elle, mes sœurs ! Vous pourrez encore l'applaudir dans un instant. … Nous sommes toutes sorties d'un utérus fécond mes sœurs, nous toutes, sans aucune exception. Aucune ! Oui mes sœurs, un utérus comme nous-mêmes en avons un, mes sœurs, un seul et même utérus mes sœurs… Merci mes sœurs ! Merci !… Dans le livre de notre sœur Nève, l'océan y est le rappel d'un élément ancien, mère de toute vie comme le sont les femmes, et dans lequel se développe le fœtus. L'élément liquide est dans notre corps, mes sœurs !  Ouiiii… vous avez raison d'applaudir ! … Merci !…  L'eau qui fait l'océan est un élément ancien qui est notre mère. Nous aimons toutes nous y ressourcer, dans un bain de régénération de notre force vitale de transmission de la vie, du souffle, et de l'éternel que toute femme porte en elle. … Ouiiii ! C'est ce que nous sommes ! Nous avons baigné dans l'élément liquide avant de naître, en lui s'est développée notre vie.  Ensuite c'est de nos seins nourriciers que coule l'élément liquide. De nos seins coule la vie, mes sœurs ! … Applaudissez encore mes sœurs ! Nève le mérite ! Nous toutes, nous le méritons bien ! … Applaudissez mes sœurs… car, la voilà ! … Accueillez notre sœur Nève Muguet !"

"Mes sœurs ! … … Je ne m'attendais pas à tant d'applaudissements. Merci mes sœurs !… Pas de discours inutile, a dit notre présidente. … Elle a raison ! J'irai droit au but ! Comme nous avons éliminé de notre fratrie tous les hommes sympathisants, nous continueront encore avec les gays ! Ce ne sont pas des femmes, ils n'ont rien à faire parmi nous ! Et nous continuerons, encore et encore, jusqu'à bouter tous les hommes hors de cette planète ! … Merci, merci mes sœurs. … Que les hommes aillent coloniser une autre planète s'ils le peuvent ! Que leur orgueil les conduise à leur perte ! Nous n'aurons même pas besoin de les éliminer !… Quant aux gays et transsexuels qui ne sont ni homme ni femme, nous ne devons faire aucune exception ! Pas de pitié ! … Merci de vos vivats mes sœurs.  … Bientôt nous règnerons totalement ! … … Que ça leur plaise ou non, la race des hommes s'éteindra bientôt ! … Et avec leur race s'éteindra leur haine ! … Oui mes sœurs ! … Car la science nous permet aujourd'hui de nous reproduire entre femmes ! Entre femmes fécondes et porteuses de vie que nous sommes. Et sans aucune souillure masculine ! … Et … merci mes sœurs… Et… Merci… Et…  Merci, merci … La science… Oui, merci… La science… nous permet de nous reproduire pour ne donner que des filles ! … Ouiiiiii mes sœurs ! … D'autres seins ! … D'autres vagins ! D'autres utérus fertiles… Le vôtre, le mien ! Nous toutes avons le même ! ……Haïssons les hommes, mes sœurs ! … Ne gardez aucun enfant mâle ! Eliminez le plutôt que mettre au monde un autre homme ! N'ayons plus peur de le dire ouvertement ! L'époque des discours dissimulés est terminée ! Votre corps vous appartient mes sœurs ! Vous en faites ce que vous voulez ! …Ce que vous voulez ! … Vous et vous seule ! Nul n'a le droit de vous dicter ce que vous devez en faire ! Votre corps est le vôtre, c'est le nôtre mes sœurs. Nous sommes toutes le même utérus mes sœurs ! Vous êtes libres de ne pas garder un enfant mâle, ne le gardez pas mes sœurs, c'est votre choix, vous en êtes libres ! Vous ne devez pas le garder mes sœurs, vous êtes libres, libres !… Les hommes ne sont que haine et chaos, alors que nous, nous sommes fertilité, fécondité, amour et tendresse. … Si vous portez un enfant mâle, ne maintenez pas ce monstre en vous mes sœurs. Eliminez-le ! … Mes sœurs, celles qui ont encore recours à l'ensemencement masculin ne doivent pas garder de mâle en elles ! La science permet aujourd'hui d'éliminer ce risque. … Pour votre fécondité, n'ayez plus recours aux hommes, mes sœurs, mais ayez recours au laboratoire, mes sœurs. Seulement au laboratoire, mes sœurs, le nôtre ! … Ne soyez plus souillées par des hommes qui puent des pieds et pètent au lit, mes sœurs ! Aimons-nous entre nous qui avons la peau douce ! Merci mes sœurs, merci ! … Bientôt, toutes les femmes de toutes les nations de la terre auront rejoint nos méthodes. Nous les aiderons mes sœurs ! Oui ! Merci ! Nous leur apprendrons à se refuser aux hommes, à se stériliser pour eux et à leur insu. Et nous les guiderons vers nos laboratoires pour être enceinte d'une fille, seulement d'une fille, une nouvelle sœur ! … Merci mes sœurs. … Nous sommes toutes les nouvelles Eve, mes sœurs ! … Notre race est supérieure à celle des hommes, c'est bien connu. Le corps calleux qui réunit nos hémisphères cérébraux est plus développé que chez les hommes ! Nous pouvons faire plusieurs choses à la fois ! Alors que les hommes ne sont que des amoindris cérébraux, mes sœurs ! … … Merci mes sœurs ! …Que vive toujours le pouvoir féminin mes sœurs ! Je vais le dire en anglais cette fois, pour que toutes me comprennent directement, sans traduction. Levez le poing avec moi, mes sœurs ! Female power, sisters ! Female power ! … Merci… mille mercis mes sœurs ! … Merci ! … Je redonne la parole à notre présidente, mère de Clotilde, Margonelle, Elisa, Trisha et Amandine."

"Que dire après toi, ma sœur Nève ? … Mes chères sœurs, il ne serait pas acceptable que le Grand Prix International de l'Edition puisse aller à quelqu'un d'autre que notre sœur Nève Muguet. Achetons toutes son dernier livre, les précédents aussi, et faisons pression pour que le prix lui soit attribué. Nève a promis de verser à notre mouvement l'intégralité du chèque qu'elle recevra avec le prix. Nous ne pourrions laisser quelqu'un d'autre obtenir ce prix mes sœurs ! … Female power, sisters ! Female power !"

"C'était un extrait du discours d'ouverture du dixième congrès international des Sœurs du Même Utérus. Comme vous avez pu le constater, cette année le congrès a reçu une affluence record. Des femmes sont venues du monde entier. La police danoise a eu beaucoup de mal à maîtriser le délire des participantes. Sans transition, la suite. Ouvrons le dossier du terrorisme, maintenant … ah… pardon une information m'arrive… on me dit qu'il s'agit de la police suédoise, pas danoise… bien-sûr, c'est la police suédoise, évidemment. Le dossier du terrorisme, maintenant…"

Damien éteignit le téléviseur. Il devait briser le silence qu'inspirait le départ de Daniel et Kate, mais, ce qu'ils venaient d'entendre les laissa encore plus silencieux. C'est Daniel qui rompit ce moment.

- "Avec ce qu'on vient d'entendre, je crois qu'on a dépassé le stade de la simple et stupide nunucherie."

- "Ah oui. Là, ça devient vraiment grave. Elles prennent de plus en plus d'ampleur, celles-là. Et dans le monde entier."

- "Quand j'ai quitté la France, les femmes agissaient en taupe, en sous-marin. Dans les entreprises, elles torpillaient les hommes en leur faisant du tort dans leur dos. Elles ont souvent eu la peau de gens compétents. Aujourd'hui elles affichent plus clairement leur misandrie. A choisir, j'aime mieux cet affrontement affiché plutôt qu'être sournoisement miné en silence."

- "Moi aussi. Avouer franchement leur but, c'est un relatif progrès dans la reculade du monde. En tout cas, ce qu'elles veulent n'est pas rien. J'appelle ça un crime contre l'humanité, même si la définition légale est autre chose. On en est arrivé là."

- "Je vous le dis… quand je les vois, celles-là, j'ai honte d'être une femme."

- "C'est elles qui devraient honte, pas toi."

- "Je n'ai jamais été misogyne, Elodie peut en témoigner. Mais, pour ces bonnes femmes là, je le deviendrais bien."

- "J'en témoigne. Tu n'as rien de misogyne. Et s'il n'est pas aberrant qu'une femme le soit, alors je le suis envers ces femmes là. J'ai bien dit celles-là. Elles pullulent à présent. Pour moi elles sont malades de leur féminité. Je veux dire qu'en réalité elles en ont peur, ou qu'elles ne l'aiment pas. C'est ce que je comprends lorsqu'elles vantent les qualités de la gent féminine, comme pour s'en convaincre. Si elles vivaient bien leur féminité, elle ne leur ferait ni chaud ni froid. Elles en seraient neutres. Mais elles se sentent inférieures. C'est ce qu'elles croient sans même s'en rendre compte. Alors elles éprouvent le besoin de se rehausser sans cesse. Et c'est aussi parce qu'elles se croient inférieures qu'elles agissent bien cachées, jamais de front. Celles qui affichent un conflit ouvert ne sont que des exceptions. Le reste du troupeau ne les suit pas, elles continuent à agir hypocritement."

- "Alors là… J'en reste muet. Je n'aurais jamais osé dire tout ça."

- "C'est bien le problème. Seule une femme pourrait tenir un tel discours, aujourd'hui. Et ça ne veut pas dire qu'elle ne coure aucun risque. Homme ou femme, qui se ferait connaître ainsi se met en danger. On pourrait l'assassiner en douce, lui faire la peau n'importe où dans le monde."

 

            Le lendemain fut le jour du départ. La veille on avait prévu comment Daniel monterait à bord de son bateau. Il devait quitter la France avec autant de discrétion qu'en venant. Toutes les précautions étaient maintenues, à plus forte raison qu'en arrivant.

Daniel et Kate prirent la route avec la voiture de location. Elodie et Damien les suivirent à bord de leur voiture. Tous les quatre arrivèrent dans la ville portuaire où était amarré le bateau. Ils se rendirent ensuite à l'agence de location. Là, ils eurent encore une petite surprise. En rendant le véhicule loué, on leur dit.

- "On a reçu un procès verbal pour cette voiture. Vous avez été verbalisés. Je lis salissure de la voie publique et pollution par fluide lubrifiant. Le contrat de location ne prend pas en charge les amendes. Vous devez payer la prune et les frais qui vont avec."

- "La quoi ?"

- "La prune, l'amende quoi. Vous comprenez pas l'argot ?"

- "Mais quelle amende ? On n'en a pas eue."

- "Ah si ! La police a verbalisé. L'amende est directement transmise à l'agence, les clients ne le savent pas toujours."

- "Un procès verbal a été fait à qui ? Verbal ça veut dire que la police nous aurait verbalement tenu ce procès. Mais ça n'est jamais arrivé."

- "Ah, elle est bonne ! Vous êtes très drôle. Mais j'ai pas envie de rigoler avec vous, moi. Vous savez combien coûte mon salaire et mes charges au groupement financier civil d'exploitation ? Vous voulez que je vous les facture ?"

- "Et on a été verbalisé pour quoi ? Quelles salissures ?"

- "Je vous l'ai dis, bon sang ! Vous êtes con ou quoi ? Le PV mentionne deux gouttes d'huile moteur sur la chaussée. Le constat a été fait lors du stationnement. C'est à vous de payer. Il y a aussi des frais d'ouverture de dossier administratif, des frais de prise en charge, des frais de…"

- "Non, mais, assez ! Ça va ! Qu'est-ce que c'est encore que cette blague ? ! Des immondices sont partout, on doit enjamber les détritus pour marcher, ça pue dans toutes les villes, et on nous taxe pour deux gouttes d'huile écologique sans polluant !?"

- "C'est comme ça, j'y peux rien. On doit vous le retenir. Vous m'avez pas laissé finir. Il y a des frais de clôture après paiement et des frais d'archivage ensuite, les tarifs sont inscrits là, et il y a toutes les taxes encore. Les frais de papeterie sont en sus si vous demandez un reçu-papier. Le reçu électronique est gratuit, c'est offert par le groupement financier civil d'exploitation."

- "C'est bon, vous avez tout dit ? Vous n'avez rien oublié ?"

- "Non, c'est bon."

- "Alors, c'est maintenant à vous de m'écouter. Il est à vous ce véhicule. C'est vous qui ne l'avez pas entretenu. S'il perd de l'huile on n'y est pour rien, c'est votre faute, c'est à vous de payer. C'est vu ?"

- "Bon ! Toi, maintenant, t'as fini de m'emmerder ! Tu payes et tu fermes ta gueule, sinon j'appelle les flics. Si tu veux encore discuter, je peux te foutre ma main sur la gueule ! Alors ? Tu veux discuter ? Tu veux quoi ?"

L'employé de l'agence prit en même temps une matraque électrique et se montra menaçant.

- "Laisse tomber." chuchota Damien à Daniel. "Pour toi c'est le moment de partir. Laisse tomber."

Daniel répondit à voix haute.

- "J'en ai marre de toujours laisser tomber ! J'en ai marre de tout ici ! Il n'y a que des arnaques et des arnaqueurs partout ! C'est comme toujours, rien n'a changé ! Et on doit toujours laisser tomber ! Tout s'effondre, mais pour taxer les automobilistes vaches à lait on trouve toujours des lois. Et on les applique, celles-là ! Quand c'est pas l'état qui nous rackette, il y a encore les commerçants, les gens dans la rue, et je ne sais qui ou quoi encore. Y'a plus que la loi du plus fort ici !"

Damien renchérit.

- "Ah non, t'as tort, mon ami. Y'a aussi la loi du plus con. Ce monsieur, avec sa matraque, en est un beau spécimen."

Cette fois il avait parlé à haute voix. Comme attendu l'employé ne manqua d'y réagir. Il tenta de donner une décharge électrique à Damien. Ce dernier esquiva le contact avec l'arme. Daniel en profita pour saisir le bras de l'employé, qui fut aussitôt maîtrisé.

Bloqué par Daniel et Damien, la tête appuyée contre le comptoir d'accueil, l'employé ne put faire le moindre geste de plus. Elodie détacha l'arme de son bras. Un dispositif la fixait pour qu'elle ne puisse être facilement subtilisée et retournée contre son propriétaire.

- "Alors, tu voulais me mettre ta main sur la gueule ?" lui dit Daniel. "Et la mienne ? Tu la veux maintenant ?"

- "Laisse tomber." redit Damien "Qu'il soit payé et qu'on se tire de chez ce voleur. C'est encore un employé actionnaire je parie."

- "T'as entendu ?" lui dit Daniel. "Prends vite ce qu'on te doit et rien de plus. Pas de geste de travers et fais vite, avant que je ne change d'avis."

Ils le relâchèrent prudemment. L'employé obtempéra.

- "Et quand on sera parti" reprit Daniel, "je te conseille de nous oublier complètement. Sinon j'appelle la brigade de négociation, moi. Je vais demander toute ta boutique, comme ça je suis sûr d'obtenir quelque chose. Tu vas voir combien elles vont te coûter tes mauvaises manières. Je vais repartir avec la bagnole que j'ai ramenée, au moins."

Damien en riait à l'avance.

L'homme procéda aux formalités. Il fut payé avec les cartes à empreintes que Daniel et Kate avaient encore. Pendant ce temps Elodie déchargea l'arme. Elle la rendit à son propriétaire après avoir encore ôté la batterie.

- "Voilà. Que du bonheur !" dit Daniel à l'employé. Celui-ci répondit automatiquement.

- "Que de l'amour !"

Ils quittèrent ensuite l'agence.

- "Tu ne crois pas qu'il va appeler la police ?" demanda Elodie.

- "Qu'est-ce qu'il dirait ? On a payé. Ce qu'il pourrait dire ne tiendrait pas debout. Je ne sais même pas s'il avait le droit d'avoir cette arme."

- "Et avec ce que tu as dit pour la brigade de négociation, il ne se risquera pas à appeler."

- "On n'a pas grand chose à craindre, c'est encore l'aboutissement de ce merdier. On le voit bien, il suffit de le menacer d'un truc tout à fait légal et on pourrait le racketter. On conforte la canaille ici, c'est clair. Bon sang, j'en reviens pas ! Ça ne fait que dix jours que je suis là, et trois fois j'ai levé la main sur quelqu'un, sans parler de l'attaque des enfants. J'ai accumulé plus de stress, de contrariétés et de colère qu'en toute une vie normale."

- "Et t'as pas tout dit. T'as pu lever la main pour te défendre, mais quand on vit là, il y a souvent des fois où on doit s'écraser pour ne pas se battre contre tout et rien. On n'a même pas la dignité de se défendre. Il m'est arrivé de m'écraser devant un jeune merdeux qui est passé devant moi, à la poste. J'ai pas voulu me battre pour si peu, mais j'en ai gardé un sentiment d'humiliation qui ne m'a pas quitté."

- "Cet employé a fait un bon résumé. On doit payer et fermer sa gueule. C'est devenu comme ça. Payer et fermer sa gueule ou fermer sa gueule et payer. Voyous des rues ou voyous légaux, on doit payer, il n'y a plus que ça. Toutes les autres voies sont vaines ou pires, elles peuvent aussi attirer des ennuis à qui se rebiffe."

- "Allez, va. Faut te tirer du pays au plus vite. Et nous, on ne va pas traîner dans le coin non plus."

Ces derniers mots cédèrent la place à ce qu'ils avaient à faire. Dans la voiture d'Elodie et Damien, ils se dirigèrent vers le port. Kate fut déposée et s'y rendit seule. Elle marchait encore difficilement et ses plaies la faisaient souffrir. En la voyant ainsi, Daniel avait mal pour elle.

Une fois au port, un employé l'accompagna jusqu'aux quais. Il se mit à parler avec déconvenue.

- "Ah ma p'tite dame ! On vous attendait depuis plusieurs jours."

Elle ne comprenait rien à ce qu'on lui disait, jusqu'à la vue qui s'offrit à elle. Elle eut l'étonnement de voir que plusieurs bateaux avaient été incendiés. Aussitôt, elle chercha le sien du regard. De loin elle l'aperçut et fut soulagée de le voir encore là, apparemment sans dommage. Pendant qu'elle passait d'un ponton à l'autre pour rejoindre son bateau, l'employé du port continuait.

- "Ces p'tits salauds ! Ils sont venus faire des feux de joie avec les bateaux, comme d'habitude. L'armée est venue les chasser, mais les salauds ont quand même eu trois grands dériveurs. Si ça continue, ça sera la guerre civile. Ben oui, puisque les flics peuvent plus rien contre eux."

Kate ne comprenait le moindre mot et était incapable de le dire. Elle pensait surtout à son bateau. Elle était très anxieuse de retrouver son bord, savoir si tout y était comme elle l'avait laissé. L'employé expliquait encore.

- "Et ils tiraient à balles réelles, les militaires ! … J'ai déjà regardé votre petit bateau, la coque n'a rien. D'autres ont pris des balles perdues. C'est pour l'intérieur qu'on vous attendait. Si quelque chose ne va pas, il faudra faire un constat d'assurance et attendre le passage de l'expert. Il passera dans un mois ou deux, peut-être. Après, vous pourrez demander qu'il vous rembourse aussi les taxes portuaires pour les jours supplémentaires passés à l'attendre."

Kate arriva enfin. Elle avait marché aussi vite que possible, malgré ses blessures. Laissant l'employé sur le ponton, elle monta à bord et inspecta tout. Elle réapparut après plusieurs minutes.

- "Tout va bien ma p'tite dame ? On vous a rien volé ? Pas de saccage ?"

Elle ne pouvait pas s'expliquer en français. Par gestes, et quelques mots connus, elle fit comprendre que tout était normal.

- "Ah ben je suis bien content, ma pt'ite dame. Ça me fera moins de paperasses à remplir. Je suis pas trop doué pour écrire, moi."

Kate inspecta encore l'extérieur. Ni la coque ni la voilure ne semblaient avoir subi de dommage. Le bateau n'avait rien et elle s'en sentit profondément soulagée. Devoir rester en France pour des réparations l'aurait anéantie.

Après quelques minutes encore, elle fit comprendre qu'elle quittait le port.

- "Ah vous partez !? J'ai compris ! D'accord. Ça va me donner du boulot ça, par contre. Bon, je prépare vos papiers, je vais vous dire combien vous devez payer."

Elle eut les factures, s'acquitta de toutes les démarches, et embarqua sans attendre.

- "Vérifiez bien l'équipement avant de prendre la mer." Lui dit encore l'employé.

Ceci dit et ceci fait, il détacha les amarres alors qu'un remorqueur vint tracter le bateau. Il l'amena jusqu'à un large endroit, ainsi prévu y prendre la manœuvre. Elle quitta alors les eaux du port et prit la mer.

Du trottoir qui surplombait le port, Daniel, Elodie et Damien avaient tout suivi. Ils avaient compris ce qui était arrivé. Ils furent rassurés lorsque les amarres furent larguées. Ils s'en allèrent alors à leur tour.

Rapidement, ils se dirigèrent en voiture vers une plage. Une fois là, Damien sortit du coffre un bateau pneumatique. Ce n'était qu'un bateau de plage, mais il était suffisant pour ce qu'ils avaient prévu. Après plusieurs minutes de gonflage, tous trois amenèrent la faible embarcation vers une digue rocheuse. Ils devaient la mettre à l'eau à la pointe de la digue, loin de la plage pour éviter les vagues. Trop fortes, trop hautes, ce frêle canot aurait difficilement pu les passer. Même en y arrivant, les vagues l'auraient constamment repoussé vers la plage.

Kate était déjà arrivée. Elle faisait des cercles et des aller-retours non loin de la digue, comme un plaisancier qui prend plaisir à croiser en admirant la côte. Pendant ce temps, on passait avec précaution d'un rocher à un autre. Le bateau pneumatique fut ensuite mis à l'eau. Daniel et Damien s'y installèrent. La mer était assez calme, sinon ils auraient loué une embarcation plus sérieuse. Ils ramèrent jusqu'au voilier de Kate. Une fois rapprochés, elle passa entre le canot et la côte, pour le dissimuler aux jumelles d'éventuels curieux. Puis, elle fit de son mieux pour se stabiliser sans trop dériver. Elle lança une longue amarre, mais en manquant de force. En ramant encore, Daniel put la récupérer dans l'eau. Il tira sur le câble, se rapprocha et arrima le canot pneumatique. Kate lança alors un second câble. Avec celui-ci, Daniel se hissa à bord de son voilier. Il fut enfin sur le pont, gagné par un sentiment indescriptible de joie et de liberté. Kate était aussi transcendée. Elle l'accueillit à bord en se serrant contre lui, sans pouvoir s'en détacher. Puis, dans un même élan, ils se remirent tous deux à s'affairer.

Damien était resté seul sur son embarcation, et encore arrimé au voilier. C'était ainsi prévu, afin d'être halé loin de la digue. Contrairement à la mise à l'eau, il valait mieux que les vagues le poussent vers la plage, non vers la digue, afin d'éviter que le canot y soit précipité et déchiré par les rochers. Lorsqu'il fut suffisamment éloigné, Damien détacha le câble qui le retenait. Il dit alors au revoir à ses amis. Puis, il se remit à ramer sans s'attarder.

- "Sois prudent jusqu'à la plage !" cria Daniel.

- "T'inquiète pas ! J'ai un gilet de sauvetage ! Au pire, j'aurais un bain glacé !"

Il n'eut pas ce déplaisir. Il rama, aidé par les vagues qui le poussèrent vers la plage. Kate et Daniel le suivirent du regard jusqu'à ce que les flots l'aient rendu à la terre ferme. Elodie l'avait suivi aussi et l'attendait avec impatience. Lorsqu'ils furent enfin réunis sur la plage, ils se réconfortèrent mutuellement. Ils firent ensuite des signes à Kate et Daniel. Leur bateau était déjà devenu bien petit.

- "Je me demande si on ne ferait pas mieux d'aller les rejoindre en Irlande." dit Damien à Elodie, sur la plage.

- "Tu veux dire pour toujours ?"

- "Oui, pourquoi pas. Nos enfants sont grands maintenant. Ils font déjà leur vie. J'aimerais savoir ce que c'est, de vivre tranquille."

- "J'aimerais bien aussi. … A part nos enfants on n'a pas de famille, pas d'attache. … Ne me tente pas ! "

- "C'est bien ce que je cherche, pourtant."

- "Si tu en as vraiment envie, ça me plairait aussi. Je te suivrai n'importe où de toute façon. Tu le sais bien."

Se tenant par la taille, ils se mirent ainsi à rêver d'une perspective qu'ils n'avaient eue jusque là. Ils regardaient au large, où le voilier de leurs amis n'était plus qu'un point à peine visible. Leur rêverie les avait rendus moins tristes de les voir partir.

 

Nul ne sut que Daniel avait débarqué en France, y avait séjourné et en était reparti. Au port, on n'avait inscrit que le nom de Kate sur les enregistrements portuaires. Celui de Daniel n'avait pas ressurgi, pas plus qu'on n'aurait pu établir le lien entre l'Irlande et lui.

Ils arrivèrent au Pays de Galles sans encombre. Depuis qu'ils avaient quitté la France, ils ne craignaient plus rien et avaient retrouvé la quiétude de leur couple. Durant deux jours, ils ne voulurent quitter le port où ils avaient accosté. Ils restèrent à bord, paressant dans le bateau, se remettant de leurs émotions, blessures, et tout ce dont ils devaient se remettre. Lorsque Kate put marcher sans difficulté ils se promenèrent, humèrent les lieux, firent des achats. Kate en profita aussi pour se recolorer les cheveux. Daniel l'aida encore à appliquer une autre teinture, proche de sa couleur naturelle cette fois. Ils avaient aussi téléphoné chez eux et pris des nouvelles de la famille. Tout allait bien.

L'endroit où ils se trouvaient n'était pas non plus dépourvu de problèmes, mais sans commune mesure avec l'ampleur de ceux en France. Depuis ce voyage, ils comprenaient autrement des choses qui n'auraient pas tant attiré leur attention auparavant.

- "Je ne verrai plus Dublin comme avant." dit Kate. "Comme toutes les villes, elle n'échappe pas aux maux de notre époque. Je les avais ignorés. J'y ferai bien plus attention, à présent."

Ils restèrent encore deux semaines au Pays de Galles, en se déplaçant d'hôtel en hôtel, de petites auberges en gîtes ruraux. Ils fuyaient le monde, les grandes villes, cherchaient la tranquillité et la savouraient du matin au soir et du soir au matin.

Ils furent néanmoins rattrapés par ce qu'ils auraient voulu ne jamais plus entendre. Un soir, alors qu'ils dînaient dans un hôtel, un bulletin spécial d'information passa sur toutes les chaînes de télévision.

"Après l'arme biologique, les fondasélytes ont encore frappé en utilisant l'arme chimique. Contrairement à tout ce qu'on pouvait attendre, les fondamentalistes de l’extrémisme prosélyte, appelés aussi les F.E.P. ou fondasélytes, ont empoisonné plusieurs tonnes de sel dans diverses usines de production à travers le monde. Au lieu d'avoir été enrichi par de l'iode, comme c'est le cas habituellement, le sel a été empoisonné par les extrémistes. Selon une hypothèse l'iode aurait été substitué pour être remplacé par un poison chimique. Selon une autre hypothèse, l'iode n'aurait pas été substitué, mais les terroristes auraient ajouté un autre produit au sel. Après réaction chimique avec le sel, l'iode, ou les deux, le produit mis par les fondasélytes aurait alors donné un poison mortel. Comme lors de l'empoisonnement de l'eau, plusieurs villes du monde ont été touchées. On sait déjà avec certitude qu'en Australie Bramfield compte des morts. Il y a aussi Cleve et Arno Bay. En Europe, le nombre des dépêches ne cesse d'augmenter et le nombre des morts aussi. En Finlande, il y a la grande ville de Turku. Non loin, en Russie, il y a Sortavala. Plus au sud de l'Europe, en Allemagne, Düsseldorf et sa banlieue comptent actuellement le plus grand nombre de victimes. En Suisse il y a Sion et Montreux. En France Gap, Carpentras, Agen et Tarbes. En Grande Bretagne Upton et Exeter. Aux Etats Unis c'est surtout dans le Michigan que les activistes ont agi. Bellaire, Atlanta, Reed City et la grande ville de Flint sont touchées. Nous avons aussi un communiqué qui parle du Minnesota, avec Mankato et Minneapolis. Aucun bilan n'est définitif. D'autres lieux à travers le monde se révèlent encore à chaque instant, des morts sont encore recensés. Il pourrait y avoir des morts pendant encore quelques jours, tant qu'il y aura du sel encore en circulation. On accuse déjà les producteurs et les distributeurs de travailler en flux tendu, c'est à dire de produire et livrer aussitôt sans aucune étape de stockage. C'est du fait de cette méthode, très répandue dans le monde, que les fondamentalistes ont pu opérer en même temps dans le monde entier et causer autant de victimes. Avec une autre méthode que celle du flux tendu, on aurait pu réagir dès les premiers morts et retirer le sel avant même qu'il n'arrive à tous les points de vente dans le monde. On a aussi mis beaucoup de temps à comprendre que c'est par le sel que les victimes étaient empoisonnées. C'est ce temps perdu qui a permis la mise sur le marché et la consommation. La communication entre états, l'inertie et l'incrédulité de certains ont aussi contribué à la perte de temps qui a été fatale pour des milliers et des milliers de personnes. Actuellement les compagnies de distribution sont dépassées, autant que les producteurs et les détaillants. Dans tous les points de vente du monde, des hypermarchés aux petites épiceries, on retire des rayons tout le sel qui peut s'y trouver. Les hôpitaux sont envahis, les corps médicaux ignorent comment traiter les victimes. On se contente de soulager les douleurs avec de la morphine. Certaines victimes décèdent dans des douleurs atroces avant d'arriver à l'hôpital. Les fondasélytes, appelés aussi les FEP, ont revendiqué l'attaque en déclarant que c'est par solidarité avec le peuple trakasthanais. La Force Coalisée Internationale élabore des mesures de sanctions, des raids d'aviation se font déjà sur des sites au Trakasthan. Ces sites sont connus pour produire des armes chimiques, mais, comme on le sait, les opinions publiques et le Conseil des Nations Unifiées se sont toujours opposés à toute action contre le Trakasthan. La Force Coalisée se passera donc de l'aval des Nations Unifiées, ce qui provoque des réactions diplomatiques d'envergure dans le monde entier. Des ambassadeurs sont rappelés d'un pays à l'autre. Dans l'Union Européenne de vives déclarations opposent des pays membres. Le Premier ministre britannique n'a pas hésité à parler de risque de guerre en Europe, ce qui n'a surpris personne. En plus des réactions politiques, diplomatiques et militaires, des manifestations se font un peu partout dans le monde pour s'élever contre les représailles occidentales et par soutien envers le Trakasthan et le peuple trakasthanais. Des contre manifestations sont aussi organisées dans les mêmes villes. Dans toutes les grandes capitales on s'attend à des affrontements sans aucun précédent. Les mots guerre civile ont été prononcés pour la première fois dans plusieurs pays de l'Union Européenne. Nous arrêtons là ce flash spécial. Nous ne manquerons pas de revenir amplement sur les événements lors de nos journaux habituels qui seront allongés pour la circonstance."

Dans le restaurant du petit hôtel où ils se trouvaient, un silence épouvantable s'ensuivit. Pendant plusieurs secondes nul n'osa dire quelque chose. Tous savaient combien le moment était grave. Il fallut un temps assez long avant que, peu à peu, des bruits et des conversations se fassent à nouveau entendre.

 

Kate et Daniel prolongèrent leur période de vacances, jusqu'à avoir suffisamment évacué leur stress et les difficiles événements vécus à Paris. Ils voulurent ensuite rentrer chez eux. Ils reprirent donc la mer, mettant le cap vers le Wexford.

Ils s'amarrèrent enfin à leur petit port d'attache, si modeste qu'on pouvait à peine l'appeler ainsi. Ils retrouvaient à nouveau un lieu familier, tout en ayant l'impression de le redécouvrir.

Après avoir quitté le bateau, une connaissance rencontrée par hasard les prit en voiture et les déposa non loin de chez eux. Ils marchèrent un dernier kilomètre, retrouvant les oiseaux et les paysages qu'ils avaient tant l'habitude de voir. L'ensemble avait encore plus de valeur à leurs yeux après un tel périple. Ils arrivèrent enfin à leur maison.

Kate poussa la porte. Comme presque toujours, elle n'était pas fermée à clé. Elle resta un instant sur le seuil, regarda avec plaisir à l'intérieur. Elle appela Meghan, Kevin, mais les enfants n'étaient pas là. Elle entra, Daniel aussi, ils retrouvèrent leur intérieur propret, rangé, paisible. Sur une table on avait posé un mot à leur intention, pour le cas où ils viendraient. Meghan l'avait écrit, pour dire que Kevin et elle étaient chez leurs grands-parents, pour l'anniversaire de la mère de Kate. Sans l'avoir fait exprès, ils étaient rentrés le jour de son anniversaire, et leurs enfants avaient pensé qu'ils rentreraient pour cette circonstance. Ils s'y rendraient avec plaisir pour le dîner. C'était une belle façon de retrouver la famille.

Ils étaient de retour en Irlande, retrouvaient leur qualité de vie, leurs valeurs, ce qu'ils avaient construit, un autre univers, le leur, bien meilleur.

* * * fin du troisième tome * * *

 

 

 

Ce roman a été écrit durant les années 2001 et 2002. Une partie l'histoire est une anticipation faite sur la base de faits réels. Il est vivement souhaité que la réalité ne rattrape jamais les maux de la fiction.

 

"Enfer ou paradis, c'est en nos mains."

"On vit dans ce qu'on construit."

 

* * * * * * *

 

 

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